Notes
-
[1]
Félix Guattari, L’Inconscient machinique, Paris, Éditions Recherches, 1979, p. 7-8.
-
[2]
Ibid., p. 8.
-
[3]
Ibid., p. 13.
-
[4]
Peter Sloterdijk, Bulles, Sphères I, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Pauvert, 2002. Les citations qui suivent sont tirées de l’édition en format de poche, Pluriel, 2003.
-
[5]
Ibid., p. 98.
-
[6]
Ibid., p. 109.
-
[7]
Félix Guattari, L’Inconscient machinique, op. cit., p. 155.
-
[8]
Ibid., p. 155.
-
[9]
Ibid., p. 177.
-
[10]
Ibid., p. 180.
-
[11]
Ibid., p. 181.
-
[12]
Ibid., p. 183.
-
[13]
Jean-Marc Besse, éditorial des Carnets du paysage, Cartographies, n° 20, automne/hiver 2010-2011, p. 5-9.
-
[14]
Je me réfère ici et dans les pages qui suivent à son ouvrage Finis terrae, Paris, Bayard, 2007.
-
[15]
Ibid., p. 11.
-
[16]
Jean-Marc Besse, op. cit., p. 6.
-
[17]
Ibid., p. 8.
1On connaît l’importance que les cartes et les cartographies en tout genre, probablement sous l’influence initiale de Fernand Deligny et de ses « lignes d’erre », ont dans la pensée de Deleuze et Guattari. Leur rôle essentiel est exposé de façon programmatique dans l’ouverture de Mille Plateaux sur le rhizome, où les deux auteurs nous invitent à « faire la carte et pas le calque ».
2Mon hypothèse dans les pages qui suivent sera que la nouvelle version de l’analyse que Deleuze et Guattari proposent sous le nom très énigmatique de « schizoanalyse » peut être interprétée aussi comme une activité de cartographie de l’inconscient, hypothèse que j’essaierai d’étayer par une relecture de L’Inconscient machinique, publié par Félix Guattari en 1979.
3Le texte s’ouvre sur une question qui est toujours d’actualité (« L’inconscient a-t-il encore quelque chose à nous dire ? ») et avec une attaque en règle contre toute vision « herméneutique » qui viserait au déchiffrement des messages de l’inconscient, qu’ils soient écrits dans une langue mystérieuse et intraduisible ou dans la prétendue transparence des « mathèmes » lacaniens. Contre les psychanalystes structuralistes, freudiens, jungiens ou reichiens, Guattari propose sa propre version, schizoanalytique, d’un inconscient bricoleur et bricolé, « quelque chose qui traînerait un peu partout autour de nous, aussi bien dans les gestes, les objets quotidiens, qu’à la télé, dans l’air du temps, et même, et peut-être surtout, dans les grands problèmes de l’heure [1] ». Il s’agit donc d’un inconscient « machinique », mais aussi toujours déterritorialisé, puisqu’il ne se situe pas exclusivement « à l’intérieur » des individus, mais également dans l’extériorité de leur rapport au corps, aux territoires (existentiels ou spatialisés), à l’école, au lieu de travail, etc.
4C’est aussi l’orientation temporelle de l’inconscient machinique qui change radicalement pour Guattari. Celui-ci n’est pas tourné vers les cristallisations du passé, mais orienté résolument vers l’avenir :
« Penser le temps à rebrousse-poil ; imaginer que ce qui est venu “ après ” puisse modifier ce qui était “ avant ” ; ou bien qu’un changement, au cœur du passé, puisse transformer un état de chose actuel : quelle folie ! Un retour à la pensée magique ! De la science-fiction ! Et pourtant… [2] »
6Un tel inconscient ne peut donc être conçu selon un modèle herméneutique d’interprétation de ses messages, ni selon un modèle archéologique qui essaierait d’avoir accès à ses strates et à ses stratifications enfouies dans le passé (ou il s’agirait alors d’une « archéologie » au sens foucaldien, donc une archéologie des énoncés, d’emblée extériorisée, spatialisée), ni par un modèle généalogique ou narratif, mais selon une sémiotique axée sur « l’agencement collectif d’énonciation » toujours biface ou multiface, qui associe indissolublement la forme et le contenu, les états subjectifs, les énoncés et les états de faits, selon la pragmatique du langage et du sens que Deleuze et Guattari étaient en train d’élaborer en même temps dans Mille plateaux, dans le « plateau » intitulé « Deux régimes des signes ». Les connexions s’établissent par une déterritorialisation réciproque des choses de la nature et des choses du langage et les agencements qu’elles créent sont toujours concrets, datés, situés, jamais modélisables, surplombants, éternels ou purement formels.
