Notes
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[1]
Guy Tortosa, article « Commande publique », Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, CNRS Éditions / Larousse, 2001, p. 137.
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[2]
La déconcentration est la règle générale de répartition des compétences et des moyens entre les différents échelons des administrations civiles de l’État. Sous l’autorité des ministres du gouvernement, les administrations civiles de l’État se composent d’une part des administrations centrales et des services à compétence nationale, d’autre part des services déconcentrés. Les premiers ont désormais pour mission les seules questions d’intérêt national ou ne pouvant être déléguées à des échelons territoriaux. Les services déconcentrés sont seuls compétents pour traiter des questions intéressant les relations entre l’État et les collectivités locales. La circonscription régionale est l’échelon territorial de l’administration et de la coordination des politiques de l’État relatives à la Culture. Dans le cadre de la décentralisation, l’administration territoriale de la République est assurée par les collectivités territoriales et par les services déconcentrés de l’État. Elle est organisée dans le respect du principe constitutionnel de la libre administration des collectivités territoriales de manière à mettre en œuvre l’aménagement du territoire, à garantir la démocratie locale et à favoriser la modernisation du service public. Dans le cadre de leurs compétences initiales ou transférées par l’État, les collectivités locales gèrent librement les politiques culturelles. Ces dernières peuvent donner lieu à une coopération formalisée avec l’État, dans le cadre de contrats de plan État-régions et de tous autres dispositifs de conventionnement entre l’État et les collectivités locales. Sources : ministère de la Culture et de la Communication.
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[3]
Calculé sur le montant des travaux effectués à l’occasion de la construction, de la rénovation ou de l’extension de bâtiments publics par l’État ou par les collectivités locales, le 1 % culturel est destiné à financer la réalisation d’une œuvre d’art contemporain spécialement conçue pour le lieu considéré. Il concerne principalement les écoles, collèges, lycées, les archives départementales et les bibliothèques centrales, les équipements sportifs et de loisirs.
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[4]
Les DRAC ne disposent pas de crédits annuels affectés à la commande publique mais de crédits ponctuels attribués en fonction des demandes émergentes.
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[5]
Sous l’impulsion de la municipalité, la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS), maître d’ouvrage du tram, a décidé d’un accompagnement artistique de l’implantation de la ligne A. Un comité d’experts a proposé des œuvres et interventions de Gérard Collin-Thiébaut, Jonathan Borofsky, Barbara Kruger, Maria Merz ainsi que de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle). Pour la ligne B, l’opération a rassemblé sept artistes français et étrangers, huit écrivains, un musicien et deux philosophes. Il en a résulté un gazebo, une passerelle, un kiosque de fleuriste, une ambiance sonore dans les rames... Sur cette expérience originale, cf. l’excellent article « L’échappée belle – entretien avec Christian Bernard », Vacarme, avril 2001, consultable sur hhhhttp:// vacarme. eu. org/ article57. html.
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[6]
Entrée libre : 14 projets d’artistes contemporains réalisés sur Internet en 1999, commande publique du ministère de la Culture et de la Communication. CCf. http:// wwww. culture.fr/entreelibre.
Reposoirs d’écran : 10 artistes ont imaginé un ensemble de projets inédits qui explorent la spécificité de l’économiseur d’écran, commande publique du ministère de la Culture et de la Communication. CCf. http:// wwww. culture.fr/reposoirs.
