Chimères 2013/1 N° 79

Couverture de CHIME_079

Article de revue

Ritournelles de temps

Pages 44 à 59

Notes

  • [*]
    Philosophe, professeure à l’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense. Spécialiste de philosophie contemporaine Anne Sauvagnargues a publié notamment Deleuze et l’art, Paris, PUF, 2005 et Deleuze. L’Empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2010. Elle dirige avec Fabienne Brugère la collection « Lignes d’art » aux PUF et s’intéresse aux devenirs des arts contemporains.
  • [1]
    F. Guattari, L’inconscient machinique, Paris, Recherche, 1979, rééd. 2009, p. 117.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1990, p. 368.
  • [4]
    J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, rééd. en 2 vols., coll. « Points », 1971, t. 1, p. 203.
  • [5]
    F. Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p. 107.
  • [6]
    F. Guattari, « Monographie sur R. A. », 1956, in Psychanalyse et transversalité, Paris, Paris, Maspero, 1972, rééd. La Découverte, 2003, p. 20.
  • [7]
    G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 382.
  • [8]
    F. Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p. 75.
  • [9]
    Voir A. Sauvagnargues, Deleuze et l’art, Paris, PUF, 2005, et « De l’animal à l’art », in Philosophie de Deleuze, Paris, PUF, 2004.
  • [10]
    G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 386.
figure im1

1Ritournelle : ce vocable naïf et enfantin emporte dans ses trois syllabes les redondances de l’enfance, le retour des refrains et des rondes, des comptines et des jeux, même s’il prend son amorce dans la musique savante et menace à chaque instant de s’effondrer en rabâchage, ou se scléroser en rengaine. Guattari s’en empare pour aborder le problème du temps par un bord vraiment singulier, celui de la répétition, vue sous l’angle tonique de l’individuation des vivants, qui se territorialisent en se temporalisant. La ritournelle déclenche rythme et mesure spatiotemporels sur un mode esthétique, sensible, comme habitude, habitation, habituation.

2On entre dans la question du temps par ce vecteur singulier et vital de la temporalisation, d’une individuation qui prend consistance et se subjectivise en configurant son milieu. C’est un temps écologique lié aux existants sensibles : non un temps de l’existence, ni un temps cosmologique englobant. D’emblée pluralisé, feuilleté, ni homogène, ni unitaire, la ritournelle nous place dans la situation la plus concrète du temps battu, pluralisé par l’ensemble discordant des rythmes divers à travers lesquels nous nous configurons. Les cloches qui battent le temps au sommet des églises, la sirène des usines, les horloges au fronton des mairies ou des gares comptent des temps divers aussi bien que nos rythmes circadiens, le retour des nuits et des jours. Faudrait-il unifier ces temps pluriels sur une mesure homogène ? En choisissant le terme de ritournelle, Guattari le conteste vigoureusement.

3La ritournelle ne concerne pas le statut du temps abstrait mais les modes rythmiques et divers de temporalisation. On ne cherche pas à isoler la dimension transhistorique du temps en général, mais on le capte là où il est modalisé par une (des) ritournelles. « Les rythmes de base de la temporalisation – ce que j’appelle les ritournelles » précise Guattari qui nous avertit quelques pages plus tôt : « Le temps n’est pas subi par l’homme comme quelque chose qui lui adviendrait de l’extérieur. On n’a pas affaire à du temps “en général” et à de “l’homme” en général [1] ».

4Le temps n’a rien d’unidimensionnel, ni accroché à la course de la Terre, rythme écologique de la planète dans sa course autour de son étoile Soleil, ni temps de la conscience, unilinéaire, vecteur d’une intériorité qu’il ramasse et prolonge. Comme il ne s’agit pas du temps « en général » (du concept de temps), conforté par la fiction jumelle de « l’homme en général », ce temps n’est pas vécu, isolé dans le nouage d’une subjectivité qu’on se serait donné à l’avance, temps du souvenir, de la conscience distendue par l’intrusion du futur et la persistance du passé. Il ne s’accroche pas davantage au cadre cosmologique qui réfère le rythme des jours, des mois, des saisons et des ans au mouvement des astres, à leur périodicité régulière, image mobile de l’éternité. Puisque Guattari ne cherche pas le temps en général, ce temps cosmologique n’offre pas un cadre unifiant pour toutes nos périodes, cycle objectif du retour éternel du même, qui mesurerait toutes nos durées. Lui aussi vaut comme la ritournelle locale de la planète Terre, dans sa croisière spatiale, vaisseau écologique d’individuation des terrestres, d’ailleurs bien régional dans l’univers. Ni temps cosmologique objectif, ni temps de la conscience « en général », les ritournelles expriment le temps moins vécu que d’abord habité, buissons de signes sensibles par lesquels nous arrachons un territoire aux milieux environnants, par consolidation et habitude. Car l’habitude prend bien en vue le milieu temporel sous sa forme de répétition, mais valorise la prise de consistance, et la crise par laquelle nous prenons consistance lorsque nous intériorisons du temps comme puissance de transformation, en le stabilisant comme milieu, comme habitation.

