Notes
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[1]
Paul Thibaud, « À propos du sionisme » dans Sens, Nouvelle Série no 285 (2004/3), p. 98.
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[2]
Cf. Jean-Marie Lustiger, La Promesse, École cathédrale-Parole et Silence, 2002 et Pierre Lenhardt, À l’écoute d’Israël en Église, t. I et II, Collège des Bernardins-Parole et Silence, 2006 et 2009.
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[3]
Clemens Thoma, Théologie chrétienne du judaïsme. Pour une histoire réconciliée des juifs et des chrétiens, trad. de Maurice Vidal et Olaf Hahn, École cathédrale-Parole et Silence, 2005 [1978].
-
[4]
Quelques chiffres intéressants à noter. Le xixe siècle est, pour tous les peuples d’Europe, un siècle d’expansion démographique – selon les estimations de Josy Eisenberg, Histoire moderne du peuple juif, Paris, Stock, 2007 (1997) –, il y a 2 500 000 Juifs au monde en 1815. Ils sont 7 750 000 en 1880 et presque 16 000 000 en 1930. En 1815, sur les 2,5 millions de Juifs, il n’y en a que 16 % en Europe occidentale, 44 % sont en Europe orientale et 40 % au Proche-Orient. L’Europe occidentale représente une minorité du peuple juif qui, en outre, diminue : elle passe de 16 % à 13,5 %, en 1880 ; à 12,5 % en 1930 et, en 1970, de l’ordre de 10 %.
-
[5]
Cf. Élisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, Albin Michel, 2009.
-
[6]
Cf. Josy Eisenberg, Histoire moderne du peuple juif, 2007, p. 507.
-
[7]
Cf. ce témoignage d’un jeune soldat, Henry Lange : « Le 6 septembre 1917/Mon Général/Je me suis permis de demander à passer dans l’infanterie pour des motifs d’ordre personnel. Mon cas est en effet assez différent de celui de la plupart des combattants. /Je fais partie d’une famille israélite, naturalisée française, il y a un siècle à peine. Mes aïeux, en acceptant l’hospitalité de la France, ont contracté envers elle une dette sévère ; j’ai donc un double devoir à accomplir : celui de Français d’abord ; celui de nouveau Français ensuite… » dans J.-P. Guéno et Y. Laplume, Paroles de poilus. Lettres et carnets du front 1914-1918, « Inédit », Librio, 1998, p. 16.
-
[8]
Cf. Denis Charbit, Qu’est-ce que le sionisme ?, Albin Michel, 2007.
-
[9]
Cf. Julia Kristeva, Cet incroyable besoin de croire, Bayard, 2007.
-
[10]
« De l’extérieur vers l’intérieur et de l’intérieur vers le supérieur. »
-
[11]
Cf. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Rivages, 2008.
-
[12]
Royaumes juifs. Trésors de la littérature yiddish, présenté par Rachel Ertel, coll. « Bouquins », Robert Laffont, 2008.
-
[13]
Pour le débat historique sur la compatibilité entre la « langue sacrée » et la sécularisation de l’hébreu moderne, voir Stéphane Mosès, « Langage et sécularisation chez Gershom Scholem » dans Archives des sciences sociales des religions, 60/1 (1985), p. 85-96. Pour la suite de l’histoire, voir le triptyque cinématographique de Nurith Aviv : D’une langue à l’autre ; Langue sacrée, langue parlée ; Traduire (Éditions Montparnasse, 2011).
-
[14]
Les premiers Juifs installés dans les futurs États-Unis sont d’anciens marranes brésiliens (1654). En 1800, on compte 2 000 Juifs aux États-Unis, 15 000 en 1840, 25 000 en 1880, 320 000 en 1920 d’après Josy Eisenberg, op. cit., p. 522.
-
[15]
Cf. William B. Helmreich, The World of the Yeshiva. An intimate portrait of Orthodox Jewry, augmented edition, New Jersey, Ktav Publishing House, 2000 (1982).
-
[16]
Gaston Fessard, La Philosophie historique de Raymond Aron, préface de Jeanne Hersch, Julliard, 1980, p. 400-401.
-
[17]
« Christianisme et sionisme : du rejet militant à un soutien ambivalent », dans Regards croisés sur le Proche-Orient, sous la direction de Michel Derczansky, coll. « Perspectives », Yago, 2011, p. 93-116.
-
[18]
Id., p. 94.
- [19]
-
[20]
Cf. Commission biblique pontificale, Le Peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne, préface du cardinal Joseph Ratzinger, 2001, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/pcb_documents/rc_con_cfaith_doc_20020212_popolo-ebraico_fr.html
-
[21]
Cf. Somme de théologie Ia, q. 1, a. 10 : « Les textes de l’Écriture sainte doivent-ils être expliqués selon plusieurs sens ? » et Ia-IIae q. 102, a. 2 : « Les préceptes cérémoniels sont-ils figuratifs ? »
-
[22]
Traduction tob (légèrement corrigée), Le Cerf-Bibli’O, 2010.
-
[23]
Denis Charbit, op. cit., p. 235.
-
[24]
Matthieu chapitre XXII, verset 21.
-
[25]
Je me permets de renvoyer à mon livre : Pour un nouvel humanisme. Essai sur la philosophie de Jean-Paul II, Collège des Bernardins-Parole et Silence, 2011.
« En elle tout homme est né »
Petits pas pour une nouvelle théologie catholique du sionisme
1« Ce n’est pas parce que le réenracinement du peuple juif, son accès à la politique moderne, a le sens d’une promesse que la suite est garantie. D’une certaine manière, en faisant entrer le peuple juif dans l’action historique, le sionisme, nouvelle étape d’un destin fabuleux et tragique, le fait entrer aussi dans la précarité et la faillibilité. Peut-être est-ce pour cela que, tout près de nous, de grands interprètes du judaïsme, comme Franz Rosenzweig, ont refusé cette voie qui est devenue celle de l’ensemble des Juifs. » [1]
2C’est ainsi que Paul Thibaud ouvrait un dossier de la revue de l’Amitié judéo-chrétienne de France sur Sionisme et État d’Israël. Je voudrais reprendre pour Cités cette réflexion catholique sur le sionisme, son émergence et son installation dans l’histoire en m’appuyant sur un cours intitulé « Pour une théologie chrétienne du judaïsme » que je donne depuis quatre ans au Collège des Bernardins, « à l’écoute d’Israël en Église » [2]. En effet, ce n’est pas seulement l’Ancien Testament qui interpelle l’Église dans un « dialogue intérieur à la Bible et à l’identité chrétienne », comme le disait Jean-Paul II, car la tradition talmudique, la pensée juive médiévale philosophique, juridique et mystique, en terre d’islam comme en terre de chrétienté, le renouveau hassidique et la sécularisation moderne sont eux aussi inséparables de l’histoire de la foi chrétienne [3].
