Notes
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[1]
Selin Aktas, Tobias Gellenthien et Hanna Wanke ont également contribué de manière substantielle à la rédaction de ce texte en tant qu’assistants de recherche. Ce texte a été traduit de l’allemand par Aurélien Monnet. Nous remercions Udo Rehfeldt pour sa révision et ses suggestions sur la traduction.
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[2]
Note de la rédaction : Dans le langage allemand des relations professionnelles, une convention collective d’entreprise est conclue entre une entreprise et un syndicat (Haustarifvertrag). Elle est à distinguer d’un accord d’établissement (Betriebsvereinbarung), conclu entre un établissement et son conseil d’établissement, parfois avec la participation du syndicat.
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[3]
Dans cet article, nous parlons de manière synthétique « d’Allemagne de l’Est », bien que nos données concrètes portent principalement sur les Länder de Thuringe et de Saxe. Compte tenu des trajectoires parallèles sur le plan historique, économique et démographique de tous les Länder d’Allemagne de l’Est, de nombreux éléments de cet article valent également pour les trois autres Länder est-allemands, à savoir le Brandebourg, le Mecklembourg-Poméranie-Occidentale et la Saxe-Anhalt. Il faudrait néanmoins, pour être plus précis, les différencier, ce que le présent article n’est pas en mesure de faire.
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[4]
Artus I., Fischer A., Holland J. (2022), « Ostdeutsche Mitbestimmung im historischen Wandel », Projekt Nr. 2021-427-5 der Hans-Böckler-Stiftung, https://bit.ly/3OHo9Lu (21.06.2023).
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[5]
Une version plus détaillée du présent texte a été publiée en juin 2023 dans la revue PROKLA (Artus et al., 2023). La présente version a été réduite et en partie adaptée à un public de spécialistes non-allemands.
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[6]
Le principe « d’autonomie collective », c’est-à-dire de négociations autonomes entre le capital et le travail, est considéré en Allemagne comme un enseignement essentiel de la période de la république de Weimar. L’implication de l’État dans les conflits de classe majeurs de cette époque avait affaibli la légitimité tant des conventions collectives obtenues que de l’intervention étatique (voir par exemple Nautz (1991)).
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[7]
Le panel des entreprises de l’IAB est une enquête annuelle que l’IAB mène depuis 1996 auprès d’entreprises du secteur privé (hors agriculture) employant au moins cinq salariés.
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[8]
Les « conventions de reconnaissance » sont des conventions collectives d’entreprise qui « reconnaissent » globalement les dispositions prévues par la convention collective de branche. Elles sont conclues entre IG Metall et la direction de l’entreprise concernée et sont dès lors formellement des conventions collectives d’entreprise qui s’écartent sur quelques aspects mineurs des normes définies par la convention collective de branche régionale.
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[9]
Il n’existait pas de conseils d’établissement en RDA, uniquement des structures syndicales d’entreprise liées au système dirigeant du Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (SED, Parti socialiste unifié d’Allemagne).
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[10]
En 1954, IG Metall déclenche une grève dans l’industrie métallurgique et électrique bavaroise afin d’obtenir des augmentations de salaires substantielles pour les travailleurs concernés, grève durement combattue par les employeurs et qui finalement s’effondre. Dans l’accord collectif alors conclu, IG Metall ne parvient pas à protéger les grévistes contre le licenciement. 847 militants d’IG Metall, dont 60 membres des comités d’établissement et plusieurs centaines d’élus syndicaux (Vertrauensleute) sont licenciés.
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[11]
En parallèle, le recul des organisations patronales d’Allemagne de l’Est est saisissant : entre 2002 et 2005, l’organisation de la fédération régionale de Thuringe de l’industrie métallurgique et électrique Verband der Metall- und Elektroindustrie (VMET) a perdu presque 30 % de ses adhérents appliquant une convention collective (Gesamtmetall (2020), cité par Schulten, Bispinck, Lübker (2021:36)).
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[12]
Il existe en Allemagne une distinction légale claire entre les « grèves d’avertissement » et les « grèves ». Conformément à la jurisprudence, les grèves ne peuvent être organisées qu’en dernier recours, une fois que toutes les options de négociation ont été épuisées. Elles doivent par ailleurs faire l’objet d’un référendum auprès des adhérents du syndicat. Les « grèves d’avertissement », en revanche, peuvent accompagner les négociations collectives après écoulement du délai prévu par l’obligation de paix sociale fixée dans les conventions collectives. Il s’agit souvent d’une cessation de travail de courte durée et limitée.
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[13]
Par rapport à d’autres pays de l’Union européenne, les syndicats en Allemagne sont relativement peu « visibles » dans l’entreprise, car c’est le conseil d’établissement qui est le principal représentant du personnel. Les syndicats ont peu de droit autonome d’accès à l’entreprise. Les négociations collectives de branche se déroulent généralement dans un lieu neutre, très éloigné des sites de travail. Les choses sont différentes dans le cas de négociations d’une convention collective d’entreprise, dont la négociation et la signature nécessitent le syndicat.
1 En Allemagne, la négociation collective est dans une situation difficile : la couverture conventionnelle se réduit ; les conventions collectives de branche diminuent en importance ; la part des entreprises avec une convention collective d’entreprise [2] ou sans aucune convention collective augmente (Schulten, 2019). Cette érosion de la couverture conventionnelle est particulièrement marquée en Allemagne de l’Est, où elle a démarré très tôt et continue à être plus importante qu’à l’Ouest si bien qu’en 2021, le taux de couverture conventionnelle de branche en Allemagne de l’Ouest s’élevait à 45 %, contre 34 % en Allemagne de l’Est, et seulement 26 % dans le secteur privé (Ellguth, Kohaut, 2022). Le recul de la couverture conventionnelle touche également le secteur de l’industrie métallurgique et électrique, considéré comme le cœur du système allemand de relations professionnelles, et dont les conventions collectives sont négociées par le syndicat IG Metall (Bispinck, 2020).
