Notes
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[1]
J. Guitton, Lettres ouvertes, Paris, Payot, 1993.
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[2]
A. Asor Rosa, Fuori dall’Occidente, ovvero Ragionamento sur l’Apocalisse [Hors de l’Occident, ou Raisonnement sur l’Apocalypse], Turin, Einaudi, 1992. Le thème du caractère destructeur et de la déshumanisation dont serait principalement responsable le progrès technique a donné naissance à une immense littérature, qui peut être bien représentée par le dernier livre de Serge Latouche, La mégamachine : raison scientifique, raison économique et mythe du progrès, Paris, La Découverte, 1995, dédié à Jacques Ellul – c’est dans l’œuvre bien connue de celui-ci, La technique ou l’enjeu du siècle, 1954, que Latouche déclare avoir tiré la première inspiration de ses écrits. Outre l’ouvrage cité, je signale deux autres livres de ce même Latouche, L’occidentalisation du monde (La Découverte, 1988) et La planète des naufragés (La Découverte, 1991).
-
[3]
S. Quinzio, Mysterium iniquitatis. Le Encicliche dell’ultimo papa, Milan, Aldelphi, 1995.
-
[4]
Nietzsche, Le Gai Savoir, § 125.
-
[5]
R. Levi-Montalcini, « Il valore intrinseco della scienza : controllare, non proibire » [ « La valeur intrinsèque de la science : contrôler, non prohiber » ], dans Dieci Nobel per il futuro. Scienza, economia, etica per il prossimo secolo [Dix Nobel pour le futur. Science, économie, éthique pour le prochain siècle], Venise, Marsilio, 1994, p. 22.
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[6]
Ibid., p. 24.
-
[7]
G. S. Becker, « Il progresso economico nei paesi in via di sviluppo » [ « Le progrès économique dans les pays en voie de développement » ], dans Dieci Nobel per il futuro, op. cit., p. 79.
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[8]
B. Richter, « Dalla ricerca alle nuove tecnologie » [ « De la recherche aux nouvelles technologies » ], dans Dieci Nobel per il futuro, p. 127. Après la lecture de ma conférence, a paru un petit volume analogue qui rassemble les relations présentées au second congrès international Dix Nobel pour le futur, qui s’est déroulé à Milan les 7 et 8 décembre 1994, intitulé Scienza e società, introduction de R. Levi Montalcini, Venise, Marsilio, 1995. L’attitude confiante dans le « splendide avenir » [litt. « nelle magnifiche sorti e progressive », citation d’un poème célèbre de Leopardi tiré des Canti, Le Genêt (note du traducteur)] n’est pas très différent de ceux des relations comprises dans le volume précédent, dont j’ai jusqu’à maintenant tiré les citations. Je note cependant un plus grand nombre d’expressions de préoccupation pour les possibles aboutissements « nocifs » de la course au progrès, qui n’est plus facilement contrôlable. Mais n’apparaît pas moins la confiance que ces effets nocifs puissent être corrigés, et puissent être corrigés seulement par « davantage de science et de technique » (p. 11). Se multiplient aussi les les références au thème des valeurs, sur lequel les scientifiques « doivent prétendre intervenir » (p. 14). À côté des jugements péremptoirement optimistes, tels que « l’humanité finira inévitablement par contrôler sa propre évolution », puisque « l’homme qui modifie l’homme fait partie de l’homme lui-même » (p. 26), d’où la nécessité, sur laquelle insistent presque tous les intervenants, d’une éducation scientifique davantage développée et approfondie, trop négligée même dans les pays culturellement les plus avancés, récurrents sont les appels au sens des responsabilités du scientifique qui doit « appliquer la science avec sagesse humaniste » (p. 43) et « ne pas s’enfermer dans la communauté des physiciens, ne pas être indifférent au monde et à ses convulsions, maintenir un pied dans la polis » (p. 109).
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[9]
E. J. Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century, 1914-1991, trad. franç., L’âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Paris, Éd. Complexe / Le Monde diplomatique, 1999.
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[10]
Kant, Le conflit des facultés, seconde section : « Est-ce que l’espèce humaine est en progrès constant vers le mieux ? »
-
[11]
G. Sasso, Tramonto di un mito. L’idea di « progresso » fra Ottocento e Novecento, Bologne, Il Mulino, 1984.
-
[12]
Pour Kant, la conception terroriste de l’histoire est celle selon laquelle « le genre humain se trouve en continuelle régression » (Le conflit des facultés, II, dans La philosophie de l’histoire, opuscules traduits pas S. Piobetta, Paris, Gonthier-Denoël, p. 165).
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[13]
Tommaso Campanella, La Cité du Soleil. Dans l’ouvrage Scienza e società déjà cité, le prix Nobel Bernard Lown signale, comme une curiosité, un état de fait analogue : « La totalité du savoir publié double tous les huit ans et la quantité d’informations produites durant les dernières trente années est plus importante que celle qui a été produite dans les cinq mille ans précédents » (p. 113). Par rapport aux prévisions de Campanella les cent ans sont devenus trente.
-
[14]
Le problème du conditionnement économique des recherches existe, et ce n’est certainement pas ici que l’on va l’affronter. Les recherches sont toujours plus coûteuses. Elles ne peuvent pas toutes être financées. Aucun État ne peut se dispenser d’une politique de recherche, dont la tâche est le choix des recherches à encourager par le biais de financements publics. On lit dans la relation du prix Nobel James D. Watson que l’opposition de la communauté scientifique au projet Génome découlait de la préoccupation que « l’afflux des fonds vers un tel projet privait d’oxygène d’autres objectifs de recherche plus immédiats » (« Le implicazioni etiche del Progetto Genoma umano » [ « les implications éthiques du projet Génome humain » ], dans Dieci Nobel per il futuro, p. 151).
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[15]
R. Dulbecco, « Libertà della ricerca e timori della società » [ « Liberté de la recherche et peurs de la société » ], dans Dieci Nobel per il futuro, p. 53.
-
[16]
N. Negroponte, auteur de l’ouvrage couronné de succès Essere digitali [être digitaux], écrit : « Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais pour ma part je n’hésiterais pas à jeter mon magnétoscope s’il y avait un meilleur système... » (trad. ital., Milan, Sperling & Kupfer, 1995, p. 180).
-
[17]
R. Levi Montalcini, « Introduction », dans Dieci Nobel per il futuro, p. 25.
-
[18]
J. Steinberger, « La responsabilità dello scienziato su un pianeta finito » [ « La responsabilité du scientifique sur une planète finie » ], dans Dieci Nobel per il futuro, p. 65.
-
[19]
Max Charlesworth, L’etica della vita. I dilemmi della bioetica in una società liberale, Rome, Donzelli, 1996, p. 48.
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[20]
Je me suis arrêté plus longuement sur ce thème dans le recueil d’essais L’età dei diritti, Turin, Einaudi, 2e éd., 1992 [L’âge des droits, non traduit en français (N.d.T.)].