Tra la la

5C’est pourquoi la ritournelle démarre le plus simplement du monde, par le petit conte d’un enfant qui chante dans le noir. Le temps y est abordé du point de vue psychique de son actualisation, mais aussi de son habituation, par un petit foyer mutant de subjectivation qui cherche à affirmer sa consistance dans la durée en modulant son entrée dans un « temps “battu” par des agencements concrets de sémiotisation » :

6

Un enfant qui chantonne dans la nuit parce qu’il a peur du noir cherche à reprendre le contrôle d’événements qui se déterritorialisent trop vite à son gré et qui se mettent à proliférer du côté du cosmos et de l’imaginaire[2].

7Qu’il s’agisse d’un enfant implique la coexistence d’un faisceau de problèmes : rythmes conjuratoires de la réassurance et de la consolidation précaire d’une identité, rythmes génétiques du développement psychique, du jeu et de l’apprentissage, où la répétition s’affirme comme mode de constitution du soi, scansion sensorimotrice et socialisée d’un rythme musical, joué, mis en variation, sur fond social : un enfant qui chantonne, pour s’équilibrer et se rassurer, le fait avec tout un agencement de subjectivation, qui met en œuvre les chansons qu’on lui a apprises, même s’il en sifflote une variation, opération qui lui permet d’ajuster un « chez soi » à partir du vocal, d’une motricité socialisante. Ce n’est pas un individu isolé, bien qu’il s’agisse d’un enfant conjugué au solitaire du singulier, qui se défend contre la peur du noir. Une jeune singularité s’essaye à habiter son monde, et vaut pour toute première fois, toute amorce, tout nouveau départ. L’axe par lequel Guattari prend la répétition est celui de la crise, de la rupture, de la riposte (des milieux au chaos) ; l’habitude est vue sous l’angle tonique du devenir.

8La répétition se cristallise en crise, se consolide par mutation. Les deux aspects de l’habitude, cette répétition formatrice qui risque de se scléroser en mécanisme de reproduction, et la prise vacillante, précaire qui s’essaye à ménager une habitation favorable, sont ici agencés par Guattari, qui s’adosse à Différence et répétition : le jeu de la différence et de la répétition montre que la répétition elle-même est d’abord différenciante. Une habitude n’est pas donnée de tout temps, elle s’est prise une fois, s’est inscrite comme rupture temporelle avant de se consolider. À la manière de la première synthèse du temps, selon Deleuze, la fonction ritournelle contracte une habitude, conséquence d’un changement, et subsiste au-delà de ce changement, en se stabilisant en manière d’être. La contraction, synthèse passive, implique riposte à l’égard du changement qui lui a donné naissance, mais aussi stabilisation, qui peut sans doute se scléroser en mécanisme de reproduction, mais qui s’est d’abord installée par cette vertu de riposte, de transformation, de changement. Les deux versants du temps, rupture et durée, s’associent au cœur de la répétition, coupure et nouveau départ, bien qu’elle se consolide en redondance, en relative permanence, en consolidé de coexistence et de succession. Guattari entre bien dans le problème du temps par le devenir, mais change de cadrage : au lieu de l’instruire, comme le faisait Deleuze avant leur rencontre, dans l’ordre pensé de la métaphysique, il l’attrape sur un plan pratique, pragmatique, clinique et politique : comment faire pour changer nos habitudes, faire la révolution, transformer nos ritournelles.

9L’exemple naïf de l’enfant qui lutte contre sa peur du noir implique ainsi sur un même plan la critique politique des ritournelles capitalistiques et de leur mode de reproduction, la psychopathologie clinique des automatismes de répétition, l’analyse génétique de la formation du soi, du jeu et de l’apprentissage, l’éthologie des habitations y compris animales, il faudrait ajouter végétales. La schizoanalyse embrasse tous ces aspects, et les articule à cette seule question : nous, enfants et militants aussi bien qu’oiseaux ou poissons, psychotiques et normopathes, comment prenons-nous consistance ? Par le jeu rythmique par lequel nous arrachons aux milieux environnants un territoire, grâce auquel seulement nous pouvons consister comme un centre, qui n’est pas donné, mais produit par ritournelles (de ritournelles) et jamais isolé de l’institution dans laquelle il prend phase.