2 Le présent article vise à faire connaître les moyens déployés par IG Metall pour faire face à cette situation difficile dans les Länder de Thuringe et de Saxe [3], et les raisons pour lesquelles ils ont permis au syndicat de remporter certaines victoires. Pour comprendre comment il a été possible d’enrayer le déclin de la négociation collective et de poser les bases de sa stabilisation, voire de sa revitalisation, nous analysons les conditions structurelles qui prévalent dans les Länder d’Allemagne de l’Est, ainsi que la situation organisationnelle et les stratégies de négociation collective mises en œuvre par IG Metall. Nous nous appuierons d’une part sur les données et articles scientifiques disponibles, et d’autre part sur des éléments concrets tirés d’entretiens avec des permanents d’IG Metall chargés des entreprises de Thuringe et de Saxe. Ces entretiens ont été réalisés dans le cadre d’un projet sur la codétermination dans le secteur de l’industrie métallurgique et électrique en Allemagne de l’Est qui s’est déroulé durant le premier semestre 2022 grâce au financement de la Fondation Hans-Böckler [4]. 36 entretiens qualitatifs semi-directifs ont été conduits, dont neuf avec des représentants d’IG Metall et 27 avec des représentants et représentantes de conseils d’établissement (22 entretiens) et de cadres dirigeants (cinq entretiens) dans six entreprises [5].
3 Nous commençons dans une première partie par donner un aperçu de la négociation collective, d’abord dans toute l’Allemagne puis en Allemagne de l’Est, avant d’aborder le cas de l’industrie métallurgique et électrique dans les Länder de Thuringe et de Saxe. Puis nous retraçons, dans une deuxième étape, l’histoire du syndicalisme et des négociations collectives en Allemagne de l’Est de 1992 à 2022, en mettant en évidence de façon sommaire quatre phases. La troisième partie de l’article porte sur les stratégies actuelles d’IG Metall pour stabiliser la négociation collective. La partie suivante montre que l’élaboration et l’application des outils de négociation collective axés sur les entreprises, le déploiement d’une stratégie d’« organizing » et le « combat entreprise par entreprise » permettent d’aboutir à la conclusion de conventions collectives d’entreprise. Nous concluons sur le constat que le renforcement par IG Metall d’une politique représentative reposant sur la démocratie directe (beteiligungsorientiert) dans les Länder de Thuringe et de Saxe semble porter ses fruits.
L’évolution de la couverture conventionnelle : des conventions de branche aux conventions d’entreprise ?
4 La négociation collective en Allemagne est traditionnellement dominée par des conventions collectives de branche à l’échelle régionale : les conditions d’emploi et de travail ainsi que les salaires sont uniformisés au niveau d’une région pour chaque secteur d’activité. Les « conventions collectives de branche » sont conclues entre les organisations régionales patronales et syndicales, le rôle de l’État dans ce processus étant quasi inexistant [6]. Une convention collective de branche s’applique à toutes les entreprises d’une région qui sont membres de l’organisation patronale ayant mené les négociations. Il s’agit d’uniformiser les conditions de travail et les salaires à l’échelon régional pour empêcher ou du moins limiter la concurrence, à la hausse comme à la baisse. Jusque dans les années 1990, la signature d’une convention collective d’entreprise ou d’établissement était exceptionnelle en Allemagne, contrairement au Royaume-Uni, par exemple, où les négociations collectives se déroulent principalement à ce niveau. Dans le secteur de l’industrie métallurgique et électrique les conventions collectives régionales constituent la norme (encore aujourd’hui), et sont souvent orientées par les grandes entreprises, dans lesquelles le taux de syndicalisation est généralement plus élevé.
5 À partir des années 1990, la situation du système allemand de relations professionnelles a commencé à être particulièrement discutée en Allemagne et à l’étranger (Hassel, Kluge, 1999). Plusieurs facteurs – notamment le choc politique et économique de la réunification, la politique néolibérale de l’union monétaire européenne ainsi que l’effondrement du bloc soviétique, un événement qui a permis au capital allemand de disposer d’un réservoir de main-d’œuvre peu coûteuse à l’échelle nationale et à l’étranger (Whittall, Trinczek, 2019) – ont en effet contribué à déstabiliser un système qui reposait traditionnellement sur la coordination entre les partenaires sociaux. Ce système permettait aux travailleurs de bénéficier de salaires plus élevés et d’une participation institutionnelle renforcée, par le biais des conventions collectives et des conseils d’établissement.
6 L’érosion du système allemand de relations professionnelles est manifeste si on analyse l’évolution de la négociation collective au cours des dernières décennies, tant du point de vue de la portée des conventions collectives que du type de couverture conventionnelle (Schulten, Bispinck, 2017, 2018 ; Bispinck et al., 2010). Voici ce qu’en disent par exemple Ellguth et Kohaut (2022:329) en s’appuyant sur les données tirées du panel des établissements de l’Institut für Arbeitsmarkt- und Berufsforschung (IAB, Institut pour la recherche sur l’emploi) [7] : « Depuis 1996, date à laquelle la collecte de ces données a commencé en Allemagne de l’Ouest et de l’Est, on observe globalement un recul important de la couverture conventionnelle de branche dans les deux parties du pays, en dépit d’une courte phase de stabilisation en Allemagne de l’Ouest, avant que cette tendance à la baisse ne reprenne à partir de 2010. » Entre 1996 et 2021, la couverture conventionnelle des entreprises par une convention collective de branche est passée de 70 à 45 % en Allemagne de l’Ouest, et de 56 à 34 % en Allemagne de l’Est. Durant la même période, le nombre de salariés travaillant dans une entreprise couverte par une convention collective a diminué de 25 % en Allemagne de l’Ouest et de 22 % en Allemagne de l’Est (ibid., graphique 1).
