Cités 2009/4 n° 40

Couverture de CITE_040

Article de revue

La sollicitude et ses usages

Pages 139 à 158

Notes

  • [1]
    En particulier grâce à Patricia Paperman et Sandra Laugier.
  • [2]
    Voir Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, trad. H. Maury, Paris, La Découverte, 2009, préface à l’édition française, p. 17.
  • [3]
    Voir Winnicott, Le bébé et sa mère, Paris, Payot, 1992.
  • [4]
    Dans La souffrance à distance (Paris, Métailié, 1993), Luc Boltanski a très bien montré que la parabole du Bon Samaritain doit se comprendre à travers le paradigme de l’engagement dans une action appropriée et non comme une simple manifestation de compassion (p. 21-24).
  • [5]
    Voir encore les analyses de Luc Boltanski, La souffrance à distance, op. cit. : la compassion appartient au registre des émotions sympathiques, celles qui nous font partager les plaisirs et les peines d’autrui.
  • [6]
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
  • [7]
    Dans des perspectives très différentes, voir Judith Butler, Le récit de soi, Paris, PUF, 2006, et Carol Gilligan, Une voix différente, Paris, Flammarion, « Champs-Essais », 2008, surtout le chapitre 3.
  • [8]
    Voir Éthique à Nicomaque, VI, 8 et 9 : la prudence, ayant rapport aux choses singulières, suppose de savoir agir au bon moment.
  • [9]
    Voir Avishai Margalit, L’éthique du souvenir, Paris, Climats, 2006. L’éthique est du domaine des relations denses et la morale du domaine des relations ténues : parents, amis, partenaires, amoureux contre le fait d’être humain ou encore comparaisons de situations, exemples contre grands principes qui guident l’action.
  • [10]
    Je renvoie à la distinction qu’accomplit Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre (Paris, Le Seuil, 1990, p. 200-201) entre visée éthique et norme morale, visée téléologique (de tradition aristotélicienne) et moment déontologique (de tradition kantienne).
  • [11]
    In a Different Voice, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1982, et Une voix différente, op. cit.
  • [12]
    Joan Tronto, Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Routledge, 1993, p. 135, dans la traduction française déjà citée, p. 181-182.
  • [13]
    Voir Eva Feder Kittay, Love’s Labor. Essays on Women, Equality, and Dependency, Londres - New York, Routledge, 1999 ; l’ouvrage est particulièrement intéressant pour définir la notion de « dépendance » dans le cadre de relations toujours complexes, voire ambivalentes.
  • [14]
    On peut renvoyer à Big Mother de Michel Schneider (Paris, Odile Jacob, 2002) qui en appelle au paradis perdu de la référence paternelle et de l’ordre symbolique, dépositaires de la fonction d’autorité.
  • [15]
    Dominique Méda, Hélène Périvier, Le deuxième âge de l’émancipation des femmes, Paris, Le Seuil, 2007.
  • [16]
    Joan Tronto, Un monde vulnérable, op. cit., p. 217 et p. 166-167 pour l’édition américaine.
  • [17]
    Voir l’excellent volume dirigé par V. Held, Justice and Care. Essential Readings in Feminist Ethics, Boulder, Westview Press, 1995.
  • [18]
    Susan Moller Okin, Justice, genre et famille, trad. L. Thiaw-Po-Une, Paris, Flammarion, « Champs-Essais », 2008, p. 55.
  • [19]
    Antoine Garapon, Frédéric Gros, Thierry Pech, Et ce sera justice, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 248-249.
English version

1Il existe, aujourd’hui, un véritable engouement pour les réflexions qui portent sur le souci des autres comme attention et soin apportés aux autres. Pourquoi cet intérêt pour une relation aux autres qui pose un certain nombre de problèmes à cause de son asymétrie et peut cacher, derrière une bienveillance de façade ou une activité de soin, de véritables relations de pouvoir ? Outre les questions de service à la personne devenues cruciales pour l’avenir de nos sociétés, on peut légitimement évoquer dans le domaine des sciences humaines anglo-américaines une ère du care qui fait de la considération des autres une affaire d’expériences capables de modifier notre relation à la justice. Les travaux sur le care ont été depuis plusieurs années largement introduits en France par le biais d’une forme d’ethnographie morale qui s’enracine dans un recours aux acteurs et à la vie ordinaire [1]. La perspective adoptée n’est pas seulement celle d’une relecture de ce courant mais elle consiste, plus radicalement, à penser la possibilité de sentiments moraux et d’activités qui leur sont attachés comme soulager la douleur d’un patient, éduquer des enfants, secourir un blessé, venir en aide à des populations confrontées à la détresse sociale, faire le ménage ou les courses. Pour toutes ces activités déportées vers les besoins d’autrui, l’utilisation du concept de « sollicitude » pour en rendre compte et les identifier permet d’unifier des pratiques qui mêlent le souci et le soin. Nous sommes dans des perspectives où les individus exercent la sollicitude. Mais, comment comprendre ces usages de la sollicitude ? Comment se structurent-ils alors même que tout un imaginaire social associe les tâches liées à la sollicitude aux femmes, aux populations fragiles, la sollicitude étant rendue invisible par les puissants ? En d’autres termes, la question des usages de la sollicitude est indissociable de la possibilité de penser un monde plus démocratique, plus fraternel, ce qui suppose de comprendre et de dénoncer des différences qui valent souvent comme des injustices. Selon Joan Tronto, de telles problématiques supposent un rapport concret au monde contemporain, un diagnostic des situations : « Assumer la différence, accorder à chacun des humains sa dignité et ses droits, prendre en charge les iniquités matérielles réelles, protéger l’environnement de la planète. » [2] S’il existe bien des usages de la sollicitude ou du care, c’est dans la perspective d’une philosophie soucieuse des circonstances, des moindres variations sensibles, et qui nous plonge immédiatement dans une réflexion de tradition empiriste.

POURQUOI LA SOLLICITUDE ?

2Pourquoi réfléchir sur la sollicitude considérée souvent comme une vieille notion ou encore comme une valeur mineure ? D’un point de vue populaire, la sollicitude désigne les soins attentifs prodigués à une personne (en latin, sollicitudo, inquiétude, souci des autres ou attention, soin avec lequel on s’applique à quelqu’un). « Témoigner de la sollicitude », c’est se préoccuper de quelqu’un, s’occuper de ceux et de celles qui en ont besoin à un moment donné, dans un contexte particulier. Il existe, dans l’imaginaire social, une figure paradigmatique de la sollicitude, la « sollicitude maternelle » qui manifeste à la fois le soin et le souci porté par la mère à l’égard de ses enfants : c’est la mère ordinairement dévouée pour le psychanalyste et pédiatre Winnicott [3], c’est le doux rayonnement familial de Mrs Ramsay, indulgente avec son fils et profondément compréhensive à l’égard de son époux dans Promenade au phare de Virginia Woolf.

