Notes
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[1]
Il faut se garder de supposer qu’il n’y a que deux espèces de normes, éthiques et cognitives. Il y a des valeurs esthétiques (le sublime) et politiques (la légitimité, la justice) et des obligations légales et juridiques.
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[2]
Cette classification pourrait être plus complexe. Il faudrait en particulier envisager la position selon laquelle les normes d’une espèce présupposent des normes d’une autre espèce, et la question de savoir si les devoirs présupposent des valeurs. Mais nous devons ici laisser ces points de côté.
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[3]
Anscombe, Intention, Oxford, Blackwell, 1958, tr. fr., L’intention, Paris, Gallimard, 2002.
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[4]
Il va de soi que si mon but est de compter les brins d’herbe, cette proposition devient pertinente. Mais le point est ici justement qu’elle ne l’est pas hors contexte.
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[5]
Nous n’entrerons pas ici dans les discussions complexes sur la volonté de croire, cf. B. Williams, « Deciding to believe », in Problems of the Self, Cambridge University Press, 1973.
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[6]
W. K. Clifford, « The ethics of belief », in Lectures and Essays, Londres, 1878 ; W. James, « The will to believe » (1906, in The Will to believe and other Essays, New York, Dover, tr. fr., Paris, Flammarion).
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[7]
Cf. Susan Haack, « The ethics of belief reconsidered », in L. Hahn (ed.), The Philosophy of Roderick Chisholm, La Salle, Ill., Library of Living Philosophers, Open Court, 1995.
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[8]
Sur ces thèmes, cf. P. Engel (ed.), Believing and Accepting, Dordrecht, Kluwer, 2000.
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[9]
Cf. P. Engel, « Sommes-nous responsables de nos croyances ? », in Y. Michaud (éd.), Qu’est-ce que la culture ? Université de tous les savoirs, vol. 6, Paris, O. Jacob, 2001.
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[10]
Cf. P. Engel, « Philosophie de la connaissance », in P. Engel (éd.), Précis de philosophie analytique, Paris, PUF, 2000.
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[11]
Par exemple, Linda Zagzebski, Virtues of the Mind, Cambridge University Press, 1996.
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[12]
Par exemple, E. Sosa, Knowledge in Perspective, Cambridge University Press, 1991.
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[13]
Sur ce point, voir R. Ogien (éd.), Le réalisme moral, Paris, PUF, 1998.
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[14]
C’est tout ce qui oppose, par exemple, la position de Christine Tappolet, Émotions et valeurs, Paris, PUF, 2000, à la position, par exemple, de Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, Harvard University Press, 1990, tr. fr., S. Laugier, Sagesse des choix, justesse des sentiments, Paris, PUF, 1996. Sur la relation entre émotions et valeurs, cf. Mulligan, « From appropriate emotions to values », Secondary Qualities generalized, ed. P. Menzies, The Monist, vol. 84, no 1, 1998, 161-188.
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[15]
L’idée est présente dans tous les écrits de J. McDowell (cf. par ex. Mind, Value and Reality, Harvard University Press, 1998, p. 27-29, 30-34, 57-58, 65-69, 72-73, 214-215). Mais elle remonte à E. Burke.
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[16]
Cf. P. Engel, Truth, Acumen, Bucks, 2002.
-
[17]
Cf. Kevin Mulligan, « Justification, rule-breaking and the mind », Proceedings of the Aristotelian Society, London, vol. XCIX, 123-139, 1999, et « Against rampant normativism », à paraître.
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[18]
Robert Musil, dans son célèbre article sur la « Dummheit », est très proche de cette thèse quand il parle de la « bêtise intelligente » ; cf. Kevin Mulligan, « Stupidity, folly and cognitive values », à paraître.
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[19]
C. Chauviré, « Faut-il moraliser les normes cognitives ? », Cités, no 5, 2001, p. 87, 88, 89 ; S. Laugier, « Pourquoi des théories morales ? L’ordinaire contre la norme », p. 93-112, et « Quel avenir pour la philosophie analytique en France ? », p. 151-155, p. 153-154. L’amusant est que ces articles, ainsi que les deux derniers livres du second auteur, sont eux-mêmes des ouvrages de métaphilosophie. On négligera ici les attaques ad hominem dirigées contre les philosophes analytiques français qui, selon Laugier, se livreraient à de l’arrivisme institutionnel en passant des « alliances stratégiques et parfois contre-nature » et de « petits Yaltas » (p. 152), ou qui feraient « bon ménage » avec « la philosophie scolaire et institutionnelle telle qu’elle se maintient par exemple à travers l’agrégation de la philosophie », ce qui trahit (encore !) « un goût pour la normativité philosophique ». Nous supposons que ces invectives sont destinées à faire pendant au reproche de moralisme, puisque, c’est bien connu, les moralistes sont tous des coquins.
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[20]
Selon la scie : l’éthique c’est bien, la morale c’est pas bien.
-
[21]
S. Laugier, op. cit., p. 98, évoque bien le terme « méta-éthique », mais elle écrit : « Le point de vue anti-théorique récuse à l’inverse, tout simplement (sic) la possibilité de principes moraux substantiels sur la nature des énoncés moraux ou normatifs, ou de théories métaéthiques sur la nature des énoncés moraux et normatifs. » La récuser n’implique pas qu’on doive confondre les deux niveaux. Et nous répondons ci-dessous à cette suggestion antithéorique qu’elle présuppose quand même une théorie.
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[22]
Nous suggérons que tout usage des guillemets autour de ces mots signale le pharisianisme cognitif contemporain, cf K. Mulligan, « Searle, Derrida and the ends of Phenomenology », The Cambridge Companion to Searle, Cambridge University Press, 2003.
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[23]
S. Laugier, op. cit., p. 101. La thèse de l’antithéoricien est non seulement très éloignée de celle de Wittgenstein (revendiqué pourtant comme le père de ces approches) car il se souciait des opinions morales des gens ordinaires, mais également parfaitement éloignée de la réalité. Seuls des intellectuels fort sophistiqués peuvent imaginer que les gens ordinaires ne se posent pas de questions en termes d’obligations ou de devoir. Il ne suffit pas d’invoquer l’usage ; encore faut-il le décrire correctement.