10Les ritournelles agissent dans l’ordre de la psychologie génétique, dans l’ordre politique et dans le jeu de l’art. Le jeu rythmique de réassurance, dans lequel la musique et l’art jouent un rôle décisif dès le plan sensori-moteur, soutient cette consolidation incertaine du soi. Valorisant cette fonction esthétique toujours sous sa face de rupture, Guattari saisit la puissance de répétition du jeu comme devenir, arrimage et accostage d’univers inédits, favorisant un territoire existentiel. Le jeu rythmique alterné du petit Hans, qui joue à la bobine et s’écrie « Ooo » lorsqu’il la lance, « Da » dès qu’il la ramène à lui, observé par Freud, qui l’entend comme ritournelle conjuratoire pour supporter l’absence de la mère, en répétant son départ, son retour, en fournit un autre cas. L’entrée temporelle (brèche) de la ritournelle engage toute la controverse avec la psychanalyse, la substitution de l’expérimentation à l’interprétation phantasmatique, de la machine à la structure. L’installation du petit Hans, tout comme la comptine chantonnée dans le noir, en présentent l’ébauche naïve et complète.

11

Un enfant se rassure dans le noir, ou bien bat des mains, ou bien invente une marche, l’adapte aux traits du trottoir, ou bien psalmodie « Fort-Da » (les psychanalystes parlent très mal du Fort-Da quand ils veulent y trouver une opposition phonologique ou une composante symbolique pour l’inconscient-langage alors que c’est une ritournelle). Tra la la[3].

12Au lieu de la référer à une compulsion de répétition (Freud), pour faire face au départ de la mère, rejoué sans cesse – principe de plaisir s’abîmant dans la pulsion de mort, ou d’y trouver une scansion phonologique d’opposition entre deux phonèmes, « fort (loin)-da (ici) », Guattari note la fonction d’interprète assumée par Freud, pour qui le son Ooo vaut non comme interjection, mais pour l’allemand adulte « fort » signifiant « loin ». Freud y voyait un masochisme logé au cœur du désir, perplexe pulsion de mort obligeant à répéter la perte pour s’en accommoder. Pour Lacan, ces jeux répétitifs valent avant tout dans l’ordre du discours, insémination d’un ordre symbolique préexistant auquel le sujet infantile se soumet, en détruisant l’objet (la mère, la bobine) dans la provocation anticipante de son départ et de son retour. Le départ réel prend corps dans cette « jaculation élémentaire, Fort ! Da ! », disjonction de phonèmes par laquelle l’enfant se catapulte hors de son berceau malheureux dans l’ordre signifiant à travers le système du discours [4]. La schizoanalyse n’entend pas écraser le dispositif ludique de cette petite machine désirante en la fixant à une stase maternelle-orale (mini-cinéma porno intérieur, dit joliment Guattari), ou à une stase langagière, même si elle en participe, mais sans s’y réduire. Pas d’éternel retour de la répétition, ni de malédiction psychique qui tienne pour la schizoanalyse : dès qu’on prend en vue l’ensemble de l’installation, bobine, berceau, sieste de l’enfant et regard de l’observateur, on a affaire à une ritournelle « probablement heureuse », un jeu d’enfant. Foin de la prévalence sophistiquée de la mort, pulsion contraire à la vie ou accès au symbole par meurtre de la chose, mimétisme érudit d’un Lacan séduit par la philosophie, pour qui le « petit d’homme » éclipse le réel dans le symbolique par un tour de force spécifiquement humain. Le dispositif de tels jeux n’est pas très différent de l’installation de l’oiseau Scenopoïetes dentirostris, qui retourne les feuilles alentour pour exposer leurs faces pales, vocalise en modulant les chants audibles d’espèces éventuellement différentes et présente les plumes colorées à la naissance de son bec, selon une dramaturgie complète. L’installation dans les ritournelles collectives de l’enfant n’équivaut pas sans doute à la parade sexuelle d’un oiseau australien. L’enfant pourtant aussi s’invente scenopoïetes, compose une scène avec des ready made, nouveau plateau sur lequel il cherche à se distinguer. « Fort, c’est la plongée chaosmique, Da, c’est la maîtrise d’une complexion différenciée [5] ».