3Il nous faut cependant aller plus loin. Se comporter avec sollicitude, c’est exercer une activité mais une activité à la limite de l’activité. Ainsi, la sollicitude s’exerce mais elle n’est pas une pratique comme les autres tant elle est essentiellement réactive face à un autre singulier dans la détresse ou dans le besoin : elle répond en réparant, en aidant au développement ou en protégeant car elle s’exerce en réponse à la dépendance, ce qui implique une combinaison de passivité et d’activité, une mobilisation de tout ce qui peut permettre d’intervenir dans l’accueil d’une situation où la vie, soit est mise en danger (extrême vieillesse, maladie ou dépression, très grande pauvreté, etc.), soit a besoin d’autrui pour se développer (début de vie) : tout ceci avec l’intelligence bien sûr mais aussi l’imagination, les affects et le corps. La sollicitude tient dans une forme de délicatesse d’une relation humaine fortement asymétrique et confrontée au pouvoir que peut exercer le moins vulnérable, le plus compétent, celui ou celle qui soigne, le riche ou le puissant. Il n’existe pas de souci des autres qui ne soit confronté au risque de la prise de pouvoir sur un autre destin fragile. Exprimée dans le soin qui signe l’entrée dans la vie d’un enfant, elle peut prendre la forme d’une délicatesse dans le soin ; c’est alors d’abord une capacité (non pas naturelle mais acquise par de multiples points de contact avec la vie) à faire les bons gestes pour maintenir un corps qui entre dans la vie, pour l’aider à se développer sans pour autant faire intrusion. Plus généralement, la sollicitude peut être comprise comme un talent à prendre en charge une vie dépendante, un corps fragile ou diminué, plus ou moins viable. Elle exprime une intelligence sensible au service de la conduite de la vie d’un autre dans le besoin.

4Bien sûr, on peut se soucier d’autrui de différentes manières : par l’amour qu’on lui porte, parce qu’on lui prête assistance alors qu’il est souffrant, parce qu’on veut le protéger et qu’on s’inquiète en permanence des dangers et des échecs qui le guettent, plus généralement, parce qu’il est perçu comme vulnérable ou dépendant et doit être accompagné pour continuer à vivre. Cette attention particulière à autrui se manifeste à travers des actions qui prennent en charge ou protègent l’être souffrant, en danger, aimé ou en situation de vulnérabilité. Elle comprend des comportements très différents qui peuvent mélanger l’amour, le sens de la responsabilité, le besoin de protection, le secours des plus faibles. Cependant, elle se déploie toujours dans des actions tournées vers les autres que l’on entreprend plus ou moins spontanément, pour préserver ou soutenir des vies appréhendées dans leur difficulté ou leur fragilité. L’attention se produit au nom d’une réponse à apporter à des êtres dépendants dont le statut de sujet doit être pensé à travers la nécessité de la survie, du maintien de la vie ou du mieux vivre. En d’autres termes, comment accompagner des existences trop assujetties ou soumises aux contingences sociales et affectives ? L’être humain n’est pas seulement un sujet de droits ; il est aussi une personne dont le déploiement de la puissance de vie est empêché. Nous sommes souvent des êtres dépendants car vulnérables.

5La parabole du Bon Samaritain peut servir d’illustration à ce devoir d’attention à la vie des autres. On peut penser qu’elle porte sur la présence ou l’absence de sollicitude dans le comportement humain même si, bien sûr, cette parabole envisage l’exercice de la sollicitude dans le cadre très déterminé d’un message chrétien. Disons qu’elle a pour amorce une vie en danger que menace la mort si elle n’est pas secourue. En effet, un homme est laissé sur une route à demi mort par des brigands. Deux premiers passants, juifs comme lui, religieux de profession, passent pourtant leur chemin. Un troisième, Samaritain, ennemi des Juifs, s’arrête, soigne ses plaies et le charge sur sa monture pour lui trouver un gîte. La parabole vaut comme leçon de comportement à l’égard de quiconque puisqu’elle se termine par une recommandation du Christ qui vaut pour toute vie : « Jésus a dit alors : Va, et agis de cette façon », comme le Samaritain qui s’est ému de l’homme blessé et a agi en répondant à la blessure.

6Ainsi, nous ne sommes pas tous également mobilisés devant le spectacle de la grande vulnérabilité. Certains sont plus à même que d’autres de porter secours à autrui, d’accomplir une action orientée vers le soulagement de la vie fragilisée. La sollicitude n’est pas une affaire de principes ou de discours (comme le prêtre et le lévite, les premiers sur la route du blessé, savent en dispenser). Il s’agit de pouvoir s’émouvoir et de savoir déployer une action faisable, sans compétence apparente, à l’égard d’un individu déterminé (panser des plaies, accompagner un être blessé, prendre du temps, etc.). L’action accomplie n’est pas proprement héroïque ou grandiose mais, appropriée à la situation, elle s’avère nécessaire et fondamentale quant à ses conséquences pour la vie de l’être en danger. Ainsi, le récit du Bon Samaritain permet d’établir la vérité suivante : on n’a pas de la sollicitude mais on l’exerce. La sollicitude n’est pas une qualité inhérente aux êtres. C’est un appel de l’autre fragilisé chez qui la difficulté à vivre nécessite des actions appropriées à la situation qui font quitter momentanément la sphère de ses propres intérêts [4].

7Ajoutons que c’est l’humain le moins qualifié, le moins reconnu socialement, un paria pour un Juif, qui prête attention à celui dont la vie vient d’être mise en danger et qui risque de mourir si personne ne s’occupe de lui. De même, celui qui souffre n’est pas qualifié socialement. On peut alors tirer de la parabole une seconde vérité : la sollicitude ne vient ni de moi, ni d’autrui. Elle ne provient pas de la rencontre entre des sujets identifiés. L’indétermination du blessé et du Samaritain met en perspective l’importance de la relation contingente qui se constitue et qui dépend de la conjoncture moi-autrui, d’une situation fixée dans un moment et dans un lieu. Ainsi, c’est la conjoncture moi-autrui – une situation relationnelle particulière – qui qualifie les protagonistes à partir d’un constat : le Samaritain sait voir ce que d’autres n’ont pas vu. Il sait s’émouvoir et agir en conséquence.