7 Outre le recul de la couverture conventionnelle, le niveau des négociations collectives a également changé. On observe une forte tendance à la décentralisation, qui se traduit par le développement de conventions collectives d’entreprise, c’est-à-dire spécifiques à un seul établissement ou à une seule entreprise. D’après Schulten, Bauer, Frömming et alii (2021:13), il existait en 1990 en Allemagne quelque 2 500 conventions collectives d’entreprise, contre plus de 12 000 trente ans plus tard, soit près de cinq fois plus. Alors que ce type de négociation collective se déroule « en dehors de tout cadre régional », les différenciations « à l’intérieur des conventions collectives régionales » sont désormais devenues fréquentes, d’après un permanent d’IG Metall. « Pour moi, la politique conventionnelle au niveau des entreprises ne vise bien entendu plus seulement la conclusion d’une convention collective d’entreprise, mais elle touche à l’ensemble des négociations au niveau de l’entreprise (…) : il peut s’agir de conventions collectives d’entreprise à proprement parler, mais aussi de petites modifications de la convention de branche » (IGM 6). Même dans les entreprises qui appliquent (encore) une convention collective de branche, on observe désormais de fortes différences et une hétérogénéité considérable dues à des dérogations spécifiques. La possibilité pour une entreprise de s’écarter d’une convention collective de branche n’existe que depuis « l’accord de Pforzheim » signé par IG Metall et la fédération patronale de la métallurgie en 2004, qui a généralisé la possibilité de dérogation pour un temps limité, à condition de préserver ou de créer des emplois (Bispinck et al., 2010). Cette option est désormais très souvent utilisée dans les entreprises couvertes par une convention collective de branche.
Graphique 1 - La couverture conventionnelle de branche des salariés(1996-2021) en %
Graphique 1 - La couverture conventionnelle de branche des salariés(1996-2021) en %
8 L’évolution de la négociation collective, tant du point de vue du recul du taux de couverture conventionnelle que de la décentralisation du système de négociation collective, est particulièrement marquée dans les nouveaux Länder. Cela s’explique par le fait que le système de relations professionnelles ouest-allemand a été formellement transposé en Allemagne de l’Est, mais n’a jamais connu la même évolution dans la pratique (voir infra). C’est dans les Länder de Saxe et de Thuringe que l’on trouve, tous secteurs confondus, le plus faible taux de couverture conventionnelle du pays. En 2019, seul 43 et 44 % respectivement des salariés de ces deux Länder étaient encore couverts par une convention collective (Schulten, Bispinck, Lübker, 2021:12). En Allemagne de l’Ouest, dans 9 % des cas, la rémunération des travailleurs est définie par des conventions collectives d’entreprise, contre 11 % en Allemagne de l’Est.
9 Nos données, tirées d’entretiens récents sur la négociation collective dans les entreprises prises en charge par IG Metall dans le Land de Thuringe, font également état de cette tendance à l’érosion considérable de la convention collective de branche (graphique 2).
10 Actuellement, 190 entreprises du Land de Thuringe sont suivies par des permanents d’IG Metall et seules 49 d’entre elles appliquent une convention collective de branche, soit quatre de moins qu’en 2019 (Schulten, Bauer, Frömming et al., 2021). Pour celles qui appliquent une convention collective, il s’agit pour la majorité d’entre elles (54) d’une convention collective d’entreprise ou d’une « convention collective de reconnaissance [8] », soit sept de plus qu’en 2019 (ibid.). Le développement des conventions collectives d’entreprise n’est en aucun cas une stratégie des syndicats qui vise à remplacer les conventions collectives de branche. Il s’agit davantage d’une stratégie pragmatique de stabilisation dans des conditions structurelles difficiles.
Graphique 2 - Couverture conventionnelle dans les entreprises de Thuringe où IG Metall est représenté (2022). En %
Graphique 2 - Couverture conventionnelle dans les entreprises de Thuringe où IG Metall est représenté (2022). En %
11 Pour autant, les conventions collectives d’entreprise sont maintenant admises par les organisations syndicales. Elles comptent désormais parmi les outils non seulement quotidiens mais aussi indispensables au combat syndical en Allemagne de l’Est. La contre-offensive d’IG Metall menée au moyen de conventions collectives d’entreprise ou de reconnaissance a en effet permis de combler des brèches laissées par le recul des conventions collectives de branche. Peu à peu, la nécessité faisant loi, cette stratégie de défense est souvent présentée comme une stratégie offensive, ce dont atteste le terme de « combat entreprise par entreprise » utilisé par les organisations syndicales, qui désigne l’imposition de la reconnaissance d’une convention, souvent sous une forme conflictuelle. Il s’agit effectivement d’une stratégie offensive dans la mesure où elle s’appuie sur la mobilisation des salariés dans l’entreprise. En cas de victoire, elle permet un rattachement à des dispositions collectives contraignantes par le biais d’une négociation qui implique la participation des salariés concernés. Même si les normes des conventions collectives d’entreprise sont souvent moins avantageuses pour les salariés que les conventions collectives de branche, ces dernières servent généralement de point de référence et d’objectif lors de la négociation. Une des personnes interrogées est même allée jusqu’à affirmer que les débats autour du recul de la couverture collective en Allemagne de l’Est induisent une vision faussée : « Non, ce n’est pas vrai [que la couverture conventionnelle diminue globalement en Allemagne de l’Est]. Nous sommes passés de onze à sept entreprises [rattachées à une convention collective], et dit comme ça la couverture conventionnelle diminue. Mais nous avons 20 entreprises avec une convention collective d’entreprise. Donc l’application d’une convention collective augmente dans la région. On ne peut pas seulement prendre en compte les conventions collectives de branche, il faut aussi regarder globalement ce que fait l’organisation syndicale dans l’entreprise. Nous avons renforcé la couverture conventionnelle. Deuxièmement, on prétend que la couverture par les conseils d’établissement diminue. Là encore, nous avons montré que l’inverse est possible : dans notre région, elle progresse » (IGM 2).
À l’origine de ce tournant, le poids de l’histoire du syndicalisme et de la négociation collective en Allemagne de l’Est
12 Pour comprendre le présent, on doit connaître le passé. Dès lors, il faut rappeler certains aspects de l’histoire des organisations syndicales et de la négociation collective en Allemagne de l’Est. Nous nous appuyons à cette fin sur des sources historiques et scientifiques. L’histoire est aussi reconstituée à partir de la vision qu’en ont les acteurs actuels, c’est-à-dire les personnes interrogées en Allemagne de l’Est. Si l’on retient notamment la grille de lecture des permanents d’IG Metall, on peut mettre en évidence quatre phases : la période du « pacte de survie collective » au sein des entreprises (1992-2003), la grève perdue dans le secteur de l’industrie métallurgique et électrique en 2003, qui s’est révélée un tournant aux conséquences importantes et qui a été suivie d’une « traversée du désert » pour le syndicalisme, puis, depuis environ 2008-2010, d’une période de transition vers un « processus de recherche ouvert » pour revitaliser le syndicalisme.
