Notes
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[1]
Christian Salmon, « Une machine à fabriquer des histoires », Le Monde diplomatique, novembre 2006.
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[2]
Ibid.
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[3]
Cité par Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Paris, Fayard, 2006.
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[4]
Voir Franck Plasse, Storytelling : Enjeux, méthodes et cas pratiques de communication narrative, Voiron (38), Territorial Editions, 2011.
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[5]
Bill Clinton, Ma vie, traduction française, Paris, Odile Jacob, 2004.
-
[6]
Christian Salmon, art. cit.
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[7]
Par sa propre faute, convient-il de le rappeler ? Car c’est bien le pouvoir politique lui-même qui, à partir de la fin des années 1970, a organisé son propre affaiblissement.
-
[8]
Christian Salmon, art. cit.
-
[9]
Barack Obama est métis, mais pour tous il a été le premier Noir à accéder à la présidence des États-Unis.
-
[10]
Sur le storytelling, Steve Denning a publié plusieurs ouvrages : The Springboard. How Storytelling Ignites Action in Knowledge-Era Organizations (Butterworth-Heinemann Ldt., US, 2000) ; A Fable of Leadership Through Storytelling (Jossey-Bass Inc., US, 2004) ; The Leader’s Guide to Storytelling. Mastering Art and Discipline of Business Narrative (Jossey-Bass Inc., US, 2005) ; The Secret Language of Leadership : How Leaders Inspire Action Through Narrative (Jossey-Bass Inc., US, 2007) ; Steve Denning et alii : Storytelling Organizations. Why Storytelling Is Transforming 21st Century Organizations and Management (Butterworth-Heinemann Ldt., US, 2004).
-
[11]
Allusion à l’opposition que Tolstoï dresse dans Guerre et Paix entre la stratégie calculée de Napoléon et celle opportuniste de Koutouzov.
-
[12]
Sébastien Durand, Storytelling. Réenchantez votre communication, Paris, Dunod, 2011.
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[13]
Christian Salmon, art. cit. Écrivain et essayiste, Christian Salmon a popularisé en France, par un ouvrage publié il y a sept ans (Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007) et qui a rencontré un certain succès, le terme américain de « storytelling ».
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[14]
Christian Salmon, De Sarkozy à Obama. Ces histoires qui nous gouvernent, Paris, Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2012.
-
[15]
Pour mémoire : « cas » vient du latin casum, qui signifiait « arrivé par hasard ». De là l’« occasion ».
-
[16]
Il y aurait tout un livre à écrire sur l’usage idéologique du prénom, du monde de l’entreprise aux thérapies de groupe.
-
[17]
« Fait d’attirer la bienveillance », attaque d’un discours destiné à susciter la sympathie de l’auditoire.
-
[18]
On appelle « tournant linguistique » l’effet de prise de conscience du problème du langage, produit par la philosophie analytique sur une bonne partie de la philosophie contemporaine.
-
[19]
M. Kreiswirth, Tell me a Story : The Narrativist Turn in the Human Sciences, University of Toronto Press, 1995.
-
[20]
Chez Platon le mythe, qui a toujours la forme d’un récit, se substitue au logos lorsque celui-ci semble inapte à résoudre les questions d’origine et de fin.
-
[21]
Héraclite, Fragment B II.
-
[22]
P. Ricœur, Temps et récit, trois volumes, Paris, Seuil, 1983, 1984 et 1985.
-
[23]
Dans Soi-même comme un autre (Paris, Seuil, 1990, page 167 sq.), Ricœur définit l’identité comme l’union dialectique de la mêmeté (idem en latin) et de l’ipséité (ipse en latin).
-
[24]
P. Ricœur, Temps et récit III. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 355.
-
[25]
Ibid., p. 356.
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[26]
« De nouveau » ou « à nouveau » ? Tout dépend de la question de savoir si l’élément de différence s’introduit dans la répétition, et donc de savoir si la répétition n’est pas plutôt une reprise.
-
[27]
Dans la rhétorique antique, la narratio, qui venait après l’exorde, était la deuxième partie du discours où l’orateur exposait les faits.
-
[28]
L’inénarrable est ce que l’on ne peut narrer. Mais il n’est ni indicible, ni ineffable, donc pas inexprimable, pour reprendre les catégories de Vladimir Jankélévitch.
-
[29]
Éconduit, Jacques Laffitte fut rappelé par le banquier Perregaux lorsqu’il le vit ramasser une épingle tombée à terre dans la cour. Le commis chargé de tenir les livres de comptes de Perregaux devint plus tard gouverneur de la Banque de France.
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[30]
Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1970.
-
[31]
Yves Citton (Mythocratie. Storytelling et imaginaires de gauche, Paris, Éditions Amsterdam, 2010) reprend ce terme de mythe à propos du storytelling.
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[32]
Dans son dernier ouvrage (La Cérémonie cannibale. De la performance politique, Paris, Fayard, 2013), Christian Salmon développe l’idée selon laquelle la communication politique ne vise plus seulement à formater le langage mais à transformer l’homme d’État qui doit se présenter désormais moins comme une figure d’autorité que comme un objet de consommation, un personnage de série télévisée soumis à une obligation de performance. La symbolique du pouvoir a changé de nature : on est passé de l’incarnation de la fonction présidentielle à l’exhibition de la personne du président. Avec Bill Clinton, Silvio Berlusconi, Tony Blair, George Bush et Nicolas Sarkozy, une nouvelle génération d’hommes politiques est apparue : des performeurs soumis à une téléprésence permanente, capables de capter l’attention et soucieux de « booster l’Audimat » comme on dit en novlangue.
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[33]
Donald E. Polkinghorne, Narrative Knowing and the Human Sciences, State University New York Press, 1988.
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[34]
C. Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, op. cit.
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[35]
Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2011.