8Finalement, le Bon Samaritain est un homme anonyme qui, de manière inexpliquée, se soucie d’un homme rendu trop vulnérable. Alors que d’autres, plus proches et plus qualifiés, ont négligé leur devoir, le Samaritain s’est engagé dans une expérience que les actes ou les conséquences qualifient de morale. La situation qualifie l’acteur moralement et non socialement. Une telle conduite s’enracine dans l’émotion suscitée par la vulnérabilité.

9On peut alors retenir trois caractéristiques de la sollicitude : l’action ou la réponse appropriée, le poids de la situation relationnelle ou de la conjoncture, le classement en expérience morale qui implique une qualification a posteriori de celui qui prête attention à l’autre vulnérable. Ces trois caractéristiques condamnent toute vision restreinte ou naïve de la sollicitude qui reviendrait à l’enfermer dans des dispositions à se soucier du bien-être d’autrui. Il n’est pas seulement question d’une sensibilité empathique à l’égard de la vulnérabilité des autres. Comprendre de manière aussi limitée la sollicitude, ce serait lui dénier toute réalité pratique ; ce serait surtout oublier que la sollicitude n’existe que dans des supports, dans des actions qui permettent de qualifier telle ou telle relation humaine particulière même si, bien sûr, il n’existe pas de sollicitude sans référence à la sensibilité et à la sphère des affects, moteurs des actions entreprises.

10Plus encore, la sollicitude n’est ni la compassion, ni la charité. La compassion reste du côté d’une empathie qui vaut comme un sentir pour l’autre. Le système médiatique, qui rend acceptable le spectacle de la souffrance à distance (des guerres, des famines, des catastrophes naturelles ou industrielles, de la maltraitance ou du crime) en utilisant justement nos émotions empathiques, nous fait compatir. Il nous rend spectateurs de ce qui ne se contemple pas : compatir c’est alors regarder la vie d’autres en danger, imaginer le vécu de souffrances que l’on n’est pas en train de vivre et se laisser gagner, pour un temps, par la détresse des autres. Celui qui compatit se transforme en spectateur de la souffrance, en individu réactif manipulé de manière apparemment non violente puisqu’il s’agit de diriger les bons sentiments sur fond d’un partage radical entre ceux qui souffrent et ceux qui ne souffrent pas, entre les gens malheureux et les gens heureux ; la souffrance à distance, dans notre univers contemporain, prend la forme d’images télévisuelles difficilement supportables diffusées au titre de l’information journalistique au moment où les familles sont rassemblées pour le repas du soir. C’est à travers la distance que la souffrance peut provoquer de la compassion. Alors, faut-il réduire la sollicitude à ce fonctionnement compassionnel qui oriente nos sentiments vers une simple réactivité affective dirigée par notre statut de spectateur et non d’acteur [5] ? Sauver la sollicitude, c’est la distinguer de ce devenir médiatique de la compassion pour la lier à l’aide, au secours, à la protection, bref à l’engagement dans l’action. La sollicitude ne consiste pas en un sentimentalisme mou qui transformerait la vulnérabilité humaine sous toutes ses formes en spectacle organisé qui programmerait même nos conduites humanitaires.

11Quant à la charité, elle s’actualise par le ressort de l’au-delà, principe chrétien abstrait de l’amour du prochain très loin de la relation singulière et contextuelle qu’établit l’exercice de la sollicitude. D’une certaine manière, la sollicitude contrairement à la charité est sans raison. L’acte charitable est certes aussi un acte, en un sens beaucoup plus clair que l’exercice de la sollicitude car il est accompli au nom d’une morale identifiée comme morale transcendante : il concerne prioritairement les pauvres et instaure, à la différence de la compassion, des relations très asymétriques, très distanciées. La charité suppose un regard surplombant. Selon Robert Castel dans Les métamorphoses de la question sociale [6], la charité s’est intégrée très vite à l’Occident chrétien dans une logique de l’assistance, un souci de gestion rationnelle de l’indigence qui accomplit d’ailleurs, parfois, des partages entre bons et mauvais pauvres. À la différence de la charité, du côté du don et de l’assistance au nom d’un idéal chrétien, la sollicitude, interpersonnelle et propre à un contexte, n’est pas réglée par un principe. L’exercice de la sollicitude recourt à des opacités : celle de l’agent dont le souci de soi peut être compromis par le soin fourni à un autre que lui, celle du sujet soigné manifestant de la résistance dans la relation ou un trop-plein affectif. S’occuper de, aider, faire attention à, to care for ou to take care of, sont des verbes qui prennent le sens d’un faire approprié : faire avec le souci de soi et des autres, faire avec la manière dont celui dont on prend soin résiste. Il faut composer avec les trames narratives des conduites, les récits de soi endommagés par des intimités dévoilées. Les principes ne sont plus au-delà de l’expérience, déjà disponibles. Il faut considérer des principes inédits immanents aux éléments contextuels même les plus ténus ; par exemple, non le respect de la stricte légalité morale mais des engagements à répondre à des besoins précis. Bref, faire preuve de sollicitude (contrairement à la compassion et à la charité), c’est entrer dans le récit des autres à partir de son propre récit [7], ce qui ne va pas sans un vécu de l’amour et du soin, qui s’enracine dans notre difficile rapport à l’attachement du début de vie. Cet attachement s’avère ambivalent, propre au renoncement et au refoulement car il renvoie à un assujettissement nécessaire à autrui.

12Trouver la réponse appropriée face à des situations de dépendance requiert un certain talent éthique, une intelligence sensitive dans l’appréciation des situations. Ce qu’Aristote nomme le kairos dans l’Éthique à Nicomaque, le moment opportun, implique une intelligence de la situation qui sait composer et agir avec un sens de l’opportunité [8]. De la même manière, un bon soin repose sur une intelligence de l’acte qui vaut comme une capacité du donneur de soin à s’adapter à une situation.

13De ce point de vue le travail entrepris sur la sollicitude rejoint les questionnements contemporains des théories du care au sens où le care est une théorie morale contextuelle – une éthique – qui repose sur la nécessité de s’engager, de répondre à ceux et celles qui sont dans le besoin, qui déploient une vie peu viable, trop dépendante, etc. La sollicitude comme le care suppose du lien, ce qui veut dire qu’elle n’existe qu’en tant qu’elle s’exerce dans un contexte.