-
[21]
S. Nino, Etica y Derechos humanos, Buenos Aires, Paidos Studios, 1984, et W. Kasper, Le fondement théologique des droits de l’homme, Cité du Vatican, 1990, p. 49. Dans un texte récent, L. Lombardi Vallauri nomme l’éthos mondial des droits de l’homme, d’une expression heureuse, la « nouvelle religion civile », dans le sens de la « religion civile » de Rousseau, et de la civil religion d’une certaine sociologie américaine, et il commente : « Cette religion civile est parfois la seule religion qui existe encore pour ceux qui pensent ne plus croire à une religion révélée » (« La portata filosofica della religione civile dei diritti dell’uomo » [ « La portée philosophique de la religion civile des droits de l’homme » ], dans Ontologia e fenomenologia del diritto. Studi in onore di Sergio Cotta, Turin, Giappichelli, 1995, p. 194).
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[22]
Le mathématicien et économiste Gérard Debreu, dans la relation « Innovazione e ricerca : il punto di vista di un economista sull’incertezza » [ « Innovation et recherche : le point de vue d’un économiste sur l’incertitude » ], se demande qui, il y a soixante ans, aurait prévu un seul de ces quatre événements : la découverte de l’énergie nucléaire, la compréhension et la manipulation de l’hérédité génétique, la révolution informatique et l’exploration de l’espace (Scienza e società, op. cit., p. 89). Pour ce qui regarde le monde humain, un historien pourrait ajouter la chute du mur de Berlin et la révolution féminine.
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[*]
Texte du discours prononcé par Norberto Bobbio à l’occasion de la réception du Prix international sénateur Giovanni Agnelli, 4e éd., le 7 juillet 1995, initialement publié à l’origine par la Fondation Giovanni-Agnelli sous le même titre « Progrès scientifique et progrès moral ».
I
1Dans la préface aux Lettres ouvertes récemment traduites en italien, Jean Guitton écrit : « Nous nous trouvons à l’époque où l’homme [...] se pose la question la plus insoluble, la plus excitante pour un être soumis au temps : suis-je à la fin ou au commencement du monde ? Un âge s’achève. L’accélération de l’histoire s’accentue. Tout se précipite vers un instant terminal, fatal, toujours plus proche. L’histoire est-elle en train de finir et de recommencer ? Suis-je le dernier ? Suis-je le premier homme ? Questions que se pose aussi le chrétien. J’ai entendu Mauriac dire, d’une voix brisée : “Après tout nous pourrions être les premiers chrétiens”. » [1]
2L’approche de la fin du siècle, malgré le caractère conventionnel de cette césure du cours de l’histoire, a toujours suscité des questions relatives au début et à la fin des temps. À plus forte raison lorsque nous nous trouvons confrontés non à la fin d’un siècle mais à celle d’un millénaire, et que le dernier siècle, celui qui est en train de s’achever – avec deux guerres mondiales, Auschwitz, les camps staliniens, le lancement des premières bombes atomiques, les longues années de l’équilibre de la terreur et, comme si cela ne suffisait pas, malgré la chute du mur de Berlin qui avait allumé tant d’espoirs, le déclenchement de guerres sanglantes et sans fin dans des espaces réduits, comme le Cambodge, la Tchétchénie, la Somalie, le Rwanda et, à deux pas de chez nous, l’ex-Yougoslavie –, a été un siècle de malheurs et d’horreurs peut-être sans précédent.
3Un journal catholique des plus sérieux, L’Avenir, a proposé à ses lecteurs de raconter, au seuil du IIIe millénaire, chacun sa propre Apocalypse ou bien sa propre représentation de la fin du monde. Les premières réponses, pour ceux que cette lecture intéresse, ont été publiées le 21 février 1995.
4On annonce à l’avance que le thème de l’Apocalypse sera le thème de discussion sur lequel portera le prochain Salon du livre chez nous à Turin. Nous n’avons qu’à ouvrir les journaux pour nous apercevoir que le mot « apocalypse », certes dévalorisé et apprivoisé, est devenu d’un usage quotidien. À l’occasion de la récente fuite mortelle de gaz nervin, qui a tué tant d’innocents dans une ville du Japon, on a lu ce titre dans un journal : « Un arsenal pour l’Apocalypse ». Certains parmi vous se souviendront qu’un de nos écrivains connus, il y a désormais trois ans, à la suite de la guerre du Golfe, avait publié un petit livre cinglant, qu’il avait sous-titré : Raisonnement sur l’Apocalypse [2].
5Le sentiment de la fin appartient à celui qui interprète sa propre époque comme un âge de décadence dans lequel « tout se précipite – pour reprendre les mots de Guitton – dans un instant final toujours plus proche », et, qui plus est, « fatal », c’est-à-dire inévitable. La fin de l’Europe. La fin de la civilisation occidentale. La fin de l’ère moderne et le début de l’ère postmoderne, où ce « post » se limite à signifier uniquement ce qui vient après, mais ne permet pas de comprendre quelles en sont les caractéristiques. On a même parlé de fin de l’histoire. Dans son dernier livre, Mysterium iniquitatis, Sergio Quinzio préfigure la fin de l’Église catholique avec le prochain avènement du dernier pape, qui prendra le nom de Pierre II [3]. Mais dans un fameux passage du Gai Savoir, Nietzsche, le prophète du nihilisme, n’avait-il pas déjà introduit la figure du fou qui, après avoir allumé une lanterne dans la claire lumière du matin, court au marché et annonce que Dieu est mort, et que c’est nous qui l’avons tué [4] ?
6Toute médaille a son revers. Essayons de considérer notre temps non plus du point de vue du moraliste, du philosophe, du théologien, du prophète des malheurs, mais de celui du scientifique et du technicien, de ceux qui ont en main les clés ouvrant les portes de la connaissance scientifique, des applications techniques et de la production de marchandises toujours nouvelles, lesquelles dérivent de la combinaison de découvertes scientifiques et d’innovations techniques. Nos oreilles entendent alors une toute autre musique : la lamentation funèbre se transforme en un chant de victoire. En décembre 1993 s’est déroulé à Milan le premier congrès Dix Nobel pour le futur. La majeure partie des interventions, telles qu’elles ont été publiées, manifeste de concert un dédain agacé pour l’apocalypticisme. Je lis : « Un procès fait à la science se résout en un procès fait à l’homo sapiens, aux manifestations de la pensée, la seule activité qui le différencie des autres espèces animales. » [5] Cette attitude défensive se trouve pour ainsi dire légitimée ou bien par la contestation réitérée de l’état d’esprit fait d’enthousiasme éternel et de noble exaltation avec lequel le chercheur mène sa propre analyse désintéressée, guidé par la seule motivation de la curiosité et inspiré par l’unique fin de la connaissance pour elle-même, ou bien par la réconfortante vision des bénéfices non seulement matériels, mais aussi moraux que l’humanité en a tiré et qu’elle continue à en tirer : « La poursuite de la vérité impose le principe de la fraternité des hommes et refuse les idéologies des systèmes totalitaires qui fomentent les haines raciales [...]. Si, pour notre malheur, le mouvement obscurantiste qui pointe un doigt accusateur sur la science comme cause première de nos maux devait prévaloir, ces recherches, aujourd’hui en plein essor, seraient découragées ou carrément supprimées au profit d’un irrationalisme qui voit dans d’occultes pouvoirs extraterrestres le primum movens des actions humaines. » [6]
7Si l’humanité ne progresse pas dans la même mesure dans toutes les parties du monde – lit-on encore – la responsabilité n’en incombe pas à la science, mais à l’ignorance des bénéfices qu’on peut en tirer, et aux mauvais choix politiques. Raison pour laquelle « on peut être optimiste quant à la possibilité que le Tiers Monde s’affranchisse de l’indigence dans la prochaine décennie. Les pays en voie de développement sont en grande partie maîtres de leur avenir. Rester pauvres et sous-développés ou bien s’unir aux groupes des pays dont l’industrialisation est récente, cela dépend essentiellement des choix qu’ils sauront faire » [7].