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[24]
L’expression est cette fois non de Chauviré mais de Rorty, « lovably old fashioned prigs » ; cf. S. Haack, Confessions of a Passionate Moderate, University of Chicago Press, 1998.
1Il arrive souvent, quand on discute de questions portant sur la théorie de la connaissance, que l’on utilise des concepts qui ont une consonance éthique. On se demande ce qui distingue une bonne hypothèse d’une mauvaise, ou si nous devrions croire ceci ou cela sur la base des données disponibles. Il semble qu’il y ait en ce sens des valeurs cognitives, et des devoirs ou obligations cognitives, tout comme il y a des valeurs et des normes éthiques. Le vocabulaire évaluatif, cognitif et éthique, est très riche et « épais » (stupide, précis, incrédule, scrupuleux, généreux, intolérant, discret). Le vocabulaire déontique, par contre, est partout très « mince ». On pourrait qualifier les valeurs et les devoirs comme des normes. De façon analogue, on parle de propositions normatives, déontiques, axiologiques ou évaluatives. Frege disait que le mot « vrai » joue en logique un rôle comparable à celui que joue le mot « bon » en éthique, et le mot « beau » en esthétique et on dit souvent que la logique est normative. Mais l’usage du vocabulaire déontique ou évaluatif en épistémologie implique-t-il qu’il y ait plus qu’une analogie entre les deux types de valeurs ou de normes ? Peut-on dire que la logique est une éthique de la pensée et que l’épistémologie est une éthique de la croyance ? Et faut-il aller jusqu’à assimiler les deux types de normes, comme semble le faire un certain pragmatisme, entendu comme la thèse selon laquelle les normes théoriques se réduisent aux normes pratiques ?
2En apparence de telles questions, dans la mesure où les notions de devoir et de valeur sont principalement des notions éthiques, relèvent de ce que l’on appelle la méta-éthique, et de la logique des énoncés et des distinctions morales (les propositions normatives ont-elles une valeur de vérité ? Y a-t-il des actes qui ont la propriété intrinsèque d’être obligatoires ?), par opposition à l’éthique substantielle qui vise à promouvoir tel ou tel type de normes ou de valeurs (utilitaristes, déontologiques, etc.). Notre question relève de la logique des valeurs et des normes au sens large [1]. Concernant la relation entre normes éthiques et normes cognitives, il semble y avoir trois positions possibles [2] :
31 / une position disjonctive exclusive : les normes éthiques et les normes cognitives n’ont aucun rapport entre elles ;
42 / une position réductionniste : les normes cognitives sont des normes éthiques ;
53 / une position conjonctive : il y a des normes éthiques et des normes cognitives, et elles se recoupent partiellement ou il y a une analogie entre elles.
6Nous défendrons ici une version de la position conjonctive.
7Admettons que nous prenions pour argent comptant le vocabulaire évaluatif et normatif que nous utilisons dans le domaine épistémique et qu’il y ait des valeurs et des normes cognitives : le vrai, la justification de nos croyances, leur caractère rationnel ou cohérent sont des candidats plausibles. On dira alors que de même que nous désirons le bien comme fin de nos actions ou que celles-ci soient conformes à ce que nous tenons comme nos devoirs, nous désirons le vrai ou la justification dans le domaine de la connaissance ou que nos croyances doivent se conformer à certains critères de rationalité et de cohérence. On dit souvent en effet que les croyances « visent » la vérité, au sens où il semble impossible de croire une proposition sans croire qu’elle est vraie, et, quand on s’aperçoit qu’une de nos croyances est fausse, de ne pas chercher à la réviser. De même, il semble difficile de ne pas croire ce qui suit logiquement de nos croyances. La vérité et la cohérence sont en ce sens « constitutives » de la notion même de croyance, et des « normes » de la croyance. Appelons ce sens du mot « norme » le sens constitutif ou conceptuel. Cela fait partie intrinsèquement du concept de croyance que les croyances sont des états qui sont des candidats à la vérité, même si elles peuvent ne pas remplir cette condition. De même cela fait partie du concept de connaissance d’impliquer la vérité de ce qui est connu. Mais ces liens constitutifs à nos principaux concepts épistémiques sont-ils des normes ou des valeurs au sens où l’on emploie ces termes dans le domaine de l’action et de la pratique ? Trois sortes de considérations s’opposent à cette idée.
8On peut dire d’abord que de même que les croyances « visent » la vérité, les désirs visent la satisfaction. Croyances et désirs ont des « directions d’ajustement » [3] constitutives, mais inverses : alors que l’ajustement des croyances va « de l’esprit au monde » (elles doivent s’adapter au monde pour être vraies), l’ajustement des désirs va du monde à l’esprit (on attend du monde qu’il satisfasse nos désirs). Et si la vérité est bien à la croyance ce que la satisfaction est au désir, la vérité n’est pas la satisfaction. Croyances et désirs n’ont pas non plus le même rôle : les premières véhiculent de l’information, alors que les seconds nous motivent à faire certaines actions. Si l’on veut appeler « normes » ces rôles constitutifs des croyances et des désirs, il faut convenir que ce ne sont pas les mêmes normes qui sont en cause dans chaque cas. Cela milite donc plutôt en faveur d’une distinction tranchée entre les normes constitutives de la croyance et de celles de l’action.
9Ensuite si l’on considère les normes et les valeurs cognitives, comme la vérité et la justification, comme des normes au sens pratique de ce terme, c’est-à-dire au sens où une norme morale ou sociale est supposée régler notre conduite et nous exposer à des sanctions si nous ne la suivons pas, il est très douteux que la vérité ou la justification soient des normes ou des valeurs en ce sens. Car le simple fait qu’une proposition est vraie n’implique pas que je doive la croire, ou qu’il soit bon pour moi de la croire. Car autrement il nous faudrait croire toutes les vérités triviales ou inutiles, comme la proposition qu’il y a en ce moment 432 128 brins d’herbe sur la pelouse [4]. En ce sens le fait que le vrai soit ce que visent mes croyances n’implique en rien que je doive croire toutes les vérités ou que le fait de croire des choses fausses (ce qui arrive souvent) nous expose à des sanctions. Il n’y a pas de « norme du vrai » au sens où cela impliquerait que nous devons toujours croire ce qui est vrai, ou qu’il est toujours bon de le croire (l’épouse qui découvre du rouge à lèvres sur le col de chemise de son mari a peut-être raison de fermer les yeux). Il y a en ce sens une différence essentielle entre les normes conceptuelles ou constitutives et les normes pratiques.
10Enfin, quelque chose n’est une norme, au sens déontique de ce qu’on doit ou de ce qu’il est permis de faire, que si l’agent qui s’y conforme est libre de le faire, et s’il est possible de le blâmer ou de le tenir comme responsable de ne pas l’avoir suivie. Les normes pratiques et les normes éthiques satisfont à cette condition. Le critère ordinaire d’une action libre est que l’agent l’a voulue, et qu’il aurait pu faire autrement, s’il l’avait voulu. Mais s’il y a des normes cognitives, auxquelles nos croyances doivent se conformer, peut-on dire que nous pouvons vouloir librement croire telle ou telle chose ? Ordinairement non. Au sens où croire implique (au moins) enregistrer la vérité d’une proposition, cette vérité n’est pas en notre pouvoir, et il ne semble pas possible de croire à volonté. En ce sens nous ne sommes pas libres d’avoir telle ou telle croyance. Certes, il est possible d’avoir une influence indirecte sur ses croyances par toutes sortes de stratagèmes, mais décider de croire que p directement semble être une impossibilité constitutive. Toute norme implique un devoir, mais doit implique peut, et on ne peut pas croire à volonté : à l’impossible nul n’est tenu [5]. Par conséquent, croire ne semble pas être sujet à un devoir ou une obligation.
11Cela permet non seulement de voir en quoi on ne peut pas parler de normes et de valeurs cognitives au même sens que celui où on parle de normes éthiques – et par conséquent en quoi on ne peut pas réduire les unes aux autres –, mais aussi de voir ce qu’il y a de confus dans le fameux débat sur l’ « éthique de la croyance » qui oppose James à Clifford [6]. Clifford soutient qu’ « on a tort, toujours et partout, de croire quelque chose sur la base de données insuffisantes » et que c’est un « péché » que de violer cette maxime fondamentale. James lui répond qu’il est au contraire souvent bénéfique de tenir pour vraies des propositions qu’on sait ne pas être suffisamment confirmées et ne pas céder à un intellectualisme selon lequel la raison et la logique doivent être les seules sources de nos croyances. Clifford a tort de soutenir que nous devons toujours croire ce que nous estimons vrai et justifié, et il commet l’erreur d’élever ce qui est une norme conceptuelle de la croyance au statut d’une norme éthique. Il moralise cette norme cognitive, sur un ton de prêcheur victorien. James a raison de le critiquer sur ce point, mais il a tort de supposer qu’il peut y avoir une volonté de croire par l’effet direct d’une décision et que la recherche de la vérité peut et même doit céder le pas à la recherche de l’utilité. Il confond la question de savoir si croire sur la base de données insuffisantes est toujours une croyance non justifiée et la question de savoir si une croyance fondée sur des données insuffisantes est toujours nuisible à la conduite de l’enquête. Le pragmatisme est faux s’il soutient que les normes de justification de la croyance doivent se réduire aux normes pratiques de la justification des actions [7]. Clifford et James confondent tous deux justification éthique et justification épistémique. De ce point de vue, la thèse « évidentialiste » (au sens de l’anglais evidence) – le seul critère de la justification de nos croyances est le critère épistémique de leur adéquation aux données – est non négociable.
12Il ne s’ensuit pas que certains thèmes pragmatistes dans ce débat ne soient pas corrects. Car si nous avons renvoyé dos à dos évidentialisme (on croit et on ne doit croire que sur la base des données disponibles) et volontarisme (on peut croire par l’effet de la volonté), il reste vrai que, bien que nos croyances soient essentiellement involontaires, nous avons bien un contrôle indirect sur la formation de nos croyances, et les attitudes que nous adoptons vis-à-vis d’elles peuvent être volontaires. Nous acceptons certaines propositions, nous en rejetons d’autres, nous tenons pour acquises certaines choses, nous faisons des hypothèses, etc. [8]. Et nous sommes, comme Descartes et Locke y insistaient, libres de suspendre notre jugement quand nous jugeons que les données ne les autorisent pas. La limite que rencontre l’évidentialisme est la suivante : Qu’est-ce qui, dans une circonstance donnée, est susceptible de compter comme une donnée « adéquate » ? Dans certains cas nous jugeons nos données suffisantes, dans d’autres non. Cela implique une décision et un choix. Et ce choix trahit bien une activité. Le domaine épistémique est celui de l’enquête, et la conduite de l’enquête est une forme d’action, même si c’est une forme d’action menée avec des objectifs épistémiques, lesquels, répétons-le, ne sauraient être soumis à des impératifs ou des valeurs pratiques. En ce sens, il est juste de parler d’une éthique de la croyance, au sens d’une éthique de l’enquête, et il y a bien des normes de l’enquête, bien qu’il faille distinguer ces normes des normes constitutives de la croyance. Par là, nous sommes responsables de nos croyances, qui ne relèvent pas seulement de l’espace des causes, mais aussi de celui des raisons. On peut parler d’une politique et d’une stratégie des croyances [9]. Là se trouve le croisement du domaine des normes éthiques et du domaine des normes cognitives, et cela justifie une position conjonctive (3), plutôt qu’une position disjonctive (1, évidentialisme) ou une position réductionniste (2, pragmatiste). S’il est possible d’être responsable de ses croyances, et de suivre ou ne pas suivre des normes cognitives, alors il existe un lien entre la justification épistémique et la justification éthique. Mais quel est exactement ce lien, et peut-on réduire la première justification à la seconde ? Et quel est le statut ontologique des normes cognitives ?
13La première question est celle de savoir s’il est possible de définir la notion de justification – et donc celle de connaissance si l’on suppose que la connaissance est la croyance vraie justifiée – en termes « déontologiques » : une croyance vraie est justifiée si et seulement si elle se conforme à certaines obligations épistémiques. L’idée est proche des intuitions auxquelles faisait appel Clifford : une croyance est justifiée si et seulement si elle n’est pas épistémiquement blâmable ou si elle est épistémiquement permissible, c’est-à-dire si le sujet qui la tient pour vraie a satisfait à certaines obligations épistémiques. Typiquement, la conception déontologique fait appel à l’idée de normes proprement cognitives, de type déontologique. Mais cette idée se heurte à deux objections majeures. La première est que l’idée même de normes ou d’obligations cognitives présuppose la reconnaissance de ces normes, et par conséquent un certain travail de la réflexion. Cela implique une conception « internaliste » de la justification, selon laquelle le sujet doit nécessairement avoir accès aux raisons de ses croyances. Mais les épistémologues « externalistes », qui définissent la justification en termes des processus fiables (non nécessairement conscients) auxquels sont soumis nos croyances, objectent à cette conception [10]. La seconde objection est qu’il se pourrait bien qu’un sujet satisfasse à toutes les obligations épistémiques pertinentes, sans pour autant que ses croyances soient justifiées.
14Mais il y a une autre manière de comprendre le lien entre justification éthique et justification épistémique. Elle consiste à ne pas considérer que celle-ci ait à répondre à des normes supposées nécessaires et universelles mais qu’elle doit plutôt répondre à des valeurs. Une norme est ce qui appelle des actions, qui seront sanctionnées si elles ne sont pas conformes à celle-ci, alors qu’une valeur appelle une certaine sensibilité. On dira alors plutôt que ce sont les qualités d’une personne et son aptitude à percevoir les valeurs cognitives qui constituent la réponse appropriée, et que ce qu’elles appellent, ce sont plutôt des vertus que des actions. De même qu’il y a des vertus épistémiques – la modération dans le jugement, la pondération, le scrupule, l’intelligence – il y a des vices épistémiques – la crédulité, le conformisme, la bêtise. On peut formuler ainsi une « épistémologie fondée sur la vertu » selon laquelle la justification épistémique doit s’analyser en termes de sensibilité appropriée à des valeurs cognitives [11]. Cette thèse se heurte aux mêmes difficultés que la conception déontologique de la justification, à ceci près qu’une vertu, qui est une disposition, n’a pas besoin d’être consciente, ce qui rend la thèse en question moins vulnérable aux objections des externalistes (en fait certains externalistes se réclament de la notion de vertu épistémique) [12]. De plus l’épistémologie des vertus épistémiques permet de concilier le caractère à la fois passif et actif de nos croyances. Dans la mesure où une vertu épistémique est une disposition à acquérir des croyances, elle est passive et non réfléchie. Mais dans la mesure où les vertus s’acquièrent et se cultivent, elles sont partiellement volontaires et actives. Cela rendrait compte du fait qu’on ne peut pas blâmer ou louer un individu pour telle ou telle croyance, bien qu’on puisse le blâmer ou le louer pour être le type de croyant qu’il est (un conformiste, un crédule ou un imbécile, qui sont tous des défauts de caractère). Aristote voyait dans le phronimos un cas de sagesse à la fois théorique et pratique, et l’unité des vertus cognitives et des vertus pratiques se trouve peut-être là.
15Il reste à envisager la question de l’ontologie des valeurs et des normes cognitives. C’est la question parallèle à celle qui se pose en méta-éthique, quand on se demande si les valeurs et les normes sont réelles (réalisme moral) ou si elles sont l’expression de nos désirs et de nos attitudes (expressivisme) [13]. Il n’est pas clair qu’une conception axée sur des normes cognitives engage directement à une forme de réalisme quant à ces normes. Mais à tout le moins elle semble engager à un objectivisme, par opposition à des formes de subjectivisme, de relativisme et d’anti-réalisme. Mais une conception de la vertu épistémique semble bien impliquer un réalisme quant aux valeurs épistémiques. Loin d’être, comme le soutiennent les expressivistes, constituées par nos émotions et nos attitudes, les valeurs cognitives sont révélées par celles-ci [14].
16On ne cherchera pas ici à arbitrer entre une conception axée sur les normes cognitives et une conception axée sur les valeurs cognitives. Mais nous voulons les opposer à une conception qui semble de prime abord pouvoir s’appuyer sur la notion de vertu, le particularisme. Pour un universaliste quant aux normes (cognitives ou éthiques), s’il y a des normes au sens déontique du terme, alors ces normes doivent être universelles : le fait que j’aie une certaine obligation implique que l’on admette que tout le monde a une obligation semblable. Mais c’est ce que nie le particulariste. Et ici il peut s’appuyer sur l’idée que la vertu dépend de la saisie de certaines circonstances et de la capacité à émettre des jugements dans certaines situations toujours spécifiques. Il n’est pas clair que le particularisme implique un réalisme quant aux normes et aux valeurs. Il peut soutenir que le jugement éthique ou le jugement cognitif sont toujours relatifs aux circonstances, sans qu’on puisse jamais poser des normes ou des valeurs universelles. Alternativement, il peut soutenir qu’il y a des propriétés normatives ou des valeurs éthiques ou cognitives, mais que leurs exemplifications dans des situations concrètes (des jugements, des actions) sont toujours particulières. Il refusera, en ce sens, l’idée qu’on puisse codifier la rationalité ou le caractère raisonnable du jugement moral ou du jugement épistémique [15]. Le particulariste individualiste soutiendra que le caractère vertueux d’une action ou d’un jugement est toujours affaire de circonstances et relatif à un contexte. Le particulariste communautarien qu’il est relatif à une société et une tradition données. Tous deux s’opposeront à l’idéal des Lumières et à l’idée de normes universelles en éthique et en épistémologie. Peut-être admettront-ils l’idée d’une éthique de la croyance, au sens où le mot « éthique » renvoie à l’individu, mais ils refuseront toute « moralisation » des normes, au sens où la morale est supposée renvoyer à un universel.