L’ÉPREUVE DE LA VULNÉRABILITÉ ET LE SUJET RELATIONNEL

14Mais de nombreux problèmes qui demeurent jettent le trouble sur la sollicitude. Si la sollicitude se joue dans des relations qui consistent à s’occuper de quelqu’un qui en a besoin, elle porte en elle tous les risques d’un investissement personnel ou subjectif : relation d’amour ou d’amitié, relation de haine, relation ambivalente ou feinte indifférence. L’assistance, l’accompagnement, l’aide, le traitement de la dépendance ne constituent pas des relations comme les autres ; ce sont des relations bourrées d’affects. D’une part, la prise en charge exerce une contrainte importante. Ce type d’action en faveur d’autrui oblige à pénétrer dans une histoire singulière autre, à se déporter, avec le risque d’oublier tout souci de soi dans un souci des autres qui peut tourner au sacrifice de soi. D’autre part, celui que l’on est censé aider peut s’engager du côté d’un refus de la sollicitude, ne pas accepter ce qu’il perçoit comme intrusion dans son intimité ou comme une relation de contrôle ou de pouvoir. La difficulté des actes accomplis au nom de la sollicitude tient à ce qu’ils visent la puissance d’agir d’un autre avec lequel s’élabore un lien intime forcé. C’est pourquoi, dans les métiers qui peuvent avoir la sollicitude pour horizon de valeur (principalement les métiers sociaux et de soin), on apprend généralement à entretenir une certaine distance dans le rapport au sujet aidé ou accompagné. Manifester de la sollicitude ne revient pas à se mettre à la place de l’être pris en charge mais à entretenir la bonne distance, celle de l’être-avec dans une relation inégale ou asymétrique qui doit préserver ou protéger un autre ou des autres devenus trop fragiles. Cultiver une bonne distance, c’est alors faire avec des sphères affectives et des eaux troubles d’histoires singulières et collectives blessées ; c’est aussi reconnaître que se déploient une autorité, une expérience et des compétences et non une simple disposition à s’occuper d’autrui. La bonne distance nécessite bien sûr des institutions aptes à préserver ce type de relations.

15La sollicitude est alors un traitement de la dépendance qui suppose à la fois de la distance et de la proximité. Qu’est-ce que la dépendance ? C’est ne pas pouvoir assumer par soi-même sa propre vie. Quel est le rapport entre la dépendance et la vulnérabilité ? La dépendance, c’est une exploitation de la vulnérabilité inhérente à toute vie dans le sens d’un assujettissement aux autres et en particulier à la relation de soin qui relie soi aux autres. La vulnérabilité, c’est le fait de toute vie, c’est l’incomplétude anthropologique, tandis que la dépendance est l’événement qui fixe la vulnérabilité dans une relation dramatisée à autrui. La vulnérabilité est la condition de tout homme ; la dépendance consiste en une vulnérabilité dramatisée, devenue trop manifeste, trop criante et mettant alors en danger un ou des sujets qui n’arrivent plus à investir leur puissance d’agir et ont besoin des autres pour continuer à vivre.

16La sollicitude peut alors être considérée dans le cadre d’une éthique des relations. Exercer sa sollicitude revient à envisager de rétablir quelque chose d’un sujet défait car rendu trop dépendant des autres ; c’est aussi envisager un mieux être pour des individus qui ont besoin des autres dans une situation qui se présente comme une impasse.

17Défendre l’horizon d’une éthique de la sollicitude suppose alors d’enraciner son action dans quelques propositions :

18—?La sollicitude relève d’une attitude éthique et non morale, ce qui implique une grande conscience des limites de son intervention et un refus de toute moralisation dans le traitement de la dépendance [9]. Il ne s’agit pas de corriger des conduites au nom du bien et du mal tant les manières de vivre à appréhender sont instables. Choisir l’éthique et non la morale dans la relation de sollicitude revient à reconnaître que, dans les vies en grand désarroi, les prescriptions morales sont souvent indisponibles ou inutiles. C’est opter pour une aide ou un accompagnement sur le mode d’une certaine forme de bricolage. Plus encore, alors que la morale repose sur des principes a priori et surplombants qui permettent de déterminer sans faille les bonnes conduites, l’éthique s’avère plus fragile car contextuelle et en butte à des situations de conflits entre des règles morales. L’éthique s’avère empirique ; elle sert de guide de la conduite humaine, particulièrement dans les situations difficiles comme celles qui mettent en avant des crises, des conflits de valeurs, des dilemmes, et une grande difficulté à choisir, à décider et à agir. L’éthique suppose une visée qui fasse avec les incertitudes, la morale une norme qui oblige quelles que soient les circonstances [10].

19—?La sollicitude est une affaire d’adhérence à un réel complexe qu’il faut interpréter. Exercer sa sollicitude ce n’est pas connaître les bons principes moraux mais posséder de bonnes dispositions (dispositions qui font l’action qui, à son tour, réélabore la disposition) pour agir le plus adéquatement possible dans un contexte prompt aux conflits, aux problèmes, aux irrésolutions, ce qui suppose la capacité de percevoir correctement les besoins d’individus souvent enfermés dans des contradictions et des impossibilités de choix.

20—?Ajoutons qu’il ne saurait alors y avoir de réponse appropriée sans mobilisation des affects et sans travail de l’imagination ou de l’intelligence, ce qui suppose une grande plasticité dans le rapport au monde. Dans le meilleur des cas, s’occuper de quelqu’un, c’est manifester une délicatesse dans le soin ou l’attention, une intelligence en situation. En d’autres termes, la sollicitude exprime la possibilité d’un art de la conduite de l’autre, d’un art de faire avec.