1Présentation par NATHALIE LELEU : Longtemps les œuvres issues de la commande publique furent reléguées au rayon des commémorations nationales, des aménagements de ronds-points et des décorations d’édifices comme les parfaits poncifs de l’art officiel dans l’espace public. La vocation civique de la commande a souvent été mal interprétée, nourrissant nombre de malentendus entre l’institution, la communauté artistique et le public. En 1985, l’installation Les deux plateaux de Daniel Buren dans la cour du Conseil d’État au Palais-Royal fit scandale ; l’art contemporain radical brisait les portes du sanctuaire patrimonial, et d’autres artistes lui emboîtèrent le pas en apportant avec eux quelques accents d’indépendance et de contestation. Les années 1980 revisitèrent les lieux de la commande publique qui, comme le souligne Guy Tortosa [1], « loin de se confondre avec une catégorie artistique (...), devait être avant tout comprise comme un dispositif d’ordre à la fois humain, juridique et budgétaire, mis en place par un État mécène à l’usage des artistes et des collectivités qui souhaitaient donner le jour à de véritables œuvres d’art, autrement dit à des réalisations qui ne soient pas des simulacres, dans des espaces et dans des temps que les conditions habituellement offertes aux artistes par les galeries, les musées ou les centres d’art ne permettaient pas ». Nombre d’artistes ont alors saisi l’occasion de « sortir de la boîte blanche » que constitue l’espace traditionnel de diffusion de l’art, sans plus que la seule mémoire de l’Histoire leur en donne l’autorisation. Afin que l’espace public existe autrement que par l’espace commercial et publicitaire, les artistes tentent avec les collectivités, leurs représentants et leurs usagers de partager une expérience humaine, politique et pratique par la production d’objets d’art d’un autre type, aux multiples qualités mais aux nombreux déboires.
2Conservateur du patrimoine, Caroline Cros a été chargée entre 1998 et 2001 du suivi de la commande publique auprès des régions et des collectivités territoriales à l’Inspection de la création artistique à la Délégation aux arts plastiques (DAP), et participa à différents comités de pilotage (Tramway de Strasbourg, Au fil de l’eau à Amiens, vitraux de Robert Morris à Maguelone, Wolfang Laib à Marcevol, phases moderne et contemporaine de l’implantation des sculptures dans le jardin des Tuileries...). Caroline Cros est aujourd’hui conservateur au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, et prépare avec Laurent Le Bon, conservateur au MNAM/CCI - Centre Georges-Pompidou, un ouvrage destiné à faire mieux connaître ce patrimoine mal connu du public.
3NATHALIE LELEU. — Au sein de la commande publique se croisent plusieurs démarches relevant de champs et de politiques diverses avec au premier chef l’art, l’architecture et l’urbanisme. Cette convergence fait-elle de la commande publique un outil de la politique d’aménagement du territoire ?
4CAROLINE CROS. — Considérée à l’échelle du territoire national, la commande publique est une procédure chargée d’accompagner des aménagements publics. Elle est dotée d’un budget moyen de 20 millions par an pour 22 régions. Cette politique de commande ne se situe pas encore à un niveau interministériel. Nulle aide financière ni logistique ne provient d’un autre ministère que celui de la Culture, même si une collaboration avec le ministère de l’Équipement a été initiée au sein de la Mission pour la qualité des espaces urbains. Une brochure « mode d’emploi » incitant les maîtres d’ouvrage à solliciter les artistes en est le fruit.
5La commande publique produit donc des actions ponctuelles ; c’est d’ailleurs dans cet esprit qu’il convient d’apprécier son principe et ses résultats. Certains projets très ambitieux – comme la piste de skateboard commandée à Vito Acconci en Avignon – n’ont pas abouti en raison de la complexité des procédures et de la difficulté de coordonner la variété des interventions, des souhaits et des intérêts mis en jeu. Plutôt que des échecs, ces programmes non réalisés sont riches d’enseignement, car ils ont révélé le caractère particulier dont est empreint la commande : porter un projet communautaire et nécessairement partagé.
6Agir dans le domaine public, c’est à la fois ouvrir et limiter le champ des possibilités. C’est prendre en compte un contexte urbain et architectural, mais aussi socio-économique ; consulter ses citoyens, ses habitants, ses usagers ; composer avec toutes les contraintes inhérentes à ces champs : politiques, juridiques, techniques... La complexité de la commande publique réside dans la pluralité des populations qu’elle implique, de ses créateurs à ses destinataires via ses médiateurs, de ses commanditaires, maîtres d’œuvre et maîtres d’ouvrage, architectes, paysagistes, designers... Dans l’espace urbain, tout est hostile à l’art, dont la demande se restreint souvent au musée ou au centre d’art – quand elle existe. C’est pourquoi je considère que l’action artistique dans l’espace public se situe moins au niveau de l’installation d’une œuvre « célibataire » que de la requalification d’un site. Une œuvre ne survit dans l’espace public que si elle devient véritablement populaire, si elle trouve une fonction dans la ville ou sur le site qu’elle occupe ; le jugement sur le pur chef-d’œuvre n’y a pas sa place. Les artistes ne sont pas étrangers à cette préoccupation ; elle était déjà présente au sein des avant-gardes européennes, à travers De Stijl, le Bauhaus... La volonté de sortir du champ pur de l’art et de s’inscrire dans d’autres espaces a toujours accompagné la création.
