Chimères 2017/1 N° 91

Couverture de CHIME_091

Article de revue

Le peyotl et ses fidèles amérindiens

Histoire d’une Église amérindienne

Pages 187 à 198

Notes

  • [*]
    Entretien réalisé en mai 2017.
  • [1]
    G. Deleuze & C. Parnet, G comme Gauche, Abécédaire, Paris, Editions du Montparnasse, 2004.
  • [2]
    O. Stewart, Le peyotl, Sacrement de l’Amérique Indienne, Paris, Éditions du Rocher, 2001, p. 417 : « La consommation de peyotl n’entraîne pas d’effet secondaire. Il ne s’agit pas d’un stupéfiant. Il ne provoque aucune accoutumance ».
  • [3]
    Ramo de Inquisición, Tomo 289, Archivo General de la Nación, Mexico City, rapporté par O. Stewart, op.cit, p. 40.
  • [4]
    J. Mooney, The Kiowa Mescal Rite, Report of speech to American Anthropologist, Vol. 5, n° 1, 1892
  • [5]
    O. Stewart, op. cit., p. 59.
  • [6]
    À propos de la Ghost Dance, voir infra, et note 11.
  • [7]
    J. Mooney, The Ghost Dance religion and the Sioux outbreak of 1890, US Bureau of American Ethnology, 1892-III, Annual Report, 1897.
  • [8]
    O. Stewart, op.cit., p. 77-90, et p. 443, p. 446.
  • [9]
    M. Hittman, Wovoka and the Ghost Dance, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1990.
  • [10]
    Le rituel Kiowa-Comanche popularisé par Quanah Parker (encore appelé rituel de la Demi-lune ou rituel du Tipi) évoluera jusqu’à l’introduction d’une nappe d’autel sur laquelle sont posés une Bible et le Chef Peyotl.
    Le rituel de la Pleine-lune de Wilson, par la suite développé sous le nom de rituel du Feu en Croix avec des caractéristiques chrétiennes accentuées. Il est à remarquer que les adeptes du peyotisme participaient indifféremment aux deux rites au gré des circonstances.
  • [11]
    S. Liljeblad, propos rapportés par O. Stewart, op.cit., p. 449.
  • [12]
    W. La Barre : The Peyote Cult, Hamden (Connecticut), Shoe String Press, 1969, [1st édition, 1938].
  • [13]
    Mabel Dodge Luhan, une riche héritière mariée à un Indien Tahoe, est farouchement opposée à l’usage du peyotl. Elle héberge un temps D.H. Lawrence dans un ranch. Mais leurs relations vont vite devenir tendues. Ce séjour lui permettra de rassembler des notes pour son ouvrage Le Serpent à Plumes.
  • [14]
    O. Stewart, op. cit., p. 322.
  • [15]
    O. Stewart, op.cit., p. 20.
  • [16]
    N. Issaoui, Les mouvements religieux minoritaires à l’épreuve du droit états-unien, Etude des contours fluctuants de la liberté religieuse du xixe siècle à nos jours, Thèse présentée et soutenue publiquement le 4 novembre 2016. (Nawal Issaoui est Docteur en études anglophones, Centre de Recherche climas, Université de Bordeaux-Montaigne).
  • [17]
    N. Issaoui, ibid., p. 130.
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1Cactus indispensable aux chamanes des tribus autochtones du Mexique, au cœur des cérémonies thérapeutiques ou divinatoires depuis des temps immémoriaux, son culte a été submergé par la vague chrétienne avec l’arrivée des conquistadors. Seuls quelques points, dans certains secteurs reculés des montagnes vont entretenir la suture avec les croyances anciennes, et dégager la ligne de résistance qui est l’objet de cette étude. Ligne de déterritorialisation faisant résurgence chez les Amérindiens du Nord qui ne le connaissaient pas, s’enlaçant par effet de capture à certains rituels des envahisseurs chrétiens, ce culte bien qu’impur apparaît néanmoins comme un Cheval de Troie de leurs traditions dans la civilisation des Blancs. S’adossant au Droit des Américains, et notamment au 1er amendement de la Constitution des États-Unis protégeant la liberté de culte, les Indiens vont asseoir leur église. « Ce qui compte c’est la jurisprudence », nous dit Deleuze … « Si je n’avais pas fait de philosophie, nous dit-il encore, j’aurais fait de la jurisprudence … Agir pour la liberté, c’est opérer dans la jurisprudence [1] ». Opérer dans la jurisprudence, c’est ce qu’ont fait … ce que font les Indiens pour infléchir la ligne du Droit, la tordre en leur faveur autant que possible.

