Cités 2002/2 n° 10

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Article de revue

Qu'est-ce qu'être anti-utilitariste ?

Pages 77 à 90

Notes

  • [1]
    Le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) se réclame au premier chef de l’héritage de Marcel Mauss et plus spécifiquement de l’Essai sur le don qui lui semble central aussi bien pour critiquer l’imaginaire économiciste que pour alimenter la réflexion morale et politique.
English version

1CHRISTIAN LAZZERI. — Une première question pour commencer, destinée à lever, peut-être, une ambiguïté possible dans le titre même de la revue que vous dirigez. MAUSS, c’est le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales [1]. Or il est possible de prendre le terme « utilitariste » en deux sens : le premier, restreint, renvoie à la doctrine précise défendue par Bentham et le courant utilitariste qui s’est plus ou moins reconnu dans les principales thèses théoriques qu’il défendait et selon lesquelles les individus n’agissent qu’en considération de la satisfaction de leur intérêt propre, affecté d’un coefficient de satisfaction, élevé au rang de principe fondamental de la conduite et qui finit par créer pour chacun une sorte d’obligation subjective de maximisation des satisfactions. Le législateur politique se doit de mettre en œuvre le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre d’individus et il faut pour cela procéder à une conciliation artificielle des intérêts par des actes de gouvernement et des structures institutionnelles appropriées, plutôt orientées, d’ailleurs, vers un régime démocratique. Les anti-utilitaristes insistent cependant, et le plus souvent, sur les ambiguïtés dans l’interprétation de la formule « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » (sommation des utilités individuelles ou recours à une utilité moyenne) et sur les conséquences politiques qu’auraient à affronter des minorités chaque fois changeantes dont les droits ne seraient jamais établis face aux exigences du plus grand nombre. On pourrait longuement discuter de ces objections, mais ce n’est pas l’objet de cette question. Cela étant, on entend aussi, mais en un sens très large cette fois (et cependant contesté), par « utilitariste » tout comportement qui vise de la part d’un agent déterminé à maximiser son intérêt, érigé lui aussi en objectif central, en incluant au premier chef, dans les moyens pour y parvenir, le recours systématique à des calculs et des choix rationnels. Mais, en prenant un tel point de départ dans l’individu et en insistant particulièrement sur le statut de la rationalité des choix, on n’aboutit pas forcément, c’est le moins qu’on puisse dire, à confier à l’instance politique le soin de pratiquer à l’échelle sociale ce que l’individu pratique rationnellement sur ses propres préférences en les hiérarchisant, voire en en sacrifiant certaines. Plusieurs courants de la philosophie politique contemporaine qui défendent des problématiques contractualistes montrent même que l’on aboutit exactement au résultat inverse. Est-ce que les travaux du MAUSS prennent en compte ces deux significations possibles du terme « utilitariste », mais alors que veut dire « anti » dans ce cas ?

2ALAIN CAILLé. — En effet, la définition de l’utilitarisme soulève de multiples difficultés et ambiguïtés possibles. Je suppose que nous allons avoir l’occasion d’en examiner un certain nombre à l’occasion de cet entretien. La difficulté essentielle est celle de savoir si par « utilitarisme » il faut entendre uniquement la doctrine de Bentham et de ses héritiers, ou si nous devons recourir à une définition plus large. Il est de prime abord tentant, par souci de ne pas tout mélanger, de s’en tenir à une définition assez stricte et donc d’opter en faveur du premier choix. Notez cependant que même ce premier choix est loin d’être aussi facile à suivre qu’on serait tenté de le croire.