13 Nous avons observé au cours des entretiens avec les acteurs syndicaux et les militants d’entreprise que la période du changement de système, qui va de la chute du mur de Berlin à l’intégration de la République démocratique allemande (RDA) dans la République fédérale d’Allemagne, n’est presque plus mentionnée aujourd’hui. Cette période a été marquée par des attentes élevées de la part des Allemands de l’Est quant à la participation démocratique et à la constitution d’un mouvement émanant de la base et offensif dans les entreprises (Hürtgen, 2018). Pour les personnes interrogées, l’histoire qui les concerne semble commencer avec la transposition officielle du système des relations professionnelles d’Allemagne de l’Ouest dans les Länder de l’Est (Artus, 2002), et c’est, semble-t-il, avant tout l’histoire d’une crise. Si les salariés est-allemands ont tout d’abord eu l’espoir que les syndicats ouest-allemands (qui ont étendu leurs activités en Allemagne de l’Est) prennent en charge la représentation de leurs intérêts et, grâce à leur pouvoir de négociation, leur permettent de bénéficier rapidement des mêmes conditions de vie et de travail qu’à l’Ouest, ils ont été amèrement déçus face à la crise engendrée par le processus de transformation, qui s’est traduite par une hausse massive du chômage. Cela vaut également pour les conseils d’établissement créés en Allemagne de l’Est à l’époque [9]. Ces conseils ont certes formulé des demandes ambitieuses de cogestion démocratique (Artus et al., 2001), mais dans le cadre des pactes de survie des entreprises, leurs marges de manœuvre se sont avérées très limitées et ils ont été forcés d’accompagner des procédures de licenciement socialement acceptables d’une partie importante du personnel. Dans les premières années qui ont suivi la réunification, les conflits d’intérêts virulents entre capital et travail ont presque disparu des relations entre les directions d’entreprise, les conseils d’établissement et le personnel. Compte tenu des conditions économiques difficiles, les gens considéraient plutôt qu’ils étaient tous « dans le même bateau ». Les articles spécialisés parlent de « pacte de communauté d’entreprise » ou de « pacte de survie collective » (Notgemeinschaftspakt) (Mense-Petermann, 1996). La mobilisation collective et syndicale s’est révélée difficile, comme en témoigne le conflit autour de la résiliation extraordinaire en 1993 de la convention collective de la métallurgie d’Allemagne de l’Est, qui comportait plusieurs étapes de rapprochement des normes salariales de l’Ouest (Wentzel, 2018). Certes, des grèves dans la sidérurgie est-allemande et dans la métallurgie en Saxe et en Mecklembourg-Poméranie-occidentale, ainsi que des grèves d’avertissement dans les autres Länder d’Allemagne de l’Est, ont finalement permis de trouver un compromis, mais qui impliquait un ralentissement du processus d’harmonisation salariale ainsi que l’adoption de mécanismes de flexibilisation des normes prévues par les conventions collectives. Par ailleurs, la désindustrialisation presque généralisée au cours des années suivantes, dans un contexte de fort taux de chômage, a entraîné chez de nombreux salariés d’Allemagne de l’Est un sentiment d’impuissance et de résignation ainsi qu’une déception face aux limites de l’action des syndicats et des conseils d’établissement. L’approche déployée par ces derniers n’était pas, la plupart du temps, conflictuelle (Artus et al., 2001). Dans un grand nombre de cas, leurs objectifs étaient faiblement liés à ceux des « nouvelles » organisations syndicales d’Allemagne de l’Ouest (Artus, 2002). Aujourd’hui, les permanents d’IG Metall se souviennent d’une époque marquée par la « peur » des salariés et des conseils d’établissement d’une faillite de l’entreprise et des licenciements : « C’était plutôt le cas dans les années 1990 et 2000 (…), les conseils d’établissement qui étaient constitués depuis les années 1990 étaient très inquiets, ils nous disaient : “On touche un revenu, certes faible, en travaillant dans cette entreprise et tu veux détruire tout cela, tu veux une grève” » (IGM 4).
14 Cette citation éclaire les fractures existantes entre la stratégie syndicale d’une part, et l’état d’esprit qui régnait dans les entreprises de l’autre. Ces fractures se sont intensifiées lors de la grève de 2003 dans le secteur de la métallurgie en Allemagne de l’Est, avec des conséquences désastreuses. Quand IG Metall a cherché, en juin 2003, à obtenir l’alignement de la durée du travail hebdomadaire de 38,5 à 35 heures, comme en Allemagne de l’Ouest, par une « grève offensive », il est apparu très clairement que « le soutien essentiel d’une vaste partie du personnel (…) faisait défaut » (Schmidt, 2003:501). En Thuringe, notamment, la mobilisation s’est révélée très faible : « Je m’en souviens parfaitement, car c’était bien entendu une période importante pour moi. La direction régionale d’IG Metall a demandé aux responsables locaux de Thuringe s’ils pensaient qu’on pourrait remporter un référendum [scrutin devant légalement être organisé auprès de tous les membres du syndicat pour déclencher une grève]. Deux responsables sur six ont répondu “Oui”, et les quatre autres “Non” » (IGM 3). Les erreurs d’appréciation des dirigeants d’IG Metall, les conflits internes liés au renouvellement de la direction du syndicat, mais également le relatif manque de solidarité de la part des salariés ouest-allemands à l’égard de leurs collègues d’Allemagne de l’Est sont autant de facteurs qui expliquent la fin de la mobilisation après quatre semaines de grève, sans que les organisations syndicales aient obtenu satisfaction. IG Metall n’avait pas connu de défaite aussi importante depuis l’échec de la grève déclenchée en Bavière dans les années 1950 [10].