13Si Guattari emprunte bien le terme même de ritournelle à Lacan, mais pour dynamiter, de proche en proche, le statut de la répétition en psychanalyse, celui de la reproduction, et l’anthropomorphisme phallocrate de tout discours qui pense un temps en général pour l’homme en général. Toute la schizoanalyse s’inscrit dans ce sursaut politique contre la prévalence de l’éternel, de l’universel valable en tout temps et en tout lieu, dans la pratique comme dans le concept, dans la théorie comme dans la clinique. Lacan se servait du terme de ritournelle pour dénommer les stéréotypies des langages privés psychotiques, leur agrammaticalité scandée, répétitive, butée, obsessionnelle. Guattari en tord l’usage dès 1965, dans sa pratique clinique : la ritournelle désigne bien dans ce texte ancien la pauvre chanson (stéréotypie, protocole) du psychotique R. A., mais n’agit pas du tout comme structure stable de la psychose. Elle suscite immédiatement un procédé fomenté par l’analyste pour le faire ricocher hors de sa torpeur, en lui faisant recopier à tour de bras Le Château de Kafka, pour lutter contre sa compulsion par une répétition espérée fortifiante, mais dont les effets aléatoires, effets pour voir, ne pourront s’apprécier qu’à la faveur d’un changement dans la situation clinique [6].

14Penser la répétition comme ritournelle change en effet la donne. Ce retour différenciant fait du circuit du revenir un écart à soi, une déterritorialisation. Que du soi n’émerge que dans cet écart change du même coup la clinique analytique, le rôle du thérapeute et celui du symptôme, tout comme la conception qu’on se fait d’une identité, du sujet, de la genèse, du temps et de la vérité, bref bouleverse notablement l’appareil théorique des sciences et de la philosophie. L’habitude vitale, ou sa cousine élaborée, la répétition, joue certes comme une « seconde nature », mais celle-ci n’a rien d’un bond transcendant dans l’univers atemporel du symbolique, elle provient au contraire de l’irruption temporelle d’une initiative, aussi petite soit-elle, pour accrocher aux formes déjà là, perçues comme menaçantes (ou à compléter dans l’urgence), des routines ou des rituels nouveaux et plus propices, même si la ritournelle, ligne de fuite, peut se retourner en ritournelle de fixation, en ligne de mort. La ritournelle ne précipite pas le « petit d’homme », pensé au masculin du général, dans l’ordre symbolique universel, mais trace une ligne d’erre hésitante, déambulatoire et motrice, au lieu d’être exclusivement langagière. Cet agencement territorial se révèle actif dans l’ordre vital (animaux, plantes), social (nomes grecs, routines sociales) et mental, selon les trois versants solidairement imbriqués de l’écologie, sans que l’humain s’excepte de la nature. Ni primat du signifiant, inconscient ou linguistique, ni domaine réservé d’une spiritualité humaine parachutée dans la nature comme exception théologique. Que l’enfant chante et gesticule pour conjurer sa peur du noir arrache le procédé au langage : il se peut qu’il y ait des paroles, ce n’est pas décisif. Ce qui compte désormais c’est le rythme vocal, son aspect moteur autant que phonatoire. C’est lui qui tient l’affiche dans la version de Mille plateaux, que Guattari, un an plus tard, signe avec Deleuze :

15

Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant[7].

16La chanson, cette fois, tient le rôle principal : l’enfant « s’abrite comme il peut dans sa petite chanson ». Celle-ci vaut comme esquisse posturale et motrice, un schéma dynamique, un abri portatif. L’esquisse ébauche, abrège et condense un centre rassurant, non donné mais prospectif, à la manière de l’espace transitionnel chez Winnicott, ou dont une ligne d’erre, chez des enfants autistes, s’enlève sur un trajet coutumier (Deligny), le brouille, le biffe et le surcharge. Le soi ne s’établit guère dans l’isolement du signifiant, mais tisse sa pelote spatiotemporelle, sur un mode qui n’est pas idéationnel (mental), mais pratique, par individuation qui prend phase dans son milieu en le transformant (Simondon). C’est la chanson qui fait centre (et non l’enfant), et ce début d’ordre marque un saut « au gré de la chanson ». Un tel saut n’indique aucune rupture de transcendance et n’est pas réservé aux humains. On n’atteint pas à la complétude mortifère du symbolique, mais on tricote, dans la viscosité de la chanson, un mixte d’univers incorporel et de territoire existentiel, en quoi consiste une habitation. Le saut marque le passage des milieux préexistants éventuellement perçus comme chaotiques (angoissants) au territoire.