-
[36]
J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
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[37]
Dans Rashomon, quatre versions différentes sont successivement présentées pour un même crime.
-
[38]
Le négationnisme est apparu dans les années 1950 avec la mise en exergue des erreurs et des contradictions des récits (mais quel récit n’en contiendrait-il pas ?) de certains responsables de la politique exterminationniste nazie, comme Rudolf Hoess, commandant du camp d’Auschwitz.
-
[39]
Walter Benjamin, « Le conteur », in Œuvres III, traduction française, Paris, Gallimard, 2000, p. 115.
1Pour expliquer la défaite de John Kerry à l’élection présidentielle de 2004, les conseillers en communication du Parti démocrate américain avaient donné leur verdict : il aura manqué au candidat vaincu « a good story [1] ». Douze ans plus tôt, alors que William Clinton venait de remporter l’élection, James Carville, l’un des artisans de sa victoire, était allé jusqu’à déclarer que lui et ses collègues pensaient pouvoir faire élire n’importe quel acteur de Hollywood à condition qu’il ait une histoire à raconter.
2Aux États-Unis, le storytelling, qui est devenue une pièce maîtresse de l’idéologie, est une tendance apparue dans les années 1980, sous la présidence de Ronald Reagan, lorsque les « histoires » en vinrent à se substituer, dans les discours officiels, aux arguments et aux données chiffrées. Dans le discours sur l’état de l’Union qu’il prononça en janvier 1985 devant les deux chambres du Congrès, l’ancien acteur de série B réélu président dit ceci : « Deux siècles d’histoire de l’Amérique devraient nous avoir appris que rien n’est impossible. Il y a dix ans, une jeune fille a quitté le Vietnam avec sa famille. Ils sont venus aux États-Unis sans bagages et sans parler un mot d’anglais. La jeune fille a travaillé dur et a terminé ses études secondaires parmi les premières de sa classe. En mai de cette année, cela fera dix ans qu’elle a quitté le Vietnam, et elle sortira diplômée de l’académie militaire américaine de West Point. Je me suis dit que vous aimeriez rencontrer une héroïne américaine nommée Jean Nguyen [2] ». Alors, l’héroïne du jour, évidemment présente, se leva pour être ovationnée par l’ensemble des sénateurs et des représentants. Ronald Reagan enchaîna ensuite sur une autre histoire aussi édifiante que la précédente, avant de révéler leur morale commune : « Vos vies nous rappellent qu’une de nos plus anciennes expressions reste toujours aussi nouvelle : tout est possible en Amérique si nous avons la foi, la volonté et le cœur. L’histoire nous demande à nouveau d’être une force au service du bien sur cette planète [3] ». L’ancien acteur de cinéma avait de bonnes raisons de croire au pouvoir des histoires sur les esprits. Des témoins ont rapporté qu’il lui arrivait d’évoquer un épisode tiré d’un western ou d’un vieux film de guerre comme s’il appartenait à l’histoire réelle des États-Unis.
3Mais c’est sous la présidence de William Clinton que le storytelling, que l’on traduit parfois en français par « communication narrative [4] », s’est imposé à la Maison Blanche comme une pratique systématique de la communication, avec ses équipes de consultants, de publicitaires et de scénaristes débarqués de Hollywood. Dans les premières pages de ses Mémoires [5], Clinton nous apprend que son oncle Buddy lui a enseigné que chacun d’entre nous a une histoire. Et il termine par ces mots : « Ai-je écrit un grand livre ? Qui sait ? Je suis certain en tout cas qu’il s’agit d’une bonne histoire ». Avec Clinton, constate Christian Salmon [6], le storytelling cesse d’être un mode de « communication » et devient le substitut d’une action politique qui littéralement ne peut plus se faire. Dépouillé [7] de sa souveraineté par les puissances économiques mondialisées, le pouvoir politique a changé de fonction. Bientôt le bien commun, l’intérêt général, la justice sociale deviendront des expressions dénuées de sens. Dans ses Mémoires, Clinton écrit en toutes lettres que la politique doit d’abord viser à donner aux gens la possibilité d’améliorer leur histoire. Ainsi le storytelling s’impose-t-il à tous les échelons de la société : un président doit raconter une belle histoire de manière que les citoyens (mais sont-ils encore des citoyens ?) puissent à leur tour raconter une belle histoire.
4Avec George Bush, l’histoire (story) deviendra un véritable scie. Dès son entrée à la Maison Blanche, en 2001, le nouveau président républicain fait connaître son cabinet à la presse en déclarant : « Chaque personne a sa propre histoire qui est unique, toutes ces histoires racontent ce que l’Amérique peut et doit être [8] ». Puis, présentant son secrétaire d’État Colin Powell, il déclara : « Une grande histoire américaine ». À propos de son ministre des transports : « J’aime son histoire ». George Bush conclut par ces termes : « Nous avons tous une place dans une longue histoire, une histoire que nous prolongeons mais dont nous ne verrons pas la fin. Cette histoire continue… ». Dans cette allocution, qui n’a duré que quelques minutes, le président a utilisé le mot « story » pas moins de dix fois ! Certes, l’équivoque existe en anglais comme en français, mais story dans le discours de Bush renvoie à ce que l’on raconte plutôt qu’à ce qui existe. La victoire du démocrate Barack Obama en 2008 apparaîtra comme un triomphe définitif du storytelling en politique. La métamorphose du métis en Noir [9] ne représentait-elle pas déjà par elle-même une « histoire » ?
