Notes
-
[1]
Rémi Brague, Le Propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, Paris, Flammarion, 2013.
-
[2]
Vassili Grossmann, Vie et Destin [1960], chapitre 16.
-
[3]
Rémi Brague, Le Propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, op. cit., p. 13.
-
[4]
Ibid., p. 113.
-
[5]
Rémi Brague, Les Ancres dans le ciel. L’infrastructure métaphysique, Paris, Le Seuil, 2011 ; réédition, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2013.
-
[6]
Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, in Œuvres complètes II, Paris, Les Éditions du Cerf, 1998, page 10.
-
[7]
Voir Hitler, Mein Kampf, I, 11, Munich, Zentralverlag der NSDAP, 1942 (665e éd.), p. 317 et 332.
-
[8]
Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge. Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme, islam, Chatou, La Transparence, 2006, p. 141-153.
-
[9]
Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism [1951], New York, Schocken, 2004, p. 533.
-
[10]
Rémi Brague, Le Propre de l’homme, op. cit., p. 195.
-
[11]
Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, B. Zehnpfennig (éd.), Hambourg, Meiner, 2005, p. 98.
-
[12]
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 708.
-
[13]
John Desmond Bernal, The World, the Flesh and the Devil. an Inquiry into the Future of the Three Enemies of the Rational Soul [1929], Londres, Jonathan Cape, 1970, chap. 3, p. 41.
-
[14]
Nikolai Fyodorovitch Fedorov, ????????? ?????? ????, Moscou, 1906-1913, 2 vol. (Lausanne, L’Âge d’Homme, 1985) ; What Was Man Created for ? The Philosophy of the Common Task. Selected Works, traduit et abrégé par E. Koutaissoff et M. Minto, Londres, Honeyglen/Lausanne, L’Âge d’Homme, 1990.
-
[15]
Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, II, 24, R.M. Grant (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1970, p. 66 ; Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, II, 3, PG 44, 328b et Sur l’Ecclésiaste, VI, 5, PG 44, 701d.
-
[16]
James Q. Whitman, « On Nazi “Honour” and the New European Dignity », in : C. Joerges & N. S. Ghaleigh, Darker Legacies of Law in Europe. Shadow on National Socialism and Fascism over Europe and its Legal Tradition, Oxford et Portland (Or.), Hart, 2003, pp. 243-266.
-
[17]
Johann Gottlieb Fichte, Grundlage des Naturrechts [1796], II, § 6, ? ; Ausgewählte Werke, F. Medicus (éd.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1962, t. II, p. 84.
-
[18]
La Mettrie, « Anti-Sénèque ou Discours sur le bonheur » [1750], in Œuvres philosophiques, J.-P. Jackson (éd.), Paris, Coda, 2004, p. 331.
-
[19]
W. Wordsworth, Prelude, XI, 138.
-
[20]
Burrhus Frederic Skinner, Walden Two, chap. 33, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1976, p. 279.
-
[21]
Sigmund Freud, Eine Schwierigkeit der Psychoanalyse (Imago, V, 1917), dans Gesammelte Werke, Francfort, Fischer, 1966 (= 1947), t. XII, p. 7.
-
[22]
Augustin, De Trinitate, X, 16, in : Œuvres, t. XVI, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, pp. 150-152.
-
[23]
E. Zamiatin, Nous [1920], no 31.
1Christian Godin : Au-delà de la crise des humanités, qui sont en état de mort imminente, ce qui est en jeu et en danger aujourd’hui, c’est l’image même que nous nous faisons de l’humain. Dans votre dernier ouvrage [1], vous retracez quatre étapes du développement de l’idée humaniste, successivement défaites. Pouvez-vous nous dire en quoi elles consistent ?
2Rémi Brague : Je suis heureux que vous commenciez par le recul des disciplines dites humanistes dans l’enseignement scolaire et universitaire. C’est un phénomène à l’échelle mondiale. Dans les universités américaines, que les politiques européennes sont en train de propulser au rang de modèle universel et exclusif, il n’y a pas que les départements de langues classiques, latin et grec, qui sont menacés. Il y a aussi les langues (sauf l’anglais), l’histoire, etc. Or, ces disciplines ont un avantage décisif, énorme, unique, irremplaçable : elles ne servent à rien. Ce qui sert est, par définition, servile, bon pour des esclaves. Une société d’hommes libres doit placer au sommet les arts libéraux, ce que l’on fait quand on a des loisirs. Le travail que la formation technique sert à rendre plus productif sert lui-même à augmenter les loisirs, pour que la culture puisse les meubler.