7C’est pourquoi un tel inconscient ne pourra jamais être interprété, mais devra être cartographié : la schizo-analyse sera une forme de cartographie. Dans l’étendue hétérogène d’un « Inconscient machinique », il s’agira à chaque fois d’identifier les régions figées dans le passé, immobilisées dans les stratifications et les segmentations, sclérosées et nécrosées et au contraire de retrouver et situer les « cristaux de possible » processuels. Deux postulats essentiels orientent cette approche de l’inconscient : 1. Il revient à l’agencement le plus déterritorialisé de résoudre les impasses et de dénouer les stratifications ; 2. « la déterritorialisation, sous toutes ses formes, “ précède ” l’existence des strates et des territoires [3] ».
8Une telle révision de la théorie de l’inconscient sera ainsi orientée en direction de la constitution d’une « pragmatique schizo-analytique », qui ne pourra jamais faire abstraction des problèmes politiques et micro-politiques, pragmatique dont le « non modèle » sera le rhizome, défini selon des caractéristiques désormais bien connues. Au contraire de toute structure et de tout modèle arborescent, les rhizomes peuvent connecter un point quelconque à un autre point quelconque ; le rhizome ne renvoie pas nécessairement à un trait linguistique, mais s’inscrit dans une sémiotique qui associe à chaque étape des éléments hétérogènes (biologiques, politiques, économiques). Dans l’introduction à L’Inconscient machinique, Guattari choisit ainsi explicitement de maintenir et de souligner la distinction entre une sémiologie « comme discipline trans-linguistique, qui examine les systèmes de signes en rapport avec les lois du langage (perspective de Roland Barthes) » et une sémiotique « comme discipline qui se propose d’étudier les systèmes de signes selon une méthode qui ne dépend pas de la linguistique (perspective de Charles Sanders Peirce) ».
9Dans cette perspective, la cartographie de l’inconscient s’inscrit toujours dans une sémiotique complexe, qui ne peut jamais se réduire à l’interprétation du langage ou à la dimension du signifiant. Si l’on essaie de comprendre cette entreprise cartographique par analogie avec les cartes produites par les géographes, il s’agirait ici de tracer une carte ou une superposition complexe de cartes qui ferait abstraction de toute différence préalable entre « géographie physique » et « géographie humaine » (ce qui relève de dynamiques « internes » au sujet et ce qui relève de dynamiques « externes », ce qui se situe dans un domaine « purement » linguistique et ce qui s’ancre dans une sémiotique généralisée et une pragmatique extralinguistique), qui essaierait de montrer en même temps les reliefs et les cours d’eau, les répartitions administratives et territoriales, les ressources naturelles et les ressources économiques, les frontières naturelles et les frontières politiques, la composition ethnique et religieuse de ses habitants et leur densité, etc. Il s’agirait d’une entreprise un peu folle pour tout géographe, comme elle l’est certainement pour tout analyste, une activité qui ne peut plus être le résultat d’un face à face entre l’analyste et l’analysant mais une dynamique nécessairement collective.
10Une telle pragmatique du rhizome abandonne également toute idée de « structure profonde » : l’inconscient machinique est un inconscient étendu, qu’il faut construire, parcourir et analyser à la manière d’une carte, une carte « démontable, connectable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications ».
11Dans les mouvements simultanés de territorialisation et de déterritorialisation qui parcourent l’inconscient ainsi défini, rien n’est jamais irrévocablement figé : un rhizome pourra donner lieu à une structure arborescente mais, à l’inverse, « la branche d’un arbre pourra se mettre à bourgeonner sous forme de rhizome ».