5C’est au milieu des années 1980 que le storytelling se diffuse dans les discours des chefs d’entreprise américains. Depuis les années 2000, ce que l’on appelle désormais le storytelling management connaît un succès qui ne se dément pas. Nombre de grandes firmes le considèrent comme l’approche la plus efficace dans les affaires. Steve Denning, qui a occupé plusieurs postes importants à la Banque mondiale, fait partie de ceux qui ont contribué le plus à populariser ce nouveau type de management. Il anime des stages de formation et les livres qu’il a publiés sur le sujet [10] ne craignent pas de se référer, entre autres, à la narratologie de Roland Barthes. Contre l’approche jugée trop rationnelle du management traditionnel, qualifiée de « napoléonienne », Denning préconise une approche « tolstoïenne [11] » seule susceptible d’épouser la complexité des choses et leurs relations multiples. Si par exemple les entrepreneurs échouent à récolter les fonds dont ils ont besoin, c’est parce qu’ils ne savent pas raconter une histoire… Le storytelling serait particulièrement bien adapté aux temps de crise. Les clients achèteraient moins un produit ou une marque s’ils n’adhéraient à son histoire… Le storytelling profite de la fétichisation du nom, que ce soit celui d’un individu ou d’une marque, qu’il contribue par ailleurs à constituer. Pour achever le ridicule de ce discours à la fois naïf et cynique, les consommateurs seront présentés comme les « coauteurs de l’histoire des entreprises [12] ».
6Certains nous annoncent déjà la mort du storytelling. Bienvenue au storymaking ! Les courtisans du système ont compris que les consommateurs actuels ne sont plus dupes, et qu’ils ont besoin de transparence et d’authenticité… Ainsi nous apprennent-ils que pour une marque, le storymaking ne consiste plus à se contenter de raconter de belles histoires en réécrivant les récits de vie d’entreprises ou d’individus, mais à s’impliquer dans la création d’un parcours individuel, en soutenant une personnalité ou un champion - par exemple la première himalayiste qui enchaînera les plus de 8 000 sans oxygène.
7« Le succès du storytelling, écrit Christian Salmon, ne se limite pas à la direction d’entreprise et à la mercatique, il s’est imposé à toutes les institutions au point d’apparaître comme le paradigme de la révolution culturelle du capitalisme, une nouvelle norme narrative qui irrigue et formate les secteurs d’activité les plus divers [13] ». Ce qui caractérise ce « nouvel ordre narratif », pour reprendre l’expression utilisée par Christian Salmon [14] dans son dernier livre, c’est qu’il ne structure pas seulement le champ de la communication politique et le marketing, mais également le discours militaire, la lutte contre le terrorisme, etc. Les reporters se sont ralliés au journalisme narratif et les psychologues à la thérapie narrative. Le fameux rapport Starr sur l’affaire Lewinski regroupait ses principales conclusions dans un chapitre intitulé « Narrative » et si le rapport de la commission d’enquête sur les attentats du 11-septembre est devenu un succès de librairie aux États-Unis, c’est parce que ses rédacteurs avaient décidé de supprimer tous les adjectifs et opté pour une reconstitution de l’enchaînement des événements suivant une trame narrative. À la télévision, les enquêtes historiques sont toutes fictionnalisées, et lorsque manquent les documents filmés, on les imagine avec des décors et des acteurs, comme au cinéma. Autre exemple : le programme des Nations unies contre la faim a mis en ligne un jeu interactif dans lequel les joueurs doivent imaginer la manière de nourrir des milliers de personnes dans une île fictive. Enfin, la prolifération des blogs (leur nombre actuellement doublerait tous les six mois) est à mettre au compte de cette vogue car selon les enquêtes menées sur le sujet leurs auteurs, dans leur très grande majorité, cherchent non pas à participer aux grands débats du moment, ni même à exprimer leur opinion, mais à « raconter leur histoire ».
8Les sciences ne sont pas en reste. Dans les sciences humaines et sociales, nous assistons à l’expansion et au triomphe du genre biographique. Dans un contexte postmarxiste et post-structuraliste, la personnalisation de l’Histoire, aidée par le cinéma et la télévision, connaît un succès sans précédent, même en France. Nul doute que cette tendance contribue pour beaucoup à l’anéantissement de l’idée même de sens de l’Histoire. Les guerres, les crises, les révolutions deviennent des aventures faites et vécues par des individus sans passé et sans lendemain. Mais à considérer l’Histoire comme un ensemble de récits, c’est la différence entre histoire et Histoire qui tombe, avec des conséquences catastrophiques, dont nous ferons état plus loin. En psychologie et en psychiatrie, deux disciplines situées à mi-chemin entre les sciences humaines et les sciences « dures », il n’y a pratiquement plus place que pour des cas [15], désignés par des prénoms [16]. Plus de théorie, encore moins de critique : les statistiques sont devenues le seul moyen d’arracher les cas à leur isolement et à leur singularité, ce qui signifie que la subjectivité est refoulée au profit de la seule individualité.
9Il n’y a pas que les sciences humaines à être affectées par ce processus de déstructuration. On parle désormais de « médecine narrative » dans la construction des savoirs médicaux et l’on insiste sur le rôle des récits dans la construction des savoirs scientifiques. Il se trouve des économistes pour défendre l’idée que leur science est une discipline essentiellement narrative et selon Steven Weinberg (prix Nobel de physique en 1979), seuls des récits convaincants sont susceptibles de faire affluer les millions de dollars nécessaires à la recherche. Pour atténuer le caractère ardu de leur discipline, les conférenciers en physique quantique ou en génétique se sentent désormais obligés de commencer leur exposé par une petite histoire personnelle pour fixer l’attention de leur auditoire. Le fait est nouveau : la captatio benevolentiae [17] caractérisait jusqu’à présent les rhéteurs et les sophistes. Toute cette nébuleuse du storytelling, qui semble graviter autour d’un centre unique, a conduit Martin Kreiswirth à parler, par analogie avec le « linguistic turn [18] », d’un « narrativist turn [19] ».