15 Dans les années 1990, déjà, le niveau de couverture conventionnelle en Allemagne de l’Est était inférieur à celui de l’Allemagne de l’Ouest, et cet écart s’est encore creusé après la grève de 2003. En parallèle, les organisations syndicales ont perdu de nombreux adhérents. Certes, cette mauvaise passe du syndicalisme ne se limitait pas à l’Allemagne de l’Est et ne concernait pas qu’IG Metall. Symbole de cette période difficile, « l’accord de Pforzheim » de 2004 a constitué un moment critique, mais aussi un tournant dans l’histoire de la politique conventionnelle d’IG Metall. D’une part, il a permis pour la première fois la flexibilisation de l’ensemble du système de négociation salariale. De l’autre, cet accord a eu pour effet de limiter le dumping salarial dans les entreprises, par rapport aux normes de la convention collective, en fixant des règles pour la participation syndicale à la négociation des accords d’entreprise. L’accord de Pforzheim a été autant un symbole de la faiblesse des organisations syndicales qu’une première étape pragmatique pour y faire face de manière adaptée. Cela n’a pas empêché le syndicalisme de connaître une « traversée du désert » dans la deuxième moitié des années 2000, en particulier (mais pas seulement) en Allemagne de l’Est, comme le souligne l’une des personnes interrogées : « Nous avons encore pendant cette traversée du désert (…) qui faisait suite à la défaite de 2003 (…) perdu de très nombreux adhérents » (IGM 1) [11]. Les directions locales d’IG Metall en Allemagne de l’Est ne parvenaient plus à s’autofinancer grâce aux cotisations de leurs membres. « Quand j’ai été élu responsable local [de 2005 à 2010], nous étions fauchés. Je crois me souvenir que nous avions dans la caisse 2 835 euros et 60 centimes » (ibid.).
16 Cette traversée du désert a mis en évidence la nécessité de nouvelles méthodes. IG Metall n’a pas eu d’autre choix que de négocier. Depuis le début des années 2010, en lien avec des chiffres du chômage désormais en diminution constante, de nouvelles stratégies relevant du principe d’« organizing » et une approche des accords collectifs axée sur les entreprises ont fait l’objet de discussions, pas seulement à l’Est, mais dans toute l’Allemagne (Wetzel, 2013 ; pour le syndicat ver.di, voir Kocsis et al., 2013 ; Kahmann, 2017). L’ambiance parmi les travailleurs d’Allemagne de l’Est a également changé.
Les stratégies actuelles d’IG Metall en matière de négociation collective : un retour aux origines ?
17 Lors d’un atelier organisé récemment par la Fondation Hans-Böckler, un participant observait que la stratégie déployée par IG Metall à partir de la décennie 2010 était à l’évidence « un retour aux origines », c’est-à-dire un retour à des méthodes très anciennes d’organisation syndicale qui ont traversé l’histoire du mouvement ouvrier. On pense notamment à la naissance du syndicalisme au XIXe siècle, mais aussi aux stratégies de l’opposition syndicale de gauche dans les années 1970 pour organiser des négociations au niveau des établissements (Linhart, 1978/2003 ; Arps, 2011 ; Behruzi, 2015). Après l’échec de la grève de 2003 et la « traversée du désert » qui s’en est suivie, les syndicats ont dû se résoudre à renouer avec d’anciens modes d’action. Des termes comme « développement » (Erschließung) et « organizing » sont devenus les mots-clés en Allemagne de l’Est à partir de la fin des années 2000. Une nouvelle génération de permanents d’IG Metall installés progressivement dans les directions régionales d’Allemagne de l’Est a pris conscience de la nécessité de repenser les anciennes stratégies et de ne plus se focaliser exclusivement sur la convention collective de branche.
18 Toutefois, la prise de conscience des permanents d’IG Metall n’est qu’une facette de la question. La fin de la « traversée du désert » tient aussi – voire surtout – à un regain de combativité des travailleurs, sous l’effet de changements structurels, tels que le renouveau de l’industrie est-allemande, dans certaines régions à forte croissance notamment (en particulier Leipzig, Halle, Iéna, Dresde). En 2011, l’Allemagne de l’Est enregistrait, pour la première fois, un taux de chômage plus faible qu’en 1991. Après des années de migration massive de jeunes travailleurs de l’Est vers l’Ouest, les entreprises est-allemandes faisaient face au vieillissement de leur personnel et à une « menace de pénurie de main-d’œuvre qualifiée » (Lutz et al., 2010). La génération des « Spartiates est-allemands » (Behr, 2000), qui avait accepté des baisses de salaire et des conditions de travail difficiles pour préserver les emplois a été peu à peu remplacée par des salariés jeunes et bien formés, qui ne voyaient plus pour quelle raison ils auraient dû vendre leur force de travail à des conditions désavantageuses. Un permanent d’IG Metall se souvient d’un moment marquant « vers 2010 », lorsqu’il a pris conscience du regain de combativité des travailleurs d’Allemagne de l’Est : « Quelque chose a changé autour de 2010. Je me souviens d’un moment clé : une entreprise, 140 salariés, j’étais là avec une collègue de mon cercle de militants syndicaux, nous étions face à 25 personnes environ et nous avons fait une “vaccination” [un outil d’information standardisé visant à rassurer les salariés pour qu’ils ne craignent pas de s’engager dans une mobilisation collective]. Et à ce moment, un collègue s’est manifesté et a dit : “Sincèrement, on peut s’en passer”. J’ai demandé pourquoi et il a répondu : “Vu les conditions de merde que nous avons ici, on trouvera du travail n’importe où”. Cette combativité que nous n’avions pas vue venir nous est apparue brusquement. Nous avions veillé à y aller très progressivement dans notre action de recrutement, mais ce n’était pas nécessaire, c’était même le contraire. C’est nous qui devions accélérer pour nous adapter à leur rythme » (IGM 4).
19 Ce nouveau souffle parmi les travailleurs a obligé les sections d’IG Metall à repenser leurs méthodes habituelles et à chercher de nouvelles stratégies, notamment à réexaminer leur focalisation traditionnelle sur la convention collective : « Quand on regarde la couverture conventionnelle, le Land [de Thuringe] dans son ensemble s’est arrêté à mi-chemin. La tentative d’élargir l’application [de la convention collective de branche] a atteint ses limites et IG Metall en Thuringe s’efforce maintenant de repousser ces limites en cherchant de nouvelles solutions qui ne sont pas interprétées de la même manière partout, mais on essaie d’expérimenter différentes choses » (IGM 6).