12Dans la philosophie contemporaine, on retrouve une tentative comparable de « spatialiser » l’inconscient dans le premier volume de la « critique de la raison spatiale » que Peter Sloterdijk développe dans sa trilogie des Sphères et plus particulièrement dans le premier volume (Bulles [4]), à la fondamentale différence près que Sloterdijk (radicalement, profondément et durablement influencé par la pensée de Heidegger) privilégie les thèmes du « séjour », de la sédentarité et de l’inscription dans un territoire à l’approche déterritorialisée et déterritorialisante qui est celle de Guattari. Les différents volumes de la trilogie de Sloterdijk proposent une exploration des espaces qui se décline sous la forme d’une psychologie (Bulles), d’une politologie (Globes et Le Palais de cristal) et d’une philosophie des techniques (Écumes). L’exploration de l’« espace intérieur » développée dans Bulles aboutit à une vision de l’espace humain comme étant doté toujours d’une structure « pliée, limitée et participative [5] », qui consiste dans l’imbrication de plusieurs espaces intérieurs, où personne ne peut jamais occuper une position purement fantasmatique d’intériorité imprenable ou d’extériorité souveraine.
13Ce qu’on appelle, faute de mieux, l’« intime » n’est donc plus concevable selon le modèle archéologique d’une psychologie des profondeurs, mais selon le modèle proprement architectural d’une série d’espaces intérieurs « partagés, consubjectifs et inter-intelligents auxquels prennent seulement part des groupes dyadiques ou pluripolaires [6] » qui excluent toute monade fermée sur elle-même. L’« intime » ne peut donc exister que par des incorporations, des imbrications, des implications, des résonances et des rythmes communs, ou (en termes psychanalytiques) par des identifications successives, ce pourquoi l’inconscient n’est accessible ni par une technique de déchiffrement, ni par la découverte d’un sens latent : il n’est pas « produit », mais plutôt « construit », il ne peut pas être « interprété », mais plutôt « cartographié ».
14Ce n’est donc pas un hasard si les deux auteurs sont fascinés (chacun à leur manière) par toutes les formes de création d’espaces et de territoires : territoires existentiels, mais aussi formes de production esthétique et culturelle de territoires et formes de production de territoires habitables dans le cadre de l’architecture.
15Les points de convergence entre la perspective spatiale ouverte par Sloterdijk et celle explorée par Guattari pourraient se retrouver (malgré des références théoriques et philosophiques différentes, et sur certains points incompatibles) notamment dans l’intérêt pour une production d’espaces et de territoires « pré-architecturale » (des sphères ou des cloches protectrices chez Sloterdijk, qui se transforment progressivement en écumes, des ritournelles ou des territoires existentiels chez Deleuze et Guattari) qui laissent toujours subsister des ouvertures et des connexions virtuellement infinies vers l’extérieur, des écumes ou des rhizomes qui visent à créer un équilibre complexe entre le plus intime et le plus extérieur, le dedans et le dehors, l’individuel et le collectif, le naturel et le technique ou culturel, l’organique et le politique.
16Dans la structure rhizomatique de L’Inconscient machinique, on peut établir une connexion transversale entre l’introduction et la partie six, intitulée « Repères pour une schizo-analyse », où Guattari commence par affirmer que « l’inconscient est constitué de propositions machiniques que les propositions sémiologiques et logico-scientifiques ne peuvent jamais saisir de façon exhaustive [7] », puisque « les concepts doivent se plier aux réalités et non l’inverse [8] », et dont plusieurs pages sont ensuite consacrées aux calques et aux arbres, aux cartes et aux rhizomes.
