Chimères 2017/2 N° 92

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Article de revue

Corps oubliés, corps insurgés, le surgissement des corps dans les révolutions arabes

Pages 237 à 246

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1Mon intervention, était prête quand un événement – faut-il parler de psychodrame ? – est intervenu au cours l’été 2016. C’est l’affaire du burkini et des commentaires qui s’en sont suivis. Une femme en burkini sur une plage, assise, et debout deux policiers en uniforme. La légende d’un journal explique : « Des policiers armés obligent une femme portant un burkini à se déshabiller sur la plage de Nice ». Scénographie : une femme assise, au ras du sol et des hommes, portant le vêtement signifiant l’autorité dont ils sont investis. Elle semble ne plus disposer d’une possibilité de décider. On a là une représentation du pouvoir sur les corps, que signifie aussi le burkini.

2Langage des corps, dans une tension extrême : une conception de la société est donnée à voir dans une opposition radicale. La femme plie et obéit à la Loi. Elle serait réduite à son corps, à ce corps, exhibé, sursignifié, devenu symbole et support de discours opposés ?

3Assia Djebar avait défini un langage du corps féminin. Après les trois langues de l’Algérie, il y a le langage des femmes : celui du corps avec ses danses, ses transes, ses suffocations / parfois son asphyxie / et son délire / ses tâtonnements de mendiant ivre / son élan fou / d’infirme soudain.

4Langage du corps : est-ce parce que les langues ne peuvent permettre une expression des femmes, en tant que femmes ? Ce langage du corps est marqué par le « hors », hors des règles d’expression orale et corporelle, mais aussi, hors des règles sociales. Il faut retenir le champ sémantique de délire, tâtonnements, ivre, fou. Ce langage du corps permet aux femmes de sortir du cadre d’une expression et d’une gestuelle codifiées. Cette sortie est, apparemment, handicapante car le corps n’obéit plus, ni à la raison ni à la loi. Ce langage de la transe s’inscrit dans une économie sociale : il faut une décharge du trop de tension, dans les temps de pression extrême. C’est ce que décrit Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre quand il parle de la séance de transe des hommes en période coloniale.

5La période des années 2011, ce qu’on appelle printemps ou révolutions arabes, verra la généralisation de ce langage des corps, qui sera toujours celui des femmes et deviendra (il l’était déjà, mais pas de façon aussi évidente) celui des femmes et des hommes, de tous les exclus et de leur corps.

Première scénographie : le corps, le feu

6C’est entre ces deux faits : le constat de ce qui s’est joué sur une plage, un espace ouvert sur la mer, entre terre et eau, comme dans les situations de tragique méditerranéen, et une réflexion, celle d’Assia Djebar sur le langage du corps féminin que je reprends la réflexion sur ce qui change pour les femmes, ce qu’elles font changer, ce qu’elles transforment dans et par leur corps, souvent dans une violence extrême, qu’elles subissent et que quelquefois elles exercent, au plan symbolique. Cela concerne donc d’abord les femmes ; mais les « révolutions arabes » ont révélé autre chose : la question du corps ne concerne pas exclusivement les femmes. C’est le geste de Bouazizi qui rend visible ce qui va devenir évident et inévitable, même s’il était imprévisible tant qu’il ne se produit pas.

7Je voudrais poser la question : comment Cela a-t-il été possible ? Comment Cela est-il devenu inévitable ? Comment Cela a-t-il pris cette forme, a-t-il donné ces images ?

8Tout semble partir du geste de Mohamed Bouazizi. Soutien de famille depuis l’âge de 14 ans dans une famille pauvre ou ivrogne qui fait le vendeur ambulant pour se payer son alcool, qu’importe ! Ce qui importe c’est comment cela est devenu possible et inévitable. Il a surgi, comme le dit Fethi Benslama, d’un angle mort. Rien ne semblait rendre possible ce qui a suivi l’immolation du jeune homme. Bien sûr on a souligné la maturité culturelle et le niveau de conscience politique de la société tunisienne, etc. Mais comment (je ne dis pas pourquoi) le geste de Mohamed Bouazizi a-t-il revêtu le caractère de l’irrémédiable ? Ce n’est pas la première immolation par le feu. Mais comment le feu du corps de Bouazizi a-t-il gagné toute la Tunisie et éclairé le monde arabe et peut-être porté le feu plus loin ? Comment un corps qui se donne au feu a-t-il impulsé la révolution ? Il faut appeler que « thaoura », en arabe populaire l’équivalent habituel de « révolution », est issu du mot « thar » : se lever.