8En réaction à la fameuse accusation lancée par le président Havel contre la civilisation technologique globale et planétaire, qui a atteint les limites de son potentiel au-delà duquel a commencé l’abîme, certains, tout en admettant que les vérités révélées par la révolution scientifique ont rendu le monde meilleur mais aussi plus dangereux, affirment résolument que si l’on ne tire pas des découvertes scientifiques les avantages qu’elles pourraient donner pour rendre l’humanité « meilleure », ce n’est pas la science qui est responsable, mais le défaut de volonté politique [8].
9D’une manière approchante, on peut dire encore que dans cette opposition entre les apocalyptiques et leurs adversaires se retrouve et se rénove l’opposition bien connue entre les « deux cultures ». Le livre récent d’Eric J. Hobsbawm débute par douze brefs jugements sur ce siècle émis par des personnalités éminentes : portent des jugements catastrophiques un spécialiste d’histoire de la pensée politique comme Isaiah Berlin, un historien de la littérature comme William Golding, un écrivain comme Primo Levi, un musicien comme Yéhudi Ménuhin ; hyperoptimiste est le jugement du prix Nobel de physique Severo Ochoa, qui ne prend en compte que le progrès scientifique « vraiment extraordinaire » [9].
II
10J’ai quelques raisons d’estimer que le contraste entre les deux attitudes face à la science et à ses conquêtes, attitudes qui d’ailleurs ne sont pas nouvelles (elles sont même très vieilles et récurrentes), que l’on pourrait nommer pour l’une à dominante morale ou moraliste et pour l’autre à dominante pragmatique, dépend du jugement opposé que chacun des deux camps, depuis le point d’observation différent où il se trouve, est amené à donner sur l’idée de « progrès ». Je m’explique.
11Depuis la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe, l’histoire humaine a été interprétée, au moins depuis l’âge du « désenchantement » qui coïncide avec l’avancée fracassante du savoir scientifique et avec le début du processus de sécularisation, comme se trouvant destinée à progresser sans cesse vers un état toujours meilleur en matière de liberté, de justice, de paix, de bien-être. À la fin du XVIIIe siècle, Kant avait donné une réponse affirmative à la question : « Le genre humain est-il en continuel progrès vers le mieux ? » [10], estimant qu’avec les Lumières avait commencé l’époque où l’humanité est finalement sortie de sa minorité et peut triomphalement progresser vers son émancipation personnelle grâce aux seules forces de la raison. Tout au long du XIXe siècle les partisans du progrès ont considéré que progrès scientifique, progrès social et progrès moral allaient du même pas ou, plus précisément, que le progrès scientifique était destiné à entraîner à sa suite aussi bien le progrès social que le progrès moral. Pourtant lorsque durant ce siècle, face au déclenchement imprévu de la première guerre mondiale et à l’hécatombe sans précédent qui en résulta, la même idée de progrès a été mise en question et qu’en ont dérivé la dépréciation, la dérision et la profanation de ce qui se trouve aujourd’hui nommé péjorativement le « mythe du progrès » [11], on est passé, comme il arrive toujours lors de la réaction à des idées reçues, à l’excès opposé. À partir de la constatation que la bestialité à laquelle, éventuellement, le progrès scientifique et technique avait lui-même fourni des moyens toujours plus terribles de destruction et de mort, non seulement n’était pas amoindrie mais qu’elle avait été accrue par ces même moyens, on en est venu à se former l’opinion commune que l’idée de progrès en vue du mieux, pour reprendre l’expression de Kant, avait été une illusion stupide et dangereuse. Mais de cette manière on a fermé les yeux sur le fait que le progrès scientifique et technique, le progrès au sens originaire du mot, a continué de manière ininterrompue avec un succès énorme et croissant.
12Effectivement ce qui est advenu durant ce siècle n’est pas la fin du progrès, ni même son interruption, mais c’est la fin de la conviction pleine de confiance, propre aux Lumières puis au positivisme, que progrès technico-scientifique et progrès moral et civil vont du même pas, voire en un certain sens qu’ils sont liés l’un à l’autre, et surtout que la lumière du savoir a non seulement dispersé les ténèbres de l’ignorance, mais aussi amélioré les mœurs, élevé l’homme à une moralité plus consciente et durable.
13Comme le progrès technico-scientifique, contrairement aux prévisions des « grandes narrations » (ainsi a-t-on nommé les grandes philosophies de l’histoire du XIXe siècle), n’a pas contribué au perfectionnement moral de l’homme mais, pour une seule partie de l’humanité, à l’amélioration de ses conditions matérielles, voire lui a fourni des instruments pour exercer sa volonté de puissance avec une efficacité supérieure, c’est un problème sur lequel la discussion est infinie, puisque sa solution est loin d’être donnée et qu’elle est tout bonnement impossible à établir. Les opinions sont irréductiblement en désaccord, au moins jusqu’à présent. Certains vont jusqu’à voir une raison essentielle de cette dissociation entre progrès de la connaissance et progrès moral, précisément dans le processus de sécularisation d’où la science moderne est née : non seulement le savoir scientifique n’aurait pas moralement amélioré l’homme, mais, en l’incitant toujours davantage à abandonner les croyances traditionnelles, il l’aurait conduit à ne plus se sentir sujet à la crainte de Dieu, à se croire l’unique maître et constructeur de son propre destin, et il l’aurait supérieurement corrompu. Le problème est ouvert et je ne suis pas certain pour ma part d’être capable de le refermer. Cependant on peut affirmer avec certitude, en partant d’un pur constat de fait, que progrès scientifique et technique d’un côté et progrès moral de l’autre courent l’un à côté de l’autre et, dans le même temps, indépendamment l’un de l’autre. Ou mieux : le premier court, l’autre semble demeurer immobile et quelquefois régresse, à tel point que pour en interpréter le sens on serait incité à recourir à cette conception de l’histoire que Kant avait appelée « terroriste » [12].
14C’est justement cette divergence qui est à la base de la différence de jugement sur l’idée de progrès de la part de ceux qui le considèrent du point de vue du développement de la conscience et de ceux qui, au contraire, le considèrent du point de vue du perfectionnement des mœurs.