10Comme il est de règle depuis 1945, la France a suivi le mouvement avec un temps de retard. À l’image de ce qui s’est passé aux États-Unis, l’idéologie de la story a envahi l’espace public et privé. Certes, les bulletins de la Grande Armée mettaient en scène les batailles de Napoléon, et Valéry Giscard d’Estaing s’était fait photographier en train de prendre le petit déjeuner avec des éboueurs maliens. Mais il s’agissait là de moyens classiques de propagande. Selon Christian Salmon, Nicolas Sarkozy aura été le premier à importer en France cette technique de communication destinée à « vendre » un personnage ou un produit (aujourd’hui, c’est tout un). Lors de l’allocution de vœux qu’il a adressée à la presse, le 31 janvier 2012, Nicolas Sarkozy a déclaré : « Au fond, ce que je vous souhaite, c’est une année 2012 où on ne s’ennuie pas, où vous avez le sentiment de faire votre travail, tout votre travail : racontez des histoires, de belles histoires… ». Car tel est, à la différence du prince de Machiavel, qui frappait les esprits par des actions, le caractère du nouveau prince : s’il n’est pas capable de raconter lui-même des histoires, il doit les susciter.
11Depuis une trentaine d’années, la notion de récit s’est donc imposée dans pratiquement tous les domaines du discours et de la pratique. De la vérité considérée comme récit contextuellement efficace au storytelling où l’on a voulu voir l’accomplissement de la parole politique, en passant par la médecine narrative et par la prolifération des confessions, des témoignages, et des autofictions, cette revanche de l’imaginaire sur le symbolique, qui est aussi celle, pour remonter beaucoup plus haut dans l’histoire de la pensée philosophique, du muthos sur le logos, ne manque pas de faire sens. Il y a aujourd’hui un véritable mythe du récit qu’il convient d’interroger et de critiquer. Quelles sont les raisons culturelles et sociales de son triomphe ? Par quels dispositifs s’est-il imposé ? Quelle idée du discours et de la réalité induit-il ? C’est à ces questions que nous voudrions répondre dès lors que nous entendons, comme nous le ferons ici, démythologiser le récit. Certes, l’opposition du muthos, comme parole imaginaire au logos comme parole rationnelle a été rétrospectivement reconstruite. Chez nombre de présocratiques (cette dualité est apparue chez eux) et chez Platon [20] muthos et logos sont également compris comme des paroles de vérité. Mais lorsque Xénophane dénonce le caractère naïvement anthropocentrique de la croyance en la divinité, ou lorsque Héraclite écrit qu’alors que le logos est commun, la plupart font comme s’ils avaient une pensée particulière [21], c’est bien à une opposition conceptuelle que nous avons affaire.
12C’est Paul Ricœur qui a donné au récit ses lettres de noblesse philosophique. La rencontre mérite d’être soulignée : c’est au moment où l’idéologie du récit commençait à s’imposer dans la vie politique américaine que Ricœur a fait paraître les trois tomes de son ouvrage Temps et récit [22]. Il n’est pas inutile, nous semble-t-il, de rappeler les grandes thèses de ce travail pour voir si elles peuvent nous aider à comprendre la nature et la fonction du storytelling.
13Le récit, tel que l’analyse Paul Ricœur, est un acte de langage possédant un effet performatif. Nos actes sont interprétés par autrui comme un texte qui parle de nous. Certes, nous ne sommes pas des écrivains racontant notre histoire, mais nos actes le font pour nous. Corollairement chaque récit ravive en nous nos motivations et nos finalités. Une action n’existe pas indépendamment de son sens, et c’est le récit qui le lui donne. Un récit n’est pas une fuite hors du monde réel au profit d’un monde imaginaire, mais un travail opéré sur soi-même, sur sa relation au monde et aux autres. Il nous aide à construire notre soi-même, il a une fonction pratique.
14Paul Ricœur appelle « identité narrative » le soi-même tel qu’il est constitué par le récit. Ainsi la capacité d’être soi-même est-elle liée à celle de raconter une histoire dans laquelle nous puissions nous reconnaître [23]. Cette histoire n’est pas faite que de réel. Dans la conclusion de Temps et récit, Ricœur écrit que l’identité narrative est « le rejeton fragile issu de l’union de l’histoire et de la fiction [24] ». Le temps est proprement refiguré par le récit, comme l’illustre de somptueuse manière Proust auquel Ricœur consacre de nombreuses pages. Cette refiguration fait de notre existence la résultante des histoires, véridiques ou fictives, que nous racontons à son propos, et cela vaut aussi bien pour l’individu (Ricœur donne l’exemple de l’expérience psychanalytique) que pour le collectif (comme l’histoire de l’Israël biblique) [25].
15À la lumière de l’analyse de Ricœur, il n’est pas difficile de se rendre compte que ce que l’on entend par le terme de storytelling n’est pas un récit, et encore moins une narration. Un récit, en effet, est un discours ordonné qui met en scène, par le moyen des mots, une histoire, c’est-à-dire une suite chronologique d’événements touchant des faits et des individus déterminés. Il émane nécessairement d’un locuteur singulier, il exprime un point de vue particulier sur le monde. Ainsi peut-on comprendre qu’une même « histoire » puisse donner lieu à des récits différents. Un mode d’emploi, une recette de cuisine ne sont ni des histoires ni des récits, parce qu’ils ont une validité universelle, et qu’ils laissent peu ou pas de place à la contingence. En revanche, dans le récit, la part de la contingence est considérable. Dernier point : l’élément de répétition est inhérent au récit. « Réciter », c’est appeler (c’est le sens du citare latin) derechef, tout comme « raconter », c’est conter de nouveau [26].
16Quant à la narration [27], elle désigne un récit détaillé, circonstancié, qui vise une clarté et une complétude maximales. La narratologie a dégagé cinq structures de base constituant l’œuvre narrative : la situation initiale, l’élément perturbateur, les péripéties, les moyens de la résolution, et la résolution. Comme le récit, la narration peut être écrite aussi bien qu’orale, et elle peut évoquer des événements imaginaires aussi bien que réels [28].