17Avant toute production d’énoncé et tout passage par le langage, la schizo-analyse présuppose (encore une fois) une activité de géographe, de cartographe ou encore d’arpenteur, qui consiste à créer (pour chaque cas et chaque situation, donc sans aucun recours à un modèle interprétatif universellement et « méthodiquement » valable) une carte de l’inconscient, qui comprendra à chaque fois des strates figées, des lignes de déterritorialisation, des trous noirs. Cette carte doit permettre une ouverture sur des perspectives d’expérimentation pour l’« agencement analytique » ou l’« analyseur », qui pourra être un thérapeute isolé, mais aussi un groupe ou une institution, étant donné que l’« analyseur » n’est pas seulement un individu ou une totalisation d’individus, mais qu’il implique dans l’analyse nécessairement d’autres flux « non humains » (économiques, politiques, matériels, techniques, etc.), ce en quoi elle se différencie d’un simple « décalquage » des triangulations œdipiennes.
18La praxis schizo-analytique est définie cette fois comme une « praxis transformationnelle » : tous les processus inconscients, aussi bloqués soient-ils, peuvent ainsi trouver des voies d’issue dans des conjonctions d’éléments sémiotiques disparates. Par ailleurs, « la consistance machinique n’est pas totalisante, mais déterritorialisante [9] » : un rhizome, par définition, n’est pas formalisable et donc ne pourra relever d’aucune topique psychanalytique ni d’aucun modèle structuralisé. Dans cette expérimentation en prise sur le réel, les cartes fonctionnent comme des laboratoires. Opposée à l’idée de la structure, la carte peut s’ouvrir dans de multiples dimensions, elle peut être déchirée, elle peut s’adapter à toute sorte de montages ; il s’agirait de « cartes pragmatiques » susceptibles d’être produites par un individu isolé ou par un groupe, dessinées dans un simple but d’orientation ou conçues comme une œuvre d’art, comme une action politique ou comme une méditation.
19Ces « cartes de compétence » s’inscrivent à chaque fois dans un contexte singulier et ne présupposent jamais de compétence plus large : une carte adéquate pour définir un certain type de territoire pourra ne pas fonctionner dans un autre ; une carte conçue pour être un simple outil d’orientation ne fonctionnera pas comme une œuvre d’art, et vice versa. La compétence pragmatique d’une cartographie par rapport à une autre dépend du fait qu’elle met en œuvre ou pas une segmentarité plus moléculaire, plus déterritoralisée, plus machinique. Les cartes peuvent produire l’esquisse d’un possible non réalisable dans le contexte existant, mais aussi produire de véritables mutations machiniques : « il n’existe pas de cartographie universelle [10] ». Au sein de n’importe quelle situation, on peut construire une micropolitique cartographique ou diagrammatique qui refuse toute fatalité divine, économique, structurelle, héréditaire, toute conception de l’inconscient comme destin et comme structure. Guattari donne ainsi un rhizome-carte de l’encerclement phobique du « petit Hans » chez Freud [11]. Tout d’abord, on y retrouve des entités hétérogènes : des lieux (la maison familiale, le lit des parents, la rue), des devenirs (celui du corps sexué, du devenir coupable mais aussi un « cumul de déterritorialisation » du devenir imperceptible vers le devenir coupable, vers le devenir corps sexué, vers le devenir corps social et enfin vers le devenir animal, des traits de visagéité (celui de la mère, celui du Professeur Freud et de la « visageité de transfert »), et des connexions qui vont et viennent d’un élément à un autre.
20Mais les cartes-rhizomes ne sont pas seulement des outils d’une analyse d’un inconscient individuel, puisque la schizo-analyse est aussi un outil pour des praxis politiques, pour des révolutions moléculaires : à la carte-rhizome du petit Hans succède ainsi [12] une carte-rhizome « de la coupure léniniste et de l’engendrement du stalinisme ». Les agencements pragmatiques sont machiniques et ne dépendent jamais de lois universelles, ils sont sujets à des mutations historiques d’abord imprévisibles et ensuite susceptibles de se reproduire (le « complexe romantique », le « complexe du Front populaire », le « complexe de la Résistance ») sans qu’on puisse leur donner le caractère d’universalité que la psychanalyse prête ou a prêté au complexe d’Œdipe.
