Cités 2007/1 n° 29

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Article de revue

Les identités au Liban, entre complexité et perplexité

Pages 49 à 58

Notes

  • [1]
    Parmi ces communautés, on compte douze chrétiennes : la maronite, la grecque orthodoxe, la grecque catholique, l’arménienne apostolique (orthodoxe), l’arménienne catholique, la syriaque catholique, la jacobite (syriaque orthodoxe), la chaldéenne (catholique), la nestorienne, la latine, la protestante et, depuis 1996, la copte (orthodoxe). Parmi les cinq autres communautés organisées, nous trouvons la communauté israélite et quatre communautés musulmanes : la sunnite, la chiite, la druze et l’alaouite (instituée en 1995). Deux autres communautés étaient prévues par le même arrêté en 1936 mais n’ont jamais été instituées : la communauté ismaélienne et la communauté de droit civil.
  • [2]
    Frédéric Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières », in Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995, p. 213.
  • [3]
    Possédant tout de même quelques avantages statutaires et financiers ; ses autorités et juridictions sont financées par l’État, alors que ce n’est pas le cas pour les communautés chrétiennes et la communauté juive.
  • [4]
    Le président de la République est traditionnellement maronite ; le Premier ministre, sunnite ; le président de la Chambre des députés, shiite ; son vice-président, Grec orthodoxe... Et, alors même que le Liban ne connaît pas de deuxième chambre parlementaire, nous savons déjà que le président du futur Sénat sera druze.
  • [5]
    Nawaf Salam, « Des communautés religieuses », in La condition libanaise, Beyrouth, Éd. Dar An-Nahar, 1998, p. 27.
  • [6]
    Kamal Salibi, A House of Many Mansions, Londres, I. B. Tauris & Co. Publishers, 1988, p. 165.
  • [7]
    Jawad Boulos, DE (Histoire du Liban), Beyrouth, 1972, p. 258.
  • [8]
    Ahmad Beydoun, Identité confessionnelle et temps social chez les historiens libanais contemporains, Beyrouth, Université libanaise, 1984, p. 347.
  • [9]
    Formule empruntée à Amin Maalouf et souvent citée au Liban pour dénoncer le système, alors que le jugement de son auteur sur l’expérience libanaise est plus mitigé. Cf. Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998, p. 189.
  • [10]
    À titre d’exemple, Élizabeth Picard, Liban. État de discorde, Paris, Flammarion, 1993.
  • [11]
    Cette mention a été supprimée en 1997.
  • [12]
    Notons que le nationalisme syrien est né au Liban, mais qu’il est resté marginal dans ce débat. En fait, il ne s’agit pas d’une idéologie irrédentiste qui appelle au rattachement du Liban à la Syrie. Ses représentants militent pour l’unification du « Croissant fertile » qui désigne la Grande Syrie et comprend le Liban, la Palestine, la Jordanie, la Syrie, Chypre, l’Iraq, le Koweit et une partie de la Turquie.
  • [13]
    Il y en aurait évidemment d’autres, et on aurait pu aborder le débat autrement que de manière historique, en privilégiant les lieux où il s’exprime (les médias, le parlement, les écrits académiques, les clubs de débat) ou son mode d’expression : la littérature, le théâtre, le chant...
  • [14]
    Cf. Charles Corm (1934), La montagne inspirée, Beyrouth, Éditions de la Revue Phénicienne, 1964. Cf. La Revue phénicienne, Beyrouth, 1919.
  • [15]
    Cf. Georges Naccache, « Deux négations ne font pas une nation », in Un rêve libanais, 1943-1972, Beyrouth, Éd. FMA, 1982.
  • [16]
    Ahmad Beydoun, « L’arabité du Liban et son incarnation dans l’accord de Taef » (en arabe). Contribution à une conférence sur « le document d’entente national » tenue à Beyrouth le 9 au 10 novembre 1999 dont l’argument central est repris dans un article du même auteur, « Sur l’arabité du Liban », Monde Arabe Maghreb Machrek, juillet-septembre 2000, n. 169.
  • [17]
    Il allait également redynamiser le débat politique mis en sourdine par l’armée et les services de renseignement syriens qui contrôlaient le pays. Ses allocutions du 19 mars s’étaient transformées en un rendez-vous annuel attendu par les journalistes et les intellectuels. Les réactions de réfutation et de soutien au discours retranscrit dans les journaux alimentaient la presse pendant plusieurs semaines.
  • [18]
    Sélim Abou, Les paradoxes de l’Université, Beyrouth, 1996, p. 14. Également paru dans le recueil de discours pastoraux du P. Abou, Les libertés, Beyrouth, Presses de l’Université Saint-Joseph, 2003.
  • [19]
    Sélim Abou, Les tâches de l’Université, Beyrouth, 1998, p 10.
  • [20]
    Sélim Abou, Les paradoxes..., op. cit., p. 14.
  • [21]
    Rapportée dans l’édition du 24 mars 2004 de L’Orient-Le Jour.
English version
Un Libanais à un autre :
« Es-tu chrétien ou musulman ? »
« Je suis athée. »
« Ah bon... très bien... Athée chrétien ou athée musulman ? »