21Cependant, cette épreuve de la vulnérabilité que la sollicitude reconnaît et la mise en avant d’un sujet relationnel désignent en plus un engagement pratique qui concerne en première ligne les femmes ; la sollicitude est donc instauratrice de partages, de différences. C’est l’angle essentiel développé par les éthiques du care. Le care est traversé par l’idéologie et les relations de pouvoir. Il fait écho, par ce qui relève de la sollicitude, à l’assignation historique des femmes à l’espace privé, domestique, aux soins et à l’éducation des enfants, à la protection des proches. Dès lors, n’existe-t-il pas différentes manières de s’engager dans l’action, de construire des relations avec les autres selon le genre sexué que nous avons plus ou moins incorporé ? Carol Gilligan, à travers un livre qui a fait date dans le domaine des études féministes, In a Different Voice – traduit par : Une voix différente – [11], a formalisé les résultats d’un travail d’enquête sur les expériences et les intérêts des femmes. Ce livre présente un classement et une interprétation de différences empiriques entre les hommes et les femmes en matière de conduites morales. En général, les femmes sont beaucoup plus investies que les hommes dans les relations de soin, d’attachement, bref de sollicitude, qui supposent un fort engagement affectif. Les hommes portent plus d’intérêt à leur construction individuelle et établissent des relations qui laissent davantage de place à la compétition, aux règles et aux lois qui permettent l’établissement d’une distance affective dans le rapport aux autres. Précisons ces observations de différences de comportements. Les femmes sont souvent impliquées dans un lien social voué à la connexion entre les sujets, lien très chargé émotionnellement et très porté à l’entraide. Les hommes adoptent sociologiquement plutôt des conduites qui promeuvent l’autonomie de l’individu et une grande indépendance affective tandis que les femmes se découvrent dans les relations qui les attachent à autrui. Dès lors, ces caractéristiques produisent des résolutions différentes des problèmes moraux : les femmes font l’expérience de conflits de responsabilité plutôt que de droits et les résolvent de manière à restaurer et à renforcer les relations avec autrui. Les hommes déploient des solutions plus impersonnelles avec les principes d’égalité, de respect, de droit et de justice. Bien sûr, le propos de Gilligan n’est pas de réduire la morale des femmes à la sollicitude et celle des hommes à la justice, ce qui serait absurde. Il s’agit plutôt d’exhiber des assignations qui dessinent des tendances comportementales et ont pour soubassement théorique une conception de l’identité fissurée par les assujettissements au genre, construits socialement dès la petite enfance. Loin de s’abstraire de la particularité des situations et des liens qui les y attachent, loin de considérer les autres comme des égaux abstraits et des possesseurs de droits, ces femmes selon Gilligan cherchent plutôt à définir le comportement à tenir précisément en fonction de ces particularités et de ces liens. Pour elles, le problème moral ne surgit pas « à l’intersection de droits rivaux », mais plutôt au croisement de « responsabilités conflictuelles » ; et parallèlement, sa résolution se concentre moins sur la recherche d’une impartialité formulable en des règles abstraites, qu’elle ne passe par une « activité de soin » soucieuse de maintenir les relations et de ne pas blesser l’autre ou les autres impliqués. Cette orientation morale repose sur un autre concret, un être vulnérable, non seulement en ce qu’il est fait de liens et d’attaches, mais encore en ce que ces liens et ces attaches le définissent comme un être concret, situé et irréductiblement différent.

22Plus encore que son identification avec une morale typiquement féminine, les théories du care valent comme une reconnaissance de la vulnérabilité des sujets. Cette vulnérabilité se fonde dans une interdépendance qui fait de nous des êtres de part en part relationnels. Le care est une tentative pour répondre à ces situations où l’égalité n’existe jamais que sur fond d’interdépendance, où l’autonomie est un processus complexe qui reconnaît une vulnérabilité fondamentale. Selon Joan Tronto : « La vulnérabilité a d’importantes conséquences morales. Elle apporte un démenti au mythe selon lequel nous serions des citoyens toujours autonomes et potentiellement égaux. Supposer l’égalité entre les humains laisse de côté d’importantes dimensions de l’existence. Au cours de notre vie, chacun de nous passe par des degrés variables de dépendance et d’indépendance, d’autonomie et de vulnérabilité » [12].

LE RéARMEMENT DU FéMINISME. QUEL USAGE POLITIQUE DE LA SOLLICITUDE ?

23La sollicitude, comme la formalisent bien les ethics of care américaines, est une affaire d’adhérence à un réel qui nous décentre et nous oblige à exercer une conduite responsable. Ne suppose-t-elle pas alors un travail de l’amour (love’s labor) pour agir le plus adéquatement possible dans un contexte brouillé, saturé d’affects, prompt aux conflits, aux irrésolutions, aux problèmes [13] ? Ce serait trop simple. Certes, ce que permettent bien de souligner l’approche éthique de la sollicitude et les éthiques du care version Gilligan, c’est que :

24—?La sollicitude est une combinaison de sentiments et de responsabilités, accompagnée d’actions pour protéger la vie trop vulnérable.

25—?Le care est souvent un attribut du type de travail et d’intérêts qui sont réservés aux femmes.

26Mais, quelle est la finalité d’un usage politique de la sollicitude ? Passer du proche au lointain, sortir de la relation dyadique (activité exercée uniquement par des individus sur d’autres individus), contrebalancer la sollicitude par la justice. Du coup, la sollicitude doit être pensée comme regroupant les modes d’activités qui incluent tout ce que nous accomplissons pour perpétuer, soutenir et réparer notre « monde ».

27Quelques solutions politiques semblent pouvoir s’esquisser.

28La première repose sur le vœu que la sollicitude soit l’affaire de toutes et de tous et pas seulement des femmes, ce qui suppose que l’on arrête de croire que tout ce qui relève de la sollicitude est une affaire naturellement féminine. Il faut produire du trouble dans le genre, du trouble dans la sollicitude, ce qui veut dire déplacer des normes sociales qui sont censées nous situer dans un partage sexué de la vie, des tâches et des activités. Par exemple, la perspective ici défendue est opposée totalement aux discours de certains psychanalystes qui déplorent les nouvelles formes prises par la famille, formes qui aboutiraient à une disparition des pères et donc de l’autorité qu’ils sont censés représenter symboliquement : « maternisation » du couple et de la société [14]. Derrière d’ailleurs ces déplorations, quel mépris et quelle non-reconnaissance des inventivités des familles monoparentales, par exemple !

29En termes de conception de la famille, il faut faire avec des changements historiques qu’il faut amplifier politiquement. Le soutien de cette thèse passe par une prise en compte des fragilités et la nécessité de les réduire. Ainsi, l’éducation des enfants peut se faire en vue d’un partage du care entre la famille et des institutions d’aide à l’éducation qui valent comme soutien des familles. Ainsi, on peut applaudir à l’initiative menée récemment dans l’académie de Créteil en vue d’une assistance par un tiers des parents d’élèves à l’adresse de ceux et de celles qui, ayant connu souvent l’échec à l’école, veulent pouvoir aider leurs enfants à réussir. Il s’agit d’un double care en quelque sorte : souci des plus fragiles qui doivent se développer et souci de ceux qui sont censés aider au développement et protéger quand ils sont trop vulnérables.