15De son point de vue, le premier a parfaitement raison de dire que l’idée de progrès, dans les limites de son champ d’observation, non seulement n’est pas démentie mais qu’elle a été confirmée outre mesure, et justement en ce siècle où la violation de l’impératif moral premier et fondamental – « tu ne tueras point » – a pris des proportions telles qu’on entrevoit l’avènement prochain, si ce n’est déjà fait, de l’ère du nihilisme annoncée par Nietzsche. À quelle autre époque plus de cent mille hommes ont-ils été exterminés d’un seul coup ?
16Le progrès scientifique et le progrès technique sont en rapport réciproque l’un vis-à-vis de l’autre : ainsi qu’on l’a souvent affirmé, la science favorise de nouvelles technologies qui à leur tour favorisent de nouvelles recherches scientifiques, et ces nouvelles recherches scientifiques créent de nouvelles technologies. De sorte que le progrès technico-scientifique s’accélére vertigineusement accéléré, irrésistible et irréversible.
17Accélération vertigineuse à la fin du XVIe siècle déjà, au début de l’ère moderne, Tommaso Campanella écrivait dans La Cité du Soleil, en exaltant les merveilleuses inventions et découvertes de son temps, que « ce siècle a davantage d’histoire en cent ans que le monde n’en eut en quatre mille ; et l’on a fait plus de livres durant ces cent années qu’en cinq mille » [13]. Que devrions-nous dire aujourd’hui ? Ces témoignages pourraient attester de la rapidité du changement et de la différence qui en résulte entre le monde d’aujourd’hui et le monde d’hier ! Si l’on s’en tient à chez nous, entre le Turin d’aujourd’hui et celui du début du siècle, que de différence pour une personne comme moi, dont les premiers souvenirs remontent aux années de la première guerre mondiale, lorsque j’entendais vanter les larges avenues de notre ville, grandioses, majestueuses, et construites pour de très rares automobiles, quelques carrosses, quelques charrettes attelées et de nombreuses charrettes à bras !
18Irrésistible : je me demande s’il n’y a pas un accord unanime parmi les scientifiques pour estimer qu’aucun pouvoir, ni divin ni humain, n’est capable d’assigner des limites infranchissables à la recherche scientifique, inspirée et poussée toujours plus avant par cette merveilleuse vertu humaine qu’est la curiosité au sens noble du mot, entendue comme désir incessant d’élargir l’aire de nos connaissances. Je fais référence à des limites de caractère métaphysique ou moral, puisque des limites de nature économique peuvent se trouver imposées de fait [14]. Pour le scientifique d’aujourd’hui il n’y a ni arcana naturae ni arcana Dei face auxquelles on doit s’immobiliser au motif d’une interdiction impénétrable. L’Ulysse d’aujourd’hui dépassant les colonnes d’Hercule n’a pas comme destin d’être englouti pas les vagues d’une mer démontée. Renato Dulbecco écrit : « Une des règles fondamentales de la science est qu’on ne peut ni ne doit mettre un frein aux progrès des connaissances. Toute tentative dans ce sens constituerait un pas certainement indésirable vers la rupture de la vieille alliance entre la société et la recherche. » [15]
19Irréversible : je l’entends dans le sens kantien du « progrès continu vers le mieux », où le « mieux » doit être interprété non en un sens moral, mais dans un sens purement cognitif, ou bien d’une meilleure connaissance du monde et de notre être au monde, ou encore comme création d’instruments toujours plus efficaces pour atteindre les buts désirés et fixés à l’avance : une vitesse supérieure dans les déplacements, une amplitude supérieure et une diffusion supérieure dans les communications, une sécurité et une efficacité supérieures dans les soins de santé, ou, au contraire, une capacité supérieure de destruction dans la sphère de l’agir politique à la base duquel se trouve le rapport ami-ennemi, et par conséquent la nécessité d’outrager et de se défendre. En général l’instrument nouveau chasse le vieux, et ce vieil instrument devient en peu de temps un objet de musée, et, comme tel, on ne peut plus l’utiliser [16]. Le beau musée de l’automobile que nous avons à Turin s’enrichit toujours plus de nouvelles pièces à mesure que la production crée des modèles qui offrent de nouvelles performances. Du côté des ordinateurs on peut parler, après réflexion, de révolution permanente, « révolution » étant justement entendu dans le sens d’une transformation des choses tellement radicale qu’elle ne laisse aucun espace pour un retour à l’état des choses précédent.
20De révolution permanente, en revanche, on ne peut parler avec la même certitude dans la sphère des mœurs, des rapports sociaux, des règles de conduite, où des époques de restauration peuvent succéder aux révolutions et leur succèdent presque toujours : « restauration » entendue comme la réapparition de l’ancien état des choses à la suite de l’affaiblissement ou de l’épuisement de l’esprit d’innovation. C’est la conception dialectique du développement procédant par affirmations et négations qui semble davantage convenir à l’histoire de la société humaine que celle, communément acceptée par la communauté scientifique, du passage révolutionnaire d’un paradigme à l’autre.
21En ce qui concerne le changement politique, il peut exister des partis qui alternent, les progressistes et les conservateurs. En matière de progrès technique aussi, il peut y avoir des attitudes contraires, surtout entre vieux et jeunes, mais à la fin ce sont toujours ceux-ci qui sont destinés à vaincre. Pour prendre un exemple familier, je me souviens il y a soixante ans de discussions enflammées lorsqu’il fut question de passer du film muet au film sonore. Le sonore l’emporta et, après la victoire, le film muet disparut rapidement, à moins qu’il ne revint, oui, mais sonorisé. La même chose est advenue plus récemment avec le passage de la télévision en noir et blanc à la télévision en couleurs.
22Le caractère de l’irréversibilité est en outre celui qui, mieux que les deux autres, caractérise l’idée de progrès : il est en effet le caractère sinon suffisant, du moins nécessaire pour que l’on puisse correctement parler de « progrès ». On peut parler d’un progrès lent et par conséquent non accéléré ni rapide, ou toujours plus rapide ; on peut parler d’un progrès résistible du fait d’obstacles sociaux, politiques, économiques qui surviennent en surcroît. Il serait contradictoire de parler d’un progrès réversible. La réversibilité contredit l’idée même de progrès. À partir du moment où le progrès devient réversible, l’idée de progrès doit compter avec l’idée opposée de régression. La métaphore du progrès la plus répandue est celle du grand fleuve dans lequel personne ne peut se baigner dans la même eau, parce que le flot est continu, peu importe s’il est plus rapide ou plus lent, il peut être parfois plus rapide et parfois plus lent, mais jamais lent au point que l’eau stagne ni s’envase. Peu importe qu’il soit plus ou moins résistible, car, s’il est possible qu’il trouve des obstacles majeurs ou mineurs sur sa route, il doit, pour parvenir à son terme, les surmonter coûte que coûte.