7N. L. — Traditionnellement développée à l’échelle monumentale, la commande publique a longtemps produit de véritables emblèmes à la gloire de l’État et de la République. Depuis vingt ans, ses domaines d’intervention se sont considérablement diversifiés, en termes de disciplines comme de formes et de lieux. Ainsi, on recense comme sites des places (Joseph Kosuth à Figeac), des églises (Christophe Cuzin à Lognes), des hôpitaux (Ettore Spalletti à Garches), des titres de transport, des aménagements urbains (Strasbourg, Montpellier, Orléans), des jardins (Oiron, les Tuileries), des parkings (Vence). Ont été produits un kiosque à fleurs (Jean-Luc Vilmouth), une passerelle (Siah Armajani), un lavoir pour un village (Raoul Marek), un espace de prière (Pierre Buraglio), un accompagnement sonore (Rodolphe Burger dans les rames du tram de Strasbourg). Sans doute ne doit-on pas l’élargissement des « frontières de l’art » à la seule initiative des artistes ?
8C. C. — Clairement, la relance de la politique de la commande publique au début des années 1980 a démontré une véritable volonté de mettre fin à l’art monumental et allégorique. L’hommage à François Arago de l’artiste néerlandais Jan Dibbets constitue en ce sens une parfaite référence. Jusqu’en 1942, la statue de bronze du célèbre parlementaire et homme de science trônait sur la place de l’île de Sein, où le méridien de Paris coupe le boulevard Arago. Elle fut fondue pendant la Seconde Guerre mondiale : seul le socle a subsisté. Le « monument imaginaire » qu’a conçu Jan Dibbets est un contre-manifeste remarquable de l’art monumental ; sa radicalité est exemplaire. Le projet se présente sous la forme d’un parcours ouvert à travers la ville, matérialisé par 135 médaillons en bronze fixés au sol le long du méridien de Paris, dans l’enceinte du périphérique, du nord au sud. Il traverse certains sites significatifs des XVIIIe, IXe, IIe, VIe, XIVe arrondissements, le Luxembourg, le Louvre, les abords de la place Pigalle... Les médaillons se fondent dans le mobilier urbain où ils sont insérés : bouche d’égout, chaussée... À partir du socle/centre l’œuvre s’étend dans deux directions opposées. Cette œuvre apporte une réponse nouvelle, délibérément non monumentale, et respecte le cahier des charges : rendre hommage à un grand homme.
9L’ambition partagée de Jan Dibbets et des commanditaires – l’Association Arago, la DAP et la Direction des affaires culturelles de la Ville de Paris – voulait inscrire le projet artistique dans la mémoire, l’histoire, la géographie tout autant que dans les pratiques urbaines contemporaines.
10Que ce but soit poursuivi sous des formes d’art, de production et de réalisation éclectiques, voire totalement expérimentales doit notamment sa fortune à la palette de moyens considérables mis en place par les pouvoirs publics en matière de création artistique. Ainsi, le ministère de la Culture est apte à répondre à tous les types de demandes en mettant à disposition ses compétences ainsi que ses outils techniques, pour les arts plastiques, mais aussi la photographie, la vidéo, le graphisme, des matériaux plus traditionnels comme le verre, le bronze, la céramique... par exemple, la Manufacture de Sèvres pour les porcelaines, celle des Gobelins pour la tapisserie, le CIRVA pour le verre, le Studio d’art contemporain du Fresnoy pour l’image et le son. Toutes les générations d’artistes, toutes les propositions artistiques sont concernées par la commande publique. Aucune ligne esthétique n’est imposée aux commanditaires. Ce qui est recherché, ce sont des « rencontres » entre artistes, commanditaires et situations locales.