3L’ennui, avec ce recul des humanités, n’est pas seulement que nous perdons le contact avec nos sources antiques et médiévales, ce qui est déjà très regrettable. C’est aussi que nous attendons le salut de l’humain de l’étude de ce que, faute d’un adjectif comme « a-humain », je suis bien obligé d’appeler l’inhumain. Nous plaçons nos espoirs dans une physique qui nous dévoile un monde qui n’est plus celui de notre expérience vécue, ou dans une économie politique de plus en plus mathématisée. Toutes sciences fort respectables, voire admirables, mais fort peu humaines. Et les sciences dites humaines, comme disait Lévi-Strauss, ont pour objectif lointain de dissoudre l’humain plutôt que de le comprendre.
4Quant au développement de l’idée humaniste, mon schéma, évidemment et par définition très schématique, est assez simple. Une première étape est sans doute préhistorique, même si l’on peut en repérer des traces au début de la période qui en a laissé, c’est l’idée d’une différence entre l’homme et le reste du monde, dont l’animal. La deuxième, bien attestée en Grèce ancienne comme dans la Bible, et jusqu’à la Renaissance, ajoute que l’homme est non seulement différent du reste, mais qu’il lui est supérieur, qu’il vaut mieux que lui. La troisième, à partir du début du xviie siècle, ajoute encore le projet d’une domination de la nature, avec Francis Bacon et ses épigones, parmi lesquels notre cher Descartes. La quatrième, née vers les années 1840, affirme enfin que l’homme est ce qu’il y a de plus haut, tout court, qu’il n’y a rien ni personne au-dessus de lui, qu’il est donc lui-même une sorte de dieu. C’est vers cette date, d’ailleurs, que le mot « humanisme » apparaît, pour désigner à la fois une catégorie historiographique (le regain des études grecques à la Renaissance) et une vision de la réalité.
5On a là comme quatre marches d’une sorte de ziggourat. Chacune repose sur celle qui la précède, et qui en est la condition. Mais le passage d’une étape à la suivante n’est nullement automatique ; il résulte d’une décision datable. Tout porte à croire que la quatrième étape sera la dernière : donner à l’homme une place supérieure à celle de Dieu, cela ne serait guère commode…
6Ces marches, nous en avons redescendu trois : on conteste le droit de l’homme à dominer la nature, comme le fait le mouvement écologique, qui d’ailleurs est loin d’avoir tout faux ; puis on nie la supériorité morale de l’homme par rapport aux autres animaux, qu’il exploite et dont il menace même la survie ; enfin on voudrait n’y voir qu’un animal parmi d’autres, un singe un peu plus chanceux peut-être, voilà tout… La quatrième marche, le socle du trône de l’homme, est restée incontestée. On se trouve donc devant le paradoxe d’un roi qui croit n’être qu’un usurpateur, et qui n’en proclame que plus fort ses « droits » et sa « dignité ». Ce qui, d’ailleurs, correspond très bien à la psychologie du parvenu. Le noble de vieux lignage a des manières modestes, et est parfois réellement humble ; le B.O.F tient à se distinguer.
7Christian Godin : Vous dites qu’aujourd’hui la question est de savoir s’il faut vraiment promouvoir un humanisme. Pensez-vous qu’une réponse négative soit raisonnablement possible ?
8Rémi Brague : Longtemps, en effet, la question ne s’est pas posée, tant la réponse allait de soi : il fallait défendre l’homme, le rendre si possible encore plus humain. Aujourd’hui, elle est posée, et une réponse négative est plus que possible, elle est réelle. Dans mon livre, je cite plusieurs exemples d’une haine de soi de l’humanité, dont certains remontent au moment même où l’on a commencé à utiliser le mot « humanisme ». On rêve d’un monde délivré de l’homme, et qui serait tellement plus beau. On peut se demander aux yeux de quel spectateur, mais enfin, passons… Cette haine me semble aller croissant.