III
23Aucun de ces attributs, ni l’accélération, ni le caractère irrésistible, ni l’irréversibilité, ne valent dans la sphère morale. Comme il se trouve vivre dans un monde hostile, soit par rapport à la nature dont il doit extraire généralement avec peine et à ses risques et périls ses moyens de subsistance, soit par rapport à ses semblables, selon l’hypothèse hobbésienne de l’homo homini lupus, laquelle, bien que contredite par les plus récentes recherches sur la société primitive, est de toute façon valide pour une grande part du monde historique qui nous est familier, l’homme a cherché à le rendre plus habitable en inventant, d’une part, les arts producteurs d’instruments destinés à transformer le monde matériel afin de permettre la survie, de l’autre les règles de conduite tournées vers la discipline des comportements individuels et collectifs afin de permettre la vie en commun. Instruments et règles de conduite constituent le monde dit de la culture opposé à celui de la nature, c’est-à-dire le monde justement défini par l’invention des techniques de survie et de vie en commun.
24J’observe, sans chercher du tout à en donner une explication, que le monde de l’invention des instruments pour le contrôle et la domination de la nature a progressé beaucoup plus rapidement et avec des effets bien plus bouleversants que celui de l’institution de règles pour le contrôle et la domination du monde humain.
25On ne peut comparer les transformations survenues au sein du premier avec celles survenues au sein du second. Nous comparons d’une part un village tribal avec une métropole d’aujourd’hui, avec ses gratte-ciel, ses rues qui courent parallèlement ou se croisent, avec les milliers d’automobiles qui les parcourent, avec leurs très complexes systèmes de réseaux d’illumination et de communication. Nous comparons de l’autre le code moral de cette même tribu qui règle les naissances, les mariages et les morts, les actes principaux de la vie du groupe ainsi que les rapports des particuliers entre eux pour la formation, la conservation, la distribution du pouvoir, avec nos codes et nos constitutions, avec les récompenses et les peines, parmi lesquelles sévit encore la peine de mort, avec les dispositifs qui incitent à bien faire et ceux qui incitent à ne pas mal faire.
26Le rapprochement offre, me semble-t-il, une nouvelle preuve historique du degré de développement des deux systèmes, non seulement en ce que le premier est plus rapide et le second plus lent, mais aussi en ce que l’un est irrésistible, au point de continuer à rompre les digues que l’empire des règles a souvent tenté d’imposer aux novateurs, tandis que le second est bien plus résistant au changement, du fait d’une docilité supérieure de la nature lorsqu’elle doit se soumettre à la domination de l’homme, par rapport à celle dont fait preuve l’homme lorsqu’il doit se soumettre à la domination d’un autre homme. Très différents sont les rapports de l’homme à la sphère de ce qui lui est étranger, dans laquelle on peut comprendre, outre les objets naturels, les produits de l’agir humain, autrement manipulables, et le rapport de l’homme à sa sphère humaine, bien plus difficilement malléable, maniable, corrigible, parce que l’homme lui-même est l’acteur du changement de ce qui lui est étranger, alors qu’il a vis-à-vis de ses semblables des limites de comportement présentes dans tout rassemblement humain, qui en interdisent la totale réduction à des objets. Il y a encore peu de temps l’exploitation de la nature était considérée comme une tâche à louer et à encourager, tandis que l’exploitation de l’homme par l’homme est toujours perçue, malgré la crise du marxisme qui en avait fait le principal motif de critique de la société capitaliste, comme une mauvaise action. Lorsque l’individu humain n’est pris en compte par les sciences biologiques que comme être naturel, son caractère manipulable suscite pareillement le problème des limites morales et juridiques, devenu un thème constant de discussion de la bioéthique. Malgré la sensibilité accrue pour les souffrances des animaux, la très grande partie de l’humanité s’en nourrit non seulement en les tuant mais en les faisant souffrir au-delà du strict nécessaire sans y penser, tandis que nous éprouvons de la compassion pour les victimes d’une guerre ou d’une action criminelle.
27Quant à l’irréversibilité, aucun historien – et je fais en particulier référence aux historiens qui prêtent attention aux événements du passé du point de vue des institutions, ou bien des systèmes de règles – n’a fourni d’autre représentation de l’histoire que celle d’une suite d’époques d’avancée et de décadence, de montée de la civilisation et de montée de la barbarie, de changement et de stagnation, de révolution et de restauration, d’allers et venues cycliques. La révolution industrielle avec toutes ses étapes successives, qui nous incitent à parler de première, de seconde, de troisième révolution industrielle, l’une encastrée dans l’autre, peut être comparée à un flot continu. La changement institutionnel est au contraire intermittent. Tandis que le progrès technico-scientifique ne cesse de susciter notre émerveillement et notre enthousiasme, éventuellement mêlés à un sentiment d’angoisse causé par les effets pervers qui peuvent en découler, nous continuons à nous interroger sur le thème du progrès moral, exactement comme il y a mille et deux mille ans, en répétant les mêmes arguments à l’infini, en nous posant toujours les mêmes questions sans réponses, ou avec des réponses qui ne nous apaisent pas du tout, comme si nous étions toujours immergés dans ce que les croyants appellent le mystère, les non-croyants le problème du Mal, dans ses deux formes de mal actif (la méchanceté) et de mal passif (la souffrance).
28Non que le thème du rapport entre progrès scientifique et progrès moral échappe aux hommes de science. Au contraire, c’est justement de leur part – dans leurs associations et leurs congrès – que naît la question sur la manière d’accorder l’un avec l’autre. Du même livre des Nobel j’extrais encore quelques citations pertinentes. Certains soutiennent que de nombreux désastres actuels doivent être recherchés dans la dissociation entre l’évolution de nos capacités cognitives et celle de nos capacités émotives : « Les premières ont investi l’homme d’un pouvoir quasi surhumain de contrôle du globe terrestre, tandis que les secondes sont restées au niveau de celles de l’homme préhistorique, et déterminent sa conduite dans une orbite d’action toujours plus vaste, et avec un pouvoir de destruction en continuel accroissement. » Et de poursuivre : « Ce n’est pas le progrès scientifique mais la charge émotive mal dirigée et l’absence d’un système de valeurs, qui règlent le comportement de l’homme, qui sont responsables de l’état de confusion qui est à la base des crises actuelles. » [17] Ce sont des mots graves et malheureusement dans le même temps vagues : « charge émotive mal dirigée » ? Par qui ? Si nous ne réussissons pas à savoir qui nous dirige si mal, comment pourrons-nous réussir à dépasser cette conclusion décourageante ? La faute en reviendrait à l ’« absence de valeurs partagées ». Mais quelles sont ces valeurs ? Il existe des valeurs partagées ? Le soupçon ne pourrait-il pas naître que si elles sont si difficiles à trouver, c’est parce qu’elles n’existent pas ? Nous vivons dans des sociétés toujours plus multiculturelles, dont l’unique valeur partagée devrait être celle de la tolérance réciproque, mais hélas, elle est bien loin d’être partagée, elle doit même être chaque jour reconquise.