17À la lumière de ces définitions, il n’est pas difficile de constater que le storytelling n’est ni un récit, ni une narration, mais qu’il est plutôt de l’ordre du logo commercial ou du slogan publicitaire. C’est une micrologie, à laquelle il est même difficile d’appliquer le terme d’histoire. La Marche du sel de Gandhi et la Longue Marche de Mao Tsé toung sont des « histoires », mais elles participaient d’une légende, d’une « Histoire écoutée aux portes de la légende », comme eût dit Victor Hugo. Même l’histoire de l’épingle ramassée par Laffitte [29], à un niveau très inférieur, participait d’une sorte de légende. Le « récit » du storytelling, lui, n’a rien à voir avec une légende, car il est dépourvu de toute dimension symbolique (il n’y a généralement pas de lien sémantique nécessaire entre le contenu du « récit » et ce qu’il annonce). Dans l’effondrement du symbolique, c’est-à-dire de l’ordre culturel, tel que l’actualise le storytelling, il ne reste que le symptôme. Le storytelling est une symptomatologie.
18Roland Barthes, dont on a vu qu’il est devenu une référence dans la littérature du storytelling, a donné au « mythe » une définition nouvelle en y voyant l’effet du glissement du signifié au signifiant [30]. En ce sens, pour prendre des exemples plus proches de nous que ceux pris par Roland Barthes dans les années 1950, les diamants de Bokassa, le plombier polonais et le Kärcher sont des « mythes [31] ». S’ils n’entrent pas dans la catégorie du storytelling, c’est que leur manquent la dimension de romanesque et aussi l’éphémère. Le « récit » du storytelling est pris dans la temporalité immédiate et urgente de la campagne (commerciale ou électorale). Il est destiné à être oublié sitôt que formulé.
19Notre société serait donc moins, comme le pensait Guy Debord, une société du spectacle qu’une société du récit, donc une société du marketing généralisé. Les prétendues décisions ne sont plus que des effets d’annonce, « ce qu’on va faire » efface le passé et annule le présent. La politique est la première victime de cette perte de réalité, dont Jean Baudrillard avait déjà, dès 1970 dans La Société de consommation, donné les caractéristiques. À cet égard Obama, le président élancé, Sarkozy le jogger et Hollande qui a perdu quinze kilos pour se lancer dans la course à la présidence, ne sont peut-être pas si différents qu’il y paraît. Le storytelling substitue le récit à l’action politique [32]. Lorsque les responsables politiques ne sont plus rien, qu’ils ne maîtrisent plus rien, ils doivent à tout prix se donner l’apparence d’être et de pouvoir, et à défaut de grande Histoire, ils doivent cultiver les petites histoires. Atteint par la poliomyélite, Franklin Roosevelt ne pouvait se tenir debout sans appui derrière une tribune lorsqu’il faisait ses discours publics, mais jamais aucun photographe, aucun cameraman ne l’a pris dans cette position, et le peuple américain n’en a été informé que bien après. De Gaulle a eu une fille trisomique, qui est morte à l’âge de 20 ans dans ses bras. Les Français ne l’ont su que bien plus tard, et la plupart l’ignorent encore aujourd’hui. Imagine-t-on les « récits » qu’auraient pu en tirer les spin doctors ?
20Que l’image doive passer par le langage pour s’imposer devrait représenter une bonne nouvelle pour ceux qui espèrent encore que le pire n’est pas toujours sûr. Mais les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît tout d’abord. Les années 1980-1990 qui ont vu l’apparition du storytelling ont été caractérisées par une double révolution : la déréglementation néolibérale et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Le « récit » est un mode de langage tout entier subordonné à la « communication ». Mais en même temps, il constitue une réaction objective contre l’information telle qu’elle a commencé à être entendue alors, c’est-à-dire un énoncé diffusé par les médias de masse et traduisible par des moyens informatiques. D’un côté, en effet, le storytelling représente une réaction intellectuellement salutaire contre la tendance à ne considérer comme consistant qu’un langage mécaniquement traduisible. De fait, si le logos ne s’était pas lui-même dégradé en « discours expert », oublieux du sens au profit des seules statistiques, le « récit » n’aurait pas connu son actuelle fortune. Ce qui n’est pas traduisible en langage machine n’a plus ou peu de valeur sociale. En 1979, Jean-François Lyotard en faisait le constat : les grands récits, ceux qui sont issus des Lumières, et qui parlent à tous de progrès, d’instruction, de liberté et de justice, tendent à laisser la place aux chiffres. D’un côté, donc, le « récit » est une manière de revanche de la parole sur l’information mathématiquement traitée, vidée de tout sens. D’un autre côté, et telle est la vérité de cette idéologie, le storytelling ne fait qu’aggraver l’inconsistance des techniques tout entières soumises à la loi du marché. En un sens, l’idéologie du récit peut être comprise comme un avatar ultime de l’herméneutique. Seulement, dans le travail de l’interprétation, le moment décisif est celui de la lecture, tandis que dans le storytelling, c’est l’écoute, donc une attitude passive, qui est décisive.
21Selon Steve Denning, dont on a vu qu’il est le théoricien le plus connu du storytelling aux États-Unis, la communication traditionnelle reposait sur la trilogie reconnaissance d’un problème/analyse/préconisation d’une solution. À partir du moment où cette méthode a atteint ses limites avec le public moderne, blasé par la communication classique, rendu sceptique et méfiant, le storytelling lui substitue une nouvelle triade : capter l’attention/stimuler le désir de changement/emporter la conviction grâce à l’utilisation d’arguments. Ainsi le travail de l’argumentation intervient-il en dernier lieu, quand il intervient.