3Car que dit Bentham ? En quoi consiste véritablement sa doctrine ? Il y a sur ce point matière à de fortes divergences. Les lectures qui sont faites aujourd’hui de son œuvre n’ont pas grand rapport avec celles qui semblaient aller de soi au XIXe siècle. Et il n’est nullement certain que ses héritiers, ou ceux qui se prétendent tels, lui soient ou lui aient été en effet fidèles. Bien au contraire. Lorsqu’on voit John Stuart Mill, l’auteur qui baptise la doctrine et qui en donne une formulation jugée souvent canonique, expliquer que l’utilitarisme n’est rien d’autre que la doctrine du Christ, de Platon et de Kant réunis, il y a quelques raisons de supposer que le malheureux Bentham s’en serait retourné dans sa tombe. Ou, plutôt, que sa momie en aurait trépigné de stupéfaction. Je crois donc pour ma part que, si nous voulons sortir du cercle herméneutique – car nous n’échapperons de toute façon pas à la question de savoir si Bentham était effectivement utilitariste, en quoi, comment et jusqu’où –, il nous faut adopter une définition axiomatisée de la doctrine, qui, tout en prêtant réellement et sérieusement attention à l’œuvre de Bentham, la dépasse et l’englobe. Je propose ainsi de caractériser l’utilitarisme par l’articulation problématique de deux propositions : une proposition positive qui affirme que l’action des individus est (ou devrait être, ou doit être considérée comme étant) régie par une mécanique du calcul intéressé ; et une proposition normative qui énonce qu’est juste ce qui contribue objectivement à l’accroissement du « plus grand bonheur du plus grand nombre ». Ou, plutôt, à l’accroissement du plus grand bonheur calculé et calculable du plus grand nombre. Après ces rapides considérations liminaires, je peux maintenant en venir à votre question spécifique. Dont l’enjeu est tout à fait considérable. Il ne fait pas de doute en effet, au moins pour l’instant, que – globalisation et ultralibéralisme aidant – notre monde, l’ensemble de notre existence sociale, ne tendent de plus en plus à s’organiser selon une logique marchande omniprésente, et à se dissoudre dans un principe de marché et d’économicité généralisé. D’où la question de savoir si cette dérive est imputable à une matrice utilitariste. Or la chose pourrait apparaître douteuse, c’est là le sens de votre question, si l’on en restait à une définition étroite, et même étroitissime, de l’utilitarisme. Si, avec Élie Halévy, on caractérise l’utilitarisme benthamien par le recours systématique à un principe d’harmonisation artificielle des intérêts, qui implique un interventionnisme étatique actif, alors l’utilitarisme apparaît aux antipodes du libéralisme et ennemi du tout-marché. On lui voit beaucoup plus d’affinités avec une pensée planificatrice de type socialiste ou communiste. L’idéal planificateur ne représente-t-il pas la quintessence de l’aspiration et de l’appel à ce législateur rationnel dont la figure hante les formulations benthamiennes ? C’est bien ainsi d’ailleurs que l’entendait Hayek, le principal penseur et prophète de l’ultralibéralisme contemporain, qui stigmatisait d’un même mouvement l’illusion synoptique, le socialisme, la quête de la justice sociale et l’utilitarisme. Ces identifications sont cependant trop rapides. Il ne faut pas oublier, tout d’abord, qu’en matière d’économie Bentham se considérait purement et simplement comme disciple d’Adam Smith. Et que, réciproquement, l’économie politique libérale classique puis néoclassique, comme l’a bien montré Karl Pribram à la suite de Schumpeter, se déploie massivement à l’intérieur du cadre de pensée ouvert par l’utilitarisme. Pour le dire rapidement, et dans le langage d’Élie Halévy, si, en matière de droit, de morale et de législation, Bentham est le théoricien de l’harmonisation artificielle des intérêts, en matière d’économie il croit, comme tous les libéraux, à leur possible harmonisation naturelle. Le lien entre utilitarisme et libéralisme est donc étroit – la trajectoire suivie par la famille Mill, avec James Mill, le père, et John Stuart Mill, le fils, en témoigne avec éloquence. Sans être en rien automatique (il y a aussi un soubassement utilitariste au socialisme, une autre voie possible de l’utilitarisme en effet), ce lien s’explique assez logiquement par le premier axiome de l’utilitarisme, celui qui rapporte toute action sociale aux calculs intéressés, et sinon nécessairement « égoïstes », à tout le moins self-regarding des individus. L’ultralibéralisme repose sur le même principe : seuls comptent, seuls sont effectifs et réels les motifs de l’intérêt calculé strictement individuel, si bien que toute morale ou toute réglementation qui s’inspirerait d’autres motifs serait, selon lui, à coup sûr vouée à l’irréalisme, au fantasme et à l’échec.

4Néanmoins, et je m’inscris maintenant plus directement dans le champ précis de votre question, il est clair qu’il existe une forte différence entre le style d’argumentation utilitariste-benthamien pour le libéralisme et un autre style d’argumentaire qu’on lui associe plus fréquemment et plus directement. Appelons ce second type d’argumentaire l’argumentaire contractualiste, dont le lien avec le libéralisme est particulièrement patent dans les formulations de Locke et, aujourd’hui, de Rawls. Ce contractualisme est-il un utilitarisme ? Certainement pas si l’on identifie utilitarisme et benthamisme, puisque Bentham n’a pas assez de mépris et de quolibets à l’encontre de ceux qui raisonnent dans les termes d’un introuvable état de nature ou qui évoquent d’improbables droits de l’homme. Néanmoins l’axiomatique initiale, l’axiomatique positive, est semblable ; elle met en scène les mêmes individus séparés, rationnels et calculateurs. Et, mis à part une série de désaccords, dont on ne sait trop s’ils sont essentiels ou simplement techniques, sur la définition et la mesure de ce plus grand nombre dont il faut assurer le bonheur, tous, utilitaristes et contractualistes, s’accordent largement sur l’objectif normatif du plus grand bonheur. C’est lui qui, pour eux, caractérise le juste. Il n’est donc pas trop surprenant que le pape actuel de la tradition utilitariste, John Harsanyi, déclare que l’argumentaire de Rawls et le sien sont au bout du compte identiques. Je propose donc de distinguer entre un utilitarisme au sens strict, celui dont un certain Bentham se fait le champion et qui implique le recours à un principe d’harmonisation artificielle des intérêts, et un utilitarisme au sens large – l’ensemble des doctrines qui reposent sur une axiomatique de l’intérêt –, dont le contractualisme est une des modalités.