29Elles ne sont pas moins vagues, les affirmations de ceux qui, en repoussant la responsabilité des scientifiques et en affirmant que « cela n’a pas de sens de proposer une limitation du savoir », soutiennent que l’unique devoir de ces derniers est d’attirer notre attention sur des problèmes qui restent à résoudre et de prospecter quant à leur possibles solutions. Et d’ajouter : « La responsabilité finale incombe à la société dans son ensemble ; il n’y a que la volonté et la détermination des gouvernants et de la société à un niveau global qui peuvent répondre aux dangers globaux qui la menacent. » [18] Mais qu’entend-on par « société dans son ensemble » ? Et qui fait partie de la société dans son ensemble, à laquelle appartiennent ces mêmes scientifiques ? Toutes les sociétés, et à plus forte raison les sociétés évoluées, connaissent de nombreuses institutions. Quelles sont les institutions qui doivent assumer la responsabilité de prendre les décisions relatives aux valeurs ? Il suffit de penser à la dispute séculaire entre les deux summae potestates qui détiennent le pouvoir de mettre sur pied des règles obligatoires, l’Église ou les Églises, et l’État, et aux divergences, qu’on peut constater quotidiennement, précisément en ce qui concerne la reconnaissance de certaines valeurs fondamentales et l’imposition qui en découle, pour se rendre compte à quel point une expression comme « la société dans son ensemble » est sibylline. Tout au plus peut-on ajouter aux règles qui proviennent des pouvoirs constitués celles qui naissent dans la société civile, comme cela arrive lorsqu’une catégorie professionnelle, par exemple celle des médecins, décide de se doter de règles propres dans un domaine délicat, tel celui de la fécondation artificielle.
30À cela il faut ajouter qu’une chose est de poser le problème du rapport, que je n’hésite pas à qualifier de dramatique, entre le développement de la science et les grandes questions éthiques que provoque ce développement, entre notre sagesse d’enquêteurs du cosmos et notre analphabétisme moral, une autre est de trouver une solution. La science du bien et du mal n’a pas encore été inventée. Il n’y a pas de problème moral et juridique, il n’y a pas de problème de règles de comportement qui ne soulèvent des solutions différentes et opposées : il suffit de penser, pour prendre les premiers exemples qui viennent à l’esprit, au caractère licite ou non de l’avortement, de la peine de mort, des transplantations d’organes, des mariages subrogatoires. À propos de ces derniers, dans un récent livre de bioéthique écrit par un auteur qui se place d’un point de vue libéral, position qu’un écrivain religieux définirait comme extrêmement permissive, on dresse une liste de dix manières différentes pour former une famille, dont l’unique qui a été reconnu comme licite pour des siècles est celui formé par un couple hétérosexuel, uni selon l’institution du mariage monogamique [19]. Certaines de ces différentes manières sont dérivées de changement des mœurs, mais d’autres dérivent de l’invention de procédés de fécondation inconnus il y a encore quelques années. Cela signifie que le développement scientifique dans tous les champs de l’agir humain nous met toujours plus fréquemment devant de nouveaux problèmes de choix entre des comportements différents, auxquels d’ailleurs le nouveau savoir n’est en mesure de fournir aucune réponse. Et il n’offre aucune réponse parce que les découvertes scientifiques et les innovations techniques mettent à notre disposition des instruments pour atteindre des fins auparavant inconnues, mais elles ne nous disent rien sur le caractère intrinsèquement bon ou mauvais de la fin qui dépend de jugements moraux souvent contrastés entre eux, selon les circonstances historiques, le statut social de celui qui les discute, les intérêts en jeu entre les parties, et les doctrines ou philosophies ou idéologies dont chacun s’inspire.
IV
31Le fait que les innovations techniques créent sans cesse de nouveaux problèmes moraux, ou bien des problèmes de choix entre le bien et le mal, entre différents biens possibles, chacun l’a sous les yeux : l’avortement se pratiquait aussi avec des moyens rudimentaires, mais la transplantation d’un rein ou du cœur réclame des connaissances scientifiques avancées et des techniques raffinées. Même une transfusion sanguine, pratique désormais habituelle, réclame également des connaissances scientifiques et des capacités techniques inconnues il n’y a pas si longtemps. Moins évident est le fait que l’existence même d’un corps toujours plus étendu de connaissances scientifiques, qui exige des opérations d’une exactitude toujours supérieure, augmente grandement le pouvoir de celui qui a la capacité de s’en servir. Depuis le jour où Bacon a dit que « la science est pouvoir », beaucoup d’eau est passée sous les ponts de la Tamise, lorsque la puissance à laquelle l’homme a toujours aspiré, il cherchait à l’obtenir plutôt par la magie que par la Dignitas et augmenta scientiarum. La science est un immense instrument de pouvoir. Lorsque je prononçai cette phrase pour la première fois, il y eut parmi les scientifiques des voix qui s’élevèrent pour protester. Je ne voulais pas dire qu’elle rend les scientifiques puissants, mais qu’elle crée des instruments pour accroître la puissance de celui qui est en mesure de s’en servir.
32Les luttes passées pour l’affirmation, la reconnaissance et la protection de nouveaux droits ont toujours vu le jour afin de conquérir de nouveaux espaces de liberté contre les plus hautes formes de pouvoir constitué, les Églises, les États, et les grandes concentrations de pouvoir économique et financier [20]. Le conflit politique est par excellence le conflit entre le pouvoir des uns et les libertés des autres. Pouvoir et liberté sont deux termes corrélatifs : dans un rapport intersubjectif plus on étend le pouvoir de l’un des sujets, plus on restreint la liberté de l’autre. Ce n’est pas un hasard si le premier document par lequel on fait commencer l’histoire moderne des droits de l’homme, dont le but est de délimiter un pouvoir constitué, s’intitule Magna Charta Libertatum. De la première Déclaration des droits des États d’Amérique du Nord, et de celles de la Révolution française, aux chartes des droits des constitutions contemporaines, jusqu’à la Déclaration universelle des droits de l’homme de décembre 1948, le but principal des premiers articles vise toujours à reconnaître aux individus singuliers le pouvoir de s’approprier ou de se réapproprier de nouveaux espaces de liberté face aux pouvoirs constitués. Dans l’histoire hypothétique des écrivains du droit naturel (qu’on regarde le De Cive hobbésien), vient en premier lieu la Libertas, et ensuite la Potestas. Tout au long des vicissitudes historiques qui précèdent l’âge moderne, c’était en revanche le processus contraire : au début il y a toujours la Potestas, et après vient, généralement à la suite de pénibles conquêtes, la Libertas. Il en va de même pour les deux autres droits fondamentaux, la Vie, qui est, à côté des droits de liberté et avant eux, le droit fondamental dans la pensée chrétienne, et la Sécurité, qui est, outre la liberté et la vie, ce complexe de droits dont la fin est la protection même économique des individus, la prétendue liberté par rapport au besoin, promue par les mouvements démocratiques et socialistes.
