1Jean-Philippe Cazier : Qu’est-ce qui serait révolutionnaire dans la façon dont Marx pense la révolution ?
2Pierre Macherey : Marx ne s’est pas contenté de « penser la révolution », il s’est posé la question de savoir comment la faire concrètement, en l’intégrant au devenir réel du monde humain. Ce faisant, il s’est confronté à une difficulté dont les enjeux sont théoriques et pratiques. Il fallait concevoir les lois d’un devenir obéissant à ses nécessités propres et il fallait trouver les moyens, en faisant fond sur ces lois, d’intervenir sur ce devenir, pour en modifier le rythme ou lui imprimer une nouvelle orientation. La première exigence relève d’une logique de l’être, qui se situe dans une perspective de conservation, la seconde d’une logique du devoir-être, qui se situe dans une perspective d’innovation. Marx a cru surmonter cette contradiction avec le schéma de la dialectique hégélienne, sous condition que celle-ci soit « remise sur ses pieds ». De ce schéma se dégage la représentation d’une histoire ayant en elle-même le principe de sa Veränderung (devenir), qui ne soit pas réductible à une somme d’accidents externes, aléatoires. Pour adapter cette représentation au projet d’une politique matérialiste, il devait suffire d’assigner comme moteur à ce devenir le développement naturel des forces productives et des rapports de production, dont les interactions engendrent la lutte des classes. Le problème est que ce « renversement », ce passage d’une dialectique idéaliste à une dialectique matérialiste, laisse intacte la conception d’une histoire qui ne s’en dirige pas moins vers ses fins, à la jointure entre être et devoir-être, dans une perspective eschatologique. Ce qui est discutable, c’est la prétention de retotaliser l’ensemble des éléments qui interviennent dans le processus historique, en présupposant qu’ils doivent converger, faisant ainsi l’objet d’une représentation globale dont le fait révolutionnaire constitue l’un des moments. La question est alors de savoir si la conjoncture est ou non en soi révolutionnaire, ce qui est la condition pour qu’elle le soit aussi pour soi, en devenant la cible de l’action qui vise à la transformer. Cette question, qui se veut pratique, est en réalité purement théorique. Dans les faits, la conjoncture n’est jamais tout à fait révolutionnaire, programmée dans le cadre du devenir historique considéré dans son ensemble de telle manière que la révolution puisse ou doive y advenir. Ce qui signifie que la conjoncture est aussi toujours révolutionnaire, par un côté qui demeure à découvrir, et qui n’est pas fatalement le « bon » côté, celui qui regarde dans le sens où l’histoire, d’elle-même, est censée se diriger.
3Il faut renoncer à voir les choses sous cet angle et prendre acte que, dans les faits, ça ne marche pas. L’idée de la grande Révolution, celle de la « lutte finale » qui, d’un seul coup bien placé, doit tout changer en bloc, a fait son temps. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut abandonner tout projet révolutionnaire, mais revoir l’allure générale de ce projet, en l’inscrivant dans une perspective non de globalisation et de concentration, mais de division et de dispersion. Apprendre à le décliner au pluriel, ce qui est le moyen d’en réconcilier les aspects objectifs et subjectifs, plutôt qu’assumer un projet de rupture définitive, répondant à la formule « classe contre classe » et/ou élaboré sous forme de programme ou de ligne sous la responsabilité d’une élite dirigeante. Les acteurs réels du devenir historique n’ont d’espoir de résister au système dans lequel ils sont pris dès leur naissance, et qui constitue la clé d’un assujettissement qui fait d’eux des sujets soumis au jeu clivant des normes, qu’en s’engageant dans des luttes partielles, souvent improvisées, qui profitent des occasions dans lesquelles ce système laisse émerger les équivoques et les contradictions sur lesquelles il est bâti et dont il ne parvient pas à effacer tout à fait la marque. Une politique matérialiste, pour autant qu’elle ne dispose d’aucune légitimité a priori, ne peut qu’être pragmatique, éclectique. Pour reprendre la maxime de Bonaparte : on avance et puis on voit.