Maintenant, on est chez soi

17D’où les trois aspects de la ritournelle : « fort », la plongée chaosmique ; « da », la maîtrise d’une complexion différenciée, qui bifurque en deux opérations, dans Mille plateaux. Maintenant on est chez soi, mais le chez soi ne préexiste pas, il a fallu le constituer, tracer un cercle pour concentrer et installer un centre, fragile et incertain. Maintenant on entrouvre le cercle, non du côté du chaos, mais sur le nouveau milieu constitué par le cercle. Il ne s’agit pas de trois moments successifs, mais de trois aspects prélevés, c’est-à-dire extraits, ou abstraits sur cette territorialisation. Nulle question de demeure dans ces deux « maintenant », ni de maintenance, pas de main qui tienne ferme, mais la prise actuelle d’un risque : sortir (riposter au chaos), sortir (organiser un espace limité), sortir (s’élancer au dehors pour lui faire prendre consistance). Le processus de la ritournelle, qui vise à expliquer la consolidation, se gagne au terme d’un procès de déterritorialisations en cascades.

18Pas d’origine, un tracé au terme duquel un centre hésitant prend forme à la condition qu’on en sorte. Le chez soi ménage bien une identité, mais celle-ci se construit écologiquement, dans l’installation d’un territoire, qui est un acte de territorialisation.

19Il y a crise et riposte, organisation d’un espace limité, condition préalable pour permettre à un centre fragile et incertain de prendre consistance, d’entretenir progressivement une identité. Loin de la réflexivité de la conscience, de l’identification jubilatoire par le stade du miroir, cette réflexivité est déjà un écart, se produit dans un circuit de déplacements où ce qui sera réfléchi (le soi) n’est pas donné comme point de départ. Comme le dit très bien François Zourabichvili, tout commencement est un retour, mais le retour implique déjà une différence, n’est pas un retour au même (origine) mais un trajet (devenir) [8]. Le soi devient plutôt la signification qui surgira lorsque la relation ritournelle aura déposé aux deux extrémités de son circuit le soi et son milieu, dans un acte en quoi consiste l’acte de se territorialiser. La ritournelle a l’air d’y prendre un sens plutôt spatial que temporel – rien d’étonnant puisque le temps vécu dispose et ménage les faces connexes de la coexistence (simultanéité spatiotemporelle) et de la succession (passage d’un espace à un autre, devenir, transformation des milieux en territoire) d’un bloc spatiotemporel en devenir. Le saut implique donc le passage du milieu au territoire, et se produit sémiotiquement, en transformant des qualités prélevées dans le milieu social pour se les réapproprier.

20Dans la version de L’Inconscient machinique, Guattari opposait la chanson à la peur du noir, tentative de l’enfant pour reprendre le « contrôle » (funeste terme de contrôle, disait Lacan, à propos de l’apprentissage, en psychanalyse, qui ouvre le statut d’analysant sur celui de thérapeute, ou du suivi clinique) d’éléments qui, se déterritorialisant « trop vite à son gré », prolifèrent du côté de l’imaginaire et du cosmos. Cette dualité entre l’intime (phantasme privé) et le cosmos (ordre englobant) n’est plus de mise : ce n’est pas comme cosmos, mais chaos qu’une situation alentour déclenche ce sursaut ; de surcroît, le chaos n’est pas second, mais amorce, crise à travers laquelle le sujet – encore informe, seulement menacé – riposte en se constituant. Or cette menace est constituante, c’est elle qui amorce le processus, comme crise. Mais l’enfant ne pourrait l’accomplir par lui-même, c’est la ritournelle qui le territorialise par son processus constituant, exactement comme Guattari proposait à son patient R. A. de s’immerger dans la chorégraphie posturale d’une copie du roman de Kafka, elle-même routinière et stéréotypée, pour s’y déterritorialiser s’il se peut, pour modifier son territoire existentiel en assouplissant ses ritournelles de fixation. Avec cet acte asignifiant, apparemment insensé, la consigne de recopier à la lettre un texte donné, Guattari proposait à R. A. de se déterritorialiser. Comme dans la nouvelle de Borges, où par fiction, Don Quichotte, un classique de la littérature, réécrit à la lettre par un contemporain inconnu, Pierre Ménard, se métamorphose entièrement, R. A. transforme Le Château de Kafka en le reproduisant mot pour mot dans son tracé moteur, non en en pastichant le sens, mais dans le geste, la routine reprographique motrice. La copie n’imite ni ne dévalue son texte-source, elle le transforme. « Alors la répétition la plus exacte, la plus stricte a pour corrélat le maximum de différence », remarquait, à propos de Borges, Deleuze à la fin de l’Avant-Propos de Différence et répétition. Il en va ainsi d’ailleurs de toute lecture. Les ritournelles ne partent pas de rien : elles sont toujours ritournelles de ritournelles, passage d’un milieu à un autre. C’était déjà la leçon de la psychothérapie institutionnelle.