30La politique familiale est essentielle pour développer la valeur de sollicitude et mieux la répartir entre les femmes et les hommes. Elle peut permettre d’organiser, par l’intermédiaire de l’État, des collectivités locales, une professionnalisation du soin au service de celles et ceux qui se trouvent confrontés au traitement de la dépendance dans toutes ses formes. Si la sollicitude est du registre d’une éthique, la faire passer dans un usage politique suppose de la comprendre comme activité mais plus radicalement encore comme travail. Soutenir la sollicitude c’est donc politiquement défendre une reconnaissance du travail de soin (avec ses compétences propres, ses formations propres, sa pénibilité propre) contre toute approche naturalisante qui rabattrait le soin sur le féminin (et des dispositions innées des femmes au soin). Revaloriser le travail du soin (dans sa dimension la plus corporelle) et les services à la personne suppose alors de se demander pourquoi nos sociétés néo-libérales si promptes à défendre la performance individuelle et la rationalité économique mettent de côté une histoire sociale du soin (qui témoigne souvent d’une attribution du soin aux pauvres, aux immigrés, etc.) dont elles sont très largement tributaires (sans délégation du soin, pas de productivité). Nos sociétés n’ont toutefois guère d’intérêt pour les valeurs liées au soin et à la sollicitude. Alors que le soin concerne une grande partie de notre vie de tous les jours (au sens de prendre soin des autres mais aussi de soi), nous ne donnons pas à cette dimension l’attention qu’elle mérite. Le résultat est que les professions de soin au sens large, sont en crise. Mal rémunérées, peu visibles, elles sont pourtant incontournables et nécessaire à la viabilité de nos sociétés ; elles servent en quelque sorte de soupape de sécurité pour que les familles très investies dans leur vie professionnelle n’éclatent pas, pour que la dépendance puisse continuer à être prise en charge au mieux, pour que les individus (des femmes et des enfants surtout) en situation de grande précarité sociale ne quittent pas complètement une vie sociale viable. Une vraie régulation affective et sociale repose sur des compétences qui font intervenir la sollicitude dans des dispositifs sociaux qui risquent de l’émousser tant ils sont au service d’enjeux de pouvoir et de rentabilité qui ne laissent aucune place à la moindre expression éthique dans le monde du travail. Plus finement, on peut noter des partages du soin dans la reconnaissance sociale : le médecin qui prend en charge et assume une certaine responsabilité dans la nature de la réponse à donner est mieux considéré que l’infirmière qui, prenant soin, rencontre plus directement les besoins des soignés et les objets propres au monde du soin.

31Par ailleurs, continuer à récuser la valeur de la sollicitude, n’est-ce pas reconduire une société qui maintient les privilèges de ceux qui ont la possibilité en appartenant aux classes favorisées de ne pas se voir assigner des tâches de soin qui, trop répétées, déstabiliseraient l’équilibre de leurs vies ? Plus exactement, l’attention prêtée à la genèse sociale du soin permet d’évaluer la vie publique et de revendiquer, au nom d’un meilleur partage des tâches vouées à la sollicitude, de nouvelles politiques publiques.

32Ces nouvelles politiques devraient repenser la professionnalisation des métiers de soin, des métiers d’assistance sociale également, pour mieux prendre en compte l’usure physique et surtout psychique de ces professions confrontées à des grandes détresses, à des dépendances parfois sans espoir de mieux être. Elles devraient aussi prendre en compte le souci de celui qui soigne : la professionnalisation des tâches de soin doit aller de pair avec un plus grand souci des pourvoyeurs de soin et une évaluation de formes de travail sur un autre mode que celui du management.

33Valoriser la sollicitude implique également des politiques en faveur du travail des femmes puisqu’il existe toujours en la matière de nombreuses injustices. La sollicitude et ses tâches occupent une place stratégique de ce point de vue dans la mesure où l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail dans les années 1970, accompagnée de revendications féministes comme « à travail égal, salaire égal », n’a pas conduit à une égalisation des différences sexuées. On sait très bien que les femmes supportent majoritairement seules le poids de ce que l’on nomme « la double journée » et ont développé des stratégies de vie leur permettant d’articuler leur travail et la prise en charge des êtres dépendants dans la famille, les enfants principalement ; le développement du temps partiel tient beaucoup aux tentatives de conciliation de ces objectifs. Comme l’écrivent Dominique Méda et Hélène Périvier dans Le deuxième âge de l’émancipation des femmes : « Le fonctionnement traditionnel d’une société fondée sur le modèle de l’homme pourvoyeur de ressources et de la femme pourvoyeuse de temps n’a été ni revu, ni réformé pour s’appliquer à des travailleurs femmes et hommes susceptibles d’avoir des charges de famille et donc des besoins de temps. La question du temps de travail, et plus globalement celle des temps sociaux, aurait dû faire l’objet, y compris pour les hommes, d’un large débat qui n’a jamais eu lieu. » [15] Les hommes, malgré la plus grande présence des femmes sur le marché du travail, s’investissent peu dans le partage des tâches domestiques et familiales. Même si de nouvelles attitudes apparaissent en particulier dans le soin des êtres dépendants que sont les enfants (le succès du congé de paternité en est une preuve), les « nouveaux pères » restent minoritaires parce que l’attribution de la sphère domestique et familiale aux femmes reste très ancrée dans les mentalités et dans les habitudes de vie. Relancer la question de l’égalité des sexes au nom d’un impératif de justice passe par une réflexion sur le partage des tâches exprimant la sollicitude. Le souci des autres dépendants est encore majoritairement une affaire de femmes dans nos sociétés. Dans d’autres cultures, l’assignation des femmes au soin est encore plus radicale, imposée par un ordre politique et social qui les considère comme des êtres mineurs. Réfléchir sur la question de la sollicitude, c’est non seulement démonter les mécanismes de pouvoir qui en ont fait une affaire féminine et donc de peu d’importance sociale mais c’est aussi en proposer une éthique et une politique qui concernent tout un chacun. Dès lors, la référence à une sollicitude désassignée sexuellement peut servir à en appeler comme le font Méda et Périvier à une « profonde réorganisation économique et sociale ».

34La sollicitude, vidée des contenus qui la ramènent improprement à la compassion ou à la charité, est une valeur maîtresse en vue d’une avancée vers une société plus juste, qui déciderait de résorber les inégalités entre les sexes. La sphère de la sollicitude devrait promouvoir des conduites sociales équivalentes de la part des femmes et des hommes. Or, ce sont majoritairement les femmes qui travaillent à temps partiel pour assumer une vie familiale trop lourde, ou qui bénéficient de l’allocation parentale d’éducation conduisant souvent vers une inactivité subie.