La diffusion du peyotl en Amérique

2Lophophora Williamsii, selon sa dénomination savante, Peyotl selon sa dénomination d’origine aztèque, c’est un petit cactus dont l’aire de répartition naturelle s’étend de part et d’autre du Rio Grande, mais le plus largement au sud en territoire mexicain.

3Michaël Hittman : « Il faut se rappeler que cette région a été longtemps considérée comme un pays mexicain. Le Rio Grande s’appelait Rio Bravo del Norte. C’est le sud du Texas, le Chihuahua, qui est la région du peyotl. Nous savons aujourd’hui par l’art rupestre que la plante est connue depuis dix mille ans. Mon collègue David Whitley pense même que les autochtones ont été présents dans la région il y a cent mille ans … il y a donc très longtemps que la rencontre avec le peyotl s’est faite ».

4La substance active du peyotl, la mescaline est un hallucinogène léger et non addictif [2]. Rien à voir avec la graine de Mescal ou Sophora Secundiflora, (que les Mexicains appellent Frijolillo), dont la substance active, la sophorine, est un stupéfiant fortement addictif. La confusion des deux terminologies ayant malheureusement contribué à leur prohibition commune.

5Les effets psychotropes du peyotl vont de la vision de phosphènes à un sentiment de dysmorphie corporelle. Mais ses usages sont aussi thérapeutiques, soit comme remède à ingérer, soit comme cataplasme sur des blessures.

6M. H. : « Les autochtones l’utilisaient comme cataplasme, si quelqu’un avait des blessures … on le mâchait et on l’appliquait. Il a également été utilisé pour prédire l’avenir, pour retrouver des objets perdus … Et comme un stimulant pour aller à la guerre. Il a des propriétés contraires : il peut être très relaxant à faible dose … mais il peut être utilisé comme stimulant. Il n’est pas juste de parler de dépendance avec le peyotl …

7J’ai participé à 2 cérémonies du peyotl. L’expérience que j’en ai est si vive … c’est inoubliable. C’est puissant … C’est la concentration, la méditation, le chant, les gens assis tranquillement … il n’y a aucun moyen de s’endormir … Cela dure toute la nuit, 8 à 12 heures … »

8Son utilisation s’est répandue autour de son aire naturelle au gré des mouvements de population, mais n’a été interdite qu’à compter de la colonisation espagnole, et surtout par l’église qui s’est acharnée en vain à l’extirper. L’Inquisition espagnole au Mexique l’ayant bannie dans un édit de 1620 car sa consommation était associée, entre autres, « à prédire l’avenir, qui est un acte de superstition opposé à la pureté et l’intégrité de notre Sainte Foi Catholique [3] ».

9Mais c’est à partir du xixe siècle que des traditions immémoriales vont être véritablement désorganisées. Lorsque l’Espagne, qui gouvernait le pays mexicain depuis Colomb, fut dépossédée du pouvoir en 1821, il s’ensuivit une série de troubles au cours desquels de nombreux peuples autochtones furent bousculés. Dans les territoires où le catholicisme s’était fortement implanté, le peyotl avait été relégué à l’usage d’un remède antique, mais sa liturgie était restée vivace dans quelques collectivités retirées dans les montagnes du centre-nord du Mexique (Huichols, Tarahumaras, Coras, essentiellement).

10En Amérique du Nord, l’arrivée des Blancs, les guerres contre les Indiens, la raréfaction du gibier suite à la décimation de troupeaux de bisons, mais aussi la ruée vers l’or vont entraîner une forte augmentation des déplacements de populations.