1Cette boutade que j’emprunte à Theodor Hanf nous renseigne sur le caractère profond du marqueur religieux au Liban ; tellement profond, qu’il se moque du fait que la personne soit pratiquante, croyante ou athée, qu’elle connaisse ou se reconnaisse dans la religion de ses aïeuls, ou qu’elle s’en défende.

2Seulement, pareilles questions ont peu de chance d’être glissées dans une conversation entre Libanais. Non pas parce que ces considérations ne les intéressent guère, ou que les occasions manqueraient. Au contraire, les échanges intercommunautaires sont nombreux et fréquents, et les Libanais sont souvent curieux de l’appartenance communautaire de leur interlocuteur, ne serait-ce que pour ne pas heurter ses sensibilités ou pour le fêter à l’occasion d’une fête religieuse. Toutefois, ils se garderont de poser de telles questions, alors qu’ils ne trouveront aucun mal à les poser à un étranger. Questionner un compatriote sur son identité religieuse est toujours de l’ordre de l’impensable. Un Libanais ne pourra s’y aventurer sans se faire violence, sans qu’il ne se sente transgresser une norme sociale.

3Que faire alors pour obtenir cette information précieuse ? On pourra prêter attention au prénom ou au patronyme de son interlocuteur. Khoury (qui signifie « prêtre », en arabe) nous renseigne qu’il est chrétien ; Ramadan ou Mufti, qu’il est musulman. S’il se prénomme Hassan, il a de fortes chances d’être chiite ; Mitri, d’être Grec orthodoxe ; Charbel, d’être maronite. Mais que faire face à une Fadia, nom dépourvu de toute connotation religieuse, qui a pour patronyme un nom de métier ? Les menuisiers (najjar), les forgerons (haddad), les tisserands (khayyat) n’ont pas de religions spécifiques. On pourrait alors lui demander s’il est parent d’une personne dont on connaît avec certitude l’appartenance religieuse, ou l’on s’enquerra du nom de son père, en espérant qu’il soit plus connoté religieusement. Si, à ce stade, on n’est pas encore arrivé à cerner l’appartenance communautaire de son interlocuteur, on guettera les inflexions et le type d’accents ! Les druzes sont les plus faciles à repérer, puisqu’ils prononcent une lettre différemment du reste de la population. On peut également deviner l’appartenance communautaire à la prononciation de certains mots. Si, au bout de cet exercice, on n’a toujours pas découvert un indice concluant, on pourrait, en désespoir de cause, se renseigner sur le village d’origine de cet interlocuteur retors ; les villages sont souvent homogènes ou, tout au moins, à très forte dominante confessionnelle, et l’affiliation à un village d’origine demeure malgré l’établissement prolongé, même plurigénérationnel, ailleurs.

4Toutes ces ruses pour deviner l’appartenance confessionnelle de son compatriote sans se risquer à la lui demander directement sont bien réelles. Elles traduisent la profonde ambivalence qui entoure l’appartenance à une communauté confessionnelle, jugée significative mais problématique.