20 Dans l’ensemble, cette nouvelle stratégie est davantage axée sur le conflit et sur le recrutement syndical au niveau de l’entreprise. La convention collective d’entreprise devient ainsi un outil utile dans le cadre d’une politique conventionnelle décentralisée.
Le « combat entreprise par entreprise » comme stratégie d’organizing et de représentation
21 Compte tenu des facteurs contextuels propres à l’Allemagne de l’Est, à savoir un recul important de la couverture collective de branche au cours des dernières décennies et un renforcement récent de la combativité des travailleurs et de leurs revendications, les conventions collectives d’entreprise constituent actuellement, malgré les contradictions et les ambivalences, une stratégie pragmatique qui permet d’endiguer le recul de la couverture collective, d’améliorer concrètement les conditions salariales et les conditions de travail du personnel et, au-delà, de gagner de nouveaux adhérents. Ainsi, la focalisation sur les conventions collectives d’entreprise peut aussi être comprise comme un outil de recrutement syndical (McAlevey, 2012 ; Kocsis et al., 2013 ; Wetzel, 2013). On peut aussi renverser cette proposition, et considérer que les conventions collectives d’entreprise sont un outil essentiel pour une approche d’organizing qui cherche à toucher des entreprises dans lesquelles le syndicalisme était jusque-là faible : « Souvent, l’efficacité des projets de “développement” tient à l’existence de conflits, ou de situations ou enjeux conflictuels, que l’on cherche sciemment à exacerber ; un conflit sur une convention collective d’entreprise devient très utile à cet égard » (IGM 3).
22 Les conventions collectives d’entreprise sont généralement le produit de « combats entreprise par entreprise ». Il s’agit d’approches axées sur le conflit qui sont déployées « par le bas ». Si la convention collective de branche sert d’abord à garantir la paix sociale, à déplacer les conflits de classe de l’entreprise vers la branche, le « combat entreprise par entreprise » remet au contraire l’entreprise au centre des affrontements. Le succès des « combats entreprise par entreprise » dépend de la mobilisation concrète du personnel de l’entreprise. Sans grèves d’avertissement ou même de grèves traditionnelles [12], une convention collective d’entreprise a peu de chance d’être conclue, ce dont les permanents d’IG Metall que nous avons interrogés se félicitent : « Pour nous, la grève d’avertissement est importante, ce n’est pas juste un moyen pour atteindre un objectif. C’est un outil d’autonomisation. C’est ce qui permet aux salariés de prendre conscience de leur force » (IGM 3).
23 Dans les « combats entreprise par entreprise » en Allemagne de l’Est, « le retour aux origines » conduit également à repenser le rôle de la grève. Ce n’est plus seulement une « épée de Damoclès » comme dans le modèle allemand classique de relations professionnelles. La grève en tant que pratique concrète et réelle, envisagée comme démonstration de force collective et comme outil essentiel pour l’amélioration des salaires et des conditions de travail, revient au centre du jeu. Elle est à nouveau nécessaire pour faire bouger les choses. Par ailleurs, chaque cas prouve que ces grèves ne peuvent être menées qu’avec le soutien du syndicat : « C’est pour cela qu’IG Metall doit s’engager dans certaines situations complexes, élaborer de nouvelles méthodes et, en parallèle, ne pas oublier que notre objectif fondamental est la répartition. Et la répartition, ça passe par de bonnes conventions collectives, par des conseils d’établissement actifs, etc. IG Metall est une organisation qui doit se définir autrement. C’est une organisation de lutte, qui s’est distinguée par ses actions de résistance » (IGM 4).
24 Les liens entre le personnel et le conseil d’établissement d’une entreprise d’une part, et IG Metall de l’autre, ont toujours été moins forts en Allemagne de l’Est qu’à l’Ouest (Artus, 2002). Les « combats entreprise par entreprise » sont par conséquent l’occasion de favoriser une forme de « développement commun ». De plus, dans la mesure où le conflit n’est pas déplacé à l’échelle de la branche, mais se déroule au sein de l’entreprise, IG Metall est davantage visible sur le site, en contact direct avec le personnel [13]. Ce mode d’action qui repose sur la participation des salariés amène certains d’entre eux qui, auparavant, avaient peu d’espoir que le syndicat puisse les représenter de façon combative, à s’engager, soit dans la commission de négociation du site, soit (par la suite) dans le conseil d’établissement, voire dans l’organisation syndicale locale.
25 La proximité accrue du syndicat avec le personnel et l’expérience directe du conflit dans les entreprises ayant conclu une convention collective locale contribuent à renforcer la présence d’IG Metall dans le quotidien de l’entreprise et au sein du conseil d’établissement, ainsi que dans l’esprit des salariés, par comparaison avec les entreprises rattachées à une convention collective de branche. Cela permet à IG Metall de renforcer sa visibilité et le lien entre le syndicat et ses adhérents : « Je joue, en tant que salariée, un rôle actif, car je participe aux grèves d’avertissement. Ça a des conséquences directes sur ce que je gagne. C’est beaucoup plus simple de se représenter ce qu’il se passe lors d’une négociation de convention collective d’entreprise que pour une convention collective de branche, car on a l’impression, dans ce dernier cas, que quelques vieux hommes en costard gris se réunissent quelque part la nuit pour négocier, et ça n’a pas d’importance que je sois là ou non. C’est souvent l’image qu’ont les gens dans le cas d’une négociation collective de branche » (IGM 2). À l’évidence, la présence dans les entreprises et le rejet (partiel) d’une politique de représentation institutionnelle sont de nature à renforcer le niveau de syndicalisation. Le personnel se sent pris en considération et aussi individuellement pris en charge et représenté. Par ailleurs, l’une des règles appliquées dans la plupart des cas par IG Metall pour la négociation d’une convention collective d’entreprise suppose un taux de syndicalisation dans l’entreprise d’au moins 50 % du personnel. Les salariés sont clairement informés de ce principe, ce qui contribue aux efforts pour augmenter la syndicalisation, souvent avec succès : « Nous avons 20 entreprises dans lesquelles une convention collective d’entreprise a fait l’objet d’un conflit. Le niveau de syndicalisation est plus élevé que dans les entreprises qui appliquent notre principal produit, la convention collective de branche » (IGM 3).