3Il faut préciser d’emblée qu’une théologie catholique du sionisme ne peut exister qu’en développant une philosophie politique attentive à l’histoire des idées et au droit international, qui lui est intrinsèque en raison de son objet et de l’ouverture universelle du catholicisme. Le catholicisme n’a pas qu’une ambition confessionnelle : il souhaite mettre ses « lumières » au service de tout homme. Le théologien que je suis se fait philosophe et se met à l’écoute des sciences humaines non par une stratégie apologétique, mais pour une raison théologique ; il reconnaît la légitimité de leur agnosticisme de méthode comme une dimension de sa recherche, pour lui-même et pour les autres, au moment même où il lève la « mise entre parenthèses » de la question de Dieu. Quand je cherche à discerner la Parole de Dieu à l’œuvre dans les paroles et les événements de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine, et le sionisme en fait partie, quand je lis l’histoire à la lumière de la Bible et de son herméneutique catholique, à la lumière de la résurrection du Christ et de la fin de l’histoire, c’est peut-être la manière la plus radicale pour la raison humaine de désacraliser les réalités politiques et de déclarer inachevées les productions historiques, et donc d’en apprécier la valeur provisoire.
4Si je propose des petits pas vers une nouvelle théologie catholique du sionisme, c’est parce qu’il existe une théologie politique de la dispersion d’Israël, que la tradition chrétienne charrie avec elle presque depuis les temps postapostoliques, et qui fait partie de ce que l’historien Jules Isaac appelait « l’enseignement du mépris », une argumentation théologique systématiquement défavorable aux Juifs. Depuis 1948, la question s’est compliquée car, pour certains chrétiens, évangéliques surtout, la légitimité politique et métaphysique de l’État d’Israël est assurée par les promesses divines ; pour d’autres, elle est niée par ces mêmes Écritures. Le mode du raisonnement des uns et des autres me semble, pour dire bref, faux et les conclusions dialectiquement opposées qu’ils en tirent laissent entendre que la raison fait ici un de ces courts-circuits métaphysiques avec l’expérience historique que Kant dénonçait.
Compte tenu des violences et des tensions affectives qui se nouent dans les conflits arabo-israéliens, il est important d’aider les chrétiens du monde, et la minorité des chrétiens arabes, à voir juste dans cette question, sans négliger leur influence sur les parties juives et arabo-musulmanes qu’elles soient religieuses ou sécularisées. C’est ce débat que je voudrais reprendre, en particulier au niveau de la méthode, ce qui demande de rappeler d’abord l’histoire de l’émergence du sionisme.
L’émergence du sionisme
5Avec la reconnaissance au xixe siècle, dans les États-nations modernes, d’un statut d’égalité pour les citoyens juifs d’Europe, l’émancipation est l’irruption dans l’histoire de ce qu’on n’avait encore jamais vu. Cette nouveauté, la possibilité de s’intégrer dans la citoyenneté d’une patrie européenne, comporte pour le peuple juif la menace de l’assimilation, c’est-à-dire de la dissolution dans les nations. L’émancipation fut à peine étendue, d’ailleurs, à l’ensemble de l’Europe qu’elle rencontra sa limite avec la naissance de l’antisémitisme. Devant le double péril de l’assimilation et de la répulsion radicale, il apparaît que les nations sécularisées d’Europe ne suffisent pas à être la patrie du peuple juif : il faut inventer des utopies nouvelles pour répondre à l’incapacité des nations européennes à accomplir le projet émancipateur des Lumières : comme l’émigration américaine, le bundisme ou le sionisme. Le sionisme naît comme une utopie politique romantique cherchant à dépasser l’émancipation accordée aux individus et l’énoncé formel des Droits de l’homme par l’autoémancipation de la nation.
6Au xixe siècle, l’intelligentsia juive, en raison même de son européanisation, est travaillée par les nouveautés qui se font jour dans la vie politique : le printemps des nations et la naissance du socialisme. La majorité des Juifs subit encore en Europe centrale et orientale de nombreux pogroms, en Russie en particulier, relayés à l’Ouest par des explosions de l’antisémitisme patriotique, comme lors de l’affaire Dreyfus [4]. Quoiqu’une minorité de Juifs vive dans les pays de l’émancipation et de l’égalité des droits, c’est pourtant là qu’en 1895 Herzl écrit, à Paris mais en allemand, le document de base du sionisme, L’État juif, après avoir assisté à la dégradation du capitaine Dreyfus. Son idéal est humaniste, universaliste, nationaliste et socialiste. Il entend cultiver les fruits de la sécularisation européenne à l’intérieur du peuple juif.
7Les Lumières, qu’elles soient humanistes, chrétiennes ou juives, caractérisent le judaïsme comme une religion de l’intime et une pratique privée : elles ne peuvent pas devenir un projet populaire. « Je suis allemand de religion mosaïque », pense Mendelssohn. Dès lors que, nantis des mêmes droits politiques, on ne peut plus se définir comme Juifs que par la conviction religieuse, ceux qui sont sans croyance risquent de se dissoudre dans les nations. L’effacement de la religion comme critère d’identité devant celui de l’aspiration nationale, dans le sionisme, est une nouveauté révolutionnaire dans l’histoire du peuple juif qui, pendant des siècles, s’est d’abord défini autour de l’axe religieux. Mais c’est aussi une réaction de survie et la recherche d’un mode d’existence adapté à la modernité. Grâce à lui, les Juifs gardent les bénéfices de l’émancipation sans risquer l’assimilation, même en diaspora, parce qu’ils sont un peuple qui peut s’organiser politiquement [5].
8L’identité juive est définie par Herzl selon ses coordonnées historiques à l’exclusion de la religion et, de fait, peu d’hommes et de femmes des temps modernes se définissent par la religion. Ce qui caractérise la modernité, c’est d’être portés comme individus par un projet national ou par un projet de classe. Dans le cas du sionisme, il s’agit pour les Juifs de vivre non plus comme une minorité nationale, mais dans un État « selon nos lois ». Il s’agit de réparer la honte et le mépris dans lesquels ils vivent en diaspora, malgré l’émancipation politique, de valoriser le judaïsme comme quelque chose de positif et, pour cela, d’interpréter les symboles bibliques comme des thèmes historiques et littéraires. Les expressions de « peuple élu », de « Tora des prophètes », ou de « messianisme » sont vidées de leur contenu religieux. « L’exil », qui était devenu, au fil des siècles, dans la kabbale, une participation mystique à la rédemption du monde essentielle à l’être juif, n’apparaît plus que comme une injustice contre laquelle il faut lutter.