35Ce questionnement sur la sollicitude vaut alors comme le projet d’un féminisme ordinaire qui rappelle, qu’au cœur de nos sociétés démocratiques, de grandes inégalités persistent entre les hommes et les femmes, entre les ménages aisés et modestes, entre les familles monoparentales et les autres. La sollicitude et ses tâches est au centre de ces inégalités. L’activité de soin ou le traitement de la dépendance sans lesquels une société n’est pas viable sont toujours confiés, à certaines parties de la population plus vulnérables que d’autres, à des femmes en général. Ces femmes sont paupérisées par des salaires trop bas, femmes au foyer qui vivent un chômage subi invisible pour les statistiques, sans statut social par absence de contrat de travail légal quand elles sont immigrées clandestinement et exploitées par des familles qui leur confient tâches domestiques et familiales. Précarisées, sans activité professionnelle stable ou obligées de s’occuper des enfants des autres au détriment des leurs, ces femmes ont pourtant un rôle de régulation sociale. Sans elles, c’est tout le système du traitement de la dépendance qui s’effondre !

36Enfin, on ne saurait promouvoir un usage politique de la sollicitude sans une prise en compte des risques qu’elle véhicule : l’instabilité de la sphère des sentiments, le recours au proche plutôt qu’au lointain. À ce titre, l’usage de la sollicitude doit toujours se faire en complémentarité avec la justice (et non en opposition avec elle). Ceci veut dire, du côté de la justice, inclure le principe de différence qui fait retour vers la diversité des liens, des contextes et les situations d’inégalités (au nom d’une trop grande différence). Il ne s’agit pas tant d’une défense de la valeur abstraite de l’égalité que du traitement des inégalités, ce qui suppose que le modèle de la sollicitude tempéré par la justice milite pour une lutte contre les discriminations, les situations de trop grande différence, ce qui veut dire également de trop grande vulnérabilité. L’usage politique de la sollicitude s’enracine alors dans une perception du caractère injuste du maintien dans la trop grande vulnérabilité ; il s’accomplit contre un lien social trop verrouillé et retourné sur une figure productiviste ou autonome de l’individu qui peut faire valoir ses droits. Sans sollicitude, l’injonction économique à la performance et la règle morale de l’autonomie peuvent valoir comme exclusion.

37Avec la sollicitude, la valorisation du soin, de la réponse adéquate aux besoins des êtres dépendants n’aboutit pas tant à une défense exclusive de l’égalité, égalité souvent considérée comme formelle, qu’à une prise en compte des situations d’inégalité. Cette différence de perspective tient au fait que les théories de la justice sont enracinées dans la possibilité de relations symétriques alors que les éthiques de la sollicitude analysent des relations asymétriques. Il ne s’agit pas de nier l’importance de la justice mais de mettre en garde contre l’usage exclusif de principes de justice abstraits et impartiaux. Il s’agit également d’interroger la morale dominante dans laquelle le comportement a pour unique norme celle du respect de règles instituées a priori, présentées comme neutres ou impartiales, très présentes généralement dans les conduites masculines, les conduites féminines, liées à des voix socialement minoritaires, laissant plus de place à des sentiments à l’égard des autres ; ces sentiments peuvent brouiller toute possibilité d’une démarche abstraite au profit d’une prise en compte des particularités de la personne et de la situation.

38D’ailleurs, les éthiques du care ont noué une véritable discussion avec les théories de la justice (dont celle de John Rawls) selon l’idée que le care n’est pas exclusif de la justice, qu’il peut servir à la rendre plus à même d’apprécier des situations complexes, des vécus de victimes hautement intolérables ou des injustices que la loi n’arrive pas à prendre en compte. Surtout, il s’agit alors de dénoncer une fausse dichotomie entre le care et la justice. Penser que le care et la justice relèvent de principes éthiques incompatibles, c’est, selon Joan Tronto, les réduire à une caricature selon laquelle le care relève du particulier et des relations interpersonnelles, la justice de l’universel et des institutions [16]. Ce serait également rabattre le care sur le compassionnel et la justice sur la rationalité. Or, le care est incomplet lorsqu’il ne s’insère pas dans une théorie de la justice et vice versa [17]. Lorsque Joan Tronto prétend par sa théorie du care déplacer les frontières des morales anciennes, elle défend tout un programme éthique et politique qui suppose de ne pas séparer la justice et le care. D’ailleurs, chez une autre théoricienne féministe, Susan Moller Okin, la coopération entre ces deux valeurs prend la forme d’une interrogation sur les partages des espaces privé et public ; l’analyse de la famille, qui ne peut faire l’économie d’une description des déséquilibres de genre, conduit à l’imaginer comme un lieu où nous pouvons apprendre à devenir justes [18].

39Faire coexister, à côté de la justice et de ses règles, la sollicitude, c’est repartir de ces débats féministes américains qui refusent les logiques binaires simplistes. C’est reconnaître l’importance d’acquis politiques et sociaux historiques accomplis au nom de l’idéal de justice mais c’est aussi poser que ce moteur de l’égalisation des conditions a des limites dès qu’il s’agit d’éliminer des différences sexuées ou raciales difficiles à saisir puisque l’égalité est pensée abstraitement en dehors de ces qualités. Cet idéal de justice, qui revendique dans cette perspective la référence à un individu libre, a aussi du mal à faire avec la vulnérabilité qui rappelle combien nos activités peuvent être empêchées, limitées ou modifiées par une trop grande dépendance, par des situations de souffrance, par des besoins non satisfaits, par la violence de certaines conduites qui nous soumettent au silence ou à la dissimulation. Chaque fois que la justice est confrontée à l’existence concrète des individus, elle sort de sa neutralité ou de son impartialité pour faire face à de nouveaux partages du privé et du public, de l’affectivité et de la rationalité qui peuvent tout à fait permettre de saisir des inégalités qui mettent en jeu le genre, la race ou la classe.

40Il devient clair que, traditionnellement, la justice, afin d’instaurer des relations sur le mode de l’égalité, préconise un certain détachement, une épreuve du général afin de maintenir un sens spécifique de la vie publique acquis dans une différenciation à l’égard des sphères domestique et privée vouées aux sentiments et à l’amour des proches. La sollicitude, elle, risque d’être limitée au domaine de l’attachement et des relations qui ont suffisamment de proximité pour pouvoir se développer ; la sollicitude peut espérer combattre l’injustice mais de manière locale, dans un réseau de relations humaines circonscrit par des domaines de vie communs. Comment peut-elle passer l’épreuve du général ? Comment peut-on imaginer une sollicitude adressée au lointain ? La réponse à ces questions concerne le nœud théorique de la justice et de la sollicitude, les conditions de leur être-ensemble et de leur mutuelle correspondance.