26 Dans une certaine mesure, les travailleurs d’Allemagne de l’Est découvrent le fonctionnement du système allemand de relations professionnelles par ces nouvelles formes de démocratie syndicale. Les mobilisations collectives plus fréquentes offrent un cadre pour renforcer le sentiment de solidarité, mais également les liens entre les syndicats et les adhérents. Dans cette perspective, la grève ne constitue pas un « événement » singulier, c’est-à-dire extraordinaire, mais peut également être utilisée de manière systématique pour changer les consciences, voire pour faire l’apprentissage de l’empowerment.
Conclusion
27 Notre analyse montre bien qu’il est trop limité de parler (comme auparavant) d’une pratique défaillante de la négociation collective en Allemagne de l’Est. Certes, la couverture conventionnelle est bien moindre qu’à l’Ouest et l’harmonisation matérielle est encore loin d’être réalisée. Pour autant, la situation peut davantage être assimilée à un processus de recherche – qui a en partie fait la preuve de son efficacité – de stratégies nouvelles. Dans ce contexte, les principes d’organizing fondés sur la démocratie directe et axés sur le conflit se révèlent plutôt efficaces pour étendre l’activité syndicale à de nouvelles entreprises. Dès lors, l’augmentation du nombre de conventions collectives d’entreprise ne doit pas être interprétée seulement comme les marques d’une décentralisation de la négociation collective et d’une érosion de la couverture conventionnelle. Elle est aussi le signe d’une reconstruction et d’une stabilisation du système de négociation collective en Allemagne de l’Est, qui offre peut-être une passerelle vers un système renouvelé de convention collective de branche à l’avenir.
28 En résumé, on peut dire que de nombreuses directions régionales d’IG Metall en Allemagne de l’Est, en réaction à des périodes de crise importantes et à une « traversée du désert » pour le syndicalisme, cherchent de nouvelles voies pour consolider et restructurer leur organisation. Il s’agit de stabiliser la négociation collective, d’obtenir de nouveaux adhérents et d’établir une nouvelle culture syndicale reposant sur la démocratie directe. Le recours aux conventions collectives d’entreprise pour augmenter la couverture conventionnelle constitue souvent, même si ce n’est pas le cas partout, un choix qui offre plusieurs avantages. La lutte collective pour de meilleures conditions de travail est menée directement dans l’entreprise. La pratique collective d’action solidaire consolide le lien entre IG Metall et les adhérents, contribue à la visibilité du syndicat au sein de l’entreprise et met en évidence son rôle comme outil de renforcement de la syndicalisation. Elle contraint le syndicat à mener une politique plus proche de la base et, par voie de conséquence, améliore ses informations sur les situations des travailleurs dans l’entreprise.
29 Cette alternative à la politique traditionnelle de représentation institutionnelle a des effets sur les travailleurs : elle met en évidence le fait que l’amélioration des conditions de travail passe nécessairement par l’engagement d’un maximum de salariés. Son succès dépend de la volonté des salariés de se syndicaliser et de s’engager activement. Ces contraintes expliquent l’ambivalence des luttes « entreprise par entreprise », qui ne peuvent être organisées avec succès que dans les entreprises où le niveau de syndicalisation est élevé. De plus, les conventions d’entreprise obtenues par ces luttes offrent souvent des conditions matérielles moindres que la convention collective de branche, alors que les ressources déployées par le syndicat sont beaucoup plus importantes.
30 Enfin, le chemin vers l’harmonisation des logiques et des normes de la négociation collective entre l’Allemagne de l’Est et l’Ouest est encore long, du fait aussi de l’importance des conventions d’entreprise en Allemagne de l’Est. Il est difficile de dire s’il sera possible à l’avenir d’unifier de manière solidaire la mosaïque des conventions d’entreprise qui existe actuellement. Le recul des normes de la convention collective de branche applicables à tous entraîne un problème de justice sociale. Et pourtant, il semble que le ciel de l’Allemagne de l’Est s’éclaircisse en ce moment : le nombre d’adhérents d’IG Metall est revenu à son niveau d’avant la grève de 2003, tandis que les « zones blanches », c’est-à-dire les entreprises dans lesquelles IG Metall n’est pas représentée et qui ne sont couvertes par aucune convention collective, diminuent. Le syndicat est parvenu à consolider ses finances, et dans certaines entreprises, il n’est plus seulement question de combattre les retours en arrière, mais bien d’obtenir des progrès en créant de nouveaux conseils d’établissement (Goes et al., 2015 ; Röbenack, Artus, 2015). Même les entreprises nouvellement créées se voient forcées de conclure une convention collective d’entreprise. Le patronat est de plus en plus confronté à des partenaires de négociation sûrs d’eux-mêmes et prêts à se battre. Il se passe quelque chose, même et surtout, en Allemagne de l’Est.
Sources :
- § Arps J.O. (2011), Frühschicht: Linke Fabrikintervention in den 70er Jahren, Assoziation A.
- § Artus I. (2002), « Le transfert du système (ouest) allemand de relations professionnelles à l’Est : des rôles différents pour des institutions identiques », La Revue de l’IRES, n° 39, p. 33-59, https://bit.ly/3Ow9vGM.
- § Artus I., Fischer A., Holland J., Whittall M. (2023), « Im Osten was Neues? Tarifpolitische Strategien der IG Metall in Ostdeutschland », PROKLA, vol. 53, n° 211, p. 245-266, https://doi.org/10.32387/prokla.v53i211.2046.
- § Artus I., Liebold R., Lohr K., Schmidt E., Schmidt R., Strohwald U. (2001), Betriebliches Interessenhandeln. Band 2. Zur politischen Kultur der Austauschbeziehungen zwischen Management und Betriebsrat in der ostdeutschen Industrie, Opladen, Leske + Budrich, https://doi.org/10.1007/978-3-663-01148-4.