9Ainsi, la religion n’a pas sa part dans le sionisme de Herzl, qui est un mouvement politique moderne, et la minorité religieuse du peuple juif le trouve absurde et scandaleux autant que le socialisme. En revanche, la recherche d’une terre, quelle qu’elle soit, est fondamentale pour bâtir un État : il faut avoir une terre pour ne plus être des étrangers. Herzl l’explique ainsi : « Qui est étranger, dans un pays ? C’est la majorité qui en décidera, c’est donc une question de force. » [6] De fait, selon la définition juridique, on acquiert la nationalité en France en naissant de parents français ou en recevant la nationalité par adoption de la nation ; c’est donc la nation qui en décide, c’est-à-dire la majorité. Si c’est la majorité qui décide, c’est la loi du plus fort qui s’applique. La majorité est à la fois la loi du droit, de la démocratie et la loi du plus fort. Or, les Juifs ne sont majoritaires dans aucun pays et ils courent donc le risque d’être décrétés un jour étrangers – comme le montre l’histoire.
Si la question de l’étranger appliquée aux Juifs était seulement juridique et politique, elle ne serait qu’une affaire de droit, ou de rapports de forces ; mais comme elle est aussi anthropologique et spirituelle, elle demande de réfléchir sur les limites du concept moderne d’identité nationale. À la question : « Qui est étranger, et qui décide qui est étranger ? » – l’émancipation proposait comme solution : « Ma patrie, c’est là où j’habite. » Mais puisque les Juifs constituent aussi un peuple, il semble y avoir un conflit avec la philosophie politique de l’État-nation, dont on a vu la naissance sous l’Ancien Régime avec les Expulsions. L’émancipation court le risque de sacrifier l’identité juive dans le temple de l’humanisme, ou sur l’autel de la patrie [7]. Ce n’est donc pas en termes de liberté religieuse que la question se pose et on ne peut pas dire simplement, comme le fit Clermont-Tonnerre en 1789 : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. » Le sionisme est un essai de répondre à cette aporie.
Sionisme : entre ancien et moderne
10Il y a dans le sionisme un élément mimétique par rapport aux peuples d’Europe : l’émancipation des individus, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la sécularisation, et un élément spécifique et symbolique : « Nous sommes un peuple qui sans cesse est revenu d’exil » qui fait que le sionisme est inséparable d’un fond de croyances, de pratiques et d’attentes. Phénomène unique, il prend le relais politique d’une tradition religieuse et permet à ce peuple d’exister sous un régime politique et culturel nouveau. Le lien du peuple juif, partout dans le monde, avec l’État et la terre d’Israël, quelles qu’en soient les frontières, fait partie de sa définition religieuse et sécularisée.
11Le sionisme est, pour le peuple juif, la mémoire d’une histoire, l’aujourd’hui d’une présence et l’anticipation d’un projet, sinon d’une promesse. Il transmet et il innove : telle est son actualité historique. Le sionisme est ainsi entre l’ancien et le nouveau ; ni dans l’ancien ni dans le nouveau, il est, explique Denis Charbit, « entre » [8]. Ce fait s’enracine dans une dimension de l’anthropologie biblique que je voudrais expliciter.
12Le présent biblique n’est pas une suite d’instants, mais un maintenant (nunc), un entre-deux du passé qui y demeure vivant et de l’avenir qui s’y annonce. Le présent du sujet biblique est transmission et avènement. Le sujet biblique est un être de relation, un être de « l’entre », une personne entre tradition et nouveauté, entre universel et particulier, entre savoir et croyance. La personne est née biblique et appartient à la genèse du sujet moderne revisité et sécularisé par Freud [9]. Dans une relation ambiguë au passé, méconnu et tenu à distance, et tendu vers l’avenir, dans une inquiétude qui sonde les abords de l’absurde, le sujet contemporain, héritier de la personne, peine à trouver le chemin de l’intériorité : ab exterioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora (Augustin) [10]. Pourtant, les concepts de « moderne » et de « personne » sont nés à la philosophie ensemble, à l’époque médiévale, et demeurent solidaires après les ruptures décisives de la Renaissance et des Lumières. C’est pourquoi le concept de personne peut aider à analyser et à guider l’histoire politique et intime des sujets engagés dans l’aventure du sionisme.
13L’histoire de l’émergence du sionisme met en évidence que l’on vit son temps et l’éclaire en se situant dans « l’entre » de la continuité et de la rupture. Cet entre-deux qui caractérise le « contemporain » [11] est repérable dans l’étymologie du mot sionisme qui conjugue « Sion », l’ancien et le particulier, avec la finale en « -isme », moderne et universelle, comme l’évoque l’autre expression qu’employait Herzl : « das alte Neuland (le vieux pays neuf) ». Les Juifs, attachés à ce territoire symbolique et juridique au nom de l’ancien (Bible) et au nom du moderne (onu), sont témoins d’une vérité anthropologique destinée à tous et d’un message qui dépasse l’usage qu’ils en font. Ils expriment quelque chose de la condition humaine et politique de tout peuple. Ils peuvent eux-mêmes l’oublier, mais ils le révèlent pour que tous puissent le savoir. Le sionisme est en cela, aux yeux de la raison politique et de la théologie catholique, un phénomène historique qui exprime quelque chose de la condition et de la mission du judaïsme non seulement en faveur des Juifs, mais aussi de ceux qui ne le sont pas.
Avec le sionisme, le judaïsme fait un chemin avec la tradition et s’enfile dans la modernité sans épouser jusqu’au bout la voie que la raison des nations avait tracée pour lui. Il dit « oui » à l’émancipation et s’abstient de faire table rase du passé. Il maintient l’équilibre, ou le déséquilibre, forcément ambigu, entre une inspiration modernisatrice pour créer un État et une inclination restauratrice pour renouer avec la terre et la langue de l’histoire et du culte. Le sionisme de Herzl opère une conjonction d’objectifs divers qui tirent du côté de la modernité et de la tradition, de la raison et des affects. Il renouvelle le politique, le théologique, et leur confrontation, et les fait bouger tous les deux par un dialogue qui comporte ses propres risques. Comme la modernité, ou la Bible elle-même, on peut juger le sionisme audacieux, bienfaisant ou dangereux, sans que l’un exclue l’autre.
Un ou deux sionismes ?