9Quelle dramaturgie ? Le récit collectif, qui va circuler dans la rue et gagner tout un pays. Cet homme, en qui chacun va reconnaître quelque chose de vrai et de juste, avait été dépouillé de plusieurs façons : il veut gagner sa vie et il est exclu des circuits de production. Pire, il veut survivre en grappillant, en contournant les réseaux et les frontières entre le permis et l’impossible ? On lui dit : pas pour toi. C’est ici que l’on retrouve la définition du pouvoir comme pouvoir de donner la mort et de laisser mourir. Que demande Bouazizi ? Vivre, survivre, vivoter, boire au lieu de manger. Que lui dit-on ? Pas pour toi.

10« Ici, le pauvre n’a pas le droit de vivre », aurait-il dit. Le jeune homme n’est pas autorisé à vivre. Il n’est pas condamné à ne pas vivre. Il est repoussé hors du jeu social. Il est rejeté dans le rien. Aucun rôle social, même pas celui de misérable, même pas celui de parasite. Que lui reste-t-il ? Rien, lui signifie-t-on. Il est corps sans âme (en arabe parlé « Rouh » est à la fois l’âme et le vie mais aussi la virilité masculine), corps de rien. La gifle donnée par une femme (qu’importe la vérité historique) qui incarne l’autorité, qui représente, qui joue (encore la théâtralité) l’autorité induit un renversement des rôles : une femme, qui représente l’autorité qui s’exerce, frappe un homme et le renvoie au rôle habituellement attribué au féminin.

11Toujours au plan symbolique Bouazizi est renvoyé, réduit, au corps. Vous me dites que je suis corps, corps de rien socialement, corps (même pas) animal qui n’importe à personne ! … Le geste d’immolation est une réintégration du corps.

12Mon corps de faim ne vous est rien. Que je vive ou meure vous indiffère ? Je récupère mon corps dans sa disparition même. La scène du président tunisien près du lit d’hôpital du jeune homme brûlé raconte cette histoire : un corps contenu et nié par le blanc des bandages, qui convoque celui qui lui disait (lui faisait dire) qu’il n’est rien. Celui qui est dans la verticalité s’incline (dans tous les sens du terme) devant depuis qui était rejeté dans le rien, exclu de l’espace de la vie, et qui est réduit à l’horizontalité du corps qui se met à peser plus que toutes les autres vies.

13Il me semble que les régimes autoritaires arabes avaient quelque chose de particulier au moment où cela éclate. Ils contraignent les corps comme tous les dictateurs, mais quelque chose de nouveau intervient : le dictateur n’est plus seulement celui qui arrête, torture et tue. Il devient celui qui se désintéresse : tu ne comptes pas, tu n’es rien parce que tu ne m’intéresses pas. Par-delà le degré de violence réglée que les autres régimes imposaient, il y a une certaine reconnaissance du torturé, affamé et exécuté. Tu es un homme, avec une volonté, contraire à la mienne (qui est la seule vraie), un traître et un corps, parasite, dégénéré, qu’il faut rééduquer. Je te tue mais je ne peux t’ôter ta qualité d’homme (mon discours de négation est un discours de reconnaissance), ne serait-ce que dans ce corps, ce corps-là.

14Dans l’histoire de Bouazizi, il y a une « mise hors ». Est-il encore du monde des humains, des présents au monde ? Dans le système Benali, il n’est rien. On lui enlève sa marchandise, ce par quoi il essaie de faire barrage à son déni au monde. Il y a une série d’expulsions. Repoussé hors du monde des humains, précisément des hommes. Bouazizi aurait dû « disparaître », quitter le théâtre du monde. Il ne sera rien. Corps d’exclu, corps insignifiant, corps de rien. C’était la scénographie courante, imposée.

15Que reste-t-il à cet homme ? Rien sinon son corps. Il est renvoyé à une sorte de fondamental : le corps comme contact premier du monde.

16C’est par ce corps nié, exclu, qu’il va revenir dans le jeu. Vous niez ce corps que je croyais mien. Pour vous qu’il vive ou crève, cela vous importe peu. Cette indifférence est une condamnation au rien, plus qu’une condamnation à mort. Je ne vais pas attendre la mort, je vais la convoquer dans mon corps. Je vais donner au monde la signification de votre pouvoir. Je pousse jusqu’au bout la logique de votre pouvoir. Vous me refusez le monde ? Je convoque le monde dans mon corps. Mon corps, le feu.