4Que l’histoire n’aille nulle part, c’est une perspective d’ouverture, une chance dont il serait absurde de ne pas se saisir.
5J.-P. C. : Est-ce un abandon de l’utopie ?
6P. M. : Une certaine vulgate marxiste a renvoyé dos à dos socialisme scientifique et socialisme utopique. Peut-être le temps est-il venu de tirer un trait sur cette alternative, qui oppose dans l’abstrait l’imaginaire au réel, en négligeant que l’imaginaire n’est pas le résultat d’une création aléatoire et superfétatoire, mais s’enracine dans la condition des êtres qui y sont en proie, condition dont il est, en situation, une manifestation, une expression, biaisée sans doute, mais non moins nécessaire. La spéculation utopique est vaine lorsqu’elle est tournée vers un avenir possible auquel feraient encore défaut les moyens de sa réalisation, sur laquelle cette spéculation anticipe, et que d’une certaine manière elle prépare en en dessinant à l’avance le plan d’ensemble. Il n’y a pas de plan d’ensemble à l’intérieur duquel viendrait s’inscrire le cours de l’histoire, comme voudrait le faire croire une philosophie de l’histoire qui regarde en réalité du côté d’une théologie de l’histoire. L’utopie regarde non vers l’avenir mais vers le présent, dont elle révèle les insuffisances, les maillons faibles, l’envers, ce qui lui confère une dimension critique, potentiellement révolutionnaire dans la mesure où elle nourrit le sentiment que, comme ça, ça ne va pas, « quelque chose manque », comme le dit une chanson du Mahagonny de Brecht. Ernst Bloch, le grand philosophe contemporain de l’utopie, avait fait de cette formule la devise de sa démarche.
7J.-P. C. : Aujourd’hui, la référence à Marx ou à Gramsci est présente dans des discours très divers. Je pense à Stuart Hall, à des théoriciens des postcolonial studies, ou encore des queer studies comme Kevin Floyd. Ces travaux déplacent le marxisme dans des domaines qui ne sont pas immédiatement les siens, ce qui amène à des critiques et transformations des outils marxistes, à commencer par l’idée de révolution. Cette réappropriation de Marx implique-t-elle la relativisation de cette idée au profit d’autres permettant de mieux penser les conditions actuelles des luttes ?
8P. M. : Marx ne s’est jamais considéré « marxiste », c’est-à-dire porteur d’un message doctrinal devant être assumé tel quel comme un tout refermé sur lui-même. Il est resté animé par un esprit de recherche qui impliquait des prises de risque en dehors de toute promesse d’achèvement et d’orthodoxie. Se placer aujourd’hui dans le sillage de Marx, cela ne peut se borner à répéter ce qu’il a dit sous des formes qui ne sont pas exemptes de lacunes et de contradictions, ce qui devrait décourager d’interpréter son message dans le sens d’une théodicée refermée sur les fins dont elle se réclame, mais c’est reprendre cette recherche pour laquelle tous les moyens doivent être essayés, en vue de faire le tri entre ce qui marche et ce qui doit être abandonné. C’est s’en servir comme d’un outil de travail, en l’associant à d’autres. Il faut adopter un point de vue critique, auquel rien ne doit a priori échapper. Etre révolutionnaire aujourd’hui, autant que faire se peut, c’est aller jusqu’à remettre en cause l’idée de révolution, ce qui est la condition pour lui inventer de nouvelles formes. Le temps des « thèses » que l’on assène alors qu’elles ne sont en fin de compte que des hypothèses de travail est révolu. On doit s’en féliciter car ainsi est offert un espace d’investigation et d’intervention décloisonné, hétérodoxe, ce dont il ne faut cependant pas se hâter de conclure que tout est à mettre sur un même plan, à valeur égale. L’idée même de révolution enclenche une dynamique de reproblématisation à laquelle on ne voit pas comment elle pourrait elle-même échapper.