17Il n’est pas facile de distinguer le particulariste du relativiste, y compris quand il s’agit pour lui d’énoncer cette thèse. Pour des raisons bien connues, le relativiste s’autoréfute, et la même chose vaut pour le particularisme. Mais, surtout, le particularisme aura bien du mal à expliquer, au moins dans le cas épistémique, le lien entre les normes constitutives propres à la croyance et les normes cognitives qui gouvernent le jugement ou l’enquête. Comme on l’a vu, du fait que les croyances par nature visent le vrai, il n’est pas possible d’en inférer des énoncés déontiques de la forme :
18(i) Pour tout p, si p est vrai on doit croire que p.
19Mais si l’idée qu’il y des normes cognitives en tant que normes de l’enquête est correcte, alors un énoncé déontique de la forme :
20(ii) Pour tout p, on doit croire que p seulement si p
21a, quant à lui, toutes les chances d’être correct [16]. Et il n’implique nullement (i). Il exprime la norme de rationalité minimale de toute enquête, dans la mesure où elle vise la justification épistémique. Ce n’est pas une norme éthique, contrairement à ce que soutient la conception réductionniste ou pragmatiste, mais c’est une norme cognitive. Comme toute norme, elle peut avoir des exceptions (elle vaut pour les croyances rationnelles, non pour les croyances irrationnelles). (ii) n’implique pas que l’on doit condamner comme un crime toute erreur ou toute assertion fausse. Faire des erreurs est parfaitement compatible avec le fait de dire que la croyance est réglée par une norme de vérité. Ce serait même stupide pour quelqu’un qui tient la vérité comme une norme ou une valeur que de transformer la maxime « Évitez (autant que possible) l’erreur » en « Il est interdit (ou blâmable) de se tromper », car la recherche de la vérité ne progresserait guère dans de telles conditions. (ii) permet aussi de voir ce qui relie le vrai comme norme conceptuelle de la croyance au vrai comme norme de l’enquête. C’est parce que les croyances (constitutivement) visent le vrai qu’il est incohérent de suivre des politiques épistémiques qui conduiraient à accepter des croyances fausses qu’on sait être telles. En ce sens, on peut bien dire, avec Peirce, que la vérité est la norme ou le but de l’enquête. Cela ne veut pas dire que la vérité soit en elle-même normative (elle ne l’est pas : la vérité ou la fausseté d’une proposition sont des caractéristiques descriptives de cette proposition). Au mieux, la vérité n’est « normative » qu’indirectement. Mais la connaissance ou la croyance justifiée sont des notions normatives [17].
22Rien de ceci ne convaincra ceux qui nient simplement qu’il y ait des normes en dehors des régularités naturelles et des conventions. Ainsi, on peut dire que la vérité n’est une norme qu’en apparence : c’est simplement qu’il est bon, en général (ou bénéfique pour l’espèce) d’avoir des croyances vraies. Il n’y aurait aucune ontologie normative substantielle là derrière. De leur côté les relativistes et les sceptiques peuvent accorder que notre discours sur la connaissance est normatif, mais il nous demandent : pourquoi devrait-on admettre ces normes et ces valeurs cognitives, et pas d’autres, comme la créativité ou l’invention ? Pourquoi ne serait-il pas bon ou fécond d’avoir des croyances fausses, illusoires, injustifiées ? Mais outre que de telles conceptions courent toujours le risque, comme le pragmatisme vulgaire, de réduire les normes cognitives à des normes éthiques (ou esthétiques ici) elles manifestent une forme d’aveuglement particulière, l’aveuglement face aux normes et aux valeurs cognitives. Et ici on peut s’exprimer en termes de vice et de vertu. Si la vertu épistémique est la sensibilité au vrai comme valeur, alors le vice épistémique est l’insensibilité à celui-ci. Et cette insensibilité a un nom : la bêtise. La bêtise, selon cette conception, n’est pas un défaut intellectuel, mais un défaut de la sensibilité [18]. Il y a des gens très intelligents, mais qui sont insensibles au normes cognitives, comme ces intellectuels français dont Sokal et Bricmont ont dressé le florilège de sottises.
23On ne saurait trouver de meilleure transition pour répondre brièvement, sur la base de ce rapide survol des relations entre normes cognitives et normes éthiques, aux critiques contenues dans le no 5 de Cités contre les auteurs qui, comme nous, ont défendu l’idée qu’il faut respecter certaines normes cognitives. Les directeurs du dossier « Retour du moralisme ? » y voient la marque d’un nouveau « conformisme ». Christiane Chauviré reproche à un certain nombre de philosophes analytiques, dont nous sommes, de « moraliser les normes cognitives », d’adopter une « posture idéologique », d’être des « pharisiens » et de se livrer à un prêche édifiant en faveur de la science, de la vérité et de la rationalité. Sandra Laugier défend l’ « ordinaire » contre la « norme », et dénonce le « conformisme » des philosophes analytiques, français en particulier, qui, à l’entendre, se parent du discours métaphilosophique de l’ « obligation morale » au nom de la philosophie analytique, faute d’être capables d’en « faire réellement » et par goût effréné pour la « normalisation » en philosophie [19].
24Remarquons d’abord que les philosophes analytiques n’ont pas attendu le « boum éthique » contemporain pour réfléchir sur le statut des normes éthiques et cognitives. Les réflexions qui précèdent sont pour l’essentiel empruntées à un cadre de discussion en méta-éthique qui remonte aux origines de ce courant (Moore, Schlick) et qui a ses racines dans des discussions sur l’éthique de la croyance au moins chez Locke. Sans doute tous ces gens étaient-ils des clergymen victoriens. Il est évidemment impensable que Chauviré et Laugier puissent ignorer la distinction entre éthique et méta-éthique, mais leur reproche de « moraliser » les normes cognitives fait fi de cette distinction : elles supposent que, parce qu’on parle du statut de ces normes, on fait automatiquement de la morale, et de la morale « moralisatrice » [20]. Cela ne peut, selon elles, que trahir un conformisme et un dogmatisme. Mais si nous suivons bien, le dogmatisme et le conformisme ne sont pas de bonnes choses. Nous ne pouvons qu’en convenir, puisque nous avons dit que ce sont des vices épistémiques. Mais alors on peut retourner l’argument tu quoque : à moraliste moraliste et demi. À moins que nos critiques ne veuillent soutenir qu’il n’y a pas de différence entre méta-éthique et éthique, et que la première est toujours une manière déguisée de proposer la seconde. Si c’est l’idée, elle est absurde. Prenons quelqu’un qui défend la thèse méta-éthique suivante : les énoncés moraux ne sont ni vrais ni faux. Propose-t-il une thèse éthique ? Non, il peut être kantien, hédoniste, utilitariste, perfectionniste, etc. Ce n’est pas parce qu’il parle de la morale ou de l’éthique qu’il en fait. Certes il nie la réalité des valeurs morales. Mais sa position est parfaitement compatible avec de nombreuses sortes d’éthiques substantielles, tout comme l’est la thèse selon laquelle les valeurs sont réelles [21].
25Ce n’est pas la seule confusion. Chauviré semble dire que le simple fait de penser que les normes cognitives sont des normes éthiques revient à moraliser. Cela nous semble faux. Il s’agit d’une thèse philosophique parmi d’autres, peu plausible, mais tout dépend de la caractérisation que l’on donne de l’éthique. À d’autres moments, elle semble voir la différence entre cette thèse et la moralisation. Laquelle ? Elle ne nous le dit pas. Elle voit la différence qu’il y a entre ce que nous avons appelé les normes constitutives ou conceptuelles et les normes éthiques. Mais elle nous reproche de les « amalgamer complètement » en en faisant « une promotion moralisatrice, autosatisfaite » (p. 89). Si nous comprenons bien, elle nous reproche ici de défendre la thèse (2) ci-dessus, celle du réductionnisme, et de tomber dans un prêche à la Clifford (bien qu’elle ne fasse pas référence à ce débat). Mais nous rejetons précisément cette thèse. Elle semble aussi penser que, parce que nous disons que la vérité est la norme de l’assertion et de la croyance, nous tenons comme un crime contre l’intellect de dire ou de croire des choses fausses ou non justifiées. C’est ici que la remarque ci-dessus selon laquelle (ii) n’a nullement cette conséquence prend tous son sens. Si la norme du vrai peut s’exprimer par « N’affirmez (ou ne croyez que) que p que si p est vrai », tout ce que la norme en question dit est qu’on ne peut pas viser le faux et négliger la possibilité de faire des erreurs. Il y a toute la différence possible entre le dogmatique, qui croit détenir la vérité et veut imposer aux autres la sienne, et celui qui se conforme à la vérité comme une norme, mais est prêt à admettre qu’on peut se tromper. Mais si on comprend bien, selon Chauviré et Laugier, il n’y a pas de différence. Ou alors il faut inventer un nouveau sens de « dogmatique », selon lequel un dogmatique est quelqu’un qui se conforme à la norme de vérité. À ce compte, toute enquête scientifique est « dogmatique ». Nos critiques entendent-elles flirter à ce point avec le postmodernisme ?
26On ne voit pas clairement non plus si Chauviré défend (1) la thèse de l’hétérogénéité complète des deux types de normes, comme semble l’indiquer son reproche de « détournement » ou de « trahison » des normes constitutives par leur « moralisation », ou si elle défend la thèse (3), qui est la nôtre, quand elle dit qu’ « il serait aberrant qu’elles divergent complètement » (p. 89). Dans ce second cas nous applaudissons des deux mains. Mais comme elle ne nous dit pas quels sont ces liens (que nous avons essayé d’indiquer ci-dessus) et qu’elle ne voit pas la différence entre les normes constitutives et ce que nous avons appelé les normes de l’enquête, elle est conduite à affirmer que les normes constitutives sont telles parce qu’elles font partie des conditions mêmes du discours (p. 90). Là aussi, d’accord sur ce second point, mais on ne voit pas pourquoi on devrait en tirer la conclusion qu’il n’y a pas lieu (ô Wittgenstein !) de les dire, mais seulement de les montrer. Cela ne se fait pas de dire tout haut quelles normes nous suivons. C’est prêchi-prêcha. Mais les normes en question sont parfaitement exprimables : nous venons de le faire. Et ne faut-il pas quelquefois les dire ? Si Chauviré joue aux cartes, constate que son adversaire triche, et le lui dit, accepterait-elle qu’il lui rétorque : « Tu moralises, ne viens pas me donner de leçons » ?
27Au discours moralisateur qu’elle nous prête, Chauviré nous dit préférer la satire, l’ironie, la dérision. Mais on ne voit pas pourquoi la dérision et la satire seraient interdites aux méta-éthiciens. Et qu’est-ce que le pharisianisme ? Max Scheler, dans ce qui semble être une des rares discussions du pharisianisme, nous explique qu’il y a une distinction entre désirer le bien en tant que bien et désirer le bien. On peut en particulier désirer être clair ou tolérant sans désirer être bon. Le pharisien est celui qui veut surtout être bon sous cette description. Pourquoi le respect de certaines valeurs cognitives serait-il alors automatiquement du pharisianisme ? Chauviré ne nous le dit pas. Elle semble aussi oublier une propriété essentielle de la satire : la satire présuppose la connaissance de certaines valeurs que le satiriste considère comme violées et dont il décrit la violation par ce moyen. Si nous la suivons bien, elle voudrait qu’il y ait de la satire, mais sans connaissance ni présupposition de valeurs. Le sage victorien qui se dit tous les matins devant son petit déjeuner : « Quel est mon devoir envers la vérité aujourd’hui ? », est certainement ridicule. Mais sa contrepartie contemporaine est-elle le philosophe analytique ? Il nous semble plutôt que c’est le postmoderne qui ne cesse de se moquer de la « vérité », de la « raison » et de la « science » [22], et de traquer tout discours qui s’en réclamerait. Le vrai politiquement correct d’aujourd’hui, c’est le pharisianisme épistémique, qui nous dit : « Cachez ces normes cognitives que je ne saurais voir. »
28En dépit du souci affiché de Chauviré de ne rien dire de l’éthique ou des normes cognitives, elle défend bien, tout comme Laugier quand celle-ci se réclame d’une éthique « descriptive » ou de l’ « ordinaire », une certaine théorie, bien qu’elles ne l’articulent jamais explicitement (n’ayons surtout pas l’air de défendre des théories !) : le particularisme. Quand il se présente effectivement comme une théorie, et non comme ici sous la forme d’une anti-théorie aux contours attrayants et vagues, le particularisme est sans doute, comme toute théorie, respectable, bien que nous considérions qu’il est faux, mais on ne voit pas pourquoi tout ce qu’on peut en dire est qu’il se montre dans nos pratiques érigées en critères ultimes de validité. L’une des caractéristiques de l’éthique, y compris de l’éthique de la croyance, est d’être le lieu de conflits et de discussions. Laugier est consciente de cette objection (p. 106 sq.) et elle admet qu’il ne faut pas souscrire à une « mythologie de la pratique », mais on ne voit pas bien en quoi, même en faisant appel à la dimension « tragique » et aux conflits qui se révèlent dans l’ « ordinaire », on pourra rendre compte, de manière purement « descriptive », de ces conflits. Va-t-on dire aux opprimés qu’ils devraient un peu plus prendre conscience de l’ « ordinaire » et de leur « tragique quotidien » ? Si leurs actions « montrent et constituent leurs propres normes » (p. 105) pourquoi auraient-ils besoin de s’inquiéter de ce que le comportement de leurs oppresseurs viole des normes, puisqu’on peut présumer que ces derniers ont aussi les leurs ?
29Au particularisme éthique s’associe souvent une autre thèse, le quiétisme. C’est la thèse selon laquelle des termes comme « vrai », « justifié » ou « valide », mais aussi « bon » ou « obligatoire » ne dénotent pas des propriétés philosophiquement profondes, mais seulement le fait que nous approuvons les énoncés ou les actes que nous qualifions ainsi. Ce ne sont que des manières de parler emphatiques, des rodomontades moralisatrices. Quand je dis qu’un énoncé est vrai, bon, justifié, etc., je ne fais qu’enregistrer le fait que dans ma communauté on aime bien cet énoncé. À ce compte-là, en effet, tout discours théorique, toute éthique « normative » ou substantielle, mais aussi tout discours méta-théorique ou méta-éthique sont du non-sens : décrivons seulement nos pratiques, nos usages (op. cit., p. 91-92, 104-105). Pourtant Chauviré nous dit que les vérités « banales » du sens commun auxquelles doit aspirer la philosophie sont « des vérités quand même ». On aimerait savoir ce que le « quand même » recouvre. Laugier nous dit qu’il ne suffit pas de revenir à la pratique ordinaire, mais qu’il faut « revenir au quotidien » (p. 112). Nous supposons que cela veut dire qu’il reste possible, dans le cadre antithéorique, de dire qu’au-delà d’une pure géographie descriptive de nos pratiques (dont la forme n’est jamais précisée) il reste la place pour la distinction entre une manière d’agir ou de penser correcte plutôt qu’incorrecte, juste, plutôt qu’injuste. Mais est-ce le fait qu’on doive se contenter de ces critères d’adéquation plus modestes implique qu’on ait renoncé à toute normativité ? Si oui, laissons le quiétisme à son silence. Si non, on aimerait savoir comment analyser ces critères. Et – soyons nietzschéens jusqu’au bout – qui dispose de ces critères ? Qui est le maître ? Humpty Dumpty ?
30Au particularisme et au quiétisme en éthique et en épistémologie, il faut simplement répondre que ce n’est pas parce que l’éthique n’est pas une science exacte ni parce que les théories éthiques contemporaines souffrent de sérieux défauts, qu’elle n’est pas une connaissance du tout et qu’il n’y a rien à en dire, qu’il n’y a pas d’impératifs ni de valeurs objectifs aussi bien en éthique qu’en épistémologie, et que la discussion normative est impossible. Si souhaiter que le domaine intellectuel en particulier soit régi par quelques normes minimales est du conformisme, alors nous convenons volontiers être des conformistes. Mais le conformisme est le fait de suivre les opinions dominantes. Puisque celle selon laquelle des concepts comme ceux de « devoir, d’obligation, de rationalité et de rectitude sont très éloignés de nos questionnements ordinaires » car ce sont des mots dont nous n’avons ni l’ « usage » ni l’ « expérience » (sic) [23] semble être à présent non seulement répandue mais revendiquée par des philosophes antithéoriciens qui voient dans le recours à ces notions une forme de moralisme insupportable, nous préférons notre conformisme vieux jeu de « pharisiens délicieusement passés de mode » [24] à celui-là.
31Concluons, puisque la satire est de mise, par une parodie d’un vrai satiriste, Horace (Satires, I, 2, Improbos, dum vitia quaedam fugiunt, in contraria incidentur) :
32Analytici pueriliter defendent Normam Veritatis
33Parvulae discipulae Ludovici Vieniensis horrescunt
34Dum vitant stulti vitia in contraria currunt.
35(Cet article a été soumis à la revue en juillet 2001.)
Notes
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[1]
Il faut se garder de supposer qu’il n’y a que deux espèces de normes, éthiques et cognitives. Il y a des valeurs esthétiques (le sublime) et politiques (la légitimité, la justice) et des obligations légales et juridiques.
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[2]
Cette classification pourrait être plus complexe. Il faudrait en particulier envisager la position selon laquelle les normes d’une espèce présupposent des normes d’une autre espèce, et la question de savoir si les devoirs présupposent des valeurs. Mais nous devons ici laisser ces points de côté.