11Mais l’événement majeur pour les Amérindiens sera leur concentration en réserves (les tribus de l’Est comme les Cherokees étant acheminées sur la tristement célèbre Piste des larmes entre 1831 et 1838, et les tribus des plaines de l’Ouest comme les Comanches et les Wichita étant sédentarisées de force). Leur implantation se faisant essentiellement dans le Territoire Indien (dans un périmètre incluant en grande part les futurs États de l’Oklahoma et du Kansas) où seront réunies plus de 40 nations indiennes en 1890.

12Cette confluence de communautés venant d’horizons divers, va permettre la diffusion de traditions issues de cultures très distantes, et notamment celle du peyotl.

13M. H. : « L’Oklahoma était devenu un lieu de retraite symbolique pour les tribus qui ont été vaincues, et qui ont perdu leurs terres. Le peyotl, c’était la solution à tant de problèmes, dont l’alcoolisme. Lorsque vous avez rejoint la religion des peyotistes, vous avez dû arrêter de boire. De nombreux témoignages rapportent qu’à dater de cette conversion ils ont cessé de boire ».

14C’est dans ce contexte que James Mooney, jeune anthropologue de 25 ans en 1885, se rend dans le Territoire Indien où il apprend qu’un nouveau mouvement religieux se répand : la religion du peyotl (qu’il appelle mescal[4], ce qui ne va malheureusement pas favoriser son émancipation). Les rituels qu’il y étudie (notamment celui des Kiowas) apparaissent décalés par rapport à ceux des peuples Mexique où il a perduré, étant donné que les cérémonies ne sont plus rattachées à une tribu particulière, mais aussi parce qu’elles sont plus fortement teintées de christianisme. Néanmoins, ces liturgies sont « fermement établies dans une pratique traditionnelle qui n’a guère changé au cours des cent dernières années [5] ».

15M. H. : « J’ai une telle vénération pour James Mooney … C’est un Irlandais, et sa famille vient de l’Indiana. Il a un esprit combatif, il n’est pas très soigné … Et il tombe amoureux des Indiens, il devient journaliste, et il s’émancipe … Et il va à Washington, et dit qu’il veut étudier les Indiens, mais on se moque de lui. Il fait plein de boulots différents et lorsqu’il entend parler de la Ghost Dance[6] en 1889, il arrive à obtenir la permission de voyager, et aussi de l’argent du gouvernement fédéral … Et il écrit cette étude majeure sur la Ghost Dance entre 1889 et 1892[7] qui devient une référence sur le sujet. En même temps pendant son séjour en Oklahoma, il entend parler du peyotl. Il l’étudie également, et se faufile à des cérémonies … Mais c’est illégal. On l’accuse d’aider les Indiens à continuer de se vêtir de leur couverture, au lieu de porter le costume comme l’homme blanc. Quand il commence à étudier le peyotl, il rencontre de très gros problèmes … On fait tout pour qu’il ne publie jamais son étude sur les peyotistes indiens … »

Le peyotisme en Territoire Indien

16L’un des problèmes de la sédentarisation fut l’acheminement du peyotl depuis son aire naturelle du Rio Grande, distante de 800 km. Plusieurs sources affirment que ce furent les Apaches Lipan qui s’en chargèrent au début, rapportant, en les infléchissant sans doute, les cérémonies et danses empruntées aux Carrizos, qui résidaient près des « jardins du peyotl [8] ». Mais à partir des années 1880, les lignes de chemin de fer ont facilité son transport, et permis un développement spectaculaire de sa consommation en Oklahoma.

17Un facteur non négligeable a été l’incarcération à la fin des guerres indiennes des jeunes chefs de tribu dans le camp de prisonniers de Fort Marion (Floride). Ils y nouèrent des amitiés fortes avant qu’ils ne rejoignent l’Oklahoma, où nombre d’entre eux deviendront les dirigeants de leurs groupes et parfois même des conducteurs de rituels du peyotl (roadmen).