21Tout équilibre segmenté, stratifié et molaire du pouvoir peut être à tout moment bouleversé par le surgissement d’une situation révolutionnaire, qui bouleverse les cartes préexistantes, en montrant qu’un nouvel agencement était en train de ronger souterrainement un équilibre antérieur qui semblait immuable, figé et éternel (le cas du « printemps arabe », quelles qu’en soient les évolutions, en est un exemple récent). Le seul fait de commencer à tracer et à construire activement des cartes pourra amorcer des effets de mutation et de déterritorialisation : écrire ses rêves plutôt que d’écouter passivement leur interprétation, les dessiner, les mimer, pourra transformer la carte de l’inconscient.
22La cartographie schizo-analytique est ainsi une pratique risquée, qui requiert une grande prudence et n’a rien à faire avec des interprétations sauvages. Il s’agirait de faire à tout moment des choix micropolitiques qui engagent l’« analyseur » et sa responsabilité dans les processus qu’il accompagne : il devra opter pour accélérer ou ralentir une mutation interne d’agencement, pour faciliter ou freiner la constitution d’un agencement collectif, explorer et expérimenter avec un inconscient en acte et en devenir, plutôt que de décalquer indéfiniment des complexes ou des interprétations préexistantes. Une cartographie, donc, qui n’exclut jamais les compromis, les retours en arrière, les avancées, les révolutions, qui n’aspire pas à contrôler et surcoder les processus inconscients mais seulement à les assister et les accompagner.
23Ce qui est particulièrement intéressant à mes yeux est la façon dont l’approche des cartes et de la cartographie adoptée par Guattari (comme par Deleuze dans certains de ses textes) rencontre l’évolution actuelle des conceptions et des fonctions de la carte, que l’on perçoit de moins en moins comme une opération de simple « représentation » d’un territoire ou une présentation objective et neutre d’un ensemble de phénomènes (ressources, démographie, groupes ethniques, etc.)
24Suivant les indications données par le philosophe et épistémologue du paysage Jean-Marc Besse dans son introduction à un numéro récent des Carnets du paysage [13], on peut répertorier les transformations suivantes :
251. Le constat (très « machinique », au sens technique du terme) que les espaces concrets et les espaces virtuels ne cessent de s’interpénétrer dans notre expérience : GPS, Google Earth, etc.
262. L’intérêt que les artistes manifestent de plus en plus pour des opérations de cartographies et qui mettent en évidence la dimension esthétique, créatrice, imaginaire des opérations cartographiques (on connaît l’importance que Guattari attribuait au « paradigme esthétique »). Comme l’écrit Gilles A. Tiberghien [14], les pratiques cartographiques montrent la façon dont l’imaginaire et l’imagination travaillent même les activités réputées les plus « positives ». Tout cartographe (pensons par exemple à Christophe Colomb, imaginant une nouvelle route vers les Indes) imagine le monde avant de le représenter et dans sa représentation en donne une image construite sur des rapports de convention avec le réel, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la mimésis : « Il n’existe pas de vérité cartographique, mais il y a de multiples manières de rendre compte du monde à travers les cartes [15] ». La carte n’est jamais un simple instrument mimétique mais elle est toujours un système constructif, tout comme la « nouvelle image de la pensée » que Deleuze propose dès Différence et répétition. Le concept n’est jamais un acte de représentation mais un outil d’expérimentation et de création.
273. Dans le cadre du « tournant spatial » de notre époque remarqué déjà par Michel Foucault, les cartes ne sont plus seulement un outil essentiel dans l’architecture, l’étude des territoires, la géographie ou la géopolitique, mais elles deviennent de plus en plus importantes dans la théorie de la connaissance, notamment dans les modélisations des formes de connexions et des liens permis par les Ntic.