14Il ne s’agit pas d’évoquer ici la pluralité des projets et des sensibilités sionistes, ou antisionistes, dont Denis Charbit dresse le portrait érudit, mais de mettre en évidence une dualité qu’il me semble nécessaire de garder sous les yeux : le sionisme et l’américanisme. Même si la donnée linguistique mérite des nuances et que les langues ne se divisent pas comme les territoires, car tous les partisans de l’hébreu ne furent pas sionistes, ni tous les partisans du yiddish diasporiques – les uns et les autres prient en hébreu –, il y a une sorte d’harmonie qui permet de distinguer deux renouveaux parallèles dans les années 1850-1880 : celui de l’hébreu, porteur du désir de retour à Sion, et celui du yiddish, témoin de la vie en exil [12]. D’autres langues comptent, comme le russe et l’allemand, la langue du socialisme et celle des manifestes les plus importants du sionisme. Le yiddish, qui n’est pas une langue de séparation mais bien de culture et de communication, est la possibilité pour le peuple juif de s’identifier comme nation tout en étant au contact immédiat de la culture européenne : c’est dans le yiddish que circulent toutes les idées de la pensée européenne du xixe siècle, c’est par lui que le socialisme entre dans le peuple juif, de même que le nationalisme. L’hébreu caractérise aussi la modernité : après une première renaissance, tentée au début du xixe siècle par les Lumières et soldée par un échec, naît, au début des années 1880 et indépendamment du sionisme, outre une nouvelle poésie (Bialik), l’idée que l’hébreu, comme langue ancienne et moderne, interculturelle et « intertextuelle », peut devenir la langue parlée du peuple juif (Ben Yehouda) [13].
15Le sionisme historique ne consiste pas à retourner à Jérusalem afin de célébrer la Pâque : il n’est pas une nouvelle manière de vivre l’existence religieuse juive. Il ne se réduit pas non plus à l’autoémancipation politique qui ferait des Juifs une nation comme les autres, en Ouganda ou ailleurs. Il n’est pas qu’une « rédemption matérielle », mais il envisage une adaptation et un renouveau culturels du judaïsme aux Temps modernes qui importent à tous les Juifs, y compris à ceux qui ne « montent » pas à Jérusalem, et même à tous les hommes. Le retour vers la terre et vers la langue bibliques pour vivre une aventure nationale cristallise en même temps l’importance de vivre en diaspora, et c’est de manière parallèle, quoique vers une autre « frontière », que se renforce l’immigration juive vers les États-Unis [14]. Cette autre forme d’existence juive posteuropéenne, si je peux dire, qu’est l’essor du judaïsme américain doit être prise en considération car elle est indissociable de la modernité juive.
Le judaïsme américain, constitué en deux mouvements majeurs de migration, porte les traits mêlés du judaïsme et de l’américanisme. Comme le sionisme au sens classique du terme, il recherche une patrie où vivre et échapper au statut anormal et violent qui est fait au peuple juif en Europe centrale et orientale au xixe siècle et jusqu’au milieu du xxe siècle. Les principales caractéristiques du judaïsme américain, qui reflète l’ensemble de la situation américaine, sont une philanthropie généreuse et un syndicalisme puissant. C’est aussi aux États-Unis que se déplace un grand réservoir de la science juive mondiale – étude du Talmud, de la Bible et de l’ensemble de l’histoire et de la culture juive. Ce qui du judaïsme religieux a été détruit par les nazis et les soviétiques en Europe a été sauvé aux États-Unis, où se développent divers courants libéraux, conservative et toutes sortes de communautés ultraorthodoxes héritières des traditions du hassidisme d’Europe centrale et orientale, et aussi ce qu’on appelle la Modern Orthodoxy, admise par les ultraorthodoxes en même temps qu’intégrée dans la société américaine, comme à la Yeshiva University de New York [15], où nous avons organisé, avec le cardinal Lustiger, un séminaire sur « Tradition et modernité » au début des années 2000.
La dimension eschatologique des promesses bibliques permet d’unir, en théologie catholique, l’herméneutique croyante de la bible et la philosophie politique
16Il est bon d’avoir à l’esprit cette alternative interne au sionisme pour ébaucher une réflexion sur ce que la présence du peuple juif organisé en une nation, dans un État moderne, sur la « terre d’Israël », peut signifier pour un théologien qui réfléchit à la foi catholique en étant attentif à ce que vit le peuple juif dans l’histoire. Il s’agit d’éviter deux écueils, celui de dire : « ça m’est égal, ça ne me concerne pas comme théologien », ce qui serait un surnaturalisme abstrait, et l’autre de dire : « les Juifs ont un droit surnaturel divin à cette terre qui leur appartient » ou au contraire : « les Juifs ont été condamnés à la dispersion pour toujours » ce qui est, dans les deux cas, du fondamentalisme.
17Comme théologien, loin de prétendre expliquer le phénomène du sionisme par la foi, je reconnais qu’il est d’abord à analyser dans les catégories universelles de la philosophie politique moderne qu’il contribue d’ailleurs à développer. Ma tâche théologique est ensuite de désacraliser, ce qui ne signifie pas « déthéologiser », cette question « d’importance considérable pour juifs et chrétiens » et de « prêcher la compréhension mutuelle » [16]. Enfin, il s’agit de proposer une théologie apophatique, ou négative, qui ne soit ni une négation de la théologie ni une théologie du silence, mais une théologie de l’espérance.
18L’émergence du sionisme a bousculé la théologie catholique et les institutions ecclésiales en raison de son contenu politique, de sa valeur symbolique et du lien qui les unit. Ce sont ces trois données que je voudrais approfondir maintenant à la lumière de ce que l’histoire récente, et en particulier le concile Vatican II, enseigne au sujet de la liberté religieuse et du dialogue des religions. Pour cela, je rappellerai brièvement ce qu’a été la rencontre du sionisme émergent avec le christianisme dans sa diversité.
19Catherine Dupeyron raconte le malaise général des chrétiens devant l’émergence du sionisme, qu’il se trahisse par un « rejet militant » ou par un « soutien ambivalent » [17]. « En l’occurrence, aucune tradition chrétienne ne fut réellement, profondément, gratuitement bienveillante à l’égard du sionisme » que ce soit en Europe ou en terre musulmane [18].