17Autre rupture. Bouazizi rompt avec l’interdit du suicide. Benslama rappelle que le jeune homme ne semble obéir à aucun mot d’ordre. C’est là la force tragique de son geste : le corps / le monde et la néantisation par le feu. Ce corps offert au feu va éclairer le monde. Je convoque le monde dans cet acte d’une violence irrémédiable.

18Mon corps n’est rien ? Il devient la chose la plus importante.

19Comment comprendre que le corps devienne la chose la plus importante ? C’est qu’il est présence au monde, et présence du monde, commencement du monde, du monde animal. Il me fonde et fonde ma relation aux autres.

20Le geste de Bouazizi n’est pas le premier mais son geste va impulser quelque chose d’inouï. Dans le feu du corps immolé, surgissement des autres corps, féminins et masculins, sans apparemment de différences sexuées dans cet élan qui les porte dans le « hors », hors de ce qui les contient (le vêtement, l’interdit, la loi). Images du mouvement. Ce que nous retenons, ce sont d’abord des corps féminins. Élan, corps en hors… Et rien ne peut arrêter cet élan, surtout pas la violence répressive. Très rapidement les sbires de Ben Ali et les hommes armés de Moubarak sont balayés. La révolution est sur la place où elle entre en scène, où elle se joue.

Deuxième scénographie : le corps, le viol

21Un autre temps de la « révolution » semblait imprévisible. Des femmes sont violées sur la place de la Liberté (Sahat Tahrir) et dans la rue révolutionnaire. Violence extrême car elle est une sorte de retournement sur soi, sur la part féminine de la société. Quelle narration construire pour ces faits ? La place des femmes, le rôle des femmes, la représentation des femmes semblait devenir très rapidement de l’ordre de l’impossible. Ré-action. Est-ce réaction de l’archaïque qui ressurgit comme une sorte de retour du refoulé ? Le témoignage d’une journaliste agressée et violée sur cette place, en plein jour, rend compte de la difficulté d’analyse. Caroline Sinz dit la difficulté de l’analyse qui oscille entre deux tentatives d’explication : ce sont des « voyous obsédés », qui ne respectent plus rien, qui « sont comme fous ». Mais personne ne bouge, les gens applaudissaient… Est-ce une crise extrême de la maladie des sociétés où l’interprétation restrictive du religieux fait des hommes des obsédés sexuels ? Les temps archaïques sont révolus, même s’ils semblent revenir comme une mémoire obsédante, pour servir d’explication aux crises de sociétés engagées dans l’aventure du monde.

22L’analyse que fait Kamel Daoud de ce qui s’est passé le soir de la Saint-Sylvestre 2015 peut éclairer cette scène, qui met « au centre, le corps, la femme, espace de tous, lieu du piétinement ou de la vie. Pour l’agresseur, cela est clair : il vient de ces terres où c’est le sexe qui est un crime, parfois, pas le meurtre. La femme qui n’est pas « fille de… » ou « épouse de… » est un butin. Une possibilité de propriété. Un corps à emporter sur son dos vers la broussaille ». Comment expliquer que le sexe soit devenu un crime et la femme une agression pour le (bon) croyant ? Dans un autre texte, il ajoute : « L’Autre vient de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir ». Et il explique que, dans ce monde d’où est parti le réfugié,

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« La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée. Cela dénote un rapport trouble à l’imaginaire, au désir de vivre, à la création et à la liberté. La femme est le reflet de la vie que l’on ne veut pas admettre. Elle est l’incarnation du désir nécessaire et est donc coupable d’un crime affreux : la vie ».

24Ce n’est pas seulement l’islamiste qui est malade du corps, de la femme et du sien propre. C’est toute une société qui polarise – c’est tellement évident et facile - sur la femme, son corps et sa présence dans l’espace du visible : la rue, la place, le monde du travail et finalement, comme le dit Kamel Daoud, la vie. Si l’interprétation rigoriste et littéraliste de la religion a permis d’arriver à ce rapport obsessionnel au corps, on peut se demander si les pouvoirs politiques n’ont pas accompagné, impulsé ou prolongé la contrainte religieuse. Si le discours religieux promet une jouissance éternelle dans l’au-delà, auprès de houris éternellement jeunes et toujours vierges, les dirigeants, à partir des années 70 (après les promesses des indépendances), ont eu généralement tendance à se désintéresser de leurs peuples respectifs et les rejeter dans le « hors ».