LE SENS DE L’APPARTENANCE CONFESSIONNELLE

5Ce n’est pas la foi, le dogme, la culture ou la pratique religieuse qui déterminent l’appartenance à une communauté confessionnelle. Elle est généralement décidée par la naissance, et le système libanais distingue entre la foi et l’appartenance confessionnelle. La foi est une affaire personnelle et le Libanais est libre de pratiquer celle qu’il entend. Mais il doit appartenir à l’une des 17 communautés confessionnelles instituées et possédant une législation et des juridictions propres en matière de statut personnel (droit de la famille) [1].

6Le marqueur religieux est, de tous les marqueurs identitaires, celui qui est le plus saillant au Liban. Il en existe évidemment d’autres, mais aucun ne possède la même force mobilisatrice et n’apparaît de manière aussi régulière et intense. Cette saillance a des explications historiques et institutionnelles.

7Depuis la conquête arabe jusqu’à l’écroulement de l’Empire ottoman, le marqueur religieux était le principe organisateur des sociétés moyen-orientales. Les minorités religieuses non musulmanes bénéficiaient d’autonomie en matière de statut personnel et du respect de leur foi, en contrepartie de leur soumission à l’autorité musulmane et du paiement d’un tribut. L’appartenance religieuse traçait leur frontière ethnique [2], et celle-ci était protégée par le système politique. Comme les conversions étaient relativement limitées, les différents groupes se sentaient en sécurité à l’intérieur de leurs frontières ethniques défendues par un marqueur religieux. Elles n’étaient pas obligées de s’investir dans une différenciation culturelle ou de maintenir une différence linguistique pour se préserver. Cela pourrait expliquer l’arabisation rapide des chrétiens au Levant, et la turquisation graduelle des Grecs en Anatolie et des Arméniens en Cilicie. L’ancienne langue survivait en tant que langue liturgique, et seul son alphabet était sauvegardé en raison de sa forte symbolique religieuse et donc identitaire. D’ailleurs, les Arméniens et les Grecs turquifiés ont pendant longtemps écrit le turc en lettres arméniennes et grecques, respectivement. Cela est également vrai des maronites au Liban, parmi lesquels l’arabe s’est écrit en lettres syriaques jusqu’au XIXe siècle. D’ailleurs, lors de la dislocation de l’Empire ottoman et des échanges et des expulsions de populations qui en ont découlé, la Grèce a reçu des centaines de milliers de « Grecs » turcophones d’Anatolie, qu’elle a dû « helléniser ». Pareillement, la plupart des Arméniens arrivés au Liban étaient turcophones, et c’est au Liban que leurs descendants ont appris l’arménien. Nous observons donc que, même pour ces groupes perçus comme linguistiques, le marqueur identitaire est resté, jusqu’à la Première Guerre mondiale, religieux.

8Cette prévalence du marqueur religieux héritée des Ottomans s’est maintenue au Liban au prix de quelques petits aménagements. Le système qui l’appuyait a été libéralisé, généralisé et adapté à une structure démocratique de gouvernement. Il a été libéralisé au sens où l’individu a pu désormais entrer et sortir librement d’une communauté. Par ailleurs, une procédure a été instituée pour la création et la reconnaissance de nouvelles communautés, et toutes les communautés sont devenues égales au regard du droit et de l’État désormais neutre sur le plan religieux. En même temps qu’il était libéralisé, le système était généralisé à toutes les confessions et croyances religieuses historiquement présentes dans le pays. En fait, sous l’Empire, seules les communautés chrétiennes et juives, officiellement nommées millet, étaient soumises à un statut spécifique, d’ailleurs discriminatoire. Les sunnites étaient les sujets privilégiés du sultan et les autres groupes musulmans, du point de vue de la loi, n’existaient tout simplement pas. Les membres de ces groupes étaient considérés comme des sunnites et toutes les pratiques et les croyances différentes de celles adoptées par les sunnites étaient jugées déviantes et hérétiques, ce qui les obligeait à la dissimulation (taqiya). Avec l’extension du système du millet opérée au Liban, les sunnites devenaient une communauté confessionnelle au même titre que les chrétiens et les juifs [3], et les autres groupes musulmans se voyaient reconnaître en tant que communautés à part entière avec leurs dignitaires, leurs institutions, leurs tribunaux et leurs législations propres. Parallèlement à ces réaménagements du système, les autorités politiques l’ont adapté aux institutions démocratiques afin de garantir la participation de tous au pouvoir. Les premiers postes de l’exécutif ont été partagés entre les communautés les plus importantes sur le plan démographique [4], alors qu’au Parlement, au gouvernement et dans la haute fonction publique l’article 95 de la Constitution prévoyait jusqu’en 1990 une représentation équitable. Il consacre depuis sa dernière modification le principe de la représentation paritaire entre chrétiens et musulmans et équitable entre les différentes communautés à l’intérieur de chacun de ces groupes.