11Si la commande engage un processus expérimental, il ne faut pas perdre de vue qu’il se déroule dans un espace vivant qui ne lui est pas consacré. C’est même le contraire ! C’est pourquoi le concept artistique doit s’ouvrir à toutes les lectures, pour sa fonction décorative, son contenu sociologique, son aspect ludique, ses qualités plastiques. L’œuvre devient un objet de médiation, dans la réflexion ou l’action. Ce n’est pas sans risque, car elle est parfois exposée à l’incompréhension ou même l’indifférence du public, au vandalisme, ce qui aboutit, à terme, à sa dégradation, sinon à sa disparition.
12Il faut considérer l’œuvre de commande comme le lieu d’un équilibrage où tous les intervenants ont un rôle à jouer. Produire une œuvre tout à la fois autonome et solidaire est une partition délicate à composer, où l’artiste n’est pas le seul à faire preuve d’audace et de créativité : le commanditaire et ses prestataires sont aussi appelés à proposer, inventer, expérimenter et surtout à pérenniser autant que possible.
13N. L. — La médiation caractérise tous les aspects de la commande publique, dans son principe, son objet, son processus, ses acteurs. Il est rare de trouver dans le champ de la création artistique et patrimoniale une démarche fédérant délibérément les intérêts, les compétences et les interlocuteurs les plus divers. Conçues dans le giron de l’État, la déconcentration et la décentralisation [2] engagées par le ministère de la Culture et de la Communication depuis 1982 ont démultiplié les initiatives des collectivités locales, dans le cadre du 1 % [3] ou en cofinancement avec l’État. Peut-on voir dans cette évolution le signe d’un profond bouleversement institutionnel ?
14C. C. — La commande publique est liée à une tradition française depuis la Révolution. Cette procédure découle des mesures prises par le Front populaire au titre du 1 % afin d’initier une demande vis-à-vis de la communauté artistique en difficulté. La loi de 1951 l’a instituée de façon durable. Depuis les années 1980, il existe deux types de commande : celles dites en centrale et les commandes déconcentrées cofinancées par les collectivités locales et l’État via les Directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Le fonds de la commande publique, créé au sein de la Délégation aux arts plastiques en 1983, dispose d’un budget variant entre 20 et 23 millions de francs (environ 3,05 M d’euros), dont à peu près 10 M (environ 1,5 M d’euros) sont consacrés chaque année à des commandes publiques nationales, c’est-à-dire initiées directement par l’administration centrale. Le reste de ces crédits (12 ou 13 M de francs, environ 1,9 M d’euros) est délégué en régions auprès des DRAC [4] et est ensuite géré par les conseillers pour les arts plastiques qui initient et conduisent la plupart des projets et des commandes.
15Sur les bases qui reprennent la procédure du 1 %, on peut dire que la commande publique et l’architecture sont étroitement liées, mais cette relation n’est pas exclusive. Pendant longtemps, ce « 1 % décoration » n’a connu qu’un succès relatif, alors qu’aucune sanction n’obligeait son application. Nombre de collectivités n’en ont fait cas, en l’absence de porteurs de projet. La conjoncture économique favorable ainsi que l’émergence d’élus et de responsables administratifs sensibles à l’insertion de l’art dans l’espace public ont généré un regain d’intérêt pour ce type d’action artistique.
16Dans les premières années de la relance de la commande, l’État était à l’initiative de projets dont il était aussi le principal financeur. Dans les dix années qui suivirent, la relation avec les collectivités locales s’est inversée ; ces dernières sont dé&sormais devenues demandeuses de projets et initiatrices de commandes, avec un niveau d’exigence et de qualité remarquable. On peut considérer, à la lumière des résultats, que la politique de l’administration centrale a été conduite avec succès, grâce à une déconcentration réussie. L’État a su convaincre les collectivités. Avec une fortune toutefois diverse, selon le calendrier électoral : il ne faut pas oublier que la commande se situe dans le champ du politique et qu’elle est soumise aux lois et aux aléas de la vie publique. Ainsi, depuis environ un an, après l’enthousiasme de la célébration du millénaire coordonnée par la Mission 2000 et les collectivités elles-mêmes, on observe un ralentissement relatif de la commande, peut-être en raison des échéances électorales de 2002. Quelques initiatives sont cependant à signaler, comme par exemple celle de la ville de Sérignan, qui a inauguré en mars 2002 l’œuvre Rayonnant commandée à Daniel Buren au Parc de la Cigalière.