25Le geste de Bouazizi illustre un stade extrême de la violence qui est devenue le mode de gestion d’un pouvoir non seulement dictatorial, mais refusant le droit à la vie pour la majorité des gens. Comme le « Commandant suprême », tel qu’il a été décrit par Sony Labou Tansi et analysé par Achille Mbembé, mais avec moins d’ostentation et plus de secret, généralement le dirigeant arabe n’est plus seulement celui qui est maître du discours et de la gestion de la société par la violence. Son pouvoir finit par devenir exclusivement pouvoir de vie et surtout de non-vie, pouvoir sur le désir.

26Dans un entretien, Fethi Benslama déclare :

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Comme la plupart des Tunisiens le savent, Bouazizi était un homme désespéré qui s’est senti réduit à l’impuissance, plus exactement à rien, à la suite d’un double tort qu’on lui a fait subir : la confiscation de son étalage ambulant, son moyen de subsistance ; et une humiliation, cette gifle donnée par un représentant de l’autorité, qui plus est une femme, ce qui est grave sur l’échelle de l’outrage pour un homme dans son milieu. La vie, désormais, n’était simplement plus vivable pour lui, il ne voyait plus comme possibilité que cette protestation radicale par l’auto-immolation. Pas seulement la mort, l’anéantissement.

28La vie pour Bouazizi n’était plus possible. Réduit à la seule territorialité de son corps, il l’anéantit par le feu qui va éclairer le monde. En même temps, son geste révèle que la question du corps (son obsession) n’est pas seulement la question de la présence des femmes, de leur corps. C’est aussi celle du corps des hommes, du corps de façon générale.

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29Il est aisé de regarder du côté des discours religieux et des pratiques patriarcales des sociétés arabes. On peut aussi repérer des moments où se révèlent des crispations des sociétés.

30Des romans ont décrit, dès les indépendances, le rétrécissement des possibles d’une société maghrébine où le patriarcat reprend de la force. La guerre civile en Algérie va exacerber cette situation : une véritable guerre au corps féminin est déclarée.

31Dans un roman de Yasmina Khadra, A quoi rêvent les loups ? qui retrace l’itinéraire d’un jeune qui rêvait de faire du cinéma et qui devient un émir sanguinaire durant la guerre civile algérienne, on assiste à l’immolation d’une jeune fille par son frère : il refuse que sa sœur sorte « nue » (sans hidjab), travaille et aille manifester.

32Le frère rêvait d’un autre monde, dans l’au-delà. Bouazizi voulait une solution ici-bas. C’est pour cela que son geste atteint une radicalité inédite car il ne renvoie à rien, sinon au refus de toute solution, de toute autre solution que celle de la néantisation du corps, son ultime lieu.

33Les révolutions arabes ont vu le surgissement du Corps, féminin et masculin. Mais, il faut rappeler que dès les indépendances, le corps des femmes était devenu un enjeu et le lieu de la loi de l’exclusion, qui se référait à la religion et à la tradition. C’est ce qui peut expliquer qu’en temps de crise ce sont les femmes, corps et voix, qui deviennent visibles et audibles.

Corps en scène : ces corps de femme qu’on ne peut regarder et qui soudain se donnent volontairement à voir

34Les scènes de surgissement et d’immolation sont chargées d’une symbolique qui dépasse le seul moment historique. Le défi de la femme, corps et cri, et finalement celui des corps, plonge dans un au-delà de l’Histoire (ou de son avant). On peut toutefois esquisser une narration de l’échappée du corps du cantonnement sémiotique. Les dominations coloniales ont réduit le pouvoir des hommes et entraîné une crispation du colonisé sur sa maison et sa famille, c’est-à-dire sa femme.

35Assia Djebar, dans la postface de Femmes d’Alger dans leur appartement, touche au trouble du geste de la « bombeuse » comme se nomment elles-mêmes les jeunes femmes qui transportent et déposent les bombes :

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« Il s’agit de se demander si les poseuses de bombes, en sortant du harem, ont choisi par pur hasard leur mode d’expression le plus direct : leur corps exposés dehors et elles-mêmes s’attaquent aux autres corps ? En fait elles ont sorti ces bombes comme si elles sortaient leurs propres seins, et ces grenades ont éclaté contre elles, tout contre ».

37On peut remonter plus loin : Malek Alloula dans Le Harem colonial, analyse les cartes postales produites dans les années 1930 pour représenter cet Autre de l’Autre, les femmes. Il étudie le « sous-érotisme » qui feint de ressembler à l’orientalisme et prend des prostituées pour figurer les odalisques… Mais le regard de certaines de ces femmes, regard qui va au-delà de l’objectif, qui sort du cadre, dit peut-être quelque chose de leur histoire qui ne peut être restitué mais dont on peut sentir le manque et le tragique. Quel itinéraire, quels drames, les ont amenées là ?