9Cette consécration du marqueur religieux ne s’est pas faite sans peine. En même temps que la libéralisation, l’extension et l’adaptation du système ottoman avançaient, des voix s’élevaient pour soutenir, d’une part, la réduction des compétences des tribunaux religieux, voire leur élimination, et, d’autre part, pour l’abolition de la représentation communautaire au sein de l’appareil étatique. D’ailleurs, l’article 95 de la Constitution considère ces mécanismes comme temporaires.

10De ces critiques, nous ne retiendrons que celles qui touchent à l’identité communautaire. Celles-ci prétendent que le système renforce les identités communautaires en les consacrant, et que ces identités sont archaïques, meurtrières, avorteuses de la nation. À travers l’accusation d’archaïsme, on voudrait montrer qu’elles contredisent toutes les valeurs « modernes », qu’elles seraient héritées et non pas choisies, « instinctives » et « émotionnelles » au lieu d’être rationnelles, contraignantes et oppressives pour l’individu, au lieu d’être libératrices. Suivant cette approche, les communautés sont rétrogradées au rang de « tribus » animées par des instincts primordiaux, un esprit de corps, une ’assabya [5]. On retrouve cette analyse chez des historiens libanais tels que Kamal Salibi [6] et Jawad Boulos [7], ou encore chez Ahmad Beydoun qui affirme que « c’est bien la tribu – et non la foi religieuse commune – qui offre à la communauté confessionnelle le modèle de sa solidarité » [8].

11Un autre défaut ou vice que l’on impute aux identités communautaires serait d’être meurtrières [9]. Cette idée est partagée par beaucoup d’intellectuels libanais et d’analystes du Liban [10], qui voient dans la guerre la conséquence de la reconnaissance des identités communautaires et de ses aménagements politiques. Ils citent souvent une des pratiques criminelles de la guerre : les assassinats dits « à la carte », où, après vérification de l’appartenance religieuse sur la carte d’identité [11], son détenteur est soit libéré, soit enlevé ou exécuté. En outre, ces identités sont non seulement considérées comme assassines par rapport aux individus, mais également par rapport à la nation. Elles la diviseraient au lieu de l’unir, elles l’empêcheraient de naître alors même que tous les éléments propices à son avènement sont réunis, comme en novembre 1943, au moment du mouvement d’indépendance par rapport à la France, ou en mars 2005, au moment du mouvement d’indépendance par rapport à la Syrie ; les identités communautaires seraient en quelque sorte les avorteuses de la nation.

12Ces critiques s’appuient sur une vision bien précise de la nation, « une et indivisible », sans groupes ni catégories intermédiaires, dans laquelle le lien entre l’individu et l’État n’est jamais médiatisé, mais toujours direct. Selon cette approche, toute reconnaissance d’identités communautaires établit par elle-même un écran, voire un obstacle, entre le citoyen et la république. En somme, les identités communautaires mettraient en péril l’identité nationale. Mais, au Liban, de quelle identité nationale est-il question ?

L’IDENTITÉ NATIONALE EN DÉBAT

13Le débat autour de l’identité du pays et de ses habitants est concomitant de l’établissement du Liban dans ses frontières actuelles, s’embrasant par moments, s’apaisant par d’autres, se déplaçant toujours sans jamais s’éteindre. Il a enflammé des politiciens, des journalistes, des universitaires, ainsi que des poètes, des écrivains, des sculpteurs, des dramaturges... Il serait impossible de le résumer en quelques pages sans le déformer, surtout si l’on tient à respecter toutes ses facettes et ses articulations. Nous ne retiendrons que les courants qui ont directement participé au débat autour de l’identité du pays, en excluant les autres, tels que le nationalisme kurde, le nationalisme arménien et le nationalisme syrien [12]. En revanche, nous nous attarderons sur les deux étiquettes décrivant le clivage le plus important qui traverse le débat identitaire au Liban : d’une part, la libaniste, qui appuie l’idée d’une identité nationale libanaise spécifique et a la faveur des chrétiens ; d’autre part, l’arabiste, qui, au contraire, prône l’identité arabe du pays tout en étant plus répandue en milieu musulman.

14Si l’identité s’affiche toujours comme transhistorique, la manière dont elle est abordée est en définitive le produit de son temps, du contexte dans lequel on a recours à elle. Il est donc plus facile et intéressant d’aborder le débat identitaire dans son évolution, en s’arrêtant sur ses temps forts où l’enjeu identitaire prend une signification décisive. Dans cette perspective, nous retiendrons cinq temps [13] : le commencement (les années 1920), la première mutation (1943), la déflagration (la guerre), la tentative de clôture et la résurrection.

15Ce débat identitaire possède, certes, sa préhistoire, mais son premier temps fort est indéniablement l’établissement du Grand Liban en 1920. L’enjeu était la légitimité du pays, et c’est pour l’asseoir qu’un groupe de Libanais défendait et nourrissait un mythe des origines, celui de la Phénicie, qui réunirait tous les Libanais et les distinguerait de leurs voisins [14]. En face, un autre groupe dénonçait cette idée et lui opposait l’identité arabe de la population libanaise.

16Le débat connut sa première mutation au moment du « Pacte national », en 1943. L’enjeu était de sceller l’unité des Libanais, de les rassembler autour d’une formule, de conduire le pays vers l’indépendance par rapport à la France sans se voir engloutir par la Syrie voisine. Le Liban allait désormais être présenté comme « un pays à visage arabe ». Pendant des années, le débat a porté sur le sens et les implications de cette formule ouverte [15].

17Les contradictions que cette formule recouvrait devaient éclater au grand jour pendant les années 1970 avec le renforcement de la présence armée palestinienne au Liban. D’un côté, se trouvaient les souverainistes qui considéraient que cette présence menaçait l’autorité de l’État et la sécurité du pays. Ils constituèrent le « Front libanais ». De l’autre, un groupe se solidarisa avec les Palestiniens au nom de l’arabité sous la bannière du « Mouvement national » (sous-entendu : arabe). Cela aboutit à une guerre aux dimensions civile, régionale et internationale, qui a duré quinze ans.

18En 1989, les parlementaires libanais, réunis en Arabie Saoudite dans un dernier effort pour mettre fin à la guerre, se sont accordés sur une nouvelle formule résumant l’identité nationale : « Le Liban est arabe d’identité et d’appartenance. » À travers son intégration, l’année suivante, dans le Préambule de la Constitution, ils pensaient clore définitivement le débat autour de cette question. Et, pour un certain temps, leur pari sembla tenir [16]. Toutefois, un discours du recteur de l’Université Saint-Joseph allait bientôt les détromper. À travers son allocution prononcée à l’occasion de la fête pastorale de l’Université en 1996, le recteur Sélim Abou allait relancer le débat autour de l’identité nationale libanaise [17]. Pendant trois années consécutives, le P. Abou allait développer sa propre vision de cette identité dont la complexité a « quelque chose de déstabilisateur ou d’angoissant » [18]. Il affirme que « l’arabité est sans doute une composante essentielle de l’identité culturelle libanaise, mais elle ne l’épuise pas et ne la définit guère » [19]. Ailleurs, il définit cette arabité comme appartenance à une aire géopolitique [20].

19En somme, si l’identité du Liban est désormais arabe par prescription constitutionnelle, cela n’implique pas pour autant que les Libanais s’entendent sur ce que cette arabité signifie ou sur ses implications.

NOUVELLES DYNAMIQUES DU DÉBAT IDENTITAIRE

20Depuis 2005, nous remarquons un changement de discours identitaire chez certains politiciens libanais. Sans renier l’identité arabe du pays, des entrepreneurs identitaires musulmans ont remis en question ses implications habituelles – à savoir, la solidarité avec la cause palestinienne et le rapprochement avec la Syrie. Saad Hariri, le leader sunnite, est allé jusqu’à adopter un slogan libaniste : « Le Liban d’abord. » Walid Joumblatt, le leader druze, pousse son hostilité au gouvernement syrien à l’extrême. En cela ils rejoignent en quelque sorte les positions traditionnellement tenues par les chrétiens. Mais cela ne traduit pas une nouvelle convergence intercommunautaire appelée à durer. Il ne serait pas étonnant de les voir accuser demain leurs adversaires politiques de traîtrise et de manquement à leurs obligations arabes si ceux-ci en faisaient autant dans un contexte politique différent. La polémique identitaire est en grande partie tributaire du choix et des intérêts des acteurs politiques libanais.

21Néanmoins, cela n’ôte pas son sens au débat identitaire ni la signification qu’il revêt pour les citoyens. Au contraire, nous remarquons, d’une part, que ce débat les intéresse et les mobilise, et, d’autre part, que les avis y sont toujours aussi partagés. À titre illustratif, lors d’une table ronde organisée par le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour, 11 jeunes ont échangé leurs idées sur leurs appartenances [21]. Il était remarquable de constater que non seulement leurs avis étaient extrêmement divergents, mais encore qu’ils se servaient d’arguments dont certains remontaient au début du siècle dernier. Toutefois, cette divergence était acceptée et n’était pas perçue comme un ferment de discorde.

22En dépit du discours dominant marqué par les idéologies nationalistes et républicaines, les Libanais semblent s’être réconciliés avec la complexité de leur identité gigogne. Cette identité varie d’un individu à l’autre et résulte de la négociation entre aux moins trois références culturelles : la communauté confessionnelle (voire plusieurs), la communauté nationale (dont le patrimoine est commun aux groupes qui la composent et découle de leur interaction constante) et la communauté supranationale (arabe, islamique ou occidentale).

23Le débat autour des identités au Liban se nourrit de cette complexité. Et la controverse ne cessera sans doute que le jour où les chrétiens arrêteront d’interroger publiquement l’identité du pays qu’ils ont voulu et dans lequel ils se reconnaissent. Ce n’est certainement pas un hasard s’ils ont toujours été les initiateurs du débat. La raison se trouve peut-être dans les caractéristiques de leur propre identité et de ses projections sur l’identité nationale : une identité hésitante, parfois embarrassée et le plus souvent inquiète – en un mot, perplexe.

Notes

  • [1]
    Parmi ces communautés, on compte douze chrétiennes : la maronite, la grecque orthodoxe, la grecque catholique, l’arménienne apostolique (orthodoxe), l’arménienne catholique, la syriaque catholique, la jacobite (syriaque orthodoxe), la chaldéenne (catholique), la nestorienne, la latine, la protestante et, depuis 1996, la copte (orthodoxe). Parmi les cinq autres communautés organisées, nous trouvons la communauté israélite et quatre communautés musulmanes : la sunnite, la chiite, la druze et l’alaouite (instituée en 1995). Deux autres communautés étaient prévues par le même arrêté en 1936 mais n’ont jamais été instituées : la communauté ismaélienne et la communauté de droit civil.
  • [2]
    Frédéric Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières », in Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995, p. 213.
  • [3]
    Possédant tout de même quelques avantages statutaires et financiers ; ses autorités et juridictions sont financées par l’État, alors que ce n’est pas le cas pour les communautés chrétiennes et la communauté juive.
  • [4]
    Le président de la République est traditionnellement maronite ; le Premier ministre, sunnite ; le président de la Chambre des députés, shiite ; son vice-président, Grec orthodoxe... Et, alors même que le Liban ne connaît pas de deuxième chambre parlementaire, nous savons déjà que le président du futur Sénat sera druze.
  • [5]
    Nawaf Salam, « Des communautés religieuses », in La condition libanaise, Beyrouth, Éd. Dar An-Nahar, 1998, p. 27.
  • [6]
    Kamal Salibi, A House of Many Mansions, Londres, I. B. Tauris & Co. Publishers, 1988, p. 165.
  • [7]
    Jawad Boulos, DE (Histoire du Liban), Beyrouth, 1972, p. 258.
  • [8]
    Ahmad Beydoun, Identité confessionnelle et temps social chez les historiens libanais contemporains, Beyrouth, Université libanaise, 1984, p. 347.
  • [9]
    Formule empruntée à Amin Maalouf et souvent citée au Liban pour dénoncer le système, alors que le jugement de son auteur sur l’expérience libanaise est plus mitigé. Cf. Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998, p. 189.
  • [10]
    À titre d’exemple, Élizabeth Picard, Liban. État de discorde, Paris, Flammarion, 1993.
  • [11]
    Cette mention a été supprimée en 1997.
  • [12]
    Notons que le nationalisme syrien est né au Liban, mais qu’il est resté marginal dans ce débat. En fait, il ne s’agit pas d’une idéologie irrédentiste qui appelle au rattachement du Liban à la Syrie. Ses représentants militent pour l’unification du « Croissant fertile » qui désigne la Grande Syrie et comprend le Liban, la Palestine, la Jordanie, la Syrie, Chypre, l’Iraq, le Koweit et une partie de la Turquie.
  • [13]
    Il y en aurait évidemment d’autres, et on aurait pu aborder le débat autrement que de manière historique, en privilégiant les lieux où il s’exprime (les médias, le parlement, les écrits académiques, les clubs de débat) ou son mode d’expression : la littérature, le théâtre, le chant...
  • [14]
    Cf. Charles Corm (1934), La montagne inspirée, Beyrouth, Éditions de la Revue Phénicienne, 1964. Cf. La Revue phénicienne, Beyrouth, 1919.
  • [15]
    Cf. Georges Naccache, « Deux négations ne font pas une nation », in Un rêve libanais, 1943-1972, Beyrouth, Éd. FMA, 1982.
  • [16]
    Ahmad Beydoun, « L’arabité du Liban et son incarnation dans l’accord de Taef » (en arabe). Contribution à une conférence sur « le document d’entente national » tenue à Beyrouth le 9 au 10 novembre 1999 dont l’argument central est repris dans un article du même auteur, « Sur l’arabité du Liban », Monde Arabe Maghreb Machrek, juillet-septembre 2000, n. 169.
  • [17]
    Il allait également redynamiser le débat politique mis en sourdine par l’armée et les services de renseignement syriens qui contrôlaient le pays. Ses allocutions du 19 mars s’étaient transformées en un rendez-vous annuel attendu par les journalistes et les intellectuels. Les réactions de réfutation et de soutien au discours retranscrit dans les journaux alimentaient la presse pendant plusieurs semaines.
  • [18]
    Sélim Abou, Les paradoxes de l’Université, Beyrouth, 1996, p. 14. Également paru dans le recueil de discours pastoraux du P. Abou, Les libertés, Beyrouth, Presses de l’Université Saint-Joseph, 2003.
  • [19]
    Sélim Abou, Les tâches de l’Université, Beyrouth, 1998, p 10.
  • [20]
    Sélim Abou, Les paradoxes..., op. cit., p. 14.
  • [21]
    Rapportée dans l’édition du 24 mars 2004 de L’Orient-Le Jour.
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