9J.-P. C : Aujourd’hui, de nombreux théoriciens mettent l’accent sur une analyse critique des normes. Vous-même avez publié un livre sur l’analyse et l’usage de la norme chez Canguilhem et Foucault. Ces analyses, souvent, pointent chez Marx et les marxistes un oubli ou un renforcement des normes sexistes et hétérosexistes, ce qui ferait de la révolution marxiste une révolution qui ne serait pas véritablement révolutionnaire. En même temps, les féministes en général, les féministes queer en particulier, insistent sur les corps et en font le lieu de mutations possibles par rapport aux normes, et donc des normes elles-mêmes. Le matérialisme critique de Marx se réfère à l’expérience humaine concrète, avec une place importante faite aux corps – sauf que les corps marxistes ne sont pas spécialement sexués ni genrés, et ne semblent pas avoir de sexualité ni de sexualités. En quoi le travail sur les normes serait-il un déplacement par rapport à Marx, conduisant à penser autrement la mise en cause des dominations ?
10P. M. : Prendre la socialité par le biais des normes constitue, je crois, l’apport théorique essentiel de Foucault, sur des bases qui se trouvaient déjà chez Canguilhem. Il ne s’agit pas d’une hypothèse générale, applicable à toute forme de société, présentant un caractère transhistorique. C’est une incitation à analyser sur quelles bases et sous quelles conditions la société, à un certain moment qui est encore le nôtre, est devenue une société de normes, soumise comme telle à une logique qui n’a plus rien à voir avec l’imposition d’une légalité formelle marchant principalement à l’obligation et à la sanction. Le changement apporté par l’instauration d’une société de normes, que Foucault situe à la charnière du xviiie et du xixe siècle, donc en relation avec la révolution industrielle et avec la mise en place du rapport capital-travail qui en a été la conséquence, a consisté dans le fait que, pour propager sa domination, le pouvoir a pris pour cible non de l’effectif mais du tendanciel, non du réel, mais du possible, ce à quoi il est parvenu en « rationalisant » et en « sécurisant » tous les aspects sans exception de la réalité humaine, y compris la sexualité. C’est cette idée qui se tient à l’arrière-plan du concept de « biopouvoir », un pouvoir qui ne se contente pas de réprimer mais qui « fait vivre », tout en laissant mourir. Il prend en charge à titre préventif la production de la vie de manière à en répartir les potentialités en vue d’en tirer un maximum de profit, ce qui donne son contenu au discours libéral sur la croissance. Le type de sujet pensant et agissant approprié à cette structure est un sujet d’imputation, identifié en fonction de qualifications qui lui sont attribuées sur la base de combinaisons calculables de réel et de virtuel. C’est ainsi que, dans le cadre du contrat de travail sur lequel repose le régime du salariat, ce sujet est traité comme « sujet productif », porteur d’une force de travail socialement mesurée dont la mise en œuvre lui échappe, de telle manière que, s’il en reste formellement le propriétaire, il n’en a plus la maîtrise.
11Dans un tel cadre, Foucault a raison de l’affirmer, le pouvoir ne descend plus d’en haut mais il monte d’en bas, selon des procédures décentrées, ce qui lui garantit de couvrir à l’avance la totalité du champ où il intervient en collant au plus près à ses manifestations de détail, de manière immanente. Etre sujet sous des normes, dans ce type de société, c’est être attendu et piégé par des grilles qui se saisissent de lui avant même qu’il soit né, qui aménagent les conditions de son insertion dans un système où sa place est marquée, et cela sans même qu’il ait à prendre conscience de l’exigence à laquelle il se plie tout naturellement, suivant l’esprit d’évidence qui caractérise le pouvoir des normes. Ce pouvoir, qui se présente comme « naturel », et ne se reconnaît d’autre direction que celle que lui imprime une « main invisible », relève en fait d’une « seconde nature ». Lui qui prétend faire l’économie de toute référence idéale extérieure à la nécessité des faits, et professe la fin des idéologies, est en réalité par excellence le pouvoir idéologique, qui exerce son emprise au plus intime des esprits et des corps, qu’il formate à la mesure de ses estimations de développement calculées au plus juste. Son exploit est d’avoir ramené l’idéologie sur le plan de l’économie, en lui donnant la forme d’une infra-idéologie, qui s’insinue partout dans le corps social sous des formes diffuses et souvent imperceptibles.