38Longtemps absentes, avec des moments de surgissement qui passent très vite, elles seront là, dans les Révolutions arabes, flots d’images, corps en masse, gesticulant, criant des mots d’ordre… Encore une fois, pour rien ?

39Peut-être pas. Il faut tenir compte de l’accumulation de la mémoire. À partir de 2011, des femmes, jeunes, vont faire éclater le cadre de la visibilité qui prétend les contenir. Deux exemples.

40Dans une scénographie qu’elle maîtrise, Amina Sboui est celle qui se donne à voir et qui regarde. Elle est torse nu, avec cette inscription : « Mon corps m’appartient, il n’est l’honneur de personne ». L’autre en face sera un regardant avec lequel l’échange peut se faire. Il ne pourra pas aller du côté du fantasme. L’inscription qui barre la poitrine est en surimpression sur un-corps-nu-de-femme-arabe. Elle opère un travail de déconstruction dans deux directions. D’abord elle est une proclamation de réappropriation de soi dans le corps. Elle retire ce corps de l’échange social, pour en faire un lieu du politique. Puis, dans la substitution d’honneur à propriété, c’est tout un pan du fonctionnement symbolique (et donc politique) de la société qui est perturbé, « révolutionné ». Le corps honneur de qui ? Des hommes du clan, de la société qu’ils dirigent ? Cette proclamation qui barre le corps défait la perception habituelle, celle du voyeur. Nous voyons se dresser une femme sujet de son corps et qui organise la perception que l’on peut en avoir. Prise un moment dans un réseau sémiotique, celui des Femen, elle en échappe rapidement. On est alors loin des « belles Fatma » du fantasme oriental. Amina prend place dans son corps et le situe dans le débat en cours. Il est bien le lieu et l’enjeu de ce qui est en cours, qui a nom révolution.

41Pour saisir la portée du geste d’Amina, on peut faire quelques détours pour éclairer la scénographie de la présence des femmes. Amina, comme les autres femmes qui se mettent en scène, vise la maîtrise de la représentation. Qu’elle ait été arrêtée et jugée en dit long sur la perturbation que ce geste provoque. C’est en ces moments où le monde bouge et bascule qu’un tel geste devient possible, qu’il échappe à l’enfermement sémantique : personne ne peut dire qu’Amina met en scène la nudité de son corps ailleurs que sur la scène du politique. Il en est de même pour l’égyptienne Aliaa Magda Elmahdy, qui reprend le cliché du nu féminin (rose rouge dans les cheveux, chaussures rouge) pour le réduire. Là encore, le regard qui vient chercher le regardant, bloque le fantasme. On ne mesure pas assez la violence de telles scénographies d’un corps nu, qui se met nu.

42Si l’on reste sur le registre d’une scénographie qui peut coïncider avec d’autres comme celles des Femen, mais qui ne peut y être réduite, il faut prendre la mesure du geste de rupture de ces femmes. Portées par la mémoire des luttes anciennes, notamment celles des indépendances, les Tunisiennes, mais aussi, et de façon moins visible, peut-être moins fractale car le rapport de forces est loin d’être en leur faveur, en Égypte, en Syrie ou en Lybie, des femmes travaillent à émerger en sujet de leur histoire.

43L’exemple de la construction d’une image de soi, qui passe par la mise en scène de la nudité du corps permet de montrer une scénographie du féminin. Cette scénographie n’est pas périphérique, elle est au cœur du débat, au cœur même de l’idée de révolution. Amina Sboui ou Aliaa Magda Elmahdy construisent une identité photographique qui passe par la mise en scène du corps. Elles prennent place dans le champ offert en d’autres lieux, en d’autres temps, par les actions des Femen par exemple. Mais elles ne veulent ni ne peuvent y être enfermées, car leur lieu se situe dans le pays de la Révolution.

Finir sans finir

44La part de violence de ce qu’on a appelé révolutions arabes m’avait imposée cette question : les révolutions arabes est-ce du féminin ? Les femmes et leur présence ont subi des violences qui ont voulu les contenir. Finalement, c’est la question des corps qui s’est imposée comme la plus importante. Ce que le geste de Bouazizi impose aussi c’est que la question concerne tous les corps, féminins et masculins, refoulés dans la soumission ou la néantisation, et qui peuvent devenir le lieu du refus et de l’insurrection.

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