33On parle aujourd’hui de droits de la troisième, de la quatrième génération. Eh bien ces nouveaux droits, si caractéristiques de notre temps, naissent de situations nouvelles, inimaginables il y a seulement quelques années, qui mettent en péril et soumettent à de nouvelles restrictions et à de nouvelles menaces soit les libertés traditionnelles, soit la vie dans son cours naturel de la naissance à la mort, soit la sécurité sociale. Situations nouvelles produites par l’avancée du savoir et de ses applications. Quelques exemples : le droit de vivre dans un environnement non pollué, proclamé et défendu par des mouvements surgis exprès dans ce but et qui ont grandi au point d’engendrer de véritables et authentiques partis politiques, est né, et ne pouvait pas ne pas naître, de la contamination de l’atmosphère, et par conséquent du danger pour la santé publique qui provenait d’une transformation de la nature sans cesse plus étendue et plus incontrôlable, que le développement des techniques d’exploitation du sol et du sous-sol a rendu possible. Le droit à la vie privée devient de plus en plus exigeant à mesure que le déclenchement imprévisible d’une photographie peut diffuser votre image, sans que vous le sachiez, sur des milliers, voire des millions de pages de journaux ou d’écrans télévisés. Nous ignorons le visage de Dante, mais celui d’un Carnéade comme moi apparaît presque quotidiennement et de manière dérangeante sur des journaux et des revues, diffusées à des centaines de milliers d’exemplaires. J’ai protesté je ne sais combien de fois, mais en vain. J’ajoute que les pouvoirs publics ont la capacité de mémoriser, comme Big Brother, tous les faits concernant la vie d’une personne, même les plus infimes et les plus intimes détails, en regard desquels les données de nos passeports, taille, âge, couleur des yeux et des cheveux, sont tout simplement ridicules. Je fais allusion enfin aux myriades de nouveaux droits jusqu’alors inconnus, engendrés par l’avancée de la recherche biologique. En particulier, je me réfère au dernier droit, le dernier de la série, déjà amplement discuté dans les tribunaux internationaux, le droit à l’intégrité de son propre patrimoine génétique.
34Si chaque pouvoir exorbitant conduit inévitablement à l’affirmation de nouveaux droits en plus de la liberté, la vie et la sécurité, on imagine facilement quelles seront dans un futur proche les nouvelles luttes pour de nouveaux droits dans le but d’éviter à l’humanité le redoutable futur orwellien.
35Un philosophe du droit contemporain qui fait autorité a écrit : « Il est indubitable que les droits de l’homme sont une des plus grandes inventions de notre civilisation. » L’évêque Walter Kasper lui fait écho, qui dans un opuscule de 1990, a écrit : « Les droits de l’homme constituent au jour d’aujourd’hui un nouvel ethos mondial. » [21]
36« Grande invention de notre société », « Un nouvel ethos mondial » : une fois entamée la grande marche vers la prise de conscience par ceux qui sont en deçà de leurs droits dérivés de l’appartenance à l’humanité commune, il faut se garder de faiblir et de revenir en arrière. D’autant plus que nous sommes pressés par des groupes de pouvoir toujours plus grands, qui vont beaucoup plus vite que nous dans la conquête de la puissance. Nous devons nous rendre compte encore une fois que notre sens moral avance, à supposer qu’il avance, bien plus lentement que le pouvoir économique, que le pouvoir politique, et que le pouvoir technologique. Toutes nos proclamations de droits appartiennent au monde de l’idéal, au monde de ce qui devrait être, de ce qui serait bien. Mais en regardant autour de nous – nos communications de masse sans cesse plus perfectionnées, avec leurs yeux d’Argus, nous font faire chaque jour plusieurs fois le tour du monde – nous voyons nos rues tachées de sang, des monceaux de cadavres abandonnés, des populations entières chassées de leur maisons, déchirées et affamées, des enfants émaciés aux yeux exorbités qui ne sourient jamais, et qui ne réussissent pas à sourire avant leur mort précoce.
37Il est beau, et peut-être aussi encourageant, de nommer les droits de l’homme « une grande invention de notre civilisation » par analogie avec la création d’instruments toujours plus perfectionnés, mais en regard des inventions techniques c’est une invention qui demeure plutôt annoncée qu’accomplie. Le nouvel ethos mondial des droits de l’homme ne resplendit que dans les déclarations internationales et dans les congrès mondiaux qui les célèbrent et les commentent, mais à ces célébrations solennelles, à ces doctes commentaires, correspond en réalité leur violation systématique dans presque tous les pays du monde (nous pourrions peut-être dire « tous », sans crainte d’erreur), dans les rapports entre les puissants et les faibles, entre les riches et les pauvres, entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas [22].
38S’il fallait encore montrer l’écart entre les deux univers, l’univers technico-scientifique et l’univers éthico-politique, on trouverait une preuve finale dans la rapidité ou, au contraire, dans la lenteur du passage de la conception en idées à la réalisation dans les faits ; ou du pouvoir être à l’être, respectivement, dans le premier et le second cas.
39Dans les descriptions de sociétés idéales, qui de tout temps ont été proposées et reproposées dans l’intention de devancer les temps, se trouvent d’ordinaire prédites et décrites d’une part de mirobolantes inventions d’instruments ou de machines destinées à améliorer la vie de l’homme, et de l’autre des réformes sociales radicales et des institutions nouvelles qui devraient rendre la vie humaine plus libre, plus juste, plus heureuse. Dans les siècles suivants, les premières, comme le vol humain, la navigation sous le niveau de la mer, jusqu’au voyage sur la lune, ont été réalisées au-delà des attentes les plus audacieuses. Mais les sociétés libres, justes et heureuses n’ont jamais été réalisées, et, à juger ce qui advient chaque jour sous nos yeux, leur réalisation est plus lointaine que jamais.
40(Traduction de l’italien par Thierry Ménissier, relue par l’auteur.)
Notes
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[1]
J. Guitton, Lettres ouvertes, Paris, Payot, 1993.
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[2]
A. Asor Rosa, Fuori dall’Occidente, ovvero Ragionamento sur l’Apocalisse [Hors de l’Occident, ou Raisonnement sur l’Apocalypse], Turin, Einaudi, 1992. Le thème du caractère destructeur et de la déshumanisation dont serait principalement responsable le progrès technique a donné naissance à une immense littérature, qui peut être bien représentée par le dernier livre de Serge Latouche, La mégamachine : raison scientifique, raison économique et mythe du progrès, Paris, La Découverte, 1995, dédié à Jacques Ellul – c’est dans l’œuvre bien connue de celui-ci, La technique ou l’enjeu du siècle, 1954, que Latouche déclare avoir tiré la première inspiration de ses écrits. Outre l’ouvrage cité, je signale deux autres livres de ce même Latouche, L’occidentalisation du monde (La Découverte, 1988) et La planète des naufragés (La Découverte, 1991).
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[3]
S. Quinzio, Mysterium iniquitatis. Le Encicliche dell’ultimo papa, Milan, Aldelphi, 1995.
-
[4]
Nietzsche, Le Gai Savoir, § 125.
-
[5]
R. Levi-Montalcini, « Il valore intrinseco della scienza : controllare, non proibire » [ « La valeur intrinsèque de la science : contrôler, non prohiber » ], dans Dieci Nobel per il futuro. Scienza, economia, etica per il prossimo secolo [Dix Nobel pour le futur. Science, économie, éthique pour le prochain siècle], Venise, Marsilio, 1994, p. 22.
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[6]
Ibid., p. 24.