21La chanson est vectrice, c’est elle qui territorialise l’enfant, non l’inverse, exactement comme la copie transforme R. A, comme l’imitant crée son modèle, ou l’oiseau Scenopoïetes module les marques de son milieu : il s’agit de devenir, et non d’imitation ou d’identification. L’enfant suit la chanson, il ne l’incarne pas, il la suit, c’est elle qui saute du chaos à un début d’ordre. Évidemment toutes les ritournelles peuvent se retourner en rengaine dès qu’elles s’appuient exclusivement sur leur face de consolidation. Mais la brèche qui les rend capables de percuter sur d’autres possibilités du milieu, de résonner en se transformant, et par laquelle elles mutent, déclenchant par rupture de nouvelles ritournelles qui présenteront éventuellement des risques équivalents de sclérose, cette brèche, cette coupure constituante est toujours en attente, bien qu’elle ne soit pas toujours disponible. Mais là où elle s’enclenche, elle devient disponible dans un complexe sémiotique, qui agence des matières sonores, des postures motrices, des univers incorporels (la chanson, sortir le soir ; la parade, attirer un partenaire), mélange sémiotique spécifique à l’enfant ou à l’oiseau, mais qui s’enroule autour de chaque vivant de manière distinctive.

22La ritournelle assume bien cette fonction de coupure territorialisante, socialisante, subjectivante et remplit ces fonctions par le rythme. La comptine d’un enfant qui chante dans le noir ou l’installation de l’oiseau impliquent le mode expressif de cette territorialisation subjectivante, qui s’opère dès qu’un vivant agence des matières expressives pour consolider son petit moi, comme un chez-soi [9]. Le soi ne préexiste pas, mais prend forme comme éthologie des affects, comme façon concrète d’habiter son milieu en le transformant en territoire. Cette habitation n’a rien d’exclusivement humain, mais opère par buissons de signes, tout un opéra de matières expressives, sons et couleurs, autres marques sensibles, olfactives, marques prélevées dans le milieu, qui sont opératoires aussi bien au niveau animal ou vital. Guattari a cessé de restreindre le domaine des signes au signifiant inconscient, au langagier, aux significations conscientes : la sémiotique, rhizomatique comme il l’entend, connecte des niveaux disparates de signaux matériels, de codes biologiques, d’indices divers avec des signaux expressifs qui prennent différentes formes linguistiques ou conscientes de signification, mais les ouvre sur le mode écologique d’une éthologie des affects, des marquages et des périodes, ce pourquoi il est aussi productif de l’envisager au niveau animal, outre le bénéfice supplémentaire d’avoir levé l’inutile coupure anthropomorphe, qui restreint la mise en rythme, et avec elle, l’art, spécialement la musique, aux dignités spiritualistes de la culture.

23Cette écologie du territoire comme acte bioesthétique et politique, propose une rythmologie qui bouleverse les conceptions du rythme, de la cadence et de la mesure, en même temps que le statut de la politique, de l’art et le rapport de culture à nature. Chaos, installation, territoire : le rythme y est vu comme la riposte des milieux au chaos, mais les milieux non plus ne sont pas unitaires. Le chaos devient rythme dans cet entre-deux, non pas nécessairement, mais à la faveur d’un passage qui franchit en les transcodant différents milieux. Il y a donc rythme dès qu’il y a hétérogénèse entre milieux, différence entre le rythme et le rythmé. Phase entre deux ou plusieurs milieux, entre le chaos et le territoire, le rythme n’est donc pas décalqué d’une mesure dogmatique, mais rythme critique, en crise, qui n’opère pas dans un espace-temps homogène, mais entre des blocs hétérogènes de durée spatio-temporelle. « C’est la différence qui est rythmique, et non la répétition qui pourtant la produit [10] ». Cette conception du rythme tranche sur toutes les théories du temps et de la musique qui le ramènent à un schéma d’ordre, le mesurent selon des intervalles donnés, lui donnent une structure stable ou le rapportent à une diastole-systole originaire de la conscience ou du corps propre. Le rythme aussi s’entend en devenir. Il vaut comme coupure et stabilisation mutante de matières d’expression.