284. L’abandon progressif de l’eurocentrisme et de la priorité absolue qu’il s’est donné dans la représentation de l’ordre du monde a déterminé la reconnaissance de cartographies « autochtones » qui renouvellent le rapport social et culturel à la carte. La carte n’est plus seulement l’outil de pouvoir et d’appropriation des espaces qu’elle a été depuis l’époque des grandes découvertes et pendant toute la période de la colonisation, mais commence à devenir une façon pour des sociétés traditionnelles de récupérer un accès à une perception de l’espace inscrite dans leur tradition et une perception du globe orientée différemment. Les cartes, de plus en plus éloignées de leur dimension de calque, deviennent ainsi des moyens d’appropriation et de découvertes de territoires réels et existentiels. Cartes du désert pour les populations nomades du Sahara, carte de l’Océan sensibles à toutes les variations sensibles et empiriques de la navigation, carte des glaces, cartes du cyberespace, cartes des espaces lisses qui se révèlent ainsi comme des espaces striés de façon intensive et sensible, étrangère à la modélisation abstraite, universalisante, mathématique et géométrique de la cartographie moderne occidentale : « Au bout du compte, la place décisive occupée par la cartographie dans les opérations de territorialisation, c’est-à-dire dans l’ensemble des actions de toutes sortes par lesquelles les sociétés donnent un sens à leur environnement, n’a jamais paru aussi évidente [16] ».
29On s’aperçoit notamment que la carte-itinéraire présuppose un type de pratique, de perception et de conception de l’espace radicalement différent de la carte-grille du monde moderne, qui revendique l’objectivité et la transparence. La carte-itinéraire doit inclure, de différentes façons, l’expérience subjective et temporalisée du territoire qu’elle représente, et qui n’est jamais perçu comme étant indépendant des pratiques et des déambulations qui s’y déploient.
305. Les cartographes eux-mêmes remettent ainsi en question l’idée d’une carte « neutre », « objective » ou scientifique au sens classique du terme, ainsi que ses prétentions à l’exactitude pour prendre en compte (comme le suggéraient Deleuze et Guattari au début de Mille Plateaux) le discours implicite qui les accompagne, les enjeux de pouvoir politique, économique et culturel qui s’y expriment, les individus ou les institutions qui en sont à l’origine.
31Désormais, les cartes ne se lisent qu’au pluriel : « À la multitude des genres de pratiques cartographiques répond la multitude de mondes spatiaux dont ces pratiques sont les embrayeurs et les expressions [17] ». Les transversalités entre les pratiques cartographiques les plus diverses (des géographes et des urbanistes, des artistes, des philosophes et des anthropologues) sont de plus en plus fréquentes.
32L’acte cartographique, comme l’écrivait Guattari, n’est jamais neutre ou sans conséquence mais a une nature performative et créative, en mesure de faire émerger de nouvelles réalités ; il intègre toutes les étapes provisoires de sa conception (croquis, dessins préparatoires, diagrammes).
33C’est ce nouveau contexte d’une cartographie transversale, à entrées multiples et infiniment créative, étendue à un grand nombre de pratiques théoriques et esthétiques, que la schizo-analyse de Deleuze et Guattari pressentait et anticipait.
Notes
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[1]
Félix Guattari, L’Inconscient machinique, Paris, Éditions Recherches, 1979, p. 7-8.
-
[2]
Ibid., p. 8.
-
[3]
Ibid., p. 13.
-
[4]
Peter Sloterdijk, Bulles, Sphères I, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Pauvert, 2002. Les citations qui suivent sont tirées de l’édition en format de poche, Pluriel, 2003.
-
[5]
Ibid., p. 98.
-
[6]
Ibid., p. 109.
-
[7]
Félix Guattari, L’Inconscient machinique, op. cit., p. 155.
-
[8]
Ibid., p. 155.
-
[9]
Ibid., p. 177.
-
[10]
Ibid., p. 180.
-
[11]
Ibid., p. 181.
-
[12]
Ibid., p. 183.
-
[13]
Jean-Marc Besse, éditorial des Carnets du paysage, Cartographies, n° 20, automne/hiver 2010-2011, p. 5-9.
-
[14]
Je me réfère ici et dans les pages qui suivent à son ouvrage Finis terrae, Paris, Bayard, 2007.
-
[15]
Ibid., p. 11.
-
[16]
Jean-Marc Besse, op. cit., p. 6.
-
[17]
Ibid., p. 8.