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[3]
Anscombe, Intention, Oxford, Blackwell, 1958, tr. fr., L’intention, Paris, Gallimard, 2002.
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[4]
Il va de soi que si mon but est de compter les brins d’herbe, cette proposition devient pertinente. Mais le point est ici justement qu’elle ne l’est pas hors contexte.
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[5]
Nous n’entrerons pas ici dans les discussions complexes sur la volonté de croire, cf. B. Williams, « Deciding to believe », in Problems of the Self, Cambridge University Press, 1973.
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[6]
W. K. Clifford, « The ethics of belief », in Lectures and Essays, Londres, 1878 ; W. James, « The will to believe » (1906, in The Will to believe and other Essays, New York, Dover, tr. fr., Paris, Flammarion).
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[7]
Cf. Susan Haack, « The ethics of belief reconsidered », in L. Hahn (ed.), The Philosophy of Roderick Chisholm, La Salle, Ill., Library of Living Philosophers, Open Court, 1995.
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[8]
Sur ces thèmes, cf. P. Engel (ed.), Believing and Accepting, Dordrecht, Kluwer, 2000.
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[9]
Cf. P. Engel, « Sommes-nous responsables de nos croyances ? », in Y. Michaud (éd.), Qu’est-ce que la culture ? Université de tous les savoirs, vol. 6, Paris, O. Jacob, 2001.
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[10]
Cf. P. Engel, « Philosophie de la connaissance », in P. Engel (éd.), Précis de philosophie analytique, Paris, PUF, 2000.
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[11]
Par exemple, Linda Zagzebski, Virtues of the Mind, Cambridge University Press, 1996.
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[12]
Par exemple, E. Sosa, Knowledge in Perspective, Cambridge University Press, 1991.
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[13]
Sur ce point, voir R. Ogien (éd.), Le réalisme moral, Paris, PUF, 1998.
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[14]
C’est tout ce qui oppose, par exemple, la position de Christine Tappolet, Émotions et valeurs, Paris, PUF, 2000, à la position, par exemple, de Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, Harvard University Press, 1990, tr. fr., S. Laugier, Sagesse des choix, justesse des sentiments, Paris, PUF, 1996. Sur la relation entre émotions et valeurs, cf. Mulligan, « From appropriate emotions to values », Secondary Qualities generalized, ed. P. Menzies, The Monist, vol. 84, no 1, 1998, 161-188.
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[15]
L’idée est présente dans tous les écrits de J. McDowell (cf. par ex. Mind, Value and Reality, Harvard University Press, 1998, p. 27-29, 30-34, 57-58, 65-69, 72-73, 214-215). Mais elle remonte à E. Burke.
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[16]
Cf. P. Engel, Truth, Acumen, Bucks, 2002.
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[17]
Cf. Kevin Mulligan, « Justification, rule-breaking and the mind », Proceedings of the Aristotelian Society, London, vol. XCIX, 123-139, 1999, et « Against rampant normativism », à paraître.
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[18]
Robert Musil, dans son célèbre article sur la « Dummheit », est très proche de cette thèse quand il parle de la « bêtise intelligente » ; cf. Kevin Mulligan, « Stupidity, folly and cognitive values », à paraître.
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[19]
C. Chauviré, « Faut-il moraliser les normes cognitives ? », Cités, no 5, 2001, p. 87, 88, 89 ; S. Laugier, « Pourquoi des théories morales ? L’ordinaire contre la norme », p. 93-112, et « Quel avenir pour la philosophie analytique en France ? », p. 151-155, p. 153-154. L’amusant est que ces articles, ainsi que les deux derniers livres du second auteur, sont eux-mêmes des ouvrages de métaphilosophie. On négligera ici les attaques ad hominem dirigées contre les philosophes analytiques français qui, selon Laugier, se livreraient à de l’arrivisme institutionnel en passant des « alliances stratégiques et parfois contre-nature » et de « petits Yaltas » (p. 152), ou qui feraient « bon ménage » avec « la philosophie scolaire et institutionnelle telle qu’elle se maintient par exemple à travers l’agrégation de la philosophie », ce qui trahit (encore !) « un goût pour la normativité philosophique ». Nous supposons que ces invectives sont destinées à faire pendant au reproche de moralisme, puisque, c’est bien connu, les moralistes sont tous des coquins.
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[20]
Selon la scie : l’éthique c’est bien, la morale c’est pas bien.
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[21]
S. Laugier, op. cit., p. 98, évoque bien le terme « méta-éthique », mais elle écrit : « Le point de vue anti-théorique récuse à l’inverse, tout simplement (sic) la possibilité de principes moraux substantiels sur la nature des énoncés moraux ou normatifs, ou de théories métaéthiques sur la nature des énoncés moraux et normatifs. » La récuser n’implique pas qu’on doive confondre les deux niveaux. Et nous répondons ci-dessous à cette suggestion antithéorique qu’elle présuppose quand même une théorie.
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[22]
Nous suggérons que tout usage des guillemets autour de ces mots signale le pharisianisme cognitif contemporain, cf K. Mulligan, « Searle, Derrida and the ends of Phenomenology », The Cambridge Companion to Searle, Cambridge University Press, 2003.
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[23]
S. Laugier, op. cit., p. 101. La thèse de l’antithéoricien est non seulement très éloignée de celle de Wittgenstein (revendiqué pourtant comme le père de ces approches) car il se souciait des opinions morales des gens ordinaires, mais également parfaitement éloignée de la réalité. Seuls des intellectuels fort sophistiqués peuvent imaginer que les gens ordinaires ne se posent pas de questions en termes d’obligations ou de devoir. Il ne suffit pas d’invoquer l’usage ; encore faut-il le décrire correctement.
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[24]
L’expression est cette fois non de Chauviré mais de Rorty, « lovably old fashioned prigs » ; cf. S. Haack, Confessions of a Passionate Moderate, University of Chicago Press, 1998.