17N. L. — Certains imputent le basculement que vous évoquez aux programmes de commémoration lancés à la fin des années 1980, avec la célébration du bicentenaire de la Révolution française et les hommages aux grands hommes, qui ont suscité de véritables événements artistiques. Les Jeux olympiques d’hiver en 1991 à Albertville en fournirent aussi l’occasion. Nombre de commandes ont été réalisées, beaucoup d’études sont aussi restées sans suite. Les intentions ne sont donc pas toujours suivies d’effets ; d’aucuns dénoncent l’opportunisme velléitaire de certaines collectivités, d’autres décrivent la commande comme un « parcours du combattant » décourageant.
18C. C. — Chaque commande répond à un contexte particulier dont la maîtrise est loin d’être évidente. Beaucoup d’éléments conditionnent la réussite d’une commande. La volonté politique et l’engagement des élus sont essentiels. Mais il faut aussi compter avec un responsable des services techniques ouvert et coopératif, des institutions culturelles (musée, FRAC, centre d’art) disposées à soutenir le projet et à relayer l’information auprès du public... La sensibilité de l’artiste, les attentes particulières du commanditaire, l’imprécision du cahier des charges, les contraintes techniques imprévues, l’instabilité du contexte politique, la complexité des démarches administratives... Les obstacles sont si nombreux que la réussite peut relever de la gageure ! Seule la cohésion dans la collaboration garantit la viabilité du projet. Le succès d’une commande publique peut constituer un argument politique pour les élus d’une collectivité, mais il est à double tranchant. L’impact médiatique du tramway de Strasbourg [5] et de l’accompagnement artistique qui a été réalisé a généré de nombreuses retombées dans la France entière et même en Europe. Beaucoup de collectivités ont compris l’intérêt qu’elles pouvaient tirer de la commande publique en termes d’image et de valorisation de leurs équipements, surtout dans le cadre de l’autonomie régionale qui se met en place au sein de l’Union européenne.
19À Montpellier, la municipalité a voulu concevoir l’accompagnement de son tramway sur le modèle de Strasbourg. Le projet a été conçu en quelques mois, et la précipitation a rendu difficile le travail d’analyse nécessaire en amont à la production des œuvres. Une œuvre de Sarkis a été dégradée et rien ne garantit sa réhabilitation. Les changements de municipalité débouchent parfois sur le renoncement de certaines commandes. Le déficit de communication est fatal à la commande, puisqu’elle est destinée à un public qu’elle risque de ne pas rencontrer par manque d’information et d’intérêt.
20Une commande se conçoit et se produit sur le long terme ; il faut entre deux et cinq ans pour la voir aboutir – voire plus selon la complexité de l’œuvre et du contexte. Si elle est légitime du point de vue politique, l’alternance comporte une menace qui fragilise le principe même de la commande. C’est la règle du jeu : et certains élus comprennent qu’elle peut être nuisible à une initiative qu’il convient de préserver. En deux mandats, l’équipe de Catherine Trautmann a fait un travail remarquable à Strasbourg. Il n’est pas dit que son successeur, qui peut avoir une autre conception de la commande, désirera rompre cette continuité.
21N. L. — En amont de la dimension médiatique de la commande se situe quand même l’objet et sa qualité patrimoniale. La commande publique ne rend-elle pas une définition particulière du patrimoine commun ?