18La Ghost Dance de Wovoka [9] qui se répandit en Oklahoma entre 1889 et 1893, sans rapport avec le peyotisme, ntensifia les visites intertribales. Wovoka était un chamane vénéré qui annonçait l’arrivée d’un messie Indien. Sa renommée était immense. Son drame fut de prédire qu’en se vêtant de ghost shirts (des chemises blanches), les Indiens ne seraient pas atteints par les balles. Ce qui influença leur comportement à Wounded-Knee en 1890. L’armée américaine se sentant menacée par leur courage, ouvrit le feu, et 300 Sioux-Lakota (hommes, femmes et enfants) furent massacrés.

19M. H. : « J’ai recueilli beaucoup de témoignages au sujet de Wovoka et sur ce qu’il a réellement dit. Il a déclaré :Dieu m’a envoyé pour être le Président Rouge de l’Ouest des États-Unis. Le Président Harrison était le Président de l’Est. Wovoka disait que Dieu lui avait donné le pouvoir de détruire ce monde et de le refaire. Il a dit qu’il savait comment arrêter les balles, partout dans le pays. Mais après le massacre de Wounded Knee, il s’est tu, et il n’a plus jamais parlé. Mais il a toujours cru en ce qu’il disait. Toutes les personnes que j’ai rencontrées m’ont dit qu’il avait beaucoup de pouvoirs … ».

20C’est donc surtout à partir de la réserve Kiowa-Comanche que se développe le peyotisme dans le Territoire Indien, car leur secteur voisine celui des Caddo, des Wichita, et surtout celui des Apaches dont nous avons signalé le rôle de messagers depuis les jardins du peyotl. Et parmi nombre de roadmen influents sur le Territoire, il se dégage deux fortes personnalités : Quanah Parker et John Wilson (tous deux étant des sang-mêlés, ce qui accentua peut-être leur détermination à défendre la tradition indienne, dans laquelle ils ont grandi).

21Quanah Parker était un chef Comanche dont la mère, Cynthia Ann Parker, fut capturée par les Indiens en 1835 à l’âge de douze ans, et qui épousa un chef de la tribu. Par son courage lors des raids qu’il avait menés au Texas, Quanah était auréolé d’une autorité incontestée. Doté d’un sens aigu pour la politique, il défendit âprement la tradition indienne du peyotl, combattant inlassablement les lois visant son interdiction.

22John Wilson, un Caddo en partie d’origine française, ne soutint pas le peyotisme en dehors du périmètre du Territoire. Néanmoins, son influence est notable car il a popularisé un rituel dit de la Pleine-lune, qui était en rivalité avec la cérémonie de la Demi-lune de Quanah Parker [10].

23M. H. : « Quanah Parker, était le dernier des chefs Comanche, il cherchait sa mère, une femme blanche qu’ils avaient capturée, puis elle s’est échappée et elle est morte. C’est une histoire légendaire … il devait prouver qu’il était plus indien que personne … sa religion du peyotl a à voir avec la lune, le croissant de lune. John Wilson en même temps faisait face à un conflit spirituel : le catholicisme par rapport aux moyens indiens ».

24Les différences entre les deux liturgies sont finalement relativement minces par rapport à leurs concordances, à savoir un rituel dirigé par un roadman, accompagné d’un ou plusieurs batteurs de tambours et d’un officier du cèdre, se tenant devant un autel ou une nappe étendue sur le sol – brodée d’une lune –, les fidèles étant distribués tout autour. La cérémonie est rythmée de chants, de percussions et de la circulation de boutons de peyotl. « L’idée générale étant celle d’un Dieu personnalisé au sens monothéiste, et le peyotl ayant été offert aux Indiens pour les conduire à Lui, comme le Christ des Blancs est descendu parmi eux. Lors des prières, les références à la Trinité chrétienne sont nombreuses : “Notre Père’’, “Notre Frère Jésus’’, ou “L’Esprit Saint’’ [11] ». Des cérémonies exprimant donc la sauvegarde de traditions, bien qu’influencées par le christianisme (plus fortement dans le rituel de John Wilson). Mais quels que soient les rites, l’alcool, ce partenaire du désespoir, en est banni.