-
[7]
G. S. Becker, « Il progresso economico nei paesi in via di sviluppo » [ « Le progrès économique dans les pays en voie de développement » ], dans Dieci Nobel per il futuro, op. cit., p. 79.
-
[8]
B. Richter, « Dalla ricerca alle nuove tecnologie » [ « De la recherche aux nouvelles technologies » ], dans Dieci Nobel per il futuro, p. 127. Après la lecture de ma conférence, a paru un petit volume analogue qui rassemble les relations présentées au second congrès international Dix Nobel pour le futur, qui s’est déroulé à Milan les 7 et 8 décembre 1994, intitulé Scienza e società, introduction de R. Levi Montalcini, Venise, Marsilio, 1995. L’attitude confiante dans le « splendide avenir » [litt. « nelle magnifiche sorti e progressive », citation d’un poème célèbre de Leopardi tiré des Canti, Le Genêt (note du traducteur)] n’est pas très différent de ceux des relations comprises dans le volume précédent, dont j’ai jusqu’à maintenant tiré les citations. Je note cependant un plus grand nombre d’expressions de préoccupation pour les possibles aboutissements « nocifs » de la course au progrès, qui n’est plus facilement contrôlable. Mais n’apparaît pas moins la confiance que ces effets nocifs puissent être corrigés, et puissent être corrigés seulement par « davantage de science et de technique » (p. 11). Se multiplient aussi les les références au thème des valeurs, sur lequel les scientifiques « doivent prétendre intervenir » (p. 14). À côté des jugements péremptoirement optimistes, tels que « l’humanité finira inévitablement par contrôler sa propre évolution », puisque « l’homme qui modifie l’homme fait partie de l’homme lui-même » (p. 26), d’où la nécessité, sur laquelle insistent presque tous les intervenants, d’une éducation scientifique davantage développée et approfondie, trop négligée même dans les pays culturellement les plus avancés, récurrents sont les appels au sens des responsabilités du scientifique qui doit « appliquer la science avec sagesse humaniste » (p. 43) et « ne pas s’enfermer dans la communauté des physiciens, ne pas être indifférent au monde et à ses convulsions, maintenir un pied dans la polis » (p. 109).
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[9]
E. J. Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century, 1914-1991, trad. franç., L’âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Paris, Éd. Complexe / Le Monde diplomatique, 1999.
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[10]
Kant, Le conflit des facultés, seconde section : « Est-ce que l’espèce humaine est en progrès constant vers le mieux ? »
-
[11]
G. Sasso, Tramonto di un mito. L’idea di « progresso » fra Ottocento e Novecento, Bologne, Il Mulino, 1984.
-
[12]
Pour Kant, la conception terroriste de l’histoire est celle selon laquelle « le genre humain se trouve en continuelle régression » (Le conflit des facultés, II, dans La philosophie de l’histoire, opuscules traduits pas S. Piobetta, Paris, Gonthier-Denoël, p. 165).
-
[13]
Tommaso Campanella, La Cité du Soleil. Dans l’ouvrage Scienza e società déjà cité, le prix Nobel Bernard Lown signale, comme une curiosité, un état de fait analogue : « La totalité du savoir publié double tous les huit ans et la quantité d’informations produites durant les dernières trente années est plus importante que celle qui a été produite dans les cinq mille ans précédents » (p. 113). Par rapport aux prévisions de Campanella les cent ans sont devenus trente.
-
[14]
Le problème du conditionnement économique des recherches existe, et ce n’est certainement pas ici que l’on va l’affronter. Les recherches sont toujours plus coûteuses. Elles ne peuvent pas toutes être financées. Aucun État ne peut se dispenser d’une politique de recherche, dont la tâche est le choix des recherches à encourager par le biais de financements publics. On lit dans la relation du prix Nobel James D. Watson que l’opposition de la communauté scientifique au projet Génome découlait de la préoccupation que « l’afflux des fonds vers un tel projet privait d’oxygène d’autres objectifs de recherche plus immédiats » (« Le implicazioni etiche del Progetto Genoma umano » [ « les implications éthiques du projet Génome humain » ], dans Dieci Nobel per il futuro, p. 151).
-
[15]
R. Dulbecco, « Libertà della ricerca e timori della società » [ « Liberté de la recherche et peurs de la société » ], dans Dieci Nobel per il futuro, p. 53.
-
[16]
N. Negroponte, auteur de l’ouvrage couronné de succès Essere digitali [être digitaux], écrit : « Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais pour ma part je n’hésiterais pas à jeter mon magnétoscope s’il y avait un meilleur système... » (trad. ital., Milan, Sperling & Kupfer, 1995, p. 180).
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[17]
R. Levi Montalcini, « Introduction », dans Dieci Nobel per il futuro, p. 25.
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[18]
J. Steinberger, « La responsabilità dello scienziato su un pianeta finito » [ « La responsabilité du scientifique sur une planète finie » ], dans Dieci Nobel per il futuro, p. 65.
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[19]
Max Charlesworth, L’etica della vita. I dilemmi della bioetica in una società liberale, Rome, Donzelli, 1996, p. 48.
-
[20]
Je me suis arrêté plus longuement sur ce thème dans le recueil d’essais L’età dei diritti, Turin, Einaudi, 2e éd., 1992 [L’âge des droits, non traduit en français (N.d.T.)].
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[21]
S. Nino, Etica y Derechos humanos, Buenos Aires, Paidos Studios, 1984, et W. Kasper, Le fondement théologique des droits de l’homme, Cité du Vatican, 1990, p. 49. Dans un texte récent, L. Lombardi Vallauri nomme l’éthos mondial des droits de l’homme, d’une expression heureuse, la « nouvelle religion civile », dans le sens de la « religion civile » de Rousseau, et de la civil religion d’une certaine sociologie américaine, et il commente : « Cette religion civile est parfois la seule religion qui existe encore pour ceux qui pensent ne plus croire à une religion révélée » (« La portata filosofica della religione civile dei diritti dell’uomo » [ « La portée philosophique de la religion civile des droits de l’homme » ], dans Ontologia e fenomenologia del diritto. Studi in onore di Sergio Cotta, Turin, Giappichelli, 1995, p. 194).
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[22]
Le mathématicien et économiste Gérard Debreu, dans la relation « Innovazione e ricerca : il punto di vista di un economista sull’incertezza » [ « Innovation et recherche : le point de vue d’un économiste sur l’incertitude » ], se demande qui, il y a soixante ans, aurait prévu un seul de ces quatre événements : la découverte de l’énergie nucléaire, la compréhension et la manipulation de l’hérédité génétique, la révolution informatique et l’exploration de l’espace (Scienza e società, op. cit., p. 89). Pour ce qui regarde le monde humain, un historien pourrait ajouter la chute du mur de Berlin et la révolution féminine.
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[*]
Texte du discours prononcé par Norberto Bobbio à l’occasion de la réception du Prix international sénateur Giovanni Agnelli, 4e éd., le 7 juillet 1995, initialement publié à l’origine par la Fondation Giovanni-Agnelli sous le même titre « Progrès scientifique et progrès moral ».