24Ces matières ne sont pas trouvées dans le milieu, mais émergeantes, par déterritorialisation : elles embrayent par expression rythmique (une invention et non une mesure) au niveau postural, et dégagent une expressivité territoriale (« signatures » territoriales) qui concerne tous les sens, les modes de sensibilité aussi divers soient-ils, et les mondes qu’ils produisent, au sens où Uexküll parlait de mondes animaux. Le territoire se définit par cette émergence de matières d’expressions, qui définissent une signature, de sorte que c’est la marque qui fait le territoire. Ces marques sont disponibles, elles ne sont pas créées de toutes pièces, mais requalifiées par changement de fonction. Des qualités fonctionnelles deviennent composantes expressives : des indices empruntés à tous les milieux, produits organiques, états de membranes, de peaux, sources d’énergie, condensés perception-action, et cela non en vertu d’une qualité en soi, de propriétés qu’elles détiendraient par elles-mêmes, mais bien par l’acte qui les déterritorialise en constituant un territoire. Il suffit pour cela qu’elles ne soient pas seulement agies ou réagies, mais prennent une consistance temporelle et une portée spatiale suffisante, sans se dissiper en réaction à des déclencheurs intérieurs ou extérieurs qui les détermineraient, qu’ils soient de type instinct, comportement acquis, maturations hormonales, apprentissage, prise de conscience ou circonstances, qui agiraient comme des « bonnes formes », des structures déjà données. Ce passage des qualités fonctionnelles aux composantes expressives se fait par déterritorialisation de qualités, convertisseur d’agencements. Tel indice prélevé dans le milieu se fait marque. Mais ce qui fait tenir ensemble l’agencement, c’est le passage du fonctionnel à l’expressif, requalifiant une composante qui prend sur soi le vecteur spécialisé de la déterritorialisation.

25Le possessif apparaît comme une conséquence de l’expressif, proposition qui prend un retentissement très fort au plan politique, et remanie les conceptions du propre, de l’appropriation et de la propriété. C’est toute la force de cette analyse qui se répercute en philosophie politique comme en esthétique : si la territorialisation expressive s’opère par marquage (des qualités se trouvent déterritorialisées et prises dans un nouvel agencement), c’est la marque qui fait territoire, qui le produit comme résultat d’un acte. Au lieu d’estimer qu’il y aurait d’abord du propre, corps propre phénoménologique, synthèse anale de l’apprentissage de la propreté, ces conceptions appropriatives du moi de l’identité, du chez-soi et de la propriété deviennent une conséquence du marquage : une signature particulière, un profil de communauté politique. L’expressif est premier et le possessif, qui en résulte, ne vaut que dans certaines sémiotiques, historiques et déterminées, où la science, qui procède par définition de propriétés ou attributs, s’appuie le droit qui garantit la propriété privée. Or, de telles sémiotiques sociales marquent plutôt par différence certains individus seulement comme propriétaires – au choix, les normaux, par différence avec les psychotiques, autistes, etc., ou bien les possédants, par différence avec les journaliers, prolétaires, sans papiers ou aborigènes. Cette philosophie politique qui revendique le droit à la propriété dépend d’une conception psychologique du propre. Le moi, le sujet, le corps ou la propriété privée, le propre ou la propriété deviennent la conséquence de marquages, d’excrétions d’ailleurs plutôt sales, signalétiques et efficientes. Cela fait de la propriété privée et de l’appropriation du moi, du cogito ou du corps propre, dans un seul geste, la conséquence d’un certain type de sémiotiques, d’un certain type de composition du chez-soi. Au lieu que le propre soit le point de départ, il devient un cas de figure dans certains modes de ritournelles.