Les attaques contre le peyotl

25Paradoxalement, alors que le peyotl est considéré par les Indiens eux-mêmes comme un remède à l’éthylisme, ses adversaires trouvent dans la loi 1897 sur la prohibition de l’alcool des arguments pour le combattre, puisqu’il provoque une sorte d’ébriété.

26En 1899, ses adversaires parviennent à promulguer en Oklahoma la première loi locale visant spécifiquement « la fève de mescal ». Du fait que cette loi ne s’appliquait pas vraiment au peyotl, une tentative de la modifier en mentionnant textuellement le peyotl est proposée, mais celle-ci est anéantie par l’État de l’Oklahoma en 1907, après une rencontre des leaders indiens avec la Commission médicale de l’Assemblée Constituante (Quanah Parker convainquant à l’occasion les membres de la commission de l’aspect thérapeutique du peyotl).

27Mais tous les Indiens ne sont pas de fervents adeptes de sa consommation. Pour preuve, la Société des Indiens d’Amérique (fondée en 1912, et dont de nombreux dignitaires sont passés par la Carlisle Indian School) – dont le but était de transformer les Indiens en Blancs en les formant à la langue anglaise, au christianisme et à l’éthique américaine – devient rapidement l’organisation la plus farouchement opposée à son usage.

28Puisqu’ils échouent dans l’assimilation du peyotl à l’alcool pour son interdiction, les anti-peyotistes s’acharnent sur les modalités de son introduction dans le Territoire. C’est ainsi que les lois de Gandy de 1916 sont proposées, visant à « interdire la vente du peyotl aux Indiens, son introduction dans le pays, son importation et son transport ». Cette proposition de loi n’est pas passée, mais est de nouveau proposée en 1917, sans plus de succès. Mais si les anti-peyotistes échouent à faire voter une loi par le Congrès, ils ont par contre plus de succès au niveau local en faisant voter des lois contre le peyotl en 1917 (loi en Utah, Colorado, Nevada), en 1923 (loi en Arizona, Montana, Dakota) et en 1929 (loi au Nouveau Mexique et Wyoming), arguant parfois de subterfuges, comme cette proposition de loi de 1925 sur la drogue en Iowa, qui ajoute « le peyotl ou bouton de mescal » à la liste des substances prohibées …

29Mais la défense du peyotisme va connaître un rebondissement lors de l’engagement de James Mooney dans la création d’une religion officielle encadrée par la loi américaine.

La Native American Church

30En 1918, une action du Congrès contre le peyotl d’une ampleur qui ne se verra plus avant 1937 est examinée à la demande du Bureau des affaires indiennes. La défense est menée par James Mooney, accompagné de deux ethnologues (dont Francis la Flesche, un Indien Omaha). Des roadmen de plusieurs tribus (Arapahoe, Cheyenne, Comanche, Osage, Omaha) témoignent également. Et la partie adverse aligne des autorités comme Gertrude Bonnin, une Sioux Dakota, Secrétaire de la Société des Indiens d’Amérique, ayant par ailleurs diligenté plusieurs autres procédures contre le peyotl, ainsi que R. H. Pratt, qui dirigea Fort Marion et la Carlisle Indian School pendant 25 ans, et qui est à cette occasion, particulièrement agressif envers James Mooney, l’accusant de freiner l’émancipation des indigènes. Mooney argumente en développant l’histoire, les vertus et les rites du peyotl. Le témoignage de La Flesche est un moment décisif, puisqu’il rapporte la déchéance alcoolique dans laquelle les Omaha étaient tombés, malgré la présence de missionnaires, et comment le peyotl les a aidés à cesser de boire. La proposition de loi contre le peyotl est finalement rejetée. C’est une victoire pour les peyotistes, mais à la fin des auditions, Mooney ayant mesuré la résistance farouche des opposants, s’est rendu dans la réserve Kiowa convaincu de la nécessité pour eux de créer leur propre église sous l’autorité de l’État. Peu après, Mooney subit les blâmes du Bureau d’ethnologie américaine, lui interdisant de retourner en Oklahoma pour y poursuivre ses travaux. Il meurt quelques années plus tard sans achever son œuvre.