9Mais l’accent de votre question porte de toute évidence sur l’adverbe. Est-il raisonnable de défendre l’homme ? Je crois que c’est la bonne question. Elle va en effet plus profond que notre réponse spontanée, qui est le plus souvent positive, tout simplement parce que nous sommes partie prenante. Comme c’est notre peau que nous souhaitons sauver, il est normal que notre réaction soit épidermique… Or, il faut se demander si le souci de l’homme, et le souci de l’humain en lui, est fondé en raison. J’attends des arguments, et pas un haussement d’épaules, pas un « ben voyons ! »
10Une réponse négative, et donc quelque chose comme un antihumanisme, me semble moins à craindre tant qu’il s’agit de relations entre des êtres humains qui coexistent sur cette terre. Faire en sorte que ces relations soient harmonieuses, ou à tout le moins évitent la violence, cela me semble un objectif très louable. Et l’on n’a pas de mal à penser que déclencher une guerre qui exterminerait la totalité du genre humain serait à la limite de la correction…
11On peut d’ailleurs se demander s’il est nécessaire pour cela de parler d’« humanisme ». Il y suffirait des vertus déjà définies par les philosophes grecs et romains, ou des Dix Commandements de la Bible, ou même, sans aucune référence à la haute culture, de cette common decency que défendait Orwell, de cette « petite bonté » dont parle le tolstoïen que met en scène Vassili Grossmann [2]. C’est même un phénomène intéressant pour l’historien des idées que l’adjectif « humain » ait pris un sens laudatif, alors que, pour les Grecs, ses équivalents rendaient un son aussi péjoratif que le « trop humain » de Nietzsche, et surtout alors que l’homme est, de tous les êtres vivants, de loin le plus cruel. Les animaux ne sont jamais « inhumains », les bêtes ne sont jamais « bestiales ».
12En tout cas, le vrai problème me semble se poser lorsque l’on s’interroge sur l’homme comme espèce et que l’on se demande s’il est vraiment souhaitable de la continuer. Car sa survie dépend entièrement de nous, de même que notre propre existence dépendait de nos parents. Avec les techniques modernes de contrôle des naissances répandues dans les régions avancées du globe, l’existence de la génération suivante dépend d’ailleurs de plus en plus de la décision libre de celle qui la précède, et de moins en moins de l’instinct ou du hasard…
13Christian Godin : En écrivant que « Notre humanisme n’est au fond rien de plus qu’un antiantihumanisme [3] », vous signifiez que c’est l’antihumanisme qui est désormais notre point de référence. Dans votre livre [4], vous nous apprenez que deux ans après la révolution d’Octobre, le poète Alexandre Blok utilise en russe le terme, sans doute inventé par lui, d’antihumanisme (lequel ne sera diffusé qu’à la fin des années 1930 en France). Mais ne pourrait-on pas objecter à ce constat pessimiste d’un triomphe presque total de l’antihumanisme dans les idées et dans les faits à l’époque contemporaine, qu’avec la mondialisation de l’idée des Droits de l’homme (d’origine occidentale et non de nature exclusivement occidentale, comme cette mondialisation même le prouve), le projet humaniste a fini par gagner des sociétés qui jusqu’à une date récente lui étaient étrangères ?
14Rémi Brague : Ma phrase témoigne d’un certain agacement devant la façon dont on tonne contre l’antihumanisme, qu’on accuse tel ou tel auteur d’être un vilain antihumaniste, sans donner en faveur de l’homme des arguments autres qu’indigents. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que l’antihumanisme serait devenu notre point de référence. Mais il est sûr qu’il devient une possibilité réelle, et même, pour certains, une conviction.
15Je suis heureux d’être tombé sur la conférence de Blok. Celui-ci était un très grand poète lyrique. Beaucoup de slavisants disent : le plus grand après Pouchkine. Comme penseur, il représente un antihumanisme un peu esthétique que l’on retrouvera chez les futuristes italiens, ou dans l’expressionnisme allemand. Chez Blok, il est très marqué par la culpabilité de l’élite russe de n’être qu’une mince pellicule flottant sur une masse barbare dont elle espérait une sorte de régénération. Ce qu’il attaque est avant tout l’humanisme hérité de la Renaissance italienne, puis de Weimar.