12Si on prend au sérieux cette hypothèse, cela permet de décliner la révolution au pluriel. Cessant de la voir en gros, on en déporte la représentation vers la considération des détails concrets, apparemment insignifiants, qui ordonnent la vie au quotidien selon des figures décentrées qu’il ne faut pas se hâter de synthétiser en les ramenant à un plan global promu de loin et d’en haut. Foucault doit être entendu lorsqu’il explique que, dans le type de société où nous vivons, soumis au régime du naturel et de l’immanence, la tentative d’une « prise du pouvoir » est vaine, dans la mesure où elle est viciée à la base parce qu’elle n’a pas pris la mesure exacte des formes prises aujourd’hui par un pouvoir qui, n’ayant plus de tête, mais s’exerçant par en bas, n’a du même coup plus de tête à couper.
13J.-P. C. : Ce qui revient à repenser les conditions de la critique et de l’émancipation…
14P. M. : Il est clair que l’horizon révolutionnaire doit être remanié en profondeur, ses cibles ne peuvent être les mêmes que celles qu’il visait lorsque prévalait, à l’époque des monarchies absolues, une conception centrée et unifiée du pouvoir. Emergent de nouveaux points d’attaque qui exploitent les maillons faibles de cette société de normes dans laquelle Debord a vu une « société du spectacle », c’est-à-dire une construction qui n’a rien du tout de naturel comme voudrait le faire croire le projet « rationnel » sur lequel elle s’édifie : par-dessous, elle use de moyens détournés, par exemple ceux fournis par ce que Barthes appelle ses « mythologies », pour imposer le sentiment diffus et poisseux de naturalité et d’évidence dans lequel elle baigne en permanence. Dans ce type d’organisation collective, les modes de subjectivation, qui jouent dans l’ombre, remplissent un rôle déterminant : ce sont eux qui captent les esprits et les corps, qu’ils préparent à se soumettre, hors de toute prise de conscience, au système qui s’épargne ainsi la peine de les contraindre. La société de normes a besoin de sujets dociles, enclins à assumer les rôles qu’elle leur assigne. Pour atteindre cet objectif, elle installe matériellement les procédures d’où découle une interpénétration constante de l’individuel et du collectif, de l’objectif et du subjectif, du corporel et du mental, du public et du privé, dont les frontières ne sont plus perceptibles, ce qui ne les empêche pas de remplir les fonctions de triage pour lesquelles elles sont programmées, mais au contraire en renforce l’efficacité. C’est à ces procédures que pense Butler lorsqu’elle attire l’attention sur la « vie psychique du pouvoir », qui est l’une des clés de son fonctionnement actuel. Cette vie psychique n’a rien d’immatériel, elle s’enracine dans les profondeurs de l’existence corporelle qu’elle parvient à saisir à la fois en détail et en masse, en évitant au maximum d’être prise sur le fait.