31Pour asseoir leur église, les Indiens vont s’abriter sous le 1er Amendement de la Constitution des États Unis (l’un des 10 amendements ratifiés en 1791 et connus comme la Déclaration des Droits – Bill of Rights –), qui interdit au Congrès des États-Unis d’adopter des lois limitant la liberté de religion, de presse, ou le droit de s’assembler pacifiquement.

32L’idée n’est pas totalement nouvelle, puisqu’une First Born Church of Christ avait déposé ses statuts en 1914 sur l’initiative de Jonathan Koshiway, mais sans mentionner le terme peyotl dans les articles de sa constitution, et qui n’eut pas d’influence au-delà des Indiens de la tribu Oto.

33C’est en 1918, à El Reno, Oklahoma, que la charte de la Native American Church (nac) est rédigée, dont l’article II précise : « Le but de cette association est d’encourager la croyance en la religion chrétienne alliée à la pratique du peyotl ». Dans la foulée, de nombreuses autres églises déposent leurs statuts, ce qui n’était pas nécessaire d’un point de vue juridique, dans la mesure où l’Église d’Oklahoma couvrait tous les autres États. Mais signalons la création dans le Nebraska, de la Peyote Church of Christ en 1921, dont la réglementation précise : « Nous avons remplacé le pain par le peyotl et le vin par l’eau ».

34Depuis 1918, La nac de l’Oklahoma a tenté d’étendre son influence en prenant le nom de nac of United States, puis nac of North America, afin d’englober également les peyotistes du Canada, qui selon Weston la Barre, dans la 3e édition de son ouvrage the Peyote Cult[12], comptait parmi eux des leaders d’Églises catholiques et anglicanes.

35Soulignons qu’en 1955 le congrès de la nac of North America élut à sa tête Frank Takes Gun, qui la dirigea pour une dizaine d’années de façon autoritaire et mena une politique de prosélytisme ambitieuse. Néanmoins, il faut admettre que le peyotisme demeure malgré tout une religion minoritaire dans la plupart des tribus.

36Un tournant décisif se produit à la suite de l’élection du Président Roosevelt en 1932, qui apporte un New Deal aux Américains, mais aussi un New Deal indien en 1934 par le biais de l’Indian Reorganization Act (ira), dont l’objectif est de renverser les perspectives assimilationnistes des Amérindiens. Le Bureau des affaires indiennes placé désormais sous la direction de John Collier, va encourager les tribus dans la perpétuation de leurs traditions.

37M. H. : « J’ai beaucoup d’estime pour John Collier. Ses parents étaient des propriétaires d’esclaves de Géorgie. Il aimait les Indiens. Il passait beaucoup de temps avec eux. Il a témoigné en faveur desgarçons peyotl’’, comme on les appelait, en 1922 … »

38La même année 1934, la circulaire émanant du bia intitulée Indian Religious Freedom and Indian Culture précise qu’« Aucune ingérence dans la vie religieuse des Indiens ne sera plus tolérée ».

39La religion du peyotl semble dès lors protégée. Mais c’était sans compter sur la ténacité de ses opposants, qui vont s’attaquer non plus directement à son culte, mais à tout ce qui peut entraver son déroulement, et notamment l’acheminement du cactus. Ce sera le combat mené par Mabel Dodge Luhan [13] qui diligente pour cela le Sénateur Chavez en 1937 afin de réactiver des lois sur le convoyage du peyotl, non pas au sein d’un seul territoire comme les lois de Gandy de 1916, mais en visant cette fois « le transport entre les États de l’anhalonium, plus couramment connu sous le nom de peyotl [14] ». Cette proposition de loi sera ardemment combattue par John Collier, qui demanda le concours d’anthropologues comme Weston la Barre, Franz Boas ou Alfred Kroeber. La proposition de loi finit par s’éteindre. Et c’est ainsi que prirent fin les batailles juridiques, au niveau du Congrès (mais pas au niveau fédéral ou local, où de nombreuses procédures vont perdurer) … jusqu’à l’expansion des drogues récréatives qui vont fleurir dans les années 1960.