41Pour apprécier définitivement le recours à la sollicitude, il est important de souligner que la sphère de la sollicitude n’est pas absente de l’évolution actuelle de la justice. On peut dire que la justice, loin de se refermer sur l’idéal d’une justice impersonnelle, a toujours déployé des formes de souci de la personne humaine qui ont à voir avec les relations de sollicitude. Ainsi, le poids pris par la justice reconstructive dans notre monde contemporain vaut comme un indice de la place de la sollicitude dans l’exercice de la justice. Cette forme de justice témoigne, selon les propos d’Antoine Garapon dans Et ce sera justice, d’une visée nouvelle de la justice : reconstruire la relation de justice dans ce qu’elle a de plus concret ; ce modèle reconstructif a été mobilisé au service de la « Commission Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud dans l’idée de réparer un lien social particulièrement détruit après un traumatisme historique comme l’Apartheid [19]. Les apports de la justice reconstructive peuvent être caractérisés comme une tentative de placer au cœur de la justice la victime et non plus la loi, l’ordre public ou le criminel. Ce n’est plus tant tout le dispositif de la peine qui fait la justice que la possibilité de la réparation pour la victime à condition de ne pas sombrer dans une approche compassionnelle qui oublierait la singularité des situations au profit d’une approche victimaire du lien social. Ce souci des victimes vaut comme une prise en compte de la réalité de la souffrance de celles-ci. La sollicitude fait son entrée à travers cette évolution de la justice dans la mesure où la reconnaissance de la vulnérabilité de la victime, sa dépendance à l’égard de l’auteur de violences (dans le cas d’un harcèlement, d’un viol par exemple) impliquent la possibilité d’une réparation. La justice sert à rectifier un rapport inégal, une mauvaise rencontre entre la victime et son agresseur. La justice reconstructive introduit de la sollicitude dans des règles de la justice qui peuvent oublier les devenirs concrets et les souffrances des victimes, êtres rendus trop vulnérables par une agression qui mérite réparation. Une telle justice préconise un souci des victimes au nom de la vulnérabilité humaine. Elle intervient comme une puissance de rétablissement après coup d’histoires individuelles brisées, rendues souffrantes ou dépendantes, qu’il faut réinsérer dans la cité. La réparation vaut comme une manière de rétablir un peu de symétrie dans une relation rendue très asymétrique entre un agresseur et sa victime.

42Finalement, la référence à la sollicitude, ramenée à un projet féministe qui interroge l’accomplissement de ses tâches par les femmes, vaut comme ce qui dessine à la fois une éthique et une politique. Mais l’éthique de la sollicitude comme celle du care ne saurait valoir pour toute conduite humaine quelle qu’elle soit ; il ne s’agit pas de ramener tous les liens humains à des problèmes de sollicitude ou de soin. Plus encore, l’usage politique tout particulièrement doit être pratiqué avec d’énormes précautions que mettent bien en valeur l’agencement de la justice et de la sollicitude. Si la sollicitude est une valeur au même titre que la justice, ce qui signe leur mutuelle correspondance, il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas du registre des obligations morales. La sollicitude s’exerce, les soins sont donnés ou délivrés à quelqu’un dans le besoin ; elle relève d’un jeu serré et complexe entre la disposition et l’action qui n’en fait pas une affaire de devoir mais d’appréciation des situations dans un monde de part en part vulnérable mais structuré, dans sa visibilité, par le fantasme de la puissance.


Date de mise en ligne : 01/03/2010.

https://doi.org/10.3917/cite.040.0139

Notes

  • [1]
    En particulier grâce à Patricia Paperman et Sandra Laugier.
  • [2]
    Voir Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, trad. H. Maury, Paris, La Découverte, 2009, préface à l’édition française, p. 17.
  • [3]
    Voir Winnicott, Le bébé et sa mère, Paris, Payot, 1992.
  • [4]
    Dans La souffrance à distance (Paris, Métailié, 1993), Luc Boltanski a très bien montré que la parabole du Bon Samaritain doit se comprendre à travers le paradigme de l’engagement dans une action appropriée et non comme une simple manifestation de compassion (p. 21-24).
  • [5]
    Voir encore les analyses de Luc Boltanski, La souffrance à distance, op. cit. : la compassion appartient au registre des émotions sympathiques, celles qui nous font partager les plaisirs et les peines d’autrui.
  • [6]
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
  • [7]
    Dans des perspectives très différentes, voir Judith Butler, Le récit de soi, Paris, PUF, 2006, et Carol Gilligan, Une voix différente, Paris, Flammarion, « Champs-Essais », 2008, surtout le chapitre 3.
  • [8]
    Voir Éthique à Nicomaque, VI, 8 et 9 : la prudence, ayant rapport aux choses singulières, suppose de savoir agir au bon moment.
  • [9]
    Voir Avishai Margalit, L’éthique du souvenir, Paris, Climats, 2006. L’éthique est du domaine des relations denses et la morale du domaine des relations ténues : parents, amis, partenaires, amoureux contre le fait d’être humain ou encore comparaisons de situations, exemples contre grands principes qui guident l’action.
  • [10]
    Je renvoie à la distinction qu’accomplit Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre (Paris, Le Seuil, 1990, p. 200-201) entre visée éthique et norme morale, visée téléologique (de tradition aristotélicienne) et moment déontologique (de tradition kantienne).
  • [11]
    In a Different Voice, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1982, et Une voix différente, op. cit.
  • [12]
    Joan Tronto, Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Routledge, 1993, p. 135, dans la traduction française déjà citée, p. 181-182.
  • [13]
    Voir Eva Feder Kittay, Love’s Labor. Essays on Women, Equality, and Dependency, Londres - New York, Routledge, 1999 ; l’ouvrage est particulièrement intéressant pour définir la notion de « dépendance » dans le cadre de relations toujours complexes, voire ambivalentes.
  • [14]
    On peut renvoyer à Big Mother de Michel Schneider (Paris, Odile Jacob, 2002) qui en appelle au paradis perdu de la référence paternelle et de l’ordre symbolique, dépositaires de la fonction d’autorité.
  • [15]
    Dominique Méda, Hélène Périvier, Le deuxième âge de l’émancipation des femmes, Paris, Le Seuil, 2007.
  • [16]
    Joan Tronto, Un monde vulnérable, op. cit., p. 217 et p. 166-167 pour l’édition américaine.
  • [17]
    Voir l’excellent volume dirigé par V. Held, Justice and Care. Essential Readings in Feminist Ethics, Boulder, Westview Press, 1995.
  • [18]
    Susan Moller Okin, Justice, genre et famille, trad. L. Thiaw-Po-Une, Paris, Flammarion, « Champs-Essais », 2008, p. 55.
  • [19]
    Antoine Garapon, Frédéric Gros, Thierry Pech, Et ce sera justice, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 248-249.
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