15J.-P. C. : Foucault, en 1978, critique le marxisme accusé de contribuer à l’appauvrissement de l’imagination politique, d’être « une modalité du pouvoir dans un sens élémentaire », marxisme qu’il distingue de l’intérêt que peut avoir Marx. Le marxisme aurait fonctionné comme une entreprise de pouvoir excluant « différents problèmes importants qui se produisent dans la société réelle ». Le marxisme aurait fonctionné comme l’expression d’un conservatisme empêchant la prise en compte de la société réelle, et sa transformation. Les problèmes occultés auxquels Foucault fait référence sont d’ailleurs ceux dont il s’est lui-même occupé : folie, raison, médecine, sexualité. Ne pourrait-on lire son travail comme une entreprise visant à un dépassement politique du marxisme et redéfinissant les conditions d’une mutation sociale et politique ? Dans son œuvre, on trouve une interrogation récurrente et complexe sur la possibilité et les moyens d’une libération, d’une invention par rapport aux forces coercitives ou aux constructions normatives. Ce questionnement ne reprend pas l’idée de révolution mais implique la recherche d’autres possibilités.
16P. M. : Foucault a critiqué le marxisme, avec une virulence polémique sans pareille. Mais, si on regarde, on s’aperçoit qu’il a entretenu avec Marx, dans une perspective critique, un dialogue permanent et complexe. Dans un passage des Mots et les choses qui, extrait de son contexte, a fait mouche, il avance que Marx n’est au fond qu’un avatar de Ricardo qui, avant lui, avait présenté le travail humain comme « source de la valeur », dont ainsi il ne constitue pas seulement la mesure abstraite, comme l’avait affirmé Smith, mais qu’il produit matériellement. Dans cette perspective, la clé de l’économie moderne est à chercher du côté d’une anthropologie du travail, qui s’enracine dans l’existence corporelle du travailleur, ce qui met hors-circuit tout système représentationnel, donc supprime la référence à l’idéologie. Mais cela ne l’empêche pas de prendre au sérieux ce que Marx avait expliqué dans la quatrième section du livre I du Capital, qui traite de la production de la plus-value relative, dans un esprit qui n’a plus rien de ricardien et qui, même, constitue une remise en question sur le fond de la conception ricardienne de l’économie.
17J.-P. C. : C’est-à-dire ?
18P. M. : Le nerf de la démonstration de Marx est fourni par la substitution à une conception anthropologique du travail, renvoyant à une nature des choses, conception qui est celle de Ricardo, d’une conception historique ne fonctionnant que dans le cadre de l’exploitation du travailleur par le capitaliste qui, par la médiation du contrat de travail, donc du salariat, rend possible l’extraction de la plus-value ou survaleur. Ce que le travailleur échange contre un salaire à travers ce contrat, ce n’est pas son travail, du travail en soi considéré comme une émanation de l’essence humaine, mais c’est le droit d’utiliser sa force de travail en un lieu donné, l’atelier ou l’entreprise, et durant un temps donné, la journée de travail. Or, cette force de travail n’a rien de « naturel », ce n’est nullement une donnée anthropologique inhérente à l’existence personnelle et corporelle du travailleur : c’est une réalité fabriquée, une invention du capitaliste qui, en le salariant, a transformé le demandeur d’emploi en « sujet productif », dont la force de travail est susceptible d’être socialement mesurée, ce qui est la condition pour que puisse être faite la part, dans ce qu’elle produit, entre ce qui relève du « travail mort » et ce qui relève du « travail vivant ». L’extraction de la survaleur, dont le capitaliste tire son profit, est rendue possible par ce partage, qui lui permet de rémunérer à valeur égale ce qui, dans la force de travail, représente du travail mort, déjà effectué, tout en exploitant à son seul bénéfice ce qui relève du travail vivant, en cours d’effectuation. L’organisation capitaliste du travail est tendue vers un seul but : diminuer la part du travail payée par le salaire, augmenter au maximum celle qui ne coûte rien à l’entrepreneur et dont l’exploitation lui rapporte un bénéfice. Pour y parvenir, une première voie consisterait à allonger au maximum la journée de travail, ce qui correspond à l’extraction de la plus-value absolue. Cette entreprise est limitée par le fait qu’il faut concéder un temps minimum à la réparation de la force de travail. Mais aussi que la journée astronomique ne comporte pas plus de 24 heures. Et enfin, surtout, par le fait que, s’il va trop loin dans ce sens, cela suscite chez les travailleurs un début de prise de conscience, ils s’associent, parviennent à arracher collectivement une limitation légale du temps de travail, dont le respect est contrôlé par des inspecteurs. Or, l’entrepreneur capitaliste, qui entend être maître chez lui – c’est ce qui donne en dernière instance son contenu au discours libéral –, a horreur que ses activités fassent l’objet d’une surveillance, ce qui l’astreint à rendre des comptes à leur sujet, et il entend ne traiter qu’avec des partenaires indépendants, isolés les uns des autres, non réunis en corps, ce qui leur donne des moyens de faire valoir leurs revendications auxquelles il lui devient plus difficile de s’opposer. Il lui faut donc se tourner d’un autre côté, en cherchant à diminuer la valeur de la force de travail, en jouant sur sa productivité, en vue d’extraire de la plus-value relative. Par ce biais, le travailleur n’est pas acteur économique seulement en tant qu’il est « producteur », comme le concevait Ricardo, mais, en tant que porteur d’une « force » dont les virtualités sont encore à actualiser, il est devenu « productif », ce qui est tout autre chose, et relève, en pratique et non seulement en théorie, d’une tout autre logique.
19Cette analyse est renforcée si on fait intervenir le concept de « société de normes », qui explique comment sont fabriqués des « sujets productifs » dont la condition ne s’explique pas seulement par des raisons naturelles relevant d’un point de vue anthropologique. Il n’est pas nécessaire de forger la représentation d’un Marx déjà foucaldien ou celle d’un Foucault encore marxiste. Il suffit de faire se recouper sans a priori les résultats de leurs analyses, en vue de les enrichir l’une par l’autre. On peut en particulier attendre d’une telle démarche qu’elle restitue la plénitude de son contenu à la problématique du sujet. Lorsque Foucault, dans la période ultime de sa recherche, s’est attaché à cette problématique, on a cru qu’il le faisait dans le sens d’un retour ou d’une restauration du for intérieur de la conscience, en s’éloignant de la problématique du pouvoir qui l’avait occupé auparavant. Mais aborder la subjectivité seulement sous cet angle est réducteur : la subjectivité, ce n’est pas en priorité ce que révèle un examen de conscience d’où se dégage un sentiment intime de « soi », mais c’est plus généralement un ensemble de dispositions corporelles et mentales, indissociablement, qui sont attachées au fait d’être sujet. Or, on n’est pas sujet tout seul et pour soi, dans le secret de sa conscience, mais en contexte, et dans le contexte historique actuel c’est être sujet sous des normes, formaté de manière à exécuter un certain nombre de tâches, comme être sujet productif, sujet d’opinion, sujet désirant, sujet contractant, etc., et appelé à prendre tout naturellement place dans des grilles de valeur dont l’emprise est renforcée par le fait qu’elle demeure insensible et échappe à la conscience. Etre sujet, sous un tel horizon, c’est tout sauf être, en puissance ou en acte, conscient de soi.
20J.-P. C. : Ce qui pourrait rejoindre certains travaux d’Althusser.
21P. M. : Cette problématique du sujet, dont les enjeux sont aujourd’hui essentiels, y compris politiquement, Marx l’avait, pour des raisons multiples, délaissée. C’est cette lacune qu’Althusser avait tenté de combler en avançant sa « théorie » de l’interpellation des individus en sujets par l’idéologie, sous la forme matérielle des « appareils idéologiques d’Etat ». Cette tentative mérite d’être réévaluée, de façon à ce qu’en soient dégagés les acquis positifs. Pour cela, je pense qu’il faut éviter de s’enfermer dans une vulgate althussérienne et de rigidifier des hypothèses de travail qu’il avait mises en circulation avec prudence, en les publiant, en 1971, sous forme de « Notes » que leur caractère inachevé prêtait à toutes sortes d’interprétations. Ce qui est préférable, c’est de confronter ces hypothèses avec d’autres, qui, à partir de présupposés différents et dans un autre langage, se sont confrontées à cette question de « l’être sujet ». Je pense aux Réflexions sur la question juive de Sartre, à Peau noire, masques blancs de Fanon, à l’Histoire de la sexualité de Foucault, aux textes extraordinaires qui ont accompagné la « tentative » de Deligny, qui en suivant chacun sa logique propre, se recoupent sur la question de la subjectivité replacée dans la perspective élargie, et dans un sens rematérialisée, en tout cas resocialisée, que je viens d’évoquer. De ce type d’enquête, on peut attendre en particulier des éclaircissements sur ce que c’est qu’être, aujourd’hui, sujet « révolutionnaire », engagé lucidement dans un effort en vue non de changer le monde en général, mais d’intervenir en situation dans la société telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être.
22J.-P. C. : Au sujet de la révolution iranienne, Foucault souligne que celle-ci n’est pas « révolutionnaire » mais qu’elle n’est pas pour autant à considérer comme platement réactionnaire, car elle fait apparaître ce que peut être une lutte politique « dès lors que celle-ci mobilise les couches populaires » : « Elle fait, de milliers de mécontentements, de haines, de misères, de désespoirs, une force ». Apparaît un élément que Foucault rattache à la révolution et qui est l’affect. Si la révolution iranienne peut se comprendre à partir de conditions complexes, il semble que ces conditions engendrent des luttes lorsqu’elles produisent des affects qui les rendent insupportables. Peut-être que ce sont les affects qui provoquent les révolutions. Deleuze dit que Foucault, lors des manifestations, était animé d’une colère, qu’il percevait l’intolérable, ce qui renvoie à la perception et aux affects, à la réalité de corps et de subjectivités qui ne supportent plus. La contestation, la lutte, ne sont-elles pas une question d’affects ? On retrouverait une perspective nietzschéenne, un rapport avec Spinoza…
23P. M. : « Percevoir l’intolérable », c’est avoir ce sentiment, que j’évoquais précédemment, que « quelque chose manque ». Si on se place à ce point de vue, on se rend compte que, en politique, les affects jouent un rôle au moins aussi important que les institutions et appareils de tout genre. Cette idée se trouvait chez Spinoza, qui ne dissociait pas éthique et politique, et qui considérait que faire l’impasse sur les passions et les bases imaginaires d’où elles tirent leur force propre, c’est s’empêcher d’accéder à une vue claire du fonctionnement réel de la socialité, qui met en jeu des figures de subjectivité se déployant au jour le jour entre passivité et activité, entre servitude et liberté, selon des rapports remaniables en permanence, ce dont il y a lieu de tirer à la fois des raisons de craindre et d’espérer. Ceci pris en compte, jusqu’à quel point la vie sociale peut-elle être rationalisée, et que peut-on attendre de ce genre de démarche ? La raison ne peut être introduite de force dans l’histoire et dans la société, et il est vain de se figurer qu’elle y soit déjà à l’œuvre de façon cachée. Par ailleurs, c’est le point qui a été mis en valeur par l’Ecole de Francfort, les efforts en vue de rationaliser la vie sociale se révèlent dévastateurs, dans la mesure où ils installent les conditions d’un asservissement généralisé qui n’est plus perçu comme tel par ceux qui en subissent les effets, ce qui est le principe de base du fonctionnement de la société de normes. Il est devenu périlleux de faire confiance à des projets de transformation globale de la société. Il faut renoncer, du moins aujourd’hui, à faire la révolution en grand, et se résigner à la voir en petit, sur le plan des détails concrets de l’existence, en sachant qu’à tout moment le mieux peut se retourner en son contraire.