22La logique du storytelling n’est pas censée être celle du mensonge cynique. Bien au contraire ! Le storytelling valorise la sincérité et l’authenticité, c’est-à-dire la valeur de vérité, mais considérée de façon purement formelle. Certes, dans un contexte où le vraisemblable (souvent ravalé au rang du plausible) vaut davantage que le vrai à proprement parler, les déformations ou fictions conscientes ou inconscientes sont de mise, mais le récit n’emportera l’adhésion que s’il est réputé vrai. Un récit est un discours qui demande à être cru, il se pose comme un objet de croyance. On y adhère dès lors qu’il se présente comme véridique - tel est le cas du récit du narrative knowing, qui n’appartient pas au littéraire. Les Américains parlent en effet de « connaissance narrative [33] » comme si le caractère narratif de certains discours pouvait qualifier une connaissance. La « connaissance narrative » se veut une connaissance véritable, une connaissance spécifique. En fait, le savoir (lui-même ravalé au simple rang d’information en tant qu’ensemble de données, data) remplace la connaissance. Les thuriféraires du storytelling sont des nietzschéens sans le savoir : pour eux, la croyance est plus fondamentale que la connaissance, puisque celle-ci n’existerait pas sans celle-là.
23L’idéologie du storytelling peut être comprise comme un dernier avatar de la philosophie pragmatiste - dont on sait l’importance et l’influence aux États-Unis. Selon l’optimisme pragmatique, dans le grand marché des idées et des opinions, qui est comme la transposition à la sphère mentale du grand marché des marchandises, le vrai finit toujours par l’emporter sur le faux parce qu’il est plus efficace, plus performant. Si l’erreur et le mensonge sont écartés au bout du compte, ce n’est pas en fonction d’une déficience logique intrinsèque à certains discours, mais parce qu’ils sont faibles, parce qu’ils ne peuvent l’emporter durablement. Un homme politique ou un chef d’entreprise qui voudrait convaincre par duperie pourra éventuellement s’assurer un succès provisoire, mais certainement pas une réussite durable.
24Selon Christian Salmon, qu’on ne peut que suivre dans son analyse critique, l’application des recettes du marketing à la vie publique conduit à formater les esprits [34]. Les spins doctors, spécialistes du détournement de l’attention des électeurs par des histoires sans cesse renouvelées, conduisent à une déréalisation de la démocratie. Les idées d’intérêt général, de bien commun et de débat public perdent toute espèce de sens avec cette contagion de l’affect, que les grands médias favorisent chaque jour et que les sondages d’opinion ne cessent de légitimer lorsqu’ils mesurent un taux de popularité ou un degré de sympathie. Les Caligula (« Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent ! ») sont évidemment impossibles en démocratie, et même, hommage que le vice a rendu à la vertu, dans les modernes despotismes. Les hauts dirigeants ne veulent plus seulement avoir la puissance et la richesse, ils entendent être aimés. Or on est rarement aimé par la seule force de son logos ou par l’ostentation de ses privilèges. Devant un public de téléspectateurs et de consommateurs, le conférencier lui-même pensera a priori qu’il ne peut susciter l’intérêt pour ce qu’il dira que si au préalable il suscite l’adhésion à sa propre personne. Jadis, la philosophie de la rhétorique établissait une hiérarchie, au profit de la première et aux dépens de la seconde, entre l’action de convaincre et celle de persuader. À présent, nous sommes en deçà de la persuasion même.
25Ce sentimentalisme convient bien à un monde glacé. De même que la religion, selon Marx, est à la fois une protestation contre un monde sans âme et une expression de celui-ci, le storytelling peut apparaître comme un supplément d’âme dans un monde dur et cynique, alors qu’en réalité il est l’un de ses ressorts.
26Christian Salomon voit à juste titre dans le storytelling une pratique caractéristique du néocapitalisme, tel qu’il a été théorisé par Luc Boltanski et Eva Chiapello [35], un système qui repose de plus en plus sur le registre affectif. Le recours au récit, qui remplace l’argument (logos), permet de mobiliser les émotions des salariés ou des consommateurs et joue un rôle important dans le processus d’identification à l’entreprise. Il permet également de penser comme fatal le changement et favorise un type de management caractérisé par un appel incessant à celui-ci.
27Pour être efficace, le « récit » doit avoir un effet de rupture. Il cultive à la fois la mièvre banalité et l’exception spectaculaire. Comme le système d’« information » des médias de masse, le storytelling est, au sens technique du terme, une pataphysique. Alfred Jarry, l’inventeur de celle-ci, la définissait comme une théorie des exceptions. Les performances supposées, les records les plus absurdes (en anglais, le record est ce dont on se souvient) fournissent une matière renouvelée à la grande machine. Il n’y a plus de faits, à peine des événements, seulement des anecdotes (en grec, le mot signifiait « choses inédites », donc sans intérêt, puisque l’essentiel est connu ou ailleurs). Entièrement décontextualisée, l’« histoire » n’a pas de dehors, et en même temps elle va servir de modèle. Jean-François Lyotard caractérisait l’âge postmoderne par la fin des grands récits [36]. Effectivement, nous n’avons plus que des petits récits.
28En même temps que l’objectivité des faits, leur généralité possible, le travail de l’argumentation et de la preuve, ce que les petits récits évacuent, c’est l’inconscient. Comment en irait-il autrement avec le mythe de la connaissance narrative ? On ne raconte en effet que ce que l’on sait, ou que l’on croit savoir. C’est le présupposé même du comportementalisme.
29Dans ce dispositif de l’aveu (puisque nous ne sommes que dans la mesure où nous sommes capables de raconter ce que nous sommes), l’objectivité la plus élémentaire est oubliée au profit de la personnalisation, l’universel écarté au profit de la singularité. Le « récit », qui est de l’ordre de la confession/confidence est bien le symptôme de la crise de confiance qui ronge les sociétés postmodernes. Tout récit est récit de soi. Le monde est refoulé. Ce qui n’est plus observable, on le raconte. Mais ce qui n’est pas vérifiable également.