26C’est pourquoi l’analyse des ritournelles prend simultanément les directions, d’ordinaire étanches, de l’analyse politique de modes de subjectivations sociaux divers, de l’éthologie animale, de la critique schizoanalytique de l’identité psychologique et d’un changement de statut de l’art. Cette esthétique s’entend au plan esthésiologique des marquages territoriaux, courbe de profil d’interactions sociales (marquer ses distances), bulles de territoires existentiels collectifs qui s’interpénètrent, mordent les uns sur les autres. L’art remplit une fonction socioexpressive, qui se déclenche au seuil de la territorialisation, et vaut donc sur le plan politique comme sur le plan expressif ou psychologique, dès qu’il y a installation – ce qui ne nous empêche aucunement de valoriser ce que nous retenons comme style singulier par différence avec la redondance des modes d’expressions stéréotypés. Tout dépend de l’échelle et de la perspective, car au choix, si notre angle de vue est suffisamment panoramique, les modes territoriaux peuvent apparaître comme essentiellement expressifs, comme l’est le fait social total chez Marcel Mauss, le style d’une époque ou d’une civilisation, et c’est la stéréotypie qui vaut alors comme différence, tandis que nous pouvons resserrer la focale, et zoomer en gros plan sur l’émergence insolite d’une différence au sein de la redondance, marquant Proust ou Kafka comme exceptions qui s’enlèvent sur la production de leur époque, ou même choisissant au cœur de leur production tel fragment comme réussite exemplaire. En réalité, tout dépend de si nous valorisons la répétition sous son aspect de redondance ou de coupure singulière, et cette limite, cette vibration par laquelle ils passent l’un dans l’autre, constitue ce que nous appelons un style.

27La bioesthétique spatiotemporelle des ritournelles nous permet donc de penser le temps dans les ritournelles capitalistiques comme uniformisation (cadence), mais aussi extrême étanchéité des biotopes sociaux : le caractère social de la sensibilité, où le temps n’est pas une forme a priori en général, mais travaillée par des ritournelles d’appropriation, permet d’entrer en philosophie politique non sous l’angle des grandes structures (historiques) et des formes de modèles sociaux (fractures entre sociétés industrialisée et sociétés dites primitives) mais en pensant l’écologie des ces modes d’habitations par lesquels nous tricotons de l’espace et du temps, non abstraitement, mais dans les marques, les bâtis et les sentiers, les parures et les tatouages, les cris et les claquements de bec, toutes ces bulles composant par interférence, sans être mesurées sur un rythme unitaire.

28Si bien que les ritournelles proposent un nouveau modèle de consistance, où la consolidation s’effectue par prise, comme on dit en cuisine ou en chimie qu’un mélange prend ; une telle conception de la prise exclut qu’elle opère de manière linéaire à partir d’un commencement, d’un propre, d’un degré zéro : des mélanges sont toujours impliqués, entre niveaux différentiels, habitudes croisées, rythmes disparates non unifiés par une mesure unique. Isoler les ritournelles se fait ainsi par abstraction-extraction, là où elles s’enchevêtrent, ni unitaires ni homogènes dans nos corps, nos modes d’habitations, nos rituels. Densification provisoire, et non commencement abstrait, aménagement d’intervalles, où les trous comptent autant que les pleins, superpositions de rythmes disparates sans imposition d’une cadence. Ici aussi, il ne s’agit pas d’imposer une (bonne) forme à une matière, mais d’élaborer des consistances, dont les densités ne préexistent pas ni ne se ramènent à un retour éternel, mais « prennent » fugitivement la forme opérative, opératoire d’un style, d’une signature elle-même spatiotemporelle, singulière et datée : un changement, dans l’histoire.

Notes

  • [*]
    Philosophe, professeure à l’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense. Spécialiste de philosophie contemporaine Anne Sauvagnargues a publié notamment Deleuze et l’art, Paris, PUF, 2005 et Deleuze. L’Empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2010. Elle dirige avec Fabienne Brugère la collection « Lignes d’art » aux PUF et s’intéresse aux devenirs des arts contemporains.
  • [1]
    F. Guattari, L’inconscient machinique, Paris, Recherche, 1979, rééd. 2009, p. 117.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1990, p. 368.
  • [4]
    J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, rééd. en 2 vols., coll. « Points », 1971, t. 1, p. 203.
  • [5]
    F. Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p. 107.
  • [6]
    F. Guattari, « Monographie sur R. A. », 1956, in Psychanalyse et transversalité, Paris, Paris, Maspero, 1972, rééd. La Découverte, 2003, p. 20.
  • [7]
    G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 382.
  • [8]
    F. Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p. 75.
  • [9]
    Voir A. Sauvagnargues, Deleuze et l’art, Paris, PUF, 2005, et « De l’animal à l’art », in Philosophie de Deleuze, Paris, PUF, 2004.
  • [10]
    G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 386.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions