Notes
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Alexis Forestier est metteur en scène, scénographe-constructeur et musicien. Performance Chaosmose, une lecture collective #4 ; entretien avec Pascale Criton, réalisé le 6 février 2013.
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[1]
Cabaret Voltaire, d’après le journal d’Hugo Ball, créé à Nevers en juin 1993, joué à Paris, Zürich, Bienne, Suresnes, Chalon-sur-Saône et Mont-Saint-Aignan, par la Compagnie des Endimanchés.
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[2]
H. Ball, La fuite hors du temps, Journal 1913-1921, Monaco, Éditions du Rocher, 2006.
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[3]
Fragments complets Woyzeck, d’après G. Büchner, création 2001 au Théâtre Dijon Bourgogne, représentations au Théâtre Paris-Villette, à Turin en Italie et Suwon en Corée du sud.
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[4]
Une Histoire vibrante, d’après les « récits et fragments narratifs » de Franz Kafka création 2000-2002, Théâtre de la Cité internationale, Laboratoires d’Aubervilliers, Gare au Théâtre.
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[5]
J. Oury, Création et schizophrénie, Paris, Galilée, 1989.
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[6]
F. Ponge, La fabrique du pré, Paris, Skira, 1971.
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[7]
Oberiou, Association pour un Art Réel, groupe d’avant-garde russe des années 1920, forme russe du dadaïsme littéraire.
1Pascale Criton : Il y a quelque chose de jubilatoire dans tes spectacles, un souffle qui se déplace et nous met en mouvement. À l’opposé d’une scène préétablie où l’on pourrait prévoir comment les choses vont se passer, le fil est déconcertant... Il y a souvent plusieurs scènes simultanées, des chevauchements d’actions : les temps sont à la fois reliés, tout en conservant l’autonomie de matières différentes : voix chantées, voix parlées, textes cités, actions sans paroles, mouvements, changements de plateau – en particulier dans Divine party. Comment en es-tu venu à cette scénographie plurielle ?
2Alexis Forestier : À l’origine de notre travail, un projet a donné l’impulsion et le commencement de la compagnie, il s’appelait Cabaret Voltaire [1], tentative d’évocation de la naissance du mouvement Dada à Zürich. Je m’étais saisi d’un document qui n’était pas encore disponible à l’époque, le journal d’Hugo Ball, en cours de traduction. Celui-ci fait état, sur une période assez courte 1913-1921, de ses multiples investigations dans le domaine de l’esthétique, de la philosophie ou de la politique avant la première guerre.
3Puis l’arrivée de la guerre marque une rupture et le conduit à l’exil. Il se demande vers quoi il pourrait se tourner dans le désœuvrement et la détresse consécutifs à son exil en Suisse, tout cela dans une certaine précarité : « À quoi pourrait bien ressembler la chose dans laquelle je m’engagerais corps et âme ? Surtout avec la multiplicité d’intérêts que j’ai pour la beauté, la vie, le monde et avec toute ma curiosité pour le contraire [2]. » La période historique du Cabaret Voltaire court de janvier à juin 1916, elle précède et inclut la naissance du dadaïsme. C’est au cours de ces six mois que le terme Dada apparaît pour la première fois sur le devant de la scène. Le spectacle était construit sur une sorte de séquencement en deux périodes : l’une qui précédait l’apparition du mot dada, où je repérais une sorte de turbulence originelle qui traduisait pour moi l’essence de ce qui allait émerger là… Et dans le deuxième temps, se mettait en place une logique programmatique. Le spectacle évoquait l’éclatement de ce premier temps de rencontre entre différents individus qui étaient Arp, Tzara, Janco et puis Huelsenbeck et Ball. Il y avait d’ores et déjà, au travers de ces deux séquences, un désir d’interroger des principes de simultanéité, de polyphonie de corps, de présences. Donc les prémisses de cette superposition de strates, de manière naïve et intuitive à l’époque, cela fait quasiment vingt ans. Le journal d’Hugo Ball était une sorte d’appui, de support, à partir duquel avaient lieu toutes sortes de ramifications. Certaines actions pouvaient anticiper ou prolonger ce qui allait être dit par le lecteur du journal ; la pièce démarrait par une conférence fantaisiste et absurde sur dada, dans une langue inventée pour l’occasion. Celle-ci était ponctuée d’extraits du journal précédant le moment de formation du Cabaret Voltaire… Le conférencier était avalé à deux reprises par le lecteur du journal qui trônait sur une immense tribune et dispensait un ensemble d’éléments dont se saisissaient les autres présences. Ce sont de très beaux textes, notamment quelques manifestes dada de Ball qui jalonnent cette période, dans lesquels il prétend que le dadaïste est conscient de toutes les dissonances qui l’entourent, et qu’il en souffre jusqu’à l’auto-dissolution.
4P. C. : Ces références font-elles toujours sens pour toi, ce ne sont pas des pages tournées ?
5A. F. : Elles sont présentes, bien qu’il faille que je m’en détache. Il y a toujours la question des avant-gardes qui fait retour…
6P. C. : Ah ! On pourrait dire cela aussi de Chaosmose ! « Les années quatre-vingt-dix c’est vieux ! ». Or, ce n’est pas si sûr, et Guattari connaissait bien l’épisode Dada.
7A. F. : Oui, il y avait déjà la conviction, à ce moment-là, qu’une image – et a fortiori une image théâtrale –, était composée de plusieurs temps et de plusieurs gestes. Il y avait une nécessité de lutter contre une image qui comprendrait un temps en soi, unique et figé, contre l’univocité de la représentation théâtrale. Le fait de découvrir ces principes de simultanéisme permettait déjà d’inventer une relation entre la scène et la salle qui ne soit pas dans un rapport univoque, mais qui permette à l’auditeur-spectateur-écouteur de se frayer un chemin au travers d’un paysage pluriel, hétérogène.
8P. C. : Le mouvement est très actif dans tes spectacles, la scène se réorganise constamment, les dispositifs se déplacent comme des radeaux sur un fond mouvant. Loin d’un récit homogène, il s’agit davantage d’un jeu multiple, d’une fabulation qui se renouvelle constamment, un devenir-ballet de signes, de personnages, d’objets. Comment cette « composition » mobile et plurielle prend-elle corps ? Comment se construit-elle ?
9A. F. : J’ai l’impression qu’il n’y a pas de formule. C’est un théâtre qui cherche la forme qui pourrait être la sienne, qui tend à sans cesse renouveler ses propres principes de mise en présence, à modifier constamment les logiques d’apparition en travaillant à partir d’éléments disparates. C’est un idéal peut-être, et sans doute reproduit-on souvent les mêmes schémas de confrontation ou d’assemblage. Mais il y a plusieurs strates, tout de même, qui procèdent de modalités un peu différentes. Au départ, il y a une logique intuitive, des rencontres fortuites d’éléments qui ne sont pas forcément reliés les uns aux autres, ou plutôt qui entretiennent des principes qu’on doit avant tout saisir dans leur étrangeté ou leur éloignement. Au départ, l’idée repose sur une sorte d’intuition de couplage texte-musique, avec un support textuel qui peut lui-même être un couplage – comme c’est le cas dans Divine party. Là, l’intuition consistait à rapprocher Dante et Kafka et faire jouer des résonances sémantiques, internes, qui allaient conditionner la musicalité générale du projet, fondée sur une superposition de l’italien de Dante et de l’allemand chanté. En général, je parle plutôt de couplages texte-musique, que ce soit à propos de Stein, Deligny, Cummings, Dante ou Kafka, dans le sens où… Il y a le texte d’abord, et puis ce mouvement qui consiste à venir fabriquer, bricoler une musique qui entretient une relation de proximité avec celui-ci, parce qu’elle repose sur un travail de prosodie ou de découpage rythmique, harmonique, mélodique à partir des éléments textuels. Quand je parle de rencontres de hasard ou de mélanges fortuits, il m’arrive aussi d’amener des musiques existantes qui sont dans des rapports de parenté très lointains avec les textes eux-mêmes. De même, je convoque des objets scéniques qui ne sont pas là pour illustrer ou entrer dans un système descriptif avec le texte. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a à la fois une rencontre d’éléments éloignés les uns des autres et en même temps, en alternance, une logique de rapprochement de ces éléments, une tentative de trouver des zones de contact et de proximité entre les éléments éloignés.
10P. C. : Au départ, tu construis une collecte un peu disparate ?
11A. F. : Oui, oui, oui très disparate. Je laisse venir beaucoup de choses…
12P. C. : C’est un dispars initial ?
13A. F. : Oui, qui essaye d’ouvrir les champs les plus multiples, pour troubler nos automatismes de perception, les modifier, les déplacer, les mettre à mal…
14P. C. : On est confronté à l’imbrication de scènes, à une valse des idées et des objets, toute une prolifération de dispositifs impliquée par des manipulations de plateau : coulissements, cordages, poulies, roulettes. Cela constitue une véritable dramaturgie en soi et j’imagine que cela se fabrique, du moins en partie, sur le plateau ?
15A. F. : Il y a beaucoup de choses qui sont là avant. Et une volonté d’échapper à une sorte d’intentionnalité… La rencontre, c’est comme si ça fonctionnait avec deux béquilles ou deux manettes qui seraient, d’une part la rencontre fortuite d’éléments étrangers, non poreux les uns aux autres, et puis en même temps des principes de littéralité, de relations plus étroites.
16P. C. : Tu dessines ?
17A. F. : Oui, je dessine beaucoup, des dispositifs. Je laisse aller et venir les images, à partir d’un texte. Bien souvent c’est le résultat de rêveries, de visions nocturnes. Il arrive que j’attrape certaines images, ce qui a vraiment été le cas pour le texte de Deligny, le Village de Cristal avec ses élastiques. Tout le dispositif était apparu sous forme de tableaux, d’images graphiques très précises surgies à la lisière du sommeil, ce qui ensuite a été réalisé de manière assez simple.
18P. C. : Il y a, me semble-t-il, dans les spectacles que j’ai vus, des fonctions scénographiques distinctes selon les dispositifs. Certains ont des rôles de séparation, de dispersion, et d’autres de relais…
19A. F. : Je pense que tous les éléments du plateau finalement, ont à la fois des fonctions dispersantes et par moment d’unification.
20P. C. : Tes éléments de décor jouent-ils souvent pour unifier, pour raccorder ?
21A. F. : Oui, de même que les motifs musicaux déterminent jusqu’à l’obséder le processus dramaturgique, par des effets de retour. Je pense surtout à des spectacles antérieurs, comme Fragments complets Woyzeck [3] ou Une Histoire vibrante d’après Kafka [4], où la dramaturgie musicale se construisait à partir de tout petits motifs souvent associés aux lieux représentés, ou à telle et telle figure. Des espèces de ritournelles comme ça, qui déterminaient, décrivaient des territoires.
22P. C. : Ce sont des éléments plutôt statiques, des îlots, des boucles… Comment articules-tu les motifs musicaux, les citations textuelles ? J’ai l’impression que ce sont des éléments fragmentaires, localisés comme des petits vortex, des petites monades ou sphères et la question serait alors : comment ces sphères se mettent en résonance ? Il me semble que tu joues sur des composantes locales, des petites scènes séparées qui ont leur durée propre et vont jusqu’à s’épuiser et tomber d’elles-mêmes. L’enchainement ne se fait pas sur une continuité transitive, tu as un autre processus de fabrication, sur le plan formel, temporel : la forme du spectacle, comment tu…
23A. F. : Crées la continuité ? Sans qu’elle sacrifie à un principe linéaire ou narratif ?
24P. C. : Oui, c’est plutôt musical, les idées viennent toutes d’un brassage, d’un mouvement permanent…
25A. F. : En effet, il y a une mise en présence initiale de ces éléments et ensuite c’est sur le plateau et dans l’expérience de ce qui a lieu, dans l’immédiateté du travail, que les choses vont trouver leur principe d’articulation, leur principe de séparation.
26P. C. : Que dirais-tu de ces principes de séparation ?
27A. F. : Si on se réfère à ce que j’ai traversé, il y a d’abord les concepts brechtiens de séparation des éléments, d’autonomisation des composantes, l’idée que des composantes multiples sont là – le texte en faisant partie –, mais que l’espace est important, voire plus important que le texte lui-même. En tout cas je suis à la recherche d’un espace potentiel, non gouverné par le dessein ou le projet d’un texte qui le précède, et qui lui est étranger. Cela ne peut avoir lieu que par de tels agencements d’espace, où les corps en présence et les motifs musicaux, les machines scéniques possèdent tous une logique propre d’inscription… Mais est-ce qu’ils détiennent réellement une forme d’autonomie ? Si on se réfère à Dada, tout simplement, les choses ne pouvaient plus être représentées que sur le mode de l’éclatement, parce que le monde lui-même avait volé en éclats. Si on se réfère à Brecht, c’est une logique tout à fait autre, qui consiste à convoquer des éléments disparates en vue de l’émergence du sens, d’une ressaisie d’un monde possible.
28La construction du plateau travaille avec ces différents concepts esthétiques et ces contradictions, sans que les modalités d’articulation, les enjeux liés au texte, relèvent d’une nécessité d’accompagner ou de conduire un sens… Il ne s’agit pas pour autant de se laisser aller sans réserve vers la consumation ou la dissolution du sens, la perte de contrôle. Encore que, pour Divine party, quand on a fabriqué le premier volet « inferno » – un embryon à partir de quelques éléments de L’Enfer de Dante –, cela ne concernait que la perception auditive au moment de la descente dans les différents cercles, associée à des poèmes de Kafka qui eux, n’entraient pas en résonance avec les textes de Dante. À l’inverse, j’ai développé, a posteriori, la trame du purgatoire et celle du paradis avec des systèmes de résonance entre les textes de Dante et de Kafka, parfois fantaisistes, parfois suffisamment sémantiques pour prendre en charge certaines métaphores liées à la forêt, de même que la métaphore maritime, très présente dans les textes de Kafka.
29Dans Divine Party, au départ, l’idée était de créer un dispositif dont on perdrait absolument le contrôle. Cette position était envisageable parce que je me mettais « à l’intérieur » peut-être dans cette logique d’auto-dissolution dont parle Ball, mais finalement cela a conduit à un surcroît de présence ! Là, on touche à des problèmes de micropolitique, à la position qui pourrait être la mienne, l’obsession de l’indivision du travail, de la perte des assignations de positions… Tout cela est ambigu parce que j’essaye de trouver des modalités de transformation d’un projet à l’autre pour ne pas me situer toujours au même endroit. Or cela fonctionne plus ou moins, certaines positions peuvent aussi empêcher quelque chose de plus transversal dans la circulation des présences. En tout cas, il y a cette volonté de brouiller constamment les pistes, sans pour autant effacer les traces. Comment passer d’un système à un autre ?
30P. C. : Tu parles de « dissolution du sens ». Il me semble qu’au-delà du sens, ce qui donne la « consistance », c’est peut-être le relais du son, du sonore ?
31A. F. : Du sonore, absolument, oui. Je pense que c’est le son qui construit le plus activement, qui structure littéralement la scène.
32P. C. : Le sonore devient alors une matière chargée de signes et de sens, capable de « porter » beaucoup de contenus, en déplacement par rapport à la domination du mot. Et ce relais fait qu’il n’y a pas de dissolution du sens, pas de rupture nihiliste ou « absence de position », mais peut-être la possibilité d’entrer plus loin dans la question du mouvement, du temps et de sa complexité sensible. À un moment, on ne peut plus « le dire avec des mots », il faut relayer ailleurs…
33A. F. : Bien sûr, d’autant plus qu’on prend appui sur des textes comme ceux de Cummings qui procèdent de visions poétiques et n’épuisent jamais vraiment la question du sens, dont le flux nous échappe. Quand il s’agit de textes comme ceux-ci, qui entretiennent une relation d’insuffisance avec ce qu’ils cherchent à nommer, cela incite plutôt à prendre place, à séjourner dans l’espace de l’écriture, à aller à la rencontre des intervalles qu’il ouvre.
34P. C. : Il me semble que tu choisis des textes propices à la recherche d’une écriture plurielle et que ton objet n’est pas seulement la restitution du texte. Or les contenus polyphoniques de ces textes, choisis pour tels, t’incitent à donner consistance aux signes, à aller vers un feuilletage complexe de la réalité, au-delà des mots…
35A. F. : C’est comme si on pouvait opposer un régime d’alternance à ce flux de l’écriture, qui maintiendrait une sorte d’inaccessibilité du sens…
36P. C. : Et provoquerait, en revanche, une accessibilité sur le plan des émotions esthétiques, de l’empathie ?
37A. F. : Oui, et c’est peut-être ce que la musique permet de structurer. Il y a ce flux de l’écriture, en tant qu’il nous échappe essentiellement, alors que la partition musicale fait retour sur elle-même, introduit des principes de répétition et de variations. Enfin, je parle ici des motifs musicaux que je fabrique…
38P. C. : Je dirais que l’écriture scénique, la construction dynamique et temporelle d’ensemble, forment une trame musicale au-delà des événements sonores mêmes. La simultanéité de scènes différentes, l’absence justement de transitivité, génèrent une dimension musicale.
39A. F. : Tu veux dire qu’il y a un geste avant tout musical dans la construction même de l’ensemble, et la manière dont les structures plastiques, physiques, apparaissent ? Oui, je le pense vraiment.
40P. C. : Comme si quelque chose de la musique – qui reste de l’ordre d’un « acte de langage » –, pouvait permettre de produire des consistances susceptibles d’emporter d’autres signes, qui ne relèvent pas uniquement du son.
41A. F. : C’est ça. Ça peut permettre de charrier, de conduire l’ensemble des composantes.
42P. C. : Certaines formes de théâtre jouent sur la dynamique temporelle, la diversité, l’orchestration du temps, mais il me semble que tu pousses la chose plus loin…
43A. F. : Je pense alors que c’est non-conscient, enfin nonthéorisable… Quand j’évoque le flux de l’écriture d’une part, qui se précipite… Et d’autre part, la musique en tant qu’elle viendrait structurer… On peut penser même à une opposition ritournelle-galop : le motif musical vient circonscrire, délimiter des micro-territoires existentiels, des petits vortex comme tu dis, et puis il y a un flux, un souffle, une poussée qui emporte tout sur son passage. Il y a une logique du chaos à l’œuvre à l’intérieur des spectacles, qui s’oppose ou entre dans des systèmes d’alternance, avec des moments au contraire beaucoup plus écrits. L’enjeu est : où est-ce qu’on (re) trouve un point d’équilibre ? Peut-être quand on se situe entre ces moments distincts, des vitesses différentielles.
44P. C. : C’est une question artistique, celle de trouver des équilibres là où il n’y en a pas encore, de les fabriquer, parce qu’il faut que le temps et l’espace se tiennent…
45A. F. : Oui, l’équilibre a lieu entre les moments de dispersion et d’unification, c’est une pulsation. Empédocle, pour ne pas le citer, dit qu’il existe en toute chose une parcelle qui les pousse au mélange et à l’union, et puis une force ennemie qui les fait se séparer violemment à nouveau, un passage de l’un au multiple. Dès l’origine de la compagnie, Le drame des constructeurs de Michaux était bâti sur une structure comme celle-ci, qui passait de moments de resserrement à des moments d’éclatement des figures, de séparation. La structure même du texte invitait à un principe scénique de ce type, et c’était vraiment écrit comme une chorégraphie en effet.
46P. C. : Tu te réfères souvent à Fernand Deligny, Jean Oury… Quel est ton rapport au domaine de la psychiatrie ? As-tu été à La Borde ?
47A. F. : Je suis allé à La Borde faire un stage dans les années quatre-vingt-dix. J’avais une amie, à ce moment-là, qui avait grandi en partie à La Borde et j’étais justement en train de monter ce Drame des constructeurs de Michaux, une histoire de types enfermés dans la cour d’un hôpital qui parlent « en partie pour eux-mêmes, en partie pour l’univers », et qui tentent de maintenir un lieu où la rencontre et la parole sera possible. Ils sont sans cesse séparés par l’intrusion de gardiens qui fait éclater cette possibilité d’un vivre ensemble précaire… Cette amie me dit, pourquoi tu ne vas pas à La Borde et me met des bouquins dans les pattes. Après diverses péripéties, j’y suis allé en 1997, avec un arrière-plan poétique sans doute, mais sans intention d’y faire quelque chose en lien avec mon activité. Assez vite, une certaine orthodoxie liée à mon approche naissante de la psychothérapie institutionnelle m’a fait penser qu’on ne pouvait proposer quelque chose à La Borde que dans la mesure où on était relié au soin, au quotidien. J’y allais l’été, autour du 15 août, pour aider, clouer les planches, monter les scènes, surtout pas en tant que spécialiste de théâtre ou metteur en scène. Et en 2002, un type avait invité des gens proches de La Borde à venir faire des installations dans le parc, il n’y avait pas de théâtre cet été-là… J’y suis allé pour installer des « palissades éclairées », une installation dans les bois, que j’avais faite avec quelques patients. Et puis j’ai rencontré Marie Depussé qui m’a proposé de reprendre avec elle un atelier Beckett, commencé, puis abandonné. On a travaillé avec beaucoup de connivence. On a fait une présentation, très modeste, différente des expériences théâtrales d’envergure de Marie Leydier, de petites scènes de En attendant Godot. Il y avait Marc Ledoux, Renaud (un soignant), Guy Evrard et Jean Launay. Habituellement le théâtre est joué l’après-midi, dans la tradition du 15 août, mais comme il y avait ces palissades éclairées, on l’a également joué de nuit, avec les palissades-lucioles qui dansaient dans le bois.
48Et c’est à ce moment-là que j’ai rencontré Bruno de Coninck, qui travaille à la Borde et est devenu un ami très proche. Il a suivi notre travail avec beaucoup d’intérêt et de sensibilité (il a joué dans le Village de Cristal), et il a suggéré plus tard à Marie Leydier, en 2005, de me confier le projet de théâtre de l’été : j’ai proposé l’Opéra de quatre sous. Je ne voulais pas que le projet repose sur « une personne », mais qu’il y ait des possibilités d’investissement transférentiel multiples. Nous étions six intervenants. Cette équipe hétérogène a permis un travail sur plusieurs mois, ponctué par trois séjours qui concernaient soixante-dix personnes à l’arrivée, c’était vraiment une belle chose.
49P. C. : Comment cela s’est-il passé, sur le plan humain et théâtral ?
50A. F. : Il y a eu des moments surprenants, avec Jean-Luc L., par exemple, qui se réjouissait de ce travail et qui, quand on commençait à lire les textes, se situait dans une logique de commentaire, d’appropriation de ce qui circulait entre les présences, les corps. Et on avait imaginé ensemble qu’il joue une présence périphérique, qu’il puisse s’interposer et dire quelque chose en son propre nom… Une autre fois, une femme est venue un après-midi diriger le théâtre, sachant exactement ce qu’il fallait faire et comment… c’était magnifique. Elle n’est venue que ce jour-là… absolument étrangeère à ce qu’on avait fait durant deux mois, elle a dit « oui, oui, j’ai bien compris ce que vous faites, toi tu vas faire ci, ça… ». Et elle relevait là tous les petits conflits internes, les trucs, les impossibilités, les potentialités : tout était vu, supervisé en l’espace d’un après-midi. Et puis il y a eu des gens avec une approche très lente, très incertaine, qui n’ont fait que graviter autour tout en étant engagés, ou d’autres qui ne sont venus qu’au tout dernier moment, pour les représentations… Ce que j’ai saisi des enjeux de la psychothérapie institutionnelle a imprégné mon travail d’une manière à la fois sous-jacente et immédiate, directe. En lisant Création et schizophrénie [5] j’ai découvert La Fabrique du pré [6], cet espace potentiel que décrit Ponge et comment se construit un lieu d’émergence, un pré, la nécessité de cheminer par des voies multiples, de convoquer des éléments disparates, on y revient, et de créer ainsi la possibilité de faire varier toutes les perspectives pour approcher, finalement, un objet – ou les représentations du monde qu’on peut avoir. Nous avons monté La Fabrique du pré en 1998, juste après ce premier séjour. J’ai fait une petite adaptation pour deux voix et présences, et un magnéto Revox. Enfin, il y a ce que dit Oury à propos de la psychothérapie institutionnelle : « on ne peut pas en parler si on n’y est pas ». J’aimais bien cette idée-là, finalement, d’un théâtre dont il s’agirait au fond de faire l’expérience. Et peut-être s’agit-il d’un théâtre dont on ne peut pas parler si on n’en fait pas l’expérience. Dans la mesure surtout où il y a cette volonté d’échapper à une forme d’intentionnalité, pour laisser apparaître quelque chose d’un sens immanent à la représentation elle-même, à ce qui se passe, à l’action. C’est un peu ça que je cherche… Je me réfère souvent au sujet scénique des Oberiou [7]. Ils disent, oh il y a un sujet dramaturgique, peut-être, il y a une trame, en arrière-plan, mais finalement ce n’est pas ce qui nous intéresse… Ce qui nous intéresse, c’est ce qui va apparaître sur le vif…
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Alexis Forestier est metteur en scène, scénographe-constructeur et musicien. Performance Chaosmose, une lecture collective #4 ; entretien avec Pascale Criton, réalisé le 6 février 2013.
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[1]
Cabaret Voltaire, d’après le journal d’Hugo Ball, créé à Nevers en juin 1993, joué à Paris, Zürich, Bienne, Suresnes, Chalon-sur-Saône et Mont-Saint-Aignan, par la Compagnie des Endimanchés.
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[2]
H. Ball, La fuite hors du temps, Journal 1913-1921, Monaco, Éditions du Rocher, 2006.
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Fragments complets Woyzeck, d’après G. Büchner, création 2001 au Théâtre Dijon Bourgogne, représentations au Théâtre Paris-Villette, à Turin en Italie et Suwon en Corée du sud.
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Une Histoire vibrante, d’après les « récits et fragments narratifs » de Franz Kafka création 2000-2002, Théâtre de la Cité internationale, Laboratoires d’Aubervilliers, Gare au Théâtre.
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[5]
J. Oury, Création et schizophrénie, Paris, Galilée, 1989.
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[6]
F. Ponge, La fabrique du pré, Paris, Skira, 1971.
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[7]
Oberiou, Association pour un Art Réel, groupe d’avant-garde russe des années 1920, forme russe du dadaïsme littéraire.