30On ne saurait mieux dire : on nous raconte des histoires. L’authenticité de ces fables est du même ordre que les malheurs et les tourments chantés et joués par ceux qui gagnent avec eux des dollars par millions. Ainsi a-t-on vu depuis quelques années la montée en influence des mouvements écologistes et la sensibilisation publique aux problèmes environnementaux contraindre les entreprises à déployer des efforts qu’elles affirment considérables en matière de communication verte. Jamais le vert ne s’est aussi bien porté, tant dans le nucléaire que dans le chimique.
31Cela étant, les idéologues du storytelling n’ont-ils pas intérêt eux-mêmes à surestimer le pouvoir de ce qui les fait vivre ? Avec un effet en retour quasi fatal : plus l’efficacité de ces « histoires » sera mise en avant, et plus la parole publique sera frappée de discrédit. Ainsi, du temps de Molière, le discrédit dans lequel la médecine était tombée était à la mesure des prétendus miracles qu’elle-même annonçait et que personne ne voyait venir.
32La vie d’un storyteller n’est pas toujours tranquille - notre monde est éminemment instable. Devra-t-il privilégier la réussite (les success stories) ou bien à l’inverse la malchance (la pitié pour les victimes) ? Doit-il jeter à la pâture admirative du grand public le fort ou le vulnérable ? En période de crise, la valorisation du fort a pour avantage de susciter l’envie (la passion démocratique par excellence, comme on le sait depuis Tocqueville), mais elle a aussi pour inconvénient de diffuser la rage.
33Après l’élection américaine de 2004, l’éditorialiste conservateur William Safire a ironisé sur les explications données par les spin doctors démocrates en les qualifiant de « politerati » (politiciens littéraires) et de « narratologues » dans un article intitulé « The new story of ‘story’, and make sure it’s coherent ». Si le résultat de l’élection avait été différent, faisait-il observer, il se serait trouvé de nombreux consultants pour se féliciter que la campagne de John Kerry ait su construire un récit cohérent. Le récit démocrate post-électoral, constatait William Safire, se limitait à prendre acte du manque de récit cohérent proposé par John Kerry. En effet, si chacun a son histoire, et c’est proprement ne pas vivre que de n’en point avoir, laquelle croira-t-on ? Et selon quels critères ? Akira Kurosawa a illustré, dans son chef-d’œuvre Rashomon, l’état d’indécision qui était fatalement celui d’un spectateur extérieur lorsque les témoins se contredisent à propos d’un même événement [37]. En vertu d’un processus autocontradictoire, la prolifération des récits hétérogènes et opposés ruine leur force en même temps que la crédibilité du narrateur : dès lors que Nicolas Sarkozy est intervenu dans une étape du Tour de France et en Libye, et que ces deux événements ont été également médiatisés, le citoyen-consommateur peut se dire que les deux événements ont à la fois autant et aussi peu d’importance l’un que l’autre. Néanmoins, le partage se fait toujours : dans le grand tohu-bohu des récits concurrents, il n’est pas trop difficile de deviner lesquels emporteront la faveur publique : ce sont ceux pour lesquels il aurait été dépensé le plus d’argent.
34Maintenant, il y a des histoires auxquelles on ne croit plus. « Vous voulez le pouvoir par l’image ?, avertissait déjà Jean Baudrillard. Alors, vous périrez par le retour-image ». La « théorie narrative » ne peut que renforcer la menace la plus brutale contre l’ordre symbolique, nous voulons parler du négationnisme. Car si tout n’est que récit, si l’Histoire est indéfiniment révisable, cela signifie que le négationnisme, en tant que contre-récit, est doté d’une sorte de légitimité a priori [38]. En deçà de la critique, qui porte sur l’interprétation des faits, le négationnisme frappe le fait lui-même de forclusion. Ce n’est pas un hasard s’il prolifère sur Internet. Désormais, il n’y a plus aucun fait sur lequel puissent s’entendre les hommes. Nous nous acheminons vers un monde qui n’aura plus rien d’un monde commun.
35Enfin, nous ne saurions oublier que l’idéologie du storytelling intervient précisément au moment où l’humanité, tout entière prise par ce que Hegel appelait la prose du monde, est devenue incapable de faire des récits. C’est un constat que dressait déjà Walter Benjamin dans les années 1930 : « L’art de conter est en train de se perdre, écrivait-il. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire [39] ». C’est une observation que l’on peut vérifier à tous les niveaux de notre vie sociale aujourd’hui. En cours préparatoire, on ne raconte pratiquement plus d’histoires aux enfants - ce qui pour une école qui devrait apprendre à lire, c’est-à-dire d’abord à donner l’envie de lire, ne manque pas de poser problème. Avec la mort de Dieu et la perte du littéraire, les sociétés postmodernes sont en réalité des sociétés sans récit. Les parents ne racontent plus d’histoires aux enfants, car ils n’en connaissent plus. Les vitraux des églises sont devenus illisibles pour les fidèles eux-mêmes. Le storytelling nous raconte par conséquent une histoire en nous donnant le change.
Notes
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[1]
Christian Salmon, « Une machine à fabriquer des histoires », Le Monde diplomatique, novembre 2006.
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[2]
Ibid.
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[3]
Cité par Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Paris, Fayard, 2006.
-
[4]
Voir Franck Plasse, Storytelling : Enjeux, méthodes et cas pratiques de communication narrative, Voiron (38), Territorial Editions, 2011.
-
[5]
Bill Clinton, Ma vie, traduction française, Paris, Odile Jacob, 2004.
-
[6]
Christian Salmon, art. cit.