Méandres judiciaires

40L’opposition au peyotl trouve un regain de vigueur au moment du mouvement hippie, et de la mise en circulation de drogues de synthèse (dont le lsd. Mais aussi la mescaline, principe actif du peyotl). Pour encadrer leur usage, le Congrès apporte en 1965 un amendement à la Loi fédérale sur les aliments, les médicaments et les cosmétiques (Federal Food, Drug, and Cosmetic act, 21 USC 321), afin de contrôler « plusieurs drogues dépressives et stimulantes, y compris le peyotl (mescaline) » … « Sauf utilisation en relation avec les cérémonies d’une organisation religieuse authentique [15] ».

41En 1970, la loi sur la prévention et le contrôle de l’abus de drogues (Comprehensive Drug Abuse Prevention and Control Act), et notamment la Loi sur les Substances Contrôlées (CSA), définit le peyotl comme substance hallucinogène de catégorie 1, c’est-à-dire « à fort potentiel d’abus » (le peyotl se trouvant ainsi rangé aux côtés de l’héroïne, du lsd, de l’Ectasy …mais aussi de la Marijuana !).

42Depuis 1978, et la Loi sur la liberté de religion des Indiens d’Amérique (American Indian Religious Freedom Act, Public Law 95-341) (IRFRA), la pratique du peyotisme fait l’objet d’une protection légale. Cette loi ordonne à tous les organismes gouvernementaux de protéger les plantes, les objets et les sites sacrés des Indiens.

43En 1984, Smith et Black, deux membres de la nac, employés d’un centre de désintoxication de l’État de l’Oregon, ne s’étant pas rendu à leur travail après avoir passé la nuit dans une cérémonie du peyotl, sont licenciés [16]. Demandant des indemnités de chômage, ils sont surpris d’une réponse négative, l’État de l’Oregon leur opposant la possession de substance illicite. Les deux hommes portent l’affaire devant la Cour Suprême de l’Oregon arguant de leur liberté religieuse en vertu de la loi AIRFA de 1978. Mais leur plainte est rejetée. Pourtant, après avoir fait appel, les plaignants obtiennent gain de cause en 1988. Ce qui pousse l’État de l’Oregon à porter l’affaire devant la Cour Suprême fédérale, qui renverse l’arrêt, les juges estimant que l’argument des plaignants à pratiquer leur religion n’est pas recevable, puisqu’elle s’oppose à la loi anti-drogue de l’Oregon, qui a une portée universelle (generally applicable law). La Cour pointant le danger qu’un citoyen puisse devenir son propre législateur si la pratique religieuse relevant d’une conviction individuelle surplombe une loi à portée universelle. La Cour arguant que les seuls cas où elle avait accordé une exemption en vertu du 1er Amendement étaient des affaires hybrides (où le droit à la liberté de culte était en lien avec un autre droit garanti par la Constitution, comme la liberté d’expression ou le droit à éduquer des enfants).

44La jurisprudence établie par le cas Smith, s’opposant à la tolérance de l’opinion envers les pratiques religieuses des Indiens soulève un tel tollé, que les actions menées par les groupes religieux portent leurs fruits quelques années plus tard par l’adoption d’une loi actée par le Président Clinton, la Religious Freedom Restauration Act (RFRA) de 1993, précisant que « l’État ne saurait substantiellement entraver l’exercice religieux d’une personne même si cette entrave résulte d’une régulation à portée universelle ». Le cas Smith fut un test de la proportionnalité entre l’intérêt de l’État et la pratique religieuse d’un individu ou d’un groupe. Et initia « une crainte que l’argument religieux reposant sur le 1er amendement, mais aussi sur le RFRA ne devienne un argument fourre-tout [17] » pour ceux qui s’adonnent à la consommation de stupéfiants.

45Aujourd’hui, les lois concernant le peyotl varient d’un État à l’autre, et de nombreux États autorisent une « utilisation religieuse authentique » en tant qu’exception aux Lois sur les substances contrôlées.