20Les chrétiens arabes estimèrent le sionisme naissant concurrent de leur projet d’émancipation politique, quasi contemporain, et dangereux pour leur marginalité dans la société islamique. L’orthodoxie russe, au sein de laquelle est né le faux antisémite du Protocole des sages de Sion, lut le phénomène à travers sa profonde antipathie envers les Juifs, redoublée par des visées politiques tsaristes sur l’Empire ottoman en déclin. Les courants marxistes, après la Révolution de 1917, analysèrent le sionisme en termes de colonialisme et transformèrent le combat politique en lutte armée (Georges Habache, cofondateur du fplp, était un grec orthodoxe proche des courants marxistes). La doctrine diffuse de l’Église catholique présentait l’exil des Juifs comme une punition historique pour ne pas avoir reconnu le Messie. Jointe à la crainte de persécutions contre les chrétiens d’Orient, en faveur de qui le pape Pie IX (1846-1878) rétablissait des relations diplomatiques directes avec le sultan et réhabilitait le patriarcat latin de Jérusalem (1847), cette théologie entretint l’hostilité institutionnelle de l’Église devant l’émergence du sionisme et sa prudence diplomatique face à l’État d’Israël, même après sa reconnaissance officielle par l’onu en 1948.
21Les chrétiens d’Europe, dans leur ensemble, partagèrent l’indifférence de leurs concitoyens à l’égard du sionisme émergent jusque dans les années 1950. La rivalité des ambitions des nations européennes au Proche-Orient, au xixe siècle, qui avait précédé le sionisme de près de trente ans, dominait les événements et les esprits. 1917 ouvre une nouvelle étape dans la concurrence entre les projets de restauration d’une présence chrétienne et de retour juif sur la terre biblique – la reconquête de Jérusalem par les Anglais coïncide avec la déclaration Balfour – comme en témoigne la naissance d’un sionisme chrétien protestant de type millénariste, dont l’objectif est aussi ambigu dans l’ordre politique que religieux.
22L’histoire difficile de l’État d’Israël depuis 1948, marquée par les guerres, les camps, le terrorisme, « bénéficiant » d’un retentissement mondial, divise les esprits et brouille la réflexion des chrétiens. Pourtant, ce qui a manqué à la théologie pour discerner le sens des événements qui ont coalescé dans la naissance du sionisme est davantage accessible aujourd’hui, comme le montrent les gestes et la paroles des papes depuis l’« Accord fondamental » voulu par Jean-Paul II et signé entre le Saint-Siège et l’État d’Israël en 1993 (5754) [19].
23Je rappelle qu’il faut distinguer deux dimensions inséparables d’une nouvelle théologie catholique du sionisme : une philosophie politique internationale, qui cherche à comprendre l’émergence du sionisme et emprunte pour cela à la raison droite et à l’expérience des peuples les critères d’une coexistence des nations qui soit ordonnée au bien commun de l’humanité, et une herméneutique croyante de la Bible, par laquelle la raison théologique cherche un accès au sens des événements historiques et à leur lien à l’histoire du salut.
24L’herméneutique biblique catholique sait que les textes de l’Ancien Testament, selon le nom que les chrétiens donnent aux « Saintes Écritures d’Israël » (la Bible, la Tora), conservent leur sens littéral pour ceux qui les relisent dans la foi au Christ ressuscité [20]. Ce qu’entend la tradition religieuse juive dans ces textes n’est pas pour eux aboli, ce n’est pas le brouillon de la révélation chrétienne, c’est la Parole de Dieu dans les langues et l’histoire des hommes. Ce point ne fut pas ignoré de la tradition catholique et fut enseigné par ses plus grands docteurs, comme Thomas d’Aquin [21]. Cette herméneutique de la foi redevient opérante aujourd’hui non seulement au nom de la tradition, mais au nom de la raison herméneutique qui relie le sens d’un texte à l’histoire de ses interprétations.
25À partir de là, pour le théologien catholique, toute une série de textes bibliques, en particulier prophétiques, enseignent littéralement la permanence de l’élection d’Israël et l’amour sans repentance que Dieu porte à son « fils premier-né » (Exode 4, 22 ; Osée 11, 1) en vue de la bénédiction de toutes les nations. Cela ne crée aucun droit juridique ni politique à quelque terre que ce soit, mais interdit tout « enseignement du mépris » et change le regard éthique que les chrétiens, et les autres lecteurs de la Bible, posent sur leurs « frères » juifs et sur leur projet collectif.
26Je pense à des textes qui promettent le rassemblement du peuple d’exil pour qu’il puisse vivre de l’Alliance de la Tora et pour que la bénédiction des fils d’Abraham soit étendue universellement aux nations : Genèse 22, 18 ; Ézéchiel 36, 16-28 ; Ez 37, 1-14 ; Zacharie 2, 5-17 ; Za 8, 20-23 et, dans le Nouveau Testament, Luc 21, 20-24 ; Romains 11, 25-36. Les promesses contenues dans ces textes ne sont pas simplement « accomplies » dans le Christ et depuis lors désincarnées (dans la Bible, le spirituel n’est pas désincarné), elles demeurent littérales et eschatologiques. Leur exaucement passe la mesure de toute anticipation dans l’histoire dont elles orientent l’espérance :
« Je le jure par moi-même, oracle du Seigneur. Parce que tu as fait cela et n’as pas épargné ton fils unique, je m’engage à te bénir et à faire proliférer ta descendance autant que les étoiles du ciel et le sable au bord de la mer. Ta descendance occupera la Porte de ses ennemis ; c’est en elle que seront bénies toutes les nations de la terre parce que tu as écouté ma voix. » [22]
« Ce jour-là, une chaussée ira d’Égypte en Assyrie. Les Assyriens viendront en Égypte et les Égyptiens en Assyrie. Les Égyptiens adoreront avec les Assyriens. Ce jour-là, Israël viendra le troisième avec l’Égypte et l’Assyrie. Telle sera la bénédiction que, dans le pays, prononcera le Seigneur de l’univers : “Bénis soient l’Égypte, mon peuple, l’Assyrie, œuvre de mes mains, et Israël, mon patrimoine”. »
« Je vous prendrai d’entre les nations, je vous rassemblerai de tous les pays et je vous amènerai sur votre sol. Je ferai sur vous une aspersion d’eau pure et vous serez purs ; je vous purifierai de toutes vos impuretés et de toutes vos idoles. Je vous donnerai un cœur nouveau et je mettrai en vous un esprit nouveau ; j’enlèverai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. »