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[7]
Par sa propre faute, convient-il de le rappeler ? Car c’est bien le pouvoir politique lui-même qui, à partir de la fin des années 1970, a organisé son propre affaiblissement.
-
[8]
Christian Salmon, art. cit.
-
[9]
Barack Obama est métis, mais pour tous il a été le premier Noir à accéder à la présidence des États-Unis.
-
[10]
Sur le storytelling, Steve Denning a publié plusieurs ouvrages : The Springboard. How Storytelling Ignites Action in Knowledge-Era Organizations (Butterworth-Heinemann Ldt., US, 2000) ; A Fable of Leadership Through Storytelling (Jossey-Bass Inc., US, 2004) ; The Leader’s Guide to Storytelling. Mastering Art and Discipline of Business Narrative (Jossey-Bass Inc., US, 2005) ; The Secret Language of Leadership : How Leaders Inspire Action Through Narrative (Jossey-Bass Inc., US, 2007) ; Steve Denning et alii : Storytelling Organizations. Why Storytelling Is Transforming 21st Century Organizations and Management (Butterworth-Heinemann Ldt., US, 2004).
-
[11]
Allusion à l’opposition que Tolstoï dresse dans Guerre et Paix entre la stratégie calculée de Napoléon et celle opportuniste de Koutouzov.
-
[12]
Sébastien Durand, Storytelling. Réenchantez votre communication, Paris, Dunod, 2011.
-
[13]
Christian Salmon, art. cit. Écrivain et essayiste, Christian Salmon a popularisé en France, par un ouvrage publié il y a sept ans (Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007) et qui a rencontré un certain succès, le terme américain de « storytelling ».
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[14]
Christian Salmon, De Sarkozy à Obama. Ces histoires qui nous gouvernent, Paris, Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2012.
-
[15]
Pour mémoire : « cas » vient du latin casum, qui signifiait « arrivé par hasard ». De là l’« occasion ».
-
[16]
Il y aurait tout un livre à écrire sur l’usage idéologique du prénom, du monde de l’entreprise aux thérapies de groupe.
-
[17]
« Fait d’attirer la bienveillance », attaque d’un discours destiné à susciter la sympathie de l’auditoire.
-
[18]
On appelle « tournant linguistique » l’effet de prise de conscience du problème du langage, produit par la philosophie analytique sur une bonne partie de la philosophie contemporaine.
-
[19]
M. Kreiswirth, Tell me a Story : The Narrativist Turn in the Human Sciences, University of Toronto Press, 1995.
-
[20]
Chez Platon le mythe, qui a toujours la forme d’un récit, se substitue au logos lorsque celui-ci semble inapte à résoudre les questions d’origine et de fin.
-
[21]
Héraclite, Fragment B II.
-
[22]
P. Ricœur, Temps et récit, trois volumes, Paris, Seuil, 1983, 1984 et 1985.
-
[23]
Dans Soi-même comme un autre (Paris, Seuil, 1990, page 167 sq.), Ricœur définit l’identité comme l’union dialectique de la mêmeté (idem en latin) et de l’ipséité (ipse en latin).
-
[24]
P. Ricœur, Temps et récit III. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 355.
-
[25]
Ibid., p. 356.
-
[26]
« De nouveau » ou « à nouveau » ? Tout dépend de la question de savoir si l’élément de différence s’introduit dans la répétition, et donc de savoir si la répétition n’est pas plutôt une reprise.
-
[27]
Dans la rhétorique antique, la narratio, qui venait après l’exorde, était la deuxième partie du discours où l’orateur exposait les faits.
-
[28]
L’inénarrable est ce que l’on ne peut narrer. Mais il n’est ni indicible, ni ineffable, donc pas inexprimable, pour reprendre les catégories de Vladimir Jankélévitch.
-
[29]
Éconduit, Jacques Laffitte fut rappelé par le banquier Perregaux lorsqu’il le vit ramasser une épingle tombée à terre dans la cour. Le commis chargé de tenir les livres de comptes de Perregaux devint plus tard gouverneur de la Banque de France.
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[30]
Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1970.
-
[31]
Yves Citton (Mythocratie. Storytelling et imaginaires de gauche, Paris, Éditions Amsterdam, 2010) reprend ce terme de mythe à propos du storytelling.
-
[32]
Dans son dernier ouvrage (La Cérémonie cannibale. De la performance politique, Paris, Fayard, 2013), Christian Salmon développe l’idée selon laquelle la communication politique ne vise plus seulement à formater le langage mais à transformer l’homme d’État qui doit se présenter désormais moins comme une figure d’autorité que comme un objet de consommation, un personnage de série télévisée soumis à une obligation de performance. La symbolique du pouvoir a changé de nature : on est passé de l’incarnation de la fonction présidentielle à l’exhibition de la personne du président. Avec Bill Clinton, Silvio Berlusconi, Tony Blair, George Bush et Nicolas Sarkozy, une nouvelle génération d’hommes politiques est apparue : des performeurs soumis à une téléprésence permanente, capables de capter l’attention et soucieux de « booster l’Audimat » comme on dit en novlangue.
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[33]
Donald E. Polkinghorne, Narrative Knowing and the Human Sciences, State University New York Press, 1988.
-
[34]
C. Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, op. cit.
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[35]
Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2011.
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[36]
J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
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[37]
Dans Rashomon, quatre versions différentes sont successivement présentées pour un même crime.
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[38]
Le négationnisme est apparu dans les années 1950 avec la mise en exergue des erreurs et des contradictions des récits (mais quel récit n’en contiendrait-il pas ?) de certains responsables de la politique exterminationniste nazie, comme Rudolf Hoess, commandant du camp d’Auschwitz.
-
[39]
Walter Benjamin, « Le conteur », in Œuvres III, traduction française, Paris, Gallimard, 2000, p. 115.