16Il y a certainement quelque chose qui gagne de grandes parties du monde, c’est la rhétorique des Droits de l’homme. Tout le monde s’en gargarise, la plupart du temps d’ailleurs pour accuser ses ennemis de ne pas les respecter. Mais tout le monde y met-il le même contenu ? La Déclaration universelle de 1948 est ressentie par certaines aires culturelles comme encore trop « eurocentrique », voire comme une sécularisation de l’éthique judéo-chrétienne. On voit donc apparaître des déclarations complémentaires ou franchement rivales, comme la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Nairobi, 1981) ou la Déclaration des droits de l’homme en islam (Le Caire, 1990). La première ajoute des précisions liées à la situation spécifique du continent en condamnant des pratiques comme l’exploitation économique et le colonialisme. La seconde déclare que l’islam est la religion spontanée de l’homme (d?n al-fi?ra) et interdit toute pression pour faire passer à une autre religion ou à l’incroyance (il??d) (§ 10) ; elle fait de la loi (šar??a) islamique la référence unique en matière d’interprétation et d’explication de tous ses articles (§ 25).
17Christian Godin : Dans un ouvrage publié il y a deux ans, Les Ancres dans le ciel [5], vous affirmez que l’humanisme athée a échoué parce qu’il a été incapable de justifier l’existence même des hommes, de dire pourquoi il est bon qu’il y ait des hommes sur la Terre. De fait, c’est la « facticité » et la « contingence » qui caractérisent cette existence chez Sartre. Et vous citez ce passage saisissant du père Henri de Lubac : « Il n’est pas vrai que l’homme, ainsi qu’on semble quelquefois le dire, ne puisse organiser la Terre sans Dieu. Ce qui est vrai, c’est que, sans Dieu, il ne peut en fin de compte que l’organiser contre l’homme [6]. » Vous faites référence à cette idée de Léon Bloy, selon qui l’image (l’homme) doit disparaître avec le prototype (Dieu) et aussi à ce passage de La Tentation de l’Occident (1926) dans lequel André Malraux écrit en toutes lettres que « l’homme est mort, après Dieu ». « S’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’homme non plus », écrivait déjà Nicolas Berdiaev en 1924. En somme, alors que la conception la plus répandue de l’humanisme consiste à voir dans ce courant le tournant historique qui a mis l’homme à la place de Dieu à partir de la Renaissance, en réalité, ce serait une certaine forme d’humanisme qui aurait rendu possible l’antihumanisme sous ses formes les plus barbares comme le génocide. Est-ce à dire que vous partagez la thèse de Jacques Derrida, selon laquelle le nazisme pourrait être un aboutissement de l’humanisme ?
18Rémi Brague : Il me semble en effet que l’existence de l’homme sur terre doit être justifiée, et c’est ce qu’essaye de montrer mon petit livre. Certaines réactions me font bien rire, mais aussi réfléchir un peu. Un anonyme écrit : « Nous donnons la vie pour ne pas vivre et vieillir seuls […], pour jouir de l’échange et nous revivifier avec nos enfants, parce que nous sommes des animaux sociaux. C’est très simple, et il n’y a aucun besoin de “métaphysique”… » Le pauvre est totalement passé à côté de la question. Que nous, qui sommes de toute façon en vie, ayons un tas de raisons d’y appeler des enfants ne fait aucun doute, et celles que cite l’auteur de cette remarque sont excellentes. Mais que ceux que nous appelons à la vie et qui n’y sont donc pas encore aient intérêt à y venir, et donc qu’avoir des enfants soit moralement défendable, c’est ce qui reste à montrer.
19Finalement, ce genre de réaction me pousse à une thèse plus grossière que celles que j’ai développées : l’avenir du monde est peut-être entre les mains des gens qui ne se posent pas de questions et qui ne se demandent pas si ce qu’ils font est bon ou mauvais. En d’autres termes, tout dépend des imbéciles et des salauds. Bien entendu, on ne peut pas accepter cela si l’on reste fidèle au projet des Lumières, et même de la philosophie en général. Mais justement, les imbéciles et les salauds se soucient des Lumières et de la philosophie comme d’une guigne…
20Si je cite le P. de Lubac, que j’ai eu le bonheur de connaître et dont je continue à admirer l’œuvre, c’est au fond pour constater chez lui un reste d’optimisme. Il se positionnait face à Comte, et c’est son disciple Maurras qu’il visait aussi. Sa phrase voulait dépasser une apologétique datant de la Restauration et selon laquelle une société athée serait impossible. Il répond qu’elle pourrait naître, mais se construirait contre l’homme. On n’a pas de mal à comprendre, dans un livre écrit pendant la guerre, alors que Lubac, avec d’autres jésuites comme Gaston Fessard ou Yves de Montcheuil (qui y laissa sa peau), était engagé dans la Résistance, à quoi il pensait… Et il est de fait que les deux idéologies les plus parfaitement athées que le xxe siècle ait produites, à savoir le nazisme et le léninisme avec ses versions stalinienne, maoïste, cambodgienne et autres, ont relégué les massacres produits jadis par les conflits religieux au rang de performances d’amateurs.
21Il me semble quant à moi que la question est plus grave encore. Il n’y va pas seulement de la réussite de la société, de savoir comment elle pourrait être plus « humaine », au sens que cet adjectif a pris. Il y va de l’existence même de l’homme comme espèce, et donc de la possibilité de construire une quelconque société que ce soit.
22Les phrases que j’ai citées, qui déduisent de la « mort de Dieu » nietzschéenne une « mort de l’homme », sont reprises par Michel Foucault en un sens tout à fait positif, pour se féliciter de ces deux décès. Avec cette nuance que les deux ne concernent dans le fond que des fictions, dont la destruction est la bienvenue. Que la « mort de l’homme » puisse concerner plus qu’un homme de paille, ou plutôt de sable, mais l’homme en chair et en os, Foucault ne semble l’avoir guère envisagé.
23Il est très difficile de faire une généalogie du nazisme, qui puise à des sources très diverses. Il est en tout cas frappant de constater que certaines idées revendiquées, voire inventées par nos chères « Lumières » s’y retrouvent aussi. Ainsi, celle de progrès : l’élimination des Juifs planifiée par l’État national-socialiste avait pour but, elle aussi, selon les déclarations explicites d’Hitler, d’écarter un obstacle à un progrès conçu non pas comme social, mais comme racial [7]. Quant à l’humanisme, il est clair que la thèse de Derrida est et se veut paradoxale. Ce qui ne veut pas dire qu’elle serait sotte. Reste en effet que l’humanisme suppose la tentative de définir l’humain. On cesse de se contenter de la réponse selon laquelle est humain tout ce qui est engendré et enfanté par des hommes, réponse que l’on déconsidère comme platement « biologique ». On y ajoute donc, par exemple des compétences ou des réalisations. Dès lors, on ouvre la question du choix du critère de l’humain. Il faut alors se demander qui on va faire entrer dans le club, et qui on va blackbouler. Chacun proposera son critère et exclura diverses catégories, qui seront considérées comme animales. J’ai donné ailleurs quelques exemples antiques et médiévaux de cette anthropologie qui tourne au bestiaire [8]. Il y en a bien d’autres depuis lors, les « insectes » de Lénine par exemple.
24Le nazisme est un exemple certes pathologique de ce genre de sélection. Il avait choisi les Juifs comme premier groupe de sous-hommes à éliminer. Mais, Hannah Arendt l’a rappelé à juste titre, il était pris dans une logique d’épuration toujours à perfectionner qui aurait dû englober des catégories de plus en plus vastes si l’expérience n’avait été arrêtée après douze ans [9].
25Christian Godin : Dans la phrase de Sartre « Je suis mon projet », vous dénoncez un cercle vicieux (dont Sartre lui-même avait peut-être conscience) car comment un projet pourrait-il être le mien si le « moi » est constitué par lui ? [10] Mais ne pourrait-on pas soutenir que ce qu’il est convenu d’appeler posthumanisme, sous couvert d’exalter le moi, vise en réalité à l’éliminer ?
26Il est à noter, et je l’ai également fait remarquer dans mon livre, que ce genre de cercle est commis tout d’abord par Marx non pas au niveau de l’individu, mais à celui de l’espèce quand il affirme que l’homme est humanisé par le travail humain [11]. On pense au baron Münchhausen s’arrachant au bourbier en se tirant par son propre toupet. Quelle nécessité conceptuelle a-t-elle pu pousser des gens si intelligents à tomber dans ce piège ? Sartre parle à la fin de L’Être et le Néant de « cet être causa sui que les religions appellent Dieu [12] ». Laissons de côté le contresens historique : jamais « les religions » n’ont donné à leur Dieu un tel nom. C’est plutôt Spinoza qui définit ainsi, sans doute non sans quelque ironie, puisque rien ne peut être sa propre cause, ce qu’il appelle « dieu », transposant un terme d’origine religieuse. En tout cas, l’absurdité est la même pour l’homme et pour ce « dieu ». Le cercle est finalement la métaphore de l’indépendance absolue. Sartre a pu rêver, quelque part, de l’homme comme d’une sorte de dieu, en tout cas de ce dieu tel qu’il le concevait.
27Je ne suis pas sûr que le rêve posthumaniste veuille vraiment exalter le moi, et il me semble à moi aussi que son projet serait plutôt d’atténuer, voire d’effacer, ce que l’individuation a de pénible. « On mourra seul », disait Pascal. Être mortel est effectivement le sceau de l’individuation. Ne pas mourir, ce serait peut-être perdre en individualité. En tout cas, plusieurs des utopies qui tentent de décrire les sociétés futures, que ce soit comme rêve ou comme cauchemar, laissent entendre que la solidarité et l’interaction entre les hommes y seront portées à tel point d’incandescence que la mort perdra son aiguillon. C’est le cas par exemple dans la très révélatrice utopie du chimiste britannique John D. Bernal [13]. Quant au Russe Nikolai F. Fedorov (m. 1903), il donnait pour « œuvre commune » à l’humanité de l’avenir de rappeler à la vie, par des moyens techniques, la totalité des générations passées [14].
28Christian Godin : Le concept de dignité humaine, qui est au cœur de la morale kantienne et de l’idée de Droits de l’homme, est une espèce de transcendantal pratique, qui renvoie à une essence humaine universelle et inaliénable. D’un autre côté, dans son traité sur la dignité de l’homme, Pic de la Mirandole a utilisé l’image du caméléon pour illustrer l’idée que le propre de l’homme, à la différence de celui des autres animaux, est précisément de n’avoir pas de nature fixée à l’avance. Tout compte fait, les existentialistes modernes, en opposant condition humaine à nature humaine n’ont pas dit autre chose. Mais cette dualité dans la conception de la dignité ne signifie-t-elle pas que cette valeur morale et métaphysique est foncièrement équivoque ?
29Pic n’a jamais écrit de traité de la dignité de l’homme. Son discours, dont cette idée n’est qu’un exorde très rhétorique, a reçu ce titre après coup, à une époque où écrire sur la noblesse de l’homme était devenu une figure imposée depuis le traité de Gianozzo Manetti (1453). L’idée que Pic reprend au début du texte n’est d’ailleurs pas totalement originale, si l’image l’est davantage. Que l’homme n’ait pas de lieu propre, mais soit placé dans un intermédiaire d’où il pourra monter ou descendre, qu’il soit libre au point de pouvoir se faire à son gré ange ou démon est une idée traditionnelle. On la rencontre chez des Pères de l’Église comme Théophile d’Antioche, ou Grégoire de Nysse, pour lequel l’homme est en un certain sens son propre père [15]. Elle est sous-jacente à l’image récurrente de l’échelle mystique, par exemple chez saint Jean Climaque.
30Quant à la dignité, vous connaissez sans doute la thèse aventureuse du juriste américain James Q. Whitman selon laquelle l’idée de dignité dans l’Europe actuelle aurait parmi ses ancêtres la représentation nazie de l’« honneur [16] ». Sans vouloir aller aussi loin, souvenons-nous que la plasticité de l’homme, sa malléabilité infinie, n’est pas totalement innocente. Elle ouvre la porte au rêve de refaire l’homme. Passe encore quand il ne s’agit que du travail sur soi du sujet, quand Fichte voit dans la plasticité (Bildsamkeit) le caractère de l’homme [17].
31Mais refaire l’homme veut dire en réalité que certains hommes veulent refaire les autres. « Que ne puis-je les pétrir […] comme une pâte excellente ! », s’exclamait déjà La Mettrie [18]. Pour les révolutionnaires français, tels que les voit Wordsworth, aussi bien les praticiens de la politique que les utopistes voyaient dans l’homme « un matériau disponible, modelable à souhait » (stuff at hand, plastic as they could wish) [19]. De nos jours, l’aveu est explicite chez le psychologue béhaviouriste américain B.F. Skinner (m. 1990), dans son récit utopique Walden Two (1948) : « Quand nous demandons ce que l’homme peut faire de l’homme, nous n’entendons pas la même chose par “l’homme” dans les deux cas. Nous voulons dire : ce que quelques hommes peuvent faire de l’humanité [20]. » Devant ce genre de projets, l’idée de nature humaine pourrait être la bienvenue, à titre de garde-fou, et je ne l’enverrais pas promener sans y regarder à deux fois.
32D’une manière générale, qui a dit qu’attribuer à une quelconque réalité une « nature » ou une « essence » menait à l’enfermer ? Qui a dit que ces concepts s’appliquaient de façon univoque aux minéraux, aux êtres vivants, aux hommes, aux constructions historiques et géographiques ? Pourquoi y aurait-il une seule et même façon d’avoir une « nature » pour toutes ces choses, si différentes ? Et pourquoi faudrait-il confondre l’être et la fixité ? Une petite cure de Bergson, ici, ne nous ferait pas de mal…
33Christian Godin : Dans ce processus de déshumanisation, qui vise à l’éradication de l’humain, la science a une part indéniable de responsabilité. Il faudrait évidemment ajouter la technique, désormais inséparable de la science. Mais n’est-ce pas dire du même coup que le processus est irréversible, que le recentrement sur l’humain qui pourrait mettre l’antihumanisme en échec est désormais impossible ?
34Rémi Brague : Ce n’est pas la science qui est à mettre en cause, si l’on entend par là les résultats qu’elle atteint en déployant ses méthodes rigoureuses. Ces résultats, que l’on peut bien sûr toujours rendre plus précis, sont ce qu’ils sont, et il faut bien en prendre acte. Parmi les facteurs susceptibles de favoriser une baisse de l’humain, je vois d’abord l’instrumentalisation idéologique de certains de ces résultats. Je pense à certaines découvertes de la génétique ou de l’éthologie animale, du genre : l’homme a 99 % de son ADN en commun avec les grands singes ; ceux-ci sont capables de formes élémentaires de communication langagière et de rudiments de vie sociale, etc. Ces avancées sont en soi respectables, et même fascinantes. Mais ce qui est curieux, et plus contestable, est de voir avec quelle joie mauvaise de tels résultats sont relayés par les médias, qui les interprètent comme un coup porté à l’arrogance de l’espèce. On se souvient de l’article de Freud sur les prétendues « trois blessures au narcissisme humain », Copernic, Darwin et… lui-même [21]. Ici, étrangement, on rencontre des affects diamétralement opposés, une sorte de délectation morose de l’humanité se complaisant dans l’imagination de sa propre vilenie. Je me demande si on ne se vautre ainsi dans l’indignité collective que pour faire ressortir sa propre supériorité individuelle par rapport au reste des gens, celle de celui qui « est dans le coup » et à qui « on ne la fait pas ».
35Parmi les facteurs déshumanisants, il y a aussi deux idées contestables : d’abord que l’on peut s’adresser à des méthodes qui permettent de décrire la réalité pour leur demander des conseils sur ce qu’il faut faire, tirant ainsi d’un « être » un « devoir-être », ensuite que l’on peut emprunter à des descriptions d’objets un savoir du sujet. Or, il faut déjà que celui-ci se méprenne sur lui-même avant d’aller chercher des méthodes inadéquates. Si l’on pouvait transposer cela dans le vocabulaire de saint Augustin, on dirait que c’est l’âme qui se trompe sur elle-même et se prend pour un corps [22]. Pour revenir à notre époque, il faut commencer par se considérer soi-même comme une sorte de mécanisme avant d’aller demander à la technologie de l’aide pour résoudre les problèmes proprement humains. J’ai été assez frappé par ce que dit Günther Anders, que j’évoque rapidement dans mon livre, sur cette sorte de complexe d’infériorité (ce qu’il appelle la « honte prométhéenne ») que l’homme d’aujourd’hui éprouverait face à la perfection des machines, avec lesquelles il ne saurait rivaliser en durabilité, en puissance et rapidité de calcul. Peut-être rêvons-nous secrètement de nous transformer en machines. L’idée se trouve déjà dans l’utopie négative du Russe Evgenij Zamiatin, où le moyen de se changer en un parfait mécanisme est l’abolition de l’imagination par une opération chirurgicale [23].
36La puissance de la techno-science est en effet très grande. Elle est d’abord, et de toute évidence, d’ordre matériel. Mais elle exerce aussi une influence plus profonde et moins immédiatement visible, que l’on pourrait dire ontologique, du fait qu’elle nous suggère un modèle de ce qui, par excellence, est. Ainsi, elle nous rend sensibles à la tentation de penser l’humain sur le modèle des artefacts. Par exemple, celle d’évaluer les personnes en fonction de leurs performances, et éventuellement de les jeter pour s’acheter à la place un modèle plus récent… Mais rien ne nous contraint à commettre cette première erreur qui consiste à se penser soi-même sur un modèle inadéquat. Pour y renoncer, il faut bien sûr un effort d’ordre intellectuel et spirituel.
37Peut-on sortir de l’antihumanisme au moyen d’un recentrement sur l’humain ? Peut-être y faudrait-il plutôt un décentrement. Un homme que l’on pourrait dire « excentrique », ayant son centre en dehors de soi, un homme qui se saurait porté par une terre fragile, qui se saurait, aussi, voulu par un Dieu qui l’appelle à l’être, comme il y appelle d’ailleurs toutes ses sœurs, les choses.
Notes
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[1]
Rémi Brague, Le Propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, Paris, Flammarion, 2013.
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[2]
Vassili Grossmann, Vie et Destin [1960], chapitre 16.
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[3]
Rémi Brague, Le Propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, op. cit., p. 13.
-
[4]
Ibid., p. 113.
-
[5]
Rémi Brague, Les Ancres dans le ciel. L’infrastructure métaphysique, Paris, Le Seuil, 2011 ; réédition, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2013.
-
[6]
Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, in Œuvres complètes II, Paris, Les Éditions du Cerf, 1998, page 10.
-
[7]
Voir Hitler, Mein Kampf, I, 11, Munich, Zentralverlag der NSDAP, 1942 (665e éd.), p. 317 et 332.
-
[8]
Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge. Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme, islam, Chatou, La Transparence, 2006, p. 141-153.
-
[9]
Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism [1951], New York, Schocken, 2004, p. 533.
-
[10]
Rémi Brague, Le Propre de l’homme, op. cit., p. 195.
-
[11]
Marx, Ökonomisch-philosophische Manuskripte, B. Zehnpfennig (éd.), Hambourg, Meiner, 2005, p. 98.
-
[12]
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 708.
-
[13]
John Desmond Bernal, The World, the Flesh and the Devil. an Inquiry into the Future of the Three Enemies of the Rational Soul [1929], Londres, Jonathan Cape, 1970, chap. 3, p. 41.
-
[14]
Nikolai Fyodorovitch Fedorov, ????????? ?????? ????, Moscou, 1906-1913, 2 vol. (Lausanne, L’Âge d’Homme, 1985) ; What Was Man Created for ? The Philosophy of the Common Task. Selected Works, traduit et abrégé par E. Koutaissoff et M. Minto, Londres, Honeyglen/Lausanne, L’Âge d’Homme, 1990.
-
[15]
Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, II, 24, R.M. Grant (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1970, p. 66 ; Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, II, 3, PG 44, 328b et Sur l’Ecclésiaste, VI, 5, PG 44, 701d.
-
[16]
James Q. Whitman, « On Nazi “Honour” and the New European Dignity », in : C. Joerges & N. S. Ghaleigh, Darker Legacies of Law in Europe. Shadow on National Socialism and Fascism over Europe and its Legal Tradition, Oxford et Portland (Or.), Hart, 2003, pp. 243-266.
-
[17]
Johann Gottlieb Fichte, Grundlage des Naturrechts [1796], II, § 6, ? ; Ausgewählte Werke, F. Medicus (éd.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1962, t. II, p. 84.
-
[18]
La Mettrie, « Anti-Sénèque ou Discours sur le bonheur » [1750], in Œuvres philosophiques, J.-P. Jackson (éd.), Paris, Coda, 2004, p. 331.
-
[19]
W. Wordsworth, Prelude, XI, 138.
-
[20]
Burrhus Frederic Skinner, Walden Two, chap. 33, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1976, p. 279.
-
[21]
Sigmund Freud, Eine Schwierigkeit der Psychoanalyse (Imago, V, 1917), dans Gesammelte Werke, Francfort, Fischer, 1966 (= 1947), t. XII, p. 7.
-
[22]
Augustin, De Trinitate, X, 16, in : Œuvres, t. XVI, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, pp. 150-152.
-
[23]
E. Zamiatin, Nous [1920], no 31.