Le principe d’interprétation de ces textes que propose la théologie catholique est donc celui-ci : ces promesses divines, qui concernent le peuple d’Israël des temps bibliques et son rassemblement après l’exil, s’adressent dans la foi au peuple juif croyant d’aujourd’hui. Elles ne sont pas à spiritualiser et à appliquer aux chrétiens seuls, mais ce qu’elles annoncent de la bienveillance divine ne garantit dans la suite de l’histoire aucune réalisation politique intégrale. L’ouverture eschatologique à ce que l’histoire prépare, mais ne donne pas, est la caractéristique fondamentale des promesses de l’Ancien et du Nouveau Testament. On ne doit croiser l’éclairage de la raison politique et de l’herméneutique biblique sur un événement historique que dans cette perspective eschatologique. Il me semble que c’est ce que propose pour sa part le rabbin Avraham Yitzak Ha-Cohen Kook qui réconcilie la tradition religieuse juive avec le sionisme « en discernant dans la renaissance de la terre et de la nation ni plus ni moins que le “début de la rédemption” » [23].« Je demande donc [interroge saint Paul] : Dieu aurait-il rejeté son peuple ? Certes non ! Car je suis moi-même israélite, de la descendance d’Abraham, de la tribu de Benjamin. Dieu n’a pas rejeté son peuple que d’avance il a connu… Par rapport à l’Évangile, les voilà ennemis, et c’est en votre faveur ; mais du point de vue de l’élection, ils sont aimés, et c’est à cause des Pères. Car les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables. »
C’est par des moyens humains que les hommes bâtissent leur cité dans l’histoire en s’aidant de ce qui est à leur disposition pour chercher le bien commun, pour susciter leur élan, pour purifier leur jugement et former leur conscience – et c’est à ce niveau d’intériorité que la Tora, l’Évangile et la grâce contribuent aux événements historiques. On retrouve ici l’anthropologie de la personne et de son intériorité. Un adage évangélique résume l’enseignement de la raison politique et de la tradition biblique : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » [24] Pour l’herméneutique biblique comme pour la raison politique, le lien du peuple juif à la terre biblique est inaliénable, il fait partie de son devenir et de celui du monde, mais la réalisation d’un État moderne par le sionisme, comme garantie de cette présence, n’en est qu’une forme historique qui ne peut se prévaloir d’aucun « droit sacré », sinon celui que la raison politique reconnaît tel : le respect du droit international. Il n’est pas l’accomplissement des promesses eschatologiques, mais il peut en devenir un instrument – sans que cela soit nécessaire à sa légitimité juridique déjà pleinement garantie – s’il contribue à une présence juste et sainte du peuple juif sur la terre d’Israël.
La théologie et la philosophie politique devant la particularité de l’état d’Israël
30À la lumière de l’histoire, réfléchie par la philosophie politique et par l’herméneutique biblique, il apparaît que l’État d’Israël n’existe pas parce que la Bible donnerait cette terre à ce peuple, mais parce que l’onu en a décidé ainsi. Il est ainsi, parmi l’ensemble des États du monde, un de ceux dont le lien à une terre est établi de la manière la plus légale, la plus juridique, malgré le problème permanent que pose la coexistence politique de deux peuples sur une terre qui n’était pas « vide », et le problème plus grave encore que pose le fait que les frontières de l’État d’Israël englobent aujourd’hui des territoires dont l’appartenance ne lui est pas reconnue par l’onu.
31Comme le sionisme interroge la conscience juive aux Temps modernes sur la manière de vivre dans une nation et un État, la politique internationale demande que le philosophe, pas moins que le théologien, médite ce que cet État lui apprend de l’histoire et de l’organisation internationale. Car l’histoire humaine et surnaturelle nous a légué le peuple juif, religion et nation, et il est impossible de dire aux Juifs : « Excusez-nous, en 1948 on a fait une erreur, on va revenir en arrière, on va à nouveau vous disperser. » L’histoire pose un problème qui dépasse l’histoire, la politique une question qui relance la politique. Il existe dans la chair de l’humanité une question : « Où et comment vont vivre les Juifs ? », qui concerne toute l’humanité, qu’on soit chinois, colombien, canadien ou français ; et si, pour la foi, c’est le peuple de Dieu et le témoin de l’action de Dieu duquel Jésus-Christ est né, quelle est, pour la raison politique, la fécondité de l’existence de cet État et de ce peuple pour la genèse de l’humanité dans la justice et la paix ?
32On ne peut poser cette question sans revenir sur le fait que le religieux, parce qu’il est de l’ordre de l’intime, est une affaire privée en démocratie, c’est-à-dire distinct de l’ordre politique. Le sionisme, malgré des risques de dérive « romantique » avérés, n’est pas, pour le théologien ni pour le philosophe, un fondamentalisme parce qu’il ne se réclame ni d’une religion qui tiendrait de Dieu un droit sur une terre, ni, bien sûr, d’un racisme qui identifierait l’être juif à un sang et à un sol. Ce lien historique intime entre une nation et une terre demande un approfondissement de la réflexion anthropologique.
33Que ce soit la Haskalah, les Lumières juives, qui dissocie la religion de la nation, ou les premiers sionistes qui, inversement, dissocient la nation de la religion, l’époque moderne s’efforce de penser l’autonomie du religieux et du politique. Le politique moderne se fonde sur une anthropologie, sans recourir à une métaphysique religieuse, afin de séparer la recherche de la vérité de toute contrainte de pouvoir, ce qui garantit en retour aux religions et aux spiritualités le droit de ne pas être instrumentalisées par le politique. À un certain niveau, toute option religieuse ou humaniste personnelle a un enjeu politique, comme le montrent la condamnation de Socrate, le martyre de rabbi Akiva ou le procès de Jésus. L’anthropologie de la personne, mieux que celle de l’individu ou de l’anti-individualisme, rend compte du lien et de la distinction entre les choix intimes du sujet et sa participation à la vie publique.
34Que nous apprend donc, dans l’ordre politique, la renaissance de l’État d’Israël ? Le sionisme voulait mettre un terme à l’état d’insécurité et de vie anormale d’un peuple parmi tous les peuples pour le faire entrer dans une existence juste et paisible, par des moyens inspirés de la diplomatie et de la raison politique moderne : la naissance d’un État-nation. Devant le constat de l’antisémitisme européen et de l’échec à garantir à chacun le statut d’égalité proclamé, Herzl rêvait de donner aux Juifs la protection qu’un État accorde à ses nationaux. Le peuple juif devait chercher un nouveau moyen d’exister et de s’organiser, mais alors qu’on fait partie du peuple juif par naissance, ou par conversion, on appartient à la nation juive par un choix politique personnel ; ainsi un Juif français, membre du peuple juif, ne fait pas partie sans le vouloir de la nation juive organisée par l’État d’Israël. Il appartient au peuple juif et à la nation française, sans y être un étranger ou un moins bon citoyen. C’est par une libre adhésion qu’il peut faire partie de la nation juive organisée par l’État d’Israël. C’est pourquoi Herzl choisit la voie diplomatique pour obtenir que le peuple soit reconnu comme une nation à l’égal des autres nations, car son idéal, qui est une manière de répondre au projet et aux limites de l’idéal des Lumières sans quitter la modernité, est celui de l’égalité : égalité de traitement pour les Juifs dans les États où ils vivent, égalité de traitement pour l’État d’Israël parmi les nations.