46Dans les États tels que l’Arizona, le Colorado, le Minnesota, le Nevada, le Nouveau Mexique, l’Oregon et l’Utah, le peyotl peut être utilisé par toute « organisation loyale et fiable ».

47Dans l’Idaho, l’Iowa, le Kansas, l’Oklahoma, le Dakota du Sud et le Wisconsin, l’utilisation du peyotl n’est protégée que dans les cérémonies de la nac.

48Dans le Kansas, le Texas et le Wyoming, l’utilisation n’est protégée que pour les membres de la nac.

49Mais au Texas, les exigences juridiques sont plus complexes : non seulement l’usager de peyotl doit prouver son appartenance à un groupe religieux autorisé, mais une « ascendance amérindienne » est requise (c’est-à-dire que la personne doit justifier d’un quart de sang Indien au moins).

50Actuellement, le peyotl est rarement consommé par d’autres personnes que les Indiens, et la nac compte environ 250 000 adhérents.


Date de mise en ligne : 08/12/2017.

https://doi.org/10.3917/chime.091.0187

Notes

  • [*]
    Entretien réalisé en mai 2017.
  • [1]
    G. Deleuze & C. Parnet, G comme Gauche, Abécédaire, Paris, Editions du Montparnasse, 2004.
  • [2]
    O. Stewart, Le peyotl, Sacrement de l’Amérique Indienne, Paris, Éditions du Rocher, 2001, p. 417 : « La consommation de peyotl n’entraîne pas d’effet secondaire. Il ne s’agit pas d’un stupéfiant. Il ne provoque aucune accoutumance ».
  • [3]
    Ramo de Inquisición, Tomo 289, Archivo General de la Nación, Mexico City, rapporté par O. Stewart, op.cit, p. 40.
  • [4]
    J. Mooney, The Kiowa Mescal Rite, Report of speech to American Anthropologist, Vol. 5, n° 1, 1892
  • [5]
    O. Stewart, op. cit., p. 59.
  • [6]
    À propos de la Ghost Dance, voir infra, et note 11.
  • [7]
    J. Mooney, The Ghost Dance religion and the Sioux outbreak of 1890, US Bureau of American Ethnology, 1892-III, Annual Report, 1897.
  • [8]
    O. Stewart, op.cit., p. 77-90, et p. 443, p. 446.
  • [9]
    M. Hittman, Wovoka and the Ghost Dance, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1990.
  • [10]
    Le rituel Kiowa-Comanche popularisé par Quanah Parker (encore appelé rituel de la Demi-lune ou rituel du Tipi) évoluera jusqu’à l’introduction d’une nappe d’autel sur laquelle sont posés une Bible et le Chef Peyotl.
    Le rituel de la Pleine-lune de Wilson, par la suite développé sous le nom de rituel du Feu en Croix avec des caractéristiques chrétiennes accentuées. Il est à remarquer que les adeptes du peyotisme participaient indifféremment aux deux rites au gré des circonstances.
  • [11]
    S. Liljeblad, propos rapportés par O. Stewart, op.cit., p. 449.
  • [12]
    W. La Barre : The Peyote Cult, Hamden (Connecticut), Shoe String Press, 1969, [1st édition, 1938].
  • [13]
    Mabel Dodge Luhan, une riche héritière mariée à un Indien Tahoe, est farouchement opposée à l’usage du peyotl. Elle héberge un temps D.H. Lawrence dans un ranch. Mais leurs relations vont vite devenir tendues. Ce séjour lui permettra de rassembler des notes pour son ouvrage Le Serpent à Plumes.
  • [14]
    O. Stewart, op. cit., p. 322.
  • [15]
    O. Stewart, op.cit., p. 20.
  • [16]
    N. Issaoui, Les mouvements religieux minoritaires à l’épreuve du droit états-unien, Etude des contours fluctuants de la liberté religieuse du xixe siècle à nos jours, Thèse présentée et soutenue publiquement le 4 novembre 2016. (Nawal Issaoui est Docteur en études anglophones, Centre de Recherche climas, Université de Bordeaux-Montaigne).
  • [17]
    N. Issaoui, ibid., p. 130.
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