Cités 2005/1 n° 21

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Article de revue

Lorsqu'un Intrus occupe le corps

Notes autour du livre de Jean-Luc Nancy

Pages 57 à 60

Notes

1« J’ai (qui, “je” ?, c’est précisément la question, la vieille question : quel est ce sujet de l’énonciation, toujours étranger au sujet de son énoncé, dont il est forcément l’intrus et pourtant forcément le moteur, l’embrayeur ou le cœur) – j’ai, donc, reçu le cœur d’un autre, il y a bientôt une dizaine d’années. On me l’a greffé. Mon propre cœur (c’est toute l’affaire du “propre” [...]) – mon propre cœur, donc, était hors d’usage, pour une raison qui ne fut jamais éclaircie. Il fallait donc, pour vivre, recevoir le cœur d’un autre. » [1]

2Un cœur hors d’usage. Une opération chirurgicale. Une transplantation. Une sensation déchirante d’étrangeté. Un questionnement sans fin autour de sa propre identité. Le philosophe Jean-Luc Nancy raconte son expérience de « greffé » et nous offre un récit à la fois extrêmement touchant et profondément philosophique de son calvaire. Car, au-delà de la souffrance et de la lutte pour survivre, le philosophe témoigne du chemin quasi impossible qu’on se doit de parcourir lorsqu’un « intrus » rentre dans son propre corps. Ce qui est en jeu dans L’Intrus, c’est la difficulté d’accepter le surgissement de l’altérité au sein même de l’identité.

3« Je » s’interroge sur « je ». « Je » essaie de comprendre son corps et son fonctionnement. « Je » cherche à faire le point sur sa vie et son identité. Et tout cela, à partir d’une déchirure, d’une coupure nette avec le passé, d’un saut spatio-temporel qui intervient lorsque Jean-Luc Nancy reçoit le cœur d’un autre et survit à la mort de son propre cœur. La vie et la mort se mêlent. Un organe prend la place d’un autre. La vie continue. « Je » vit de nouveau. Mais qui est-il ?

4À partir du moment où son cœur lâche, « je » fait l’expérience de l’étrangeté : c’est son « propre » cœur qui devient un « étranger » et qui laisse la place à un « intrus » ; c’est l’altérité qui surgit au « cœur » même du « je » : « Mon cœur devenait mon étranger : justement étranger parce qu’il était dedans. L’étrangeté ne devait venir du dehors que pour avoir d’abord surgi du dedans. » [2]

5L’étrangeté oblige « je » à reconnaître l’existence d’une distance entre son moi et son corps. L’étrangeté l’oblige à se poser de nouveau la question : « Qui suis-je ? » Que connaît-il, en effet, de son corps qui ne survit que grâce à un intrus ? Que pense-t-il de l’étranger qui l’habite et qui demande à être intégré à l’intérieur de son organisme ?

6Un corps. Une vie. Un fonctionnement. Une identité. « Je » s’interroge, donc. Un « je » qui ne sait plus qui il est. Un « je » qui est obligé d’apprendre à vivre avec un « intrus ». Un « je » qui, par ailleurs, est un philosophe et qui, en tant que tel, connaît bien la « querelle de l’identité ». Mais, ici, la question de l’identité va bien au-delà d’une simple querelle. Ici, le philosophe cherche à savoir si son « je » avec un cœur étranger est toujours le « même », si « son » corps est toujours « son » corps.

7Un autre est rentré dans « sa » vie. C’est un étranger qui lui permet de survivre. C’est un intrus qui le sauve. Mais est-il toujours la même personne ? Quel rôle joue l’intrus ? Est-il un « hôte » ou un « ennemi » ?

8« Je le sens bien, c’est beaucoup plus fort qu’une sensation : jamais l’étrangeté de ma propre identité, qui me fut pourtant toujours si vive, ne m’a touché avec cette acuité. “Je” est devenu clairement l’index formel d’un enchaînement invérifiable et impalpable. Entre moi et moi, il y eut toujours de l’espace-temps : mais à présent il y a l’ouverture d’une incision, et l’irréconciliable d’une immunité contrariée. » [3]

9Entre « je » et « je », il y a toujours une dialectique subtile et complexe. Plus ou moins accentuée. Plus ou moins déchirante. Qui ne cesse jamais. Mais lorsque la déchirure est physique et que l’on change de cœur, « je » n’est plus uniquement obligé d’accepter la lassitude qui existe entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé. « Je » est aussi et surtout obligé de jouer avec son reflet, de digérer la présence d’un autre, d’intégrer la présence d’un étranger. Car c’est le « différent de soi » qui permet à « je » de survivre en dépit du rejet du corps et de ses défenses immunitaires ; c’est le « différent de soi » qui prend la place d’un « propre » défaillant qui démange « je » du dedans.

10« La possibilité du rejet installe dans une double étrangeté : d’une part, celle de ce cœur greffé, que l’organisme identifie et attaque en tant qu’étranger ; d’autre part, celle de l’état où la médecine installe le greffé pour le protéger. Elle abaisse son immunité, pour qu’il supporte l’étranger. Elle le rend donc étranger à lui-même, à cette identité immunitaire qui est un peu sa signature physiologique. » [4] Le « mien » et le « sien » se mélangent. Le propre et l’étranger échangent de place. Et lorsque « je » cherche à chasser l’intrus, la médecine intervient contre « je ». Contre « je », mais en faveur de « je ». Car c’est l’intrus qui permet la survie de « je », tout en introduisant une étrangeté existentielle à l’intérieur de sa vie.

11Placé dans la situation d’étranger à soi-même, « je » se sent inconnu dans un corps connu : il n’est plus « chez lui », mais il ne peut aller ailleurs sans en mourir. D’autres sensations l’habitent. D’autres émotions l’envahissent. D’autres passions l’animent. Le corps devient le lieu d’une rupture existentielle et fait basculer « je » dans un autre univers, celui d’une identité en pleine recomposition.

12Accueillir l’étranger demande avant tout d’éprouver son intrusion. C’est pourquoi il faut du temps et de l’espace : le temps pour comprendre que « je » doit laisser prise sur son corps ; l’espace pour accepter l’intrus et le transformer en quelque chose de « propre ». « Une fois qu’il est là, s’il reste étranger, aussi longtemps qu’il le reste, au lieu de simplement se “naturaliser”, sa venue ne cesse pas : il continue à venir, et elle ne cesse pas d’être à quelque égard une intrusion : c’est-à-dire d’être sans droit et sans familiarité, sans accoutumance, et au contraire d’être un dérangement, un trouble dans l’intimité. » [5]

13La présence d’un cœur étranger oblige « je » à s’interroger sur la relation singulière qui existe entre la proximité et la distance : « je » va devoir reconstruire sa spécificité et son identité à partir de la recherche de proximité qu’il peut instaurer avec l’intrus. Le greffon n’est pas encore « sien ». En même temps, il l’est. Ne serait-ce que parce que c’est lui qui permet au corps de vivre. Il est une sorte d’ennemi amical de l’intérieur : « Identité vaut pour immunité, l’une s’identifie à l’autre. Abaisser l’une, c’est abaisser l’autre. L’étrangeté et l’étrangèreté deviennent communes et quotidiennes. Cela se traduit par une extériorisation constante de moi : il faut me mesurer, me contrôler, me tester. » [6]

14Se rapporter à soi devient pour « je » un problème insoluble. D’un même mouvement, « je » s’éloigne et s’approche. L’intrus l’expose et l’exproprie de son noyau le plus profond tout en lui permettant de survivre. « Je » cherche à contrôler ses réactions sans y arriver. C’est quelqu’un d’autre qui contrôle « je » : le corps, les médecins, les médicaments. C’est la proximité dans la distance : la proximité entre « je » et l’intrus, par les conflits et les luttes du système immunitaire, instaure une plus grande distance entre « je » et « son » corps en même temps que, par les fonctions qu’il assure à la place du cœur hors usage, l’intrus instaure aussi une proximité nouvelle.


Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/cite.021.0057

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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