35Au-delà du rêve projeté, l’État d’Israël, dans sa réalité actuelle, regroupe et reconnaît plusieurs nations – des Druzes, des Arabes et des Juifs – auxquelles il donne des droits de citoyenneté relativement égaux avec une nationalité commune. Notons ce fait intéressant qu’Israël n’a pas inventé cette organisation, qui est de droit ottoman. Cependant, l’État d’Israël reconnaît en particulier la nation juive, qu’il favorise en disant que tout membre du peuple juif qui se reconnaît, par libre choix, membre de la nation israélienne et de l’organisation politique de l’État d’Israël, peut librement « monter » en Israël et y émigrer de droit (« loi du Retour »). Le peuple juif est honoré de cette manière par une règle spécifique d’admission dans la nation israélienne et par là dans la citoyenneté de cet État plurinational. Qui plus est, on entre dans la nation juive, régie par l’État d’Israël, selon les critères établis par la tradition religieuse et culturelle pour entrer dans le peuple juif. Autrement dit, c’est par conversion religieuse qu’on peut entrer dans le peuple juif, et ainsi dans la nation, ce qui est reconnaître à une religion une place particulière et une certaine autorité pour permettre l’agrégation au peuple juif et, si on le souhaite, à la nation juive.
36L’État d’Israël, qui se présente comme un État laïque, a accepté cette non-indépendance par rapport à la religion pour ne pas être en divorce avec le judaïsme de la diaspora qui conserve cette règle et ne pas créer deux régimes d’appartenance au peuple juif, la citoyenneté israélienne et la conversion religieuse. Cet État laïque plurinational, qui n’est pas indépendant de la religion juive, mais autonome par rapport à elle, puisqu’il se donne ses propres lois et veille à la liberté religieuse de tous, montre que l’autonomie mutuelle du religieux et du politique s’édifie sans cesse selon une dialectique de l’universel et du particulier qui passe à l’intérieur de chaque personne.
37La religion n’est pas réductible à la vie privée, mais l’initiative politique, inspirée de choix personnels, doit s’exprimer dans le langage de la raison et de la recherche du bien commun. La religion, qui s’incorpore à des sociétés historiques particulières, ne cherche pas à se soumettre le politique quand elle inspire les choix individuels au nom de la conviction intime et les partage au nom de l’appartenance à l’humanité commune. La théocratie, au contraire, devient un pouvoir sur la religion et la source d’une tyrannie de l’intime (enviée par Staline), comme le montre le fait que la liberté religieuse disparaît toujours avec la liberté politique.
Le changement profond du lien social dans notre « ultramodernité » – le « désenchantement » du monde politique apporté par la démocratie et redoublé par l’effet de fragmentation du corps social que produisent les techniques – attend une nouvelle anthropologie qui permette de réfléchir à la coprésence et à la distinction des religions et du politique – comme celle que propose une pensée personnaliste. À l’heure où la Chine s’éveille à son rôle dans le monde globalisé, et où l’ébranlement des régimes autoritaires arabes manifeste la puissance de l’individualisme comme mouvement historique, nous avons besoin de renouveler la pensée du sujet et du lien social au-delà du conflit de l’individualisme et de l’anti-individualisme [25].
L’unité de l’État d’Israël est une unité de nations d’origines diverses, qui n’est pas une acculturation telle que tout le monde quitterait sa culture originelle pour constituer un Homo hebraïcus novus : le pluralisme politique est fort, parfois menaçant, entre les courants juifs eux-mêmes de la gauche pacifiste et de la droite nationaliste ou religieuse. Outre les différences vives à l’intérieur du sionisme, et toute une variété d’autocritiques, il y a aussi ceux qui le refusent. Le pluralisme culturel et national d’Israël doit intéresser les États qui ont à organiser des flux migratoires et des installations de population. Il est vrai que le sionisme aboutit à un État démocratique mais non républicain : à différence de la République française, à l’unité presque monolithique, l’État d’Israël reconnaît différentes nations et les organise sans vouloir les assimiler à un seul modèle culturel. Il admet une pluralité dans la « chose publique (res publica) » elle-même. Le chemin d’une citoyenneté des nations pourrait intéresser l’Europe et permettre de préparer une citoyenneté européenne sui generis, interculturelle et plurilinguistique, qui ne nierait pas les citoyennetés et les cultures nationales, mais s’appuierait sur elles et les valoriserait. Ce type d’unité qui n’exclut pas, mais confirme les particularités qu’elle inclut, n’est pas loin de la signification étymologique de l’adjectif « catholique (kath’ holon : selon le tout) ». Dans le cas particulier de l’État d’Israël, cette solution permet que la nation juive, avec son lien constitutif à une religion, existe avec d’autres nations qui n’ont pas ce lien, et que soit garantie l’autonomie culturelle du peuple juif et de la nation juive tout en maintenant une unité étatique qui doit, ou devrait, être au service de la sécurité de tous et de l’égalité de chacun des citoyens dans un cadre politique moderne.
« Mes yeux devancent la fin de la nuit pour méditer sur ta promesse. » (PS 119, 148)
38Le vouloir vivre du peuple juif n’est pas qu’un vouloir vivre religieux ni qu’un vouloir vivre politique, et le sionisme porte la trace de cette diversité dans ses réalisations et ses objectifs. Certains sionistes disent que le plus important est d’être une nation, et ils sont prêts à donner un peu de terre pour le rester. Pour d’autres, le plus important est la langue et la culture ; pour d’autres c’est le territoire, comme garant de la sécurité, de l’intégrité nationale ou de la bénédiction divine. Ce qu’on met en avant dans le sionisme : l’axe politique, économique, culturel, territorial ou, maintenant, religieux définit des formes de relation à l’histoire et aux autres peuples différentes. Qu’est-ce qui est moyen, qu’est-ce qui est fin ? Est-ce qu’avoir tout le territoire c’est la fin, ou peut-on céder de la terre pour avoir la paix et être juste ? Le but du sionisme est-il de permettre au peuple juif d’exister comme une nation sécularisée ? Pourquoi et comment ? Autant de questions que le peuple juif gère lui-même, mais non pas seul, car il n’est plus aujourd’hui un innocent persécuté ou un paria volontaire : il est une nation qui doit négocier sa sécurité, assurer sa prospérité, pratiquer la justice et chercher la paix dans le service du bien commun.