22C. C. — Certaines collectivités ont véritablement développé une réflexion sur cette notion et ne se contentent plus du monument historique ni du musée comme outil patrimonial. Cette démarche est loin d’être acquise dans des villes ou des régions où l’art contemporain est minoritaire, où le territoire est riche d’art classique sans renouvellement de l’approche traditionnelle des beaux-arts. C’est alors à travers la politique de commande que se crée une synergie entre les divers équipements et que se tente une expérience nouvelle. Deux villes sont, en l’occurrence, exemplaires : Amiens et Strasbourg. Amiens, dont le musée de Picardie est célèbre pour ses œuvres du Gréco, de Franz Hals, Fragonard, Boucher et Chardin, a commencé par lancer des commandes publiques au cœur de la ville (Sol Lewitt, Alain Séchas, Yolanda Guitierrez, Stephan Balkenhol), puis a entrepris d’élargir son champ d’activité dans le paysage rural. Au fil de l’eau a invité des artistes des cinq continents à intervenir le long de la Somme dans un parcours reliant les sites et les espaces les plus pittoresques de la région. Cette politique de commande s’est définie dans la continuité – une dizaine d’années – et a généré de toutes pièces un patrimoine constitué d’une dizaine d’installations, dans le musée (un Wall Drawing de Sol Lewitt), dans l’espace urbain et dans son paysage. Le conservateur du Musée de Picardie, en outre déléguée à la commande publique, tient un inventaire et développe une activité pédagogique spécifique, avec la publication de brochures et des animations, en relation constante avec tous les acteurs concernés. La ville assure un suivi régulier de ce patrimoine qu’elle entretient et restaure.
23La question de la sauvegarde du patrimoine est posée au sein même du projet de la commande publique, et reste ouverte. Le statut des œuvres issues de la commande ne garantit pas leur sauvegarde, ce qui a parfois pour conséquence la remise en cause du bien-fondé d’une telle démarche créative. Une fois la décision du commanditaire arrêtée, un contrat d’étude est alors passé avec l’artiste, qui prévoit la nature de l’intervention (art plastique mais aussi éclairage, signalétique, mobilier...), le montant de la rémunération, les délais de remise. Toutes ces étapes étant gérées par les régions, la DAP n’apparaît pas comme conducteur de projets. Son rôle, à travers l’Inspection de la création artistique, est d’être un lieu de conseil, ressource de compétences et de savoir-faire dans la mise en place de comité d’experts ou de pilotage, dans la proposition des artistes et des chefs de projets. La DAP encourage d’autres formes d’aide ou de collaboration : publication, colloque, communication...
24L’État garantit la réalisation de l’étude en prenant en charge les frais y afférents et parfois les honoraires de suivi de réalisation, mais seuls les éléments de cette étude (maquette, esquisses...) sont inscrits à l’inventaire national. La production de l’œuvre reste à la charge du commanditaire. In fine, la participation de la DAP varie de 20 à 40 % pour les projets déconcentrés. Pour autant, l’État n’est pas propriétaire des œuvres, dont la responsabilité et la jouissance reste au commanditaire. En cas de défaillance de ce dernier, l’artiste ne bénéficie d’aucune protection particulière destinée à faire respecter son droit moral et empêcher la dégradation ou la destruction de son œuvre. Pour prendre un exemple récent, le cas de l’intervention de James Turrell au pont du Gard est très préoccupant. La Chambre de commerce du Gard, qui en fut le commanditaire, rencontre de graves difficultés d’administration du site, dont le réaménagement et la campagne de communication ont grevé le budget. Devant l’ampleur du déficit, la gestion commerciale du site a été interrompue et l’on peut légitimement s’interroger sur la pérennité de l’œuvre de Turrell. Quelle postérité connaîtra-t-elle ? L’État, qui a soutenu le projet de l’artiste et l’a co-financé, ne dispose d’aucune marge de manœuvre dans le cadre du contrat de commande. Le caractère patrimonial de l’œuvre est ici occulté, malgré son insertion dans le site d’un monument historique classé. Nombreuses œuvres connaissent cette précarité ; tant les artistes que les responsables culturels s’en inquiètent. Ce manque de protection nuit à l’art contemporain, car en général les œuvres sont fragilisées dans l’espace public. Il conviendrait de sensibiliser les élus au caractère singulier de la commande, sans pour autant en faire une exception. Le cadre patrimonial existe en droit, il devrait aussi viser les œuvres de commande et s’appliquer avec discernement.