5C. L. — Oui, mais d’un autre côté Rawls s’oppose vigoureusement à l’utilitarisme de Bentham, et même si Harsanyi prétend échapper aux difficultés de la « tyrannie des majorités » en recourant, par exemple, à une forme d’ « utilitarisme de la règle », cela ne le rapproche pas pour autant de la position de Rawls... Cela étant, un contradicteur faisait observer dans un numéro déjà ancien de La Revue du MAUSS que l’anti-utilitarisme, s’il s’oppose à des comportements réels et au recours par les sciences sociales et la philosophie à des modèles explicatifs qui les prennent en compte, risque de s’opposer en vain à ce sur quoi (ou contre quoi) nous ne pouvons rien. Et l’on peut ajouter qu’une opposition éthique ou politique à un tel phénomène pourrait fort bien prescrire des conduites sans aucun effet puisqu’elles ne tiennent aucun compte de ce sur quoi elles doivent avoir prise... Je renouvelle donc ma question : qu’est-ce qu’être anti-utilitariste ?

6A. C. — J’insiste : c’est Harsanyi lui-même qui explique longuement qu’il a en quelque sorte découvert le rawlsisme – et notamment la fiction théorique centrale du voile d’ignorance – avant Rawls. La seule différence véritable qu’il voit entre lui et Rawls tient selon lui à ce que ce dernier, je cite, « commet l’erreur technique du fonder son analyse sur une règle de décision hautement irrationnelle, le principe du maximin, qui était plutôt à la mode il y a une trentaine d’années [dans les années 1950] mais qui perdit de sa séduction quelques années plus tard lorsqu’on commença à se rendre compte des implications absurdes auxquelles il conduisait ». Il préfère, quant à lui, vous le savez, le critère de l’utilité moyenne. A-t-il raison d’identifier rawlsisme et utilitarisme harsanyien ? Ce n’est pas le lieu ici d’examiner les rapports entre les infinies variantes de l’utilitarisme (de la règle, de l’acte, total, moyen, etc.) et les multiples avatars que Rawls a fait subir à sa théorie (il change de formulation au moins aussi souvent que Windows de version). Notons quand même un point central. Tous ces échafaudages rationalistes commencent toujours par proclamer haut et fort qu’ils démarrent sur la base de la seule affirmation positive de l’omniprésence de l’intérêt calculé, que c’est donc de manière purement rationnelle, objective et scientifique que l’on va tenter de définir les règles de la morale et de la justice – en les déduisant en somme de ce que j’appelle l’axiomatique de l’intérêt –, pour au bout du compte, assez rapidement, réintroduire plus ou moins subrepticement dans le raisonnement l’image de sujets individuels a priori et d’emblée moraux ou dont seuls seront prises en considération, comptées puisqu’on est dans le fantasme du calcul, les « préférences » déjà morales. Bref, on prétend surmonter par la raison ce que Rawls appelle le perfectionnisme ou l’intuitionnisme, mais on retombe toujours dans le cercle vicieux qui aboutit à définir comme morales et justes les règles que choisiraient des sujets individuels moraux et justes. Tout cela donne un peu le sentiment d’assister à l’éternel retour de l’histoire qui voit l’utilitarisme glisser sans cesse de son principe (positif) no 1 à son principe (normatif) no 2, ou bien, si vous préférez, de Bentham à Sidgwick en passant par John Stuart Mill, et réciproquement.

7Voilà qui permet de commencer à répondre à votre objection, si je l’ai bien comprise. L’anti-utilitarisme ne se voue-t-il pas à se battre contre des moulins à vent en déniant la force et la réalité des motifs intéressés ? Remarquez, pour commencer, et la chose ne manque pas de sel, que la doctrine qui finalement dénie le plus l’intérêt, c’est l’utilitarisme lui-même, qui ne lui donne toute sa place apparente, au départ, et ne l’invoque jusqu’à ad nauseam que pour mieux l’aseptiser à la fin dans sa tentative éperdue de définir un ordre ou une sphère de la justice immunisés contre l’assaut des intérêts immoraux. La même remarque pourrait d’ailleurs valoir pour Habermas qui entend ne faire droit in fine qu’aux intérêts de la raison, fût-elle interactive. Au contraire, l’anti-utilitarisme, tel que je le conçois, fait toute sa place à l’intérêt. Il n’est en rien, et ce point est essentiel, un an-utilitarisme. D’où notre opposition tout aussi résolue à un certain lévinassisme (celui du second Lévinas), encore exacerbé par Derrida – et qui n’est qu’un revival de la quête du pur amour par Fénelon et Mme Guyon –, qu’à l’utilitarisme. Non, contrairement au procès d’intention paresseux qui nous est régulièrement fait (puisque nous critiquons l’axiomatique de l’intérêt, ce serait donc que nous supposons les hommes bons, charitables et mus uniquement par l’Amour...), l’anti-utilitarisme inspiré de Marcel Mauss, et de l’Essai sur le don, ne dénie nullement l’intérêt. Mais, d’une part, il fait l’hypothèse que ce qu’on pourrait appeler les intérêts d’honneur, de face, de présentation de soi, de Selbstdarstellung, sont plus puissants, positivement et normativement, que les intérêts de survie et de possession. Et, d’autre part, il insiste sur le fait qu’on ne saurait tout rabattre sur le seul pôle de l’intérêt et que dans l’action humaine et sociale, dans des proportions toujours variables et ouvertes à investigation empirique, il entre aussi une composante d’obligation, une autre d’ouverture à l’altérité, et une autre, enfin, d’ouverture au possible et à l’inadvenu.

8JEAN-PIERRE CLéRO. — Depuis la création du MAUSS, vos positions sur l’utilitarisme – si tant est que l’on puisse unifier une famille de pensée si complexe en un seul courant – ont beaucoup changé. Il est clair que votre anti-utilitarisme de départ signifiait essentiellement un anti-économisme de réaction à l’encontre d’une conception du monde qui s’est développée dans les années 1970. Or, si vous maintenez vos objections à l’encontre de ce que vous appelez l’utilitarisme pratique (autrement dit, le calcul intéressé) et de sa version sophistiquée qu’est l’utilitarisme théorique, qui tente d’expliquer l’action par les calculs égoïstes des individus et des groupes, vous semblez désormais plus conciliant à l’écart de l’utilitarisme philosophique qui pose que la justice des actions et des lois tient à ce qu’elles contribuent à la maximisation du bonheur du plus grand nombre d’individus soucieux de maximiser la différence positive entre les plaisirs et les peines. Pouvez-vous expliquer en quoi et pourquoi vous maintenez une partie au moins de vos critiques à l’encontre de l’utilitarisme ?

9A. C. — C’est en effet en réaction au déferlement d’économisme qui a frappé les sciences sociales dans les années 1970 que La Revue du MAUSS s’est fondée en se plaçant sous la bannière de l’anti-utilitarisme. Pour nous, au départ, anti-utilitarisme ne signifiait rien d’autre qu’anti-économisme (et anti-contractualisme). Ce n’est que peu à peu que nous avons découvert les autres composantes de l’utilitarisme, celles de l’utilitarisme philosophique totalement ignorées en France à l’époque, non seulement par nous mais de tout le monde. Bizarrement, percevant progressivement la complexité du problème, nous avons d’ailleurs été parmi ceux qui ont le plus œuvré en France à la connaissance de ce champ de débat sur l’utilitarisme, si central dans les pays anglo-saxons mais parfaitement absent des préoccupations des Français depuis un siècle. Y a-t-il un rapport, demanderez-vous, entre utilitarisme et économisme ? La réponse ne me paraît guère douteuse. C’est oui, bien sûr. Au moins si l’on s’en tient au premier postulat de l’utilitarisme, à sa proposition positive qui n’est rien d’autre que la proposition constitutive du modèle de l’homo œconomicus.

10Mais la critique du postulat économiste ( « l’homme n’est rien d’autre qu’une machine à calculer » ) vaut-elle critique du postulat normatif qui identifie justice et bonheur général ? Que reprocher à ce postulat ? D’abord d’être lié, fût-ce de manière paradoxale et antinomique, au premier. De deux choses l’une en effet. Soit on pose l’obligation de viser en toute chose le bonheur du plus grand nombre comme une extension logique de l’hypothèse que les hommes cherchent uniquement leur intérêt propre et ne sauraient admettre un autre idéal, et l’on débouche sur une antinomie insurmontable (comment peut-on valoriser à la fois l’ « égoïsme » et l’ « altruisme » ?, pourrait-on dire pour faire court). Soit on pose qu’il n’y a aucun rapport entre le is et le ought to, entre proposition positive et proposition normative, et on se condamne à la schizophrénie ou à la dénégation permanente ( « nous savons que les hommes sont exclusivement des égoïstes rationnels, sensibles à leurs seules “préférences”, mais nous ne leur proposerons comme idéal que de sacrifier leur intérêt propre au profit de l’intérêt de tous » ). Cette schizophrénie est typique de la modernité qui, au nom des impératifs d’efficacité, valorise du même mouvement le cynisme et le conséquentialisme le plus extrême, d’une part, mais qui, de l’autre, se montre en permanence assoiffée d’une moralité toujours plus pure. Ces deux postures, la cynique et l’angélique, se révèlent ainsi totalement interdépendantes, voire interchangeables. Qui veut faire la bête fait l’ange, et réciproquement – mais sans le savoir, dans la parfaite ingénuité hypocrite qui aboutit à ce que la main droite ignore en effet absolument ce que fait la main gauche.

11Évidemment la visée du bonheur est en elle-même parfaitement plausible et admissible. On voit mal une morale se proposer explicitement comme objectif le plus grand malheur du plus grand nombre, même si tel a été le résultat effectif atteint par certaines expériences politiques propres au XXe siècle. Mais ce qui est problématique, c’est l’hypostase du bonheur, son abstraction qui risque d’écraser tout sur son passage, à commencer par les bonheurs concrets et réels. Sur ce point, la démonstration de Kant me paraît irréfutable. Le bonheur ne saurait survenir que comme réponse possible mais non certaine chez qui sait s’en rendre digne. L’artiste, le sportif, le penseur qui réussissent seront peut-être heureux, mais parce qu’ils se seront fixé d’autres objectifs que l’idéal en lui-même vide du bonheur.

12Sur le plan politique, maintenant, le problème principal que pose l’idéal utilitariste tient à ce qu’il est arc-bouté au fantasme du savoir absolu et d’une désirable maîtrise rationnelle de l’ensemble des déterminants de l’action qui lui permettrait d’arbitrer comme mathématiquement, more geometrico, entre les bonnes et les mauvaises préférences. Que ce soit sous les traits du roi-philosophe, du législateur rationnel et bienveillant, sous ceux encore du commissaire au Plan ou, à l’inverse, sous ceux de son frère jumeau, le commissaire-priseur qui régit le marché walrassien et permet la résolution de toutes les équations, la marque propre de l’utilitarisme est son ambition d’abolir le conflit et la division sociale en les remplaçant par le calcul.

13Mais s’il fallait résumer toutes ces critiques en une phrase, je dirais que quelque sophistication qu’on introduise au sein de la raison utilitariste (et les sophistications possibles sont presque infinies), on retombe toujours sur une anthropologie simpliste qui réduit le sujet humain à une somme plus ou moins déterminée d’intérêts de possession, instrumentaux et fonctionnels.

14J.-P. C. — Vos critiques à l’encontre de l’utilitarisme paraissent présupposer qu’il s’agit d’un individualisme. Vous dites par exemple, dans votre livre La démission des clercs, que, dans l’optique de Bentham, « la communauté, l’État, la société sont des ficticious bodies (corps fictifs), toujours décomposables en principe en leurs unités élémentaires, les individus ». Or comment est-il possible de faire cette hypothèse, surtout si, comme vous le suggérez dans ce livre, on peut enraciner l’utilitarisme chez Hume autant que chez Bentham ? Ces auteurs se sont montrés de redoutables critiques des notions d’individu et de personne ; dès lors, ne conviendrait-il pas d’être plus circonspect sur cet amalgame, si, du moins, on ne veut pas avoir affaire à des adversaires imaginaires qu’on se taille sur mesure en fonction des besoins ? Dans la continuité de cette question, je voudrais remarquer que dans votre livre Don, intérêt et désintéressement (1994) vous insistez sur la possibilité de déduire ce qui est juste pour une société « en partant de la fiction d’individus isolés, puisqu’il est clair – ajoutez-vous – que les individus sont toujours déjà socialisés et déjà symbolisés ». Je ne connais pas un seul utilitariste qui en disconviendrait ; mais l’avantage de l’utilitarisme n’est-il pas qu’il essaie de raisonner sur les fictions ?

15A. C. — Je dis en effet que, pour Bentham, la communauté est un corps fictif. Que pourrais-je dire d’autre lorsque je lis, à la deuxième page des Principles of Morals and Legislation, l’ouvrage le plus légitime et incontestable de Bentham : « The community is a ficticious body, composed of the individual persons who are considered as constituting as it were its members. The interest of the community then is what ? – the sum of the interests of the several members who compose it (Bentham) » (La communauté est un corps fictif, composé de personnes individuelles considérées comme constituantes au titre de ses membres. Qu’est-ce donc que l’intérêt de la communauté ? – la somme des intérêts des divers membres qui la composent) ? Voilà qui éclaire suffisamment, je crois, le fondement individualiste de l’utilitarisme benthamien (je ne sache pas m’être jamais prononcé sur Hume). Cela étant, il est clair que la spécificité de l’utilitarisme entendu stricto sensu, par opposition à l’utilitarisme lato sensu du contractualisme, c’est de reposer sur un moment holiste – au sein d’un individualisme dominant –, celui qui s’exprime par l’accent mis sur le bonheur du plus grand nombre considéré collectivement et non individu par individu. C’est ce moment holiste qui implique justement l’harmonisation artificielle des intérêts caractéristique de l’utilitarisme strict. Quant à la question du symbolisme et de la séparation des individus, je ne vois pas Harsanyi par exemple ou aucun autre représentant de la tradition mettre en scène des individus toujours déjà symbolisés. Il se borne classiquement à les doter, comme n’importe quel économiste, de préférences individuelles. Enfin, quant à la théorie benthamienne des fictions, connaissant et appréciant vos travaux et ceux de Christian Laval, je ne doute pas qu’elle n’ouvre un champ de réflexion intéressant et qu’elle ne jette sur Bentham un éclairage inédit. Mais je ne suis pas benthamologue, et me borne à observer que personne au XIXe siècle, et même jusqu’à une date récente, n’a eu connaissance de ces travaux. Ce qui m’intéresse pour ma part au premier chef, c’est l’impact historique effectif de la doctrine de Bentham, infiniment supérieur à ce qu’on en retient habituellement, et surtout en France. Et il est sans rapport avec la théorie des fictions.

16C. L. — J’aimerais revenir un instant en arrière jusqu’au point de divergence qui semble séparer la position de Marcel Mauss de la position de l’utilitarisme et plus largement de toute position fondée sur la valorisation de l’intérêt. Sans doute Mauss admet-il, à côté de l’existence des intérêts matériels, d’autres types d’intérêts, tels les intérêts d’honneur, de présentation de soi, etc., et il considère que ces intérêts sont au moins aussi importants, voire supérieurs aux intérêts de survie et de possession. Je serai, pour ma part, assez d’accord avec cette position. Elle est d’ailleurs bien antérieure à celle de Mauss puisqu’on trouve dès la fin du XVIe siècle dans la culture européenne une différenciation du vocabulaire de l’intérêt qui enveloppe désormais aussi bien l’ « intérêt spirituel » que les « intérêts de conscience », « intérêts d’honneur », etc., à côté des intérêts économiques ou des intérêts de position. Jusqu’ici, la conception du don montre qu’elle est capable d’élargir intelligemment le registre de l’action intéressée, mais elle ne diffère pas substantiellement des thèses des théoriciens de l’intérêt. En revanche, je ne vois pas exactement sous quelles formes et avec quels fondements anthropologiques et sociaux, voire philosophiques, la problématique du don peut aller au-delà de l’action intéressée : est-ce sous la forme de la séparation établie par Hirchmann entre les passions et les intérêts ? Est-ce sous la forme d’une obligation morale de style kantien comme vous semblez le suggérer à plusieurs reprises ? Est-ce sous la forme du dépassement de la cupidité par la tradition de l’amour chrétien ? Est-ce sous la forme de processus de « reconnaissance » de type spinoziste, smithien ou hégélien susceptibles d’intégrer l’utilité tout en la dépassant dans une interaction où l’intérêt individuel devient indistinct de la satisfaction liée à la satisfaction d’autrui ? Est-ce à la manière de l’ « exubérance vitale » chère aux vitalistes qui minorent le rôle des motivations intéressées jusqu’à les sacrifier ?

17A. C. — Voilà, je crois, beaucoup de questions à la fois. Et auxquelles je ne pourrais répondre vraiment qu’en m’expliquant assez longuement sur le statut privilégié que j’accorde à l’œuvre de Mauss et tout particulièrement à l’Essai sur le don. Il s’agit pour moi, vous le savez, du texte le plus important et décisif de toute l’histoire des sciences sociales. De celui, aussi, qui comporte les implications les plus essentielles pour la philosophie morale et politique. Bornons-nous à quelques repères. Vous observez à juste titre que la distinction des intérêts matériels et de ce qu’on pourrait appeler des intérêts de forme n’a rien d’inédit. Le Grand Siècle distinguait fermement en effet les intérêts (et les calculs) de gloire et les intérêts de bien. Je dirais volontiers, pour ma part, les intérêts diurnes (lumineux) et les intérêts nocturnes (sombres). Mais il n’est pas rien, je crois, de pouvoir situer cette thématique dans le cadre d’une perspective anthropologique et historique de longue portée, de constater que, sous des formes variables, elle est indissociable de l’humaine condition et non pas propre seulement à la société de cour.

18Sort-on ainsi du cercle de l’intérêt propre à l’utilitarisme ? Oui et non. Non si la gloire est l’objet d’un calcul instrumental et s’accumule sur le même mode que les biens matériels. Elle s’identifie alors à ce que Bourdieu appelle le capital symbolique*. Non si elle s’obtient en sortant de ce registre. Il convient ici d’être précis. Notons tout d’abord une différence essentielle entre les intérêts de face et les intérêts de bien (étant entendu que la gloire, le prestige peuvent être traités comme des biens). Elle tient à ce que par nature ils sont ouverts au jugement de l’autre et à l’altérité. Ils interdisent la clôture sur soi et sur le même que je crois centrale dans l’utilitarisme. C’est cette distinction que Rousseau a radicalisée en opposant le bon amour de soi, autocentré, au néfaste amour-propre qui brouille les cartes en introduisant l’altérité au cœur du sujet de raison. Allons un peu plus loin. On pourrait croiser cette première distinction des intérêts diurnes et nocturnes avec une autre que je crois éclairante, entre ce que j’appelle l’intérêt à et l’intérêt pour. Dans le premier type d’intérêt, on fait les choses en vue d’autre chose, de manière simplement instrumentale. Dans le second, on les fait pour elles-mêmes, par plaisir et par passion. Mais, vous avez raison de le suggérer, nous restons encore trop prisonniers ici du discours et du vocabulaire de l’intérêt. Restons-y encore une seconde pourtant, pour aller au terme de sa dialectisation.

19On ne pourra aller vraiment au bout de l’altérité présente dans les intérêts de face que si l’on désigne clairement le pôle opposé aux intérêts du moi, et que je propose de nommer le pôle de l’intérêt pour autrui. Le point crucial est que l’intérêt pour autrui, le goût des autres, est irréductible à l’intérêt pour soi, et tout aussi premier et constitutif du sujet. C’est le pôle de la philia, de la sociabilité, de l’amour, de la sympathie, etc. – que l’on pourrait baptiser également pôle de l’aimance.

20Mais à en rester à cette dialectique de l’intérêt pour soi et de l’intérêt pour autrui, même en affirmant l’irréductibilité de la seconde au premier, on risquerait en effet de ne pas quitter le registre de la spécularité. C’est là qu’il importe tout particulièrement d’insister sur le fait que l’universel que Mauss découvre dans les sociétés archaïques, ce n’est pas à proprement parler celui du don, mais celui de l’obligation de donner (recevoir et rendre). Voici donc un troisième pôle de l’action, tout aussi irréductible à l’amour de soi que l’aimance : le pôle de l’obligation. Formulation kantienne ? Non, durkheimienne, bien évidemment. Et aussi, d’ailleurs, formulation empirique, qui se borne à constater la force universelle de l’obligation sociale. Ici aussi, nous gagnons à placer le débat en perspective anthropologique de longue portée et à comprendre ainsi que la morale kantienne n’est qu’une interprétation particulière, particulièrement radicale, de l’irréductibilité du moment de l’obligation à toute autre considération. Elle pense l’obligation en tant que telle, mais pêche à mes yeux (pour répondre au soupçon de kantisme que vous faites peser sur moi...) par incapacité de la faire entrer en résonance ensuite avec les autres moments de l’action. Ajoutons enfin que l’obligation de donner, découverte par Mauss, n’a rien de figé et de mécanique. Elle est, en effet, obligation de générosité et de fécondité. Plus généralement, de liberté et d’inventivité. Voici – après l’intérêt pour soi, l’aimance et l’obligation – un quatrième pôle de l’action sociale. C’est ici qu’on retrouverait le vitalisme auquel vous faites allusion. Comment sort-on donc du discours de l’intérêt ? Eh bien par trois issues à la fois : celle de l’aimance, mais aussi celle de l’obligation, puis celle de la vie et de la liberté enfin.

21J.-P. C. — Revenons un instant sur l’immense et délicate question du don. Le don est un phénomène complexe : il est obligation de donner et contient l’obligation de rendre, les dates, qui ne sont pas fixées, participant de la tension. Il est désintéressé, mais il est aussi intéressé. Dès lors, on ne voit pas pourquoi et comment l’utiliser comme un fer de lance contre l’utilitarisme, qui ne nie pas les apparences du désintéressement, lesquelles couvrent l’intérêt comme un masque. Il est vrai que vous insistez sur le caractère monétaire de l’utilitarisme. Vous avez même reconnu dans un texte récent (la préface que vous avez écrite en 1995 à La dette de la vie) que c’est sur la question de la mesure de l’utilité – et même sur cette seule question – que Bentham innovera, en proposant de la faire équivaloir à une somme de monnaie et en contribuant, par là même, à faire de la monnaie cette mesure hégémonique de toute chose que nous connaissons aujourd’hui. Or Bentham présente plutôt cette équivalence comme une position méthodique. Dans la mesure où vous présentez votre promotion du don comme une position méthodique, votre affrontement avec l’utilitarisme est en réalité un affrontement de méthodes. Excluez-vous, puisque vous voulez penser par antinomies, que vos positions puissent un jour constituer l’antithèse de thèses utilitaristes de telle sorte qu’une résolution (qui n’est certes pas encore trouvée) soit néanmoins possible, quoi qu’elle n’appartienne ni à l’une ni aux autres ? En d’autres termes, plutôt que d’attaquer l’utilitarisme par un biais extrêmement suspect comme le don, ne conviendrait-il pas, assez conformément à l’inspiration de votre Critique de la raison utilitaire de 1989, qui était explicitement destinée à servir de manifeste au MAUSS, de surmonter les antinomies par un effort critique sur les méthodes ? Pensez-vous que cela soit possible ? Ou votre changement de cap s’explique-t-il par la conviction, désormais acquise, que vous preniez une fausse direction ? Il est clair que la réflexion sur le don est manifestement choisie pour ses vertus méthodiques : celle de résoudre les antinomies dont il était question dans la Critique. Ne conviendrait-il pas de faire une réponse plus directement méthodique ?

22A. C. — J’ai peur d’avoir du mal à vous répondre parce que je ne comprends bien ni vos questions ni leur statut. En un mot, je ne suis pas sûr que nous soyons d’ores et déjà d’accord sur nos points de désaccord possibles. Pour commencer, je ne comprends pas votre insistance à laisser entendre que j’aurais changé. J’aurais même, à vous entendre, « changé de cap, en raison de [ma] conviction désormais acquise que je prenais une fausse direction ». Pardonnez-moi, mais je ne vois pas de quoi vous parlez. Non que je sois horrifié à l’idée d’avoir pu me tromper. Je ne me fais crédit d’aucune infaillibilité. La seule règle (méthodique ?) que je me suis fixée est d’avancer sans crainte dans des domaines de discussion âprement défendus par les spécialistes et souvent hérissés de barbelés, muni pour toute arme et viatique de ma seule résolution à dire le plus clairement possible ce que je crois comprendre et à m’avancer à découvert, afin de faciliter une réfutation éventuelle tout aussi claire. Quitte à reconnaître m’être trompé le cas échéant, ce que ma position de dilettante professionnel, qui s’aventure hors de son champ de compétence initial, m’autorise en principe à faire assez aisément. C’est l’avantage propre à mon choix. Je peux dire m’être trompé sans en ressentir de honte. Mais ici, je ne vois pas. Oui, en entrant plus avant dans la discussion, j’ai découvert en effet que l’utilitarisme était une doctrine plus complexe que je ne le croyais initialement, que sa dimension positive (l’axiomatique de l’intérêt) et sa dimension normative tiraient dans des directions à la fois liées et opposées. Quand je l’ai découvert et compris, je l’ai dit et ai contribué, je crois, à le faire savoir et comprendre en France. Mais je persiste à penser que la critique de l’utilitarisme sous ses deux espèces, positive et normative, a toujours du sens, pour les raisons que j’ai déjà exposées et qui se ramènent d’ailleurs pour l’essentiel à une critique de l’instrumentalisme.

23Dont la pertinence me semble toujours aussi évidente si j’en juge par une autre de vos formulations. On ne voit pas, dites-vous, comment utiliser la perspective du don pour critiquer l’utilitarisme puisque ce dernier « ne nie pas les apparences du désintéressement, lesquelles couvrent l’intérêt comme un masque ». Ayant consacré pas mal d’énergie à critiquer la sociologie de Pierre Bourdieu et à la qualifier (à sa grande horreur) d’ « utilitariste » justement parce qu’elle présente le désintéressement toujours comme un masque, comme une série d’apparences, j’en déduis que vous raisonnez de la même manière. Vous m’accordez donc, finalement – trouverions-nous là un point d’accord sur notre désaccord ? –, que je diffère bien de l’utilitarisme, puisque je lui reproche de ne pouvoir par construction penser le désintéressement (mais aussi la Loi ou la liberté) que comme des moments instrumentaux ou des masques de l’intérêt. Est-il pourtant si difficile de comprendre que dans l’action sociale il entre réellement de l’intérêt, certes, mais tout aussi réellement – et pas toujours comme un masque ou comme un moyen – du « désintéressement » (même si je préfère, comme je l’ai dit plus haut, parler selon les cas d’intérêt pour, d’intérêt pour autrui ou d’aimance), ainsi que de l’obligation et de la liberté ?

24Si, au contraire, vous posez que tout ce qui semble échapper à la sphère de l’intérêt instrumental ne saurait le faire que dans la fiction, le simulacre et l’hypocrisie – que rien n’y échappe donc réellement –, il n’est pas surprenant que vous décrétiez « extrêmement suspecte » toute tentative de critiquer l’utilitarisme par le biais du don. Extrêmement suspecte ? Cela veut-il dire politiquement ou idéologiquement incorrecte ? J’espère que nous n’en sommes plus à raisonner ainsi. Comme vous n’expliquez en rien ce qui vous semble suspect dans cette problématique et que vous ne critiquez ni explicitement ni même implicitement aucune de mes (pourtant nombreuses) formulations sur ce point, je me bornerai à dire que, selon moi, l’entrée par le don ne relève pas d’un choix métaphysique ou idéologique a priori. Et même pas d’ailleurs d’un choix à proprement parler « méthodique », comme vous dites. Le seul choix est de ne pas démarrer par un choix spéculatif a priori et de s’inspirer de l’histoire effective de l’humanité. Ou, tout au moins, de ce que nous croyons pouvoir en connaître. Si, donc, je recours à l’entrée par le don, c’est parce que je crois en effet que M. Mauss nous donne en quelque sorte la « formule » de ce que j’appelle la société première et nous fait voir que celle-ci est organisée selon l’obligation générale qui est faite à tous ses membres de se montrer généreux. J’ai bien dit : « se montrer généreux », ce qui n’implique nécessairement ni qu’ils le soient toujours « réellement », ni que cela leur soit impossible. Si ce point est acquis, je crois qu’il en résulte énormément d’implications théoriques et pratiques, qu’il reste à développer. Mais est-il en effet acquis, et que signifie-t-il vraiment, me demanderez-vous sans doute ? Eh bien ! voilà un beau sujet de discussion, mais qu’il faut prendre le temps d’aborder pour lui-même. Une prochaine fois ?

Notes

  • [1]
    Le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) se réclame au premier chef de l’héritage de Marcel Mauss et plus spécifiquement de l’Essai sur le don qui lui semble central aussi bien pour critiquer l’imaginaire économiciste que pour alimenter la réflexion morale et politique.
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