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- § Bispinck R., Dribbusch H., Schulten T. (2010), « Allemagne : érosion continue ou nouvelle stabilisation de la négociation collective de branche ? », Chronique internationale de l’IRES, n° 126, septembre, p. 39-56, https://bit.ly/3cjIsYU.
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- § Schulten T., Bispinck R., Lübker M. (2021), « Tarifverträge und Tarifflucht in Thüringen », WSI Study, n° 26, Hans-Böckler Stiftung, September, https://www.boeckler.de/de/faust-detail.htm?sync_id=HBS-008103.
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- § Wetzel D. (ed.) (2013), Organizing: Die Veränderung der gewerkschaftlichen Praxis durch das Prinzip Beteiligung, Hamburg, VSA.
- § Whittall M., Trinczek R. (2019), « Where is the industrial relation’s meat in the German pork industry? », Giornale di diritto del lavoro e di relazioni industriali, n° 164, p. 695-712, https://doi.org/10.3280/GDL2019-164005.
Notes
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[1]
Selin Aktas, Tobias Gellenthien et Hanna Wanke ont également contribué de manière substantielle à la rédaction de ce texte en tant qu’assistants de recherche. Ce texte a été traduit de l’allemand par Aurélien Monnet. Nous remercions Udo Rehfeldt pour sa révision et ses suggestions sur la traduction.
-
[2]
Note de la rédaction : Dans le langage allemand des relations professionnelles, une convention collective d’entreprise est conclue entre une entreprise et un syndicat (Haustarifvertrag). Elle est à distinguer d’un accord d’établissement (Betriebsvereinbarung), conclu entre un établissement et son conseil d’établissement, parfois avec la participation du syndicat.
-
[3]
Dans cet article, nous parlons de manière synthétique « d’Allemagne de l’Est », bien que nos données concrètes portent principalement sur les Länder de Thuringe et de Saxe. Compte tenu des trajectoires parallèles sur le plan historique, économique et démographique de tous les Länder d’Allemagne de l’Est, de nombreux éléments de cet article valent également pour les trois autres Länder est-allemands, à savoir le Brandebourg, le Mecklembourg-Poméranie-Occidentale et la Saxe-Anhalt. Il faudrait néanmoins, pour être plus précis, les différencier, ce que le présent article n’est pas en mesure de faire.
-
[4]
Artus I., Fischer A., Holland J. (2022), « Ostdeutsche Mitbestimmung im historischen Wandel », Projekt Nr. 2021-427-5 der Hans-Böckler-Stiftung, https://bit.ly/3OHo9Lu (21.06.2023).
-
[5]
Une version plus détaillée du présent texte a été publiée en juin 2023 dans la revue PROKLA (Artus et al., 2023). La présente version a été réduite et en partie adaptée à un public de spécialistes non-allemands.
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[6]
Le principe « d’autonomie collective », c’est-à-dire de négociations autonomes entre le capital et le travail, est considéré en Allemagne comme un enseignement essentiel de la période de la république de Weimar. L’implication de l’État dans les conflits de classe majeurs de cette époque avait affaibli la légitimité tant des conventions collectives obtenues que de l’intervention étatique (voir par exemple Nautz (1991)).
-
[7]
Le panel des entreprises de l’IAB est une enquête annuelle que l’IAB mène depuis 1996 auprès d’entreprises du secteur privé (hors agriculture) employant au moins cinq salariés.
-
[8]
Les « conventions de reconnaissance » sont des conventions collectives d’entreprise qui « reconnaissent » globalement les dispositions prévues par la convention collective de branche. Elles sont conclues entre IG Metall et la direction de l’entreprise concernée et sont dès lors formellement des conventions collectives d’entreprise qui s’écartent sur quelques aspects mineurs des normes définies par la convention collective de branche régionale.
-
[9]
Il n’existait pas de conseils d’établissement en RDA, uniquement des structures syndicales d’entreprise liées au système dirigeant du Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (SED, Parti socialiste unifié d’Allemagne).
-
[10]
En 1954, IG Metall déclenche une grève dans l’industrie métallurgique et électrique bavaroise afin d’obtenir des augmentations de salaires substantielles pour les travailleurs concernés, grève durement combattue par les employeurs et qui finalement s’effondre. Dans l’accord collectif alors conclu, IG Metall ne parvient pas à protéger les grévistes contre le licenciement. 847 militants d’IG Metall, dont 60 membres des comités d’établissement et plusieurs centaines d’élus syndicaux (Vertrauensleute) sont licenciés.
-
[11]
En parallèle, le recul des organisations patronales d’Allemagne de l’Est est saisissant : entre 2002 et 2005, l’organisation de la fédération régionale de Thuringe de l’industrie métallurgique et électrique Verband der Metall- und Elektroindustrie (VMET) a perdu presque 30 % de ses adhérents appliquant une convention collective (Gesamtmetall (2020), cité par Schulten, Bispinck, Lübker (2021:36)).
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[12]
Il existe en Allemagne une distinction légale claire entre les « grèves d’avertissement » et les « grèves ». Conformément à la jurisprudence, les grèves ne peuvent être organisées qu’en dernier recours, une fois que toutes les options de négociation ont été épuisées. Elles doivent par ailleurs faire l’objet d’un référendum auprès des adhérents du syndicat. Les « grèves d’avertissement », en revanche, peuvent accompagner les négociations collectives après écoulement du délai prévu par l’obligation de paix sociale fixée dans les conventions collectives. Il s’agit souvent d’une cessation de travail de courte durée et limitée.
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[13]
Par rapport à d’autres pays de l’Union européenne, les syndicats en Allemagne sont relativement peu « visibles » dans l’entreprise, car c’est le conseil d’établissement qui est le principal représentant du personnel. Les syndicats ont peu de droit autonome d’accès à l’entreprise. Les négociations collectives de branche se déroulent généralement dans un lieu neutre, très éloigné des sites de travail. Les choses sont différentes dans le cas de négociations d’une convention collective d’entreprise, dont la négociation et la signature nécessitent le syndicat.