25N. L. — À partir de 1983, le fonds de la Commande publique conservé et inventorié au Fonds national d’art contemporain (FNAC) s’est peu à peu enrichi. Les éléments préparatoires retraçant le processus créatif à l’origine de chaque réalisation y sont inscrits, comme le prévoit le contrat d’étude passé avec l’artiste. Plus de 500 artistes sont représentés dans ce fonds partagé en deux ensembles : un fonds dit documentaire (archives écrites, visuelles ou sonores), un fonds dit œuvres (maquettes, dessins, croquis, images de synthèse, vidéo). Il reflète autant l’histoire de la politique de la commande publique qu’il constitue une collection propre, avec parfois des pièces rares et exceptionnelles. Ne peut-on pas y voir une volonté de sauvegarde de l’État au même titre que l’expression de son autorité, à défaut de son contrôle ?
26C. C. — Ce fonds est très spécifique et reste unique en France. Si l’on parle de commande, il faut aussi parler de marché. Dans un processus qui s’étend sur des années, l’artiste est très souvent sollicité. Il doit parfois modifier des aspects de son projet. À mon sens, la commande d’étude de conception est une prestation peu rémunérée (entre 50 000 et 90 000 FF en moyenne, soit entre 7 600 et 14 000 E). Si la commande publique a été déterminante dans la carrière de certains artistes, elle leur demande de nombreux sacrifices en termes de temps et d’argent. Il arrive qu’ils doivent faire appel à un architecte ou à un ingénieur, dont la prestation est à leur charge. La commande publique étant un exercice difficile, l’État doit faire preuve de « souplesse ». Il négocie avec les artistes, procède à des achats complémentaires, tente d’être un intermédiaire soucieux des intérêts de chacun.
27En matière d’économie et de marché, la commande publique soulève une contradiction. L’art ne peut être exclu des règles de la ville, mais comment, dans la passation de marchés, mettre des artistes en concurrence – comme cela existe dans le domaine de l’architecture – qui se retrouvent alors en butte à des procédures complètement étrangères, sinon hostiles à leur pratique ? Il était urgent que le ministère de la Culture, la DAP mais aussi d’autres directions comme la Direction du patrimoine et de l’architecture et le ministère des Finances se réunissent vraiment et travaillent à la mise en place de textes juridiques favorables à la commande, visant à la considérer comme un achat.
28De plus en plus interviennent des médiateurs non institutionnels ou même privés, autonomes et bien avertis des problématiques artistiques et locales. Par exemple, la Fondation de France a créé un programme qui fonctionne ainsi : les Nouveaux Commanditaires proposent à des personnes ou groupes de personnes de prendre l’initiative d’une commande artistique dans n’importe quelle discipline (arts plastiques, musique, théâtre, cinéma, architecture...), les met en relation avec un médiateur et apporte une aide financière initiale pour concrétiser le lancement du projet. Ces médiateurs travaillent pendant plusieurs mois avec les habitants et usagers de sites à la définition de leurs souhaits dans un vrai dialogue de proximité. Ainsi a été développée en région Lorraine une intervention autour du thème des lavoirs dans des sites ruraux très préservés.
29N. L. — La commande publique ne finance plus seulement des œuvres in situ et destinées à perdurer. La DAP a récemment lancé des commandes d’œuvres éphémères, comme l’intervention de Robert Wilson Le Tombeau de Suger, créée pour la basilique Saint-Denis. Plusieurs autres sont prévues dans le domaine du son, de l’image et du spectacle. Avec Entrée libre et Reposoirs d’écran [6], l’espace public s’étend à l’espace virtuel qu’est Internet, requalifiant ainsi les dimensions patrimoniales. Mais la commande n’outrepasse-t-elle pas ses propres limites, en entretenant ainsi la confusion entre patrimoine et production ?