39Le sionisme, depuis sa naissance, n’a cessé d’être contesté, de l’intérieur et, par ses adversaires, de l’extérieur, qui sont allés jusqu’à le mettre à l’index comme racisme dans une résolution de l’onu qui fut ensuite annulée. L’antisionisme peut abriter le vieil antisémitisme. En fait, le sionisme a réussi à rassembler beaucoup de Juifs différents, mais non pas tous les Juifs. Il a permis une cohésion nationale dans la diversité et, après la Shoah, une résurrection du peuple juif, même s’il a un temps dénié l’hétérogénéité des conditions sociales, des conceptions idéologiques, des imaginaires politiques, des ancrages géographiques, culturels et religieux de ceux qu’il réunissait. Au-delà des divisions et des violences, il est aujourd’hui un consensus vécu par une immense majorité de Juifs, malgré des désaccords profonds sur les moyens et les fins. Avec ses ambiguïtés, il reste une clarté dans les obscurités de l’histoire.
40Une nouvelle théologie catholique du sionisme témoigne de ce que cette lumière peut être perçue au-delà du peuple juif. Quand on médite sur ce que signifie le fait de transformer un vœu religieux millénaire – le retour à Sion – en une réalisation politique sécularisée, on découvre une nouveauté, un risque et peut-être une espérance pour le peuple juif et pour les nations au seuil d’un nouvel âge de l’histoire humaine mondialisée.
Notes
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[1]
Paul Thibaud, « À propos du sionisme » dans Sens, Nouvelle Série no 285 (2004/3), p. 98.
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[2]
Cf. Jean-Marie Lustiger, La Promesse, École cathédrale-Parole et Silence, 2002 et Pierre Lenhardt, À l’écoute d’Israël en Église, t. I et II, Collège des Bernardins-Parole et Silence, 2006 et 2009.
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[3]
Clemens Thoma, Théologie chrétienne du judaïsme. Pour une histoire réconciliée des juifs et des chrétiens, trad. de Maurice Vidal et Olaf Hahn, École cathédrale-Parole et Silence, 2005 [1978].
-
[4]
Quelques chiffres intéressants à noter. Le xixe siècle est, pour tous les peuples d’Europe, un siècle d’expansion démographique – selon les estimations de Josy Eisenberg, Histoire moderne du peuple juif, Paris, Stock, 2007 (1997) –, il y a 2 500 000 Juifs au monde en 1815. Ils sont 7 750 000 en 1880 et presque 16 000 000 en 1930. En 1815, sur les 2,5 millions de Juifs, il n’y en a que 16 % en Europe occidentale, 44 % sont en Europe orientale et 40 % au Proche-Orient. L’Europe occidentale représente une minorité du peuple juif qui, en outre, diminue : elle passe de 16 % à 13,5 %, en 1880 ; à 12,5 % en 1930 et, en 1970, de l’ordre de 10 %.
-
[5]
Cf. Élisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, Albin Michel, 2009.
-
[6]
Cf. Josy Eisenberg, Histoire moderne du peuple juif, 2007, p. 507.
-
[7]
Cf. ce témoignage d’un jeune soldat, Henry Lange : « Le 6 septembre 1917/Mon Général/Je me suis permis de demander à passer dans l’infanterie pour des motifs d’ordre personnel. Mon cas est en effet assez différent de celui de la plupart des combattants. /Je fais partie d’une famille israélite, naturalisée française, il y a un siècle à peine. Mes aïeux, en acceptant l’hospitalité de la France, ont contracté envers elle une dette sévère ; j’ai donc un double devoir à accomplir : celui de Français d’abord ; celui de nouveau Français ensuite… » dans J.-P. Guéno et Y. Laplume, Paroles de poilus. Lettres et carnets du front 1914-1918, « Inédit », Librio, 1998, p. 16.
-
[8]
Cf. Denis Charbit, Qu’est-ce que le sionisme ?, Albin Michel, 2007.
-
[9]
Cf. Julia Kristeva, Cet incroyable besoin de croire, Bayard, 2007.
-
[10]
« De l’extérieur vers l’intérieur et de l’intérieur vers le supérieur. »
-
[11]
Cf. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Rivages, 2008.
-
[12]
Royaumes juifs. Trésors de la littérature yiddish, présenté par Rachel Ertel, coll. « Bouquins », Robert Laffont, 2008.
-
[13]
Pour le débat historique sur la compatibilité entre la « langue sacrée » et la sécularisation de l’hébreu moderne, voir Stéphane Mosès, « Langage et sécularisation chez Gershom Scholem » dans Archives des sciences sociales des religions, 60/1 (1985), p. 85-96. Pour la suite de l’histoire, voir le triptyque cinématographique de Nurith Aviv : D’une langue à l’autre ; Langue sacrée, langue parlée ; Traduire (Éditions Montparnasse, 2011).
-
[14]
Les premiers Juifs installés dans les futurs États-Unis sont d’anciens marranes brésiliens (1654). En 1800, on compte 2 000 Juifs aux États-Unis, 15 000 en 1840, 25 000 en 1880, 320 000 en 1920 d’après Josy Eisenberg, op. cit., p. 522.
-
[15]
Cf. William B. Helmreich, The World of the Yeshiva. An intimate portrait of Orthodox Jewry, augmented edition, New Jersey, Ktav Publishing House, 2000 (1982).
-
[16]
Gaston Fessard, La Philosophie historique de Raymond Aron, préface de Jeanne Hersch, Julliard, 1980, p. 400-401.
-
[17]
« Christianisme et sionisme : du rejet militant à un soutien ambivalent », dans Regards croisés sur le Proche-Orient, sous la direction de Michel Derczansky, coll. « Perspectives », Yago, 2011, p. 93-116.
-
[18]
Id., p. 94.
- [19]
-
[20]
Cf. Commission biblique pontificale, Le Peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne, préface du cardinal Joseph Ratzinger, 2001, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/pcb_documents/rc_con_cfaith_doc_20020212_popolo-ebraico_fr.html
-
[21]
Cf. Somme de théologie Ia, q. 1, a. 10 : « Les textes de l’Écriture sainte doivent-ils être expliqués selon plusieurs sens ? » et Ia-IIae q. 102, a. 2 : « Les préceptes cérémoniels sont-ils figuratifs ? »
-
[22]
Traduction tob (légèrement corrigée), Le Cerf-Bibli’O, 2010.
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[23]
Denis Charbit, op. cit., p. 235.
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[24]
Matthieu chapitre XXII, verset 21.
-
[25]
Je me permets de renvoyer à mon livre : Pour un nouvel humanisme. Essai sur la philosophie de Jean-Paul II, Collège des Bernardins-Parole et Silence, 2011.