30C. C. — En effet, les œuvres générées par la commande ne se situent plus nécessairement dans l’espace public, et parfois relèvent du spectacle et de la performance. Mais cet aspect de la commande a toujours existé et participe d’une politique culturelle globale. Pourquoi serait-il exclu, alors que de telles œuvres peuvent être réactivées à tout moment ? L’éphémère ne signifie pas disparition. C’est seulement un champ prospectif de plus à explorer. Encore une fois, une immense souplesse et une large ouverture sont nécessaires pour favoriser la création sous toutes ses formes. À l’inverse de nos voisins italiens et anglais, il semble que nous ayons du mal, en France, à concilier patrimoine et modernité, que nous avons une tendance naturelle à scinder. C’est sans doute pourquoi la commande reste encore une démarche confidentielle dans les politiques publiques, et qu’elle est trop souvent absente des débats au sein des conseils municipaux, départementaux et régionaux... alors que, paradoxalement, la commande publique s’adresse à la communauté.
Notes
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[1]
Guy Tortosa, article « Commande publique », Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, CNRS Éditions / Larousse, 2001, p. 137.
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[2]
La déconcentration est la règle générale de répartition des compétences et des moyens entre les différents échelons des administrations civiles de l’État. Sous l’autorité des ministres du gouvernement, les administrations civiles de l’État se composent d’une part des administrations centrales et des services à compétence nationale, d’autre part des services déconcentrés. Les premiers ont désormais pour mission les seules questions d’intérêt national ou ne pouvant être déléguées à des échelons territoriaux. Les services déconcentrés sont seuls compétents pour traiter des questions intéressant les relations entre l’État et les collectivités locales. La circonscription régionale est l’échelon territorial de l’administration et de la coordination des politiques de l’État relatives à la Culture. Dans le cadre de la décentralisation, l’administration territoriale de la République est assurée par les collectivités territoriales et par les services déconcentrés de l’État. Elle est organisée dans le respect du principe constitutionnel de la libre administration des collectivités territoriales de manière à mettre en œuvre l’aménagement du territoire, à garantir la démocratie locale et à favoriser la modernisation du service public. Dans le cadre de leurs compétences initiales ou transférées par l’État, les collectivités locales gèrent librement les politiques culturelles. Ces dernières peuvent donner lieu à une coopération formalisée avec l’État, dans le cadre de contrats de plan État-régions et de tous autres dispositifs de conventionnement entre l’État et les collectivités locales. Sources : ministère de la Culture et de la Communication.
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[3]
Calculé sur le montant des travaux effectués à l’occasion de la construction, de la rénovation ou de l’extension de bâtiments publics par l’État ou par les collectivités locales, le 1 % culturel est destiné à financer la réalisation d’une œuvre d’art contemporain spécialement conçue pour le lieu considéré. Il concerne principalement les écoles, collèges, lycées, les archives départementales et les bibliothèques centrales, les équipements sportifs et de loisirs.
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[4]
Les DRAC ne disposent pas de crédits annuels affectés à la commande publique mais de crédits ponctuels attribués en fonction des demandes émergentes.
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[5]
Sous l’impulsion de la municipalité, la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS), maître d’ouvrage du tram, a décidé d’un accompagnement artistique de l’implantation de la ligne A. Un comité d’experts a proposé des œuvres et interventions de Gérard Collin-Thiébaut, Jonathan Borofsky, Barbara Kruger, Maria Merz ainsi que de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle). Pour la ligne B, l’opération a rassemblé sept artistes français et étrangers, huit écrivains, un musicien et deux philosophes. Il en a résulté un gazebo, une passerelle, un kiosque de fleuriste, une ambiance sonore dans les rames... Sur cette expérience originale, cf. l’excellent article « L’échappée belle – entretien avec Christian Bernard », Vacarme, avril 2001, consultable sur hhhhttp:// vacarme. eu. org/ article57. html.
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[6]
Entrée libre : 14 projets d’artistes contemporains réalisés sur Internet en 1999, commande publique du ministère de la Culture et de la Communication. CCf. http:// wwww. culture.fr/entreelibre.
Reposoirs d’écran : 10 artistes ont imaginé un ensemble de projets inédits qui explorent la spécificité de l’économiseur d’écran, commande publique du ministère de la Culture et de la Communication. CCf. http:// wwww. culture.fr/reposoirs.