Chimères 2010/3 N° 74

Couverture de CHIME_074

Article de revue

Le biopouvoir à l'épreuve de ses formes sensibles

Brève introduction à un projet d'ethnographie des hétérotopies contemporaines

Pages 259 à 270

Notes:

  • [1]
    Une anthropologie du sujet suppose une réflexion, qui déborderait ici notre propos, permettant de comprendre et tirer les conséquences de la profonde divergence entre, d’une part une « subjectivation » au sens foucaldien qui nous renvoie en fait à la sujétion c’est-à-dire à l’assujettissement des corps et des catégories identitaires à un pouvoir souverain, dans une perspective qui reste largement structuraliste, et d’autre part une subjectivation au sens du sujet de parole, selon une analyse situationnelle, du moment et mouvement d’émancipation dont le sens politique se construit contre l’assignation identitaire et contre l’ordre du biopouvoir, et ainsi, à la limite, comme une anti-structure. Que cette anti-structure prenne parfois le langage de la communauté contre la société, cela n’a rien de surprenant, et c’est même une figure assez classique en anthropologie, des initiatives de révolte et refus. Le sens de la performance du sujet diffère totalement à partir de cette bifurcation entre structure et situation.
  • [2]
    « Les hétérotopies » (conférence radiophonique, France Culture, 7-21 décembre 1966) in Foucault (2009 : 36).
  • [3]
    L’articulation des points de vue de la gestion des populations et des territoires d’une part, et d’autre part de la gestion et surexploitation de la force de travail étrangère, reste largement à faire. Voir sur ce point les enquêtes et réflexions de l’ouvrage collectif récemment organisé par Alain Morice et Swanie Potot (2010).
  • [4]
    Les recherches récentes montrent le développement d’une « prison pour les pauvres » aux États-Unis et d’une prison pour les indésirables en France où il est de plus en plus question d’« enfermement » et de mise à l’écart hors du cadre pénal proprement dit (Wacquant 2004, Combessie 2009).

1Si l’anthropologie, science du sens des lieux et des relations, se place de manière pragmatique, dans la perspective des usages de la philosophie, elle s’autorisera à prendre pour elle-même deux concepts issus de l’analyse foucaldienne, ceux de biopouvoir et d’hétérotopie : sans se superposer exactement, ils marchent ensemble, s’interpellent, et c’est ainsi qu’ils seront traités ici, en partant du point de vue de l’expérience qu’en ont les individus qui en sont la cible ou l’objet. Ces concepts ainsi mis à l’épreuve, peuvent aider l’anthropologue à construire une problématique des émergences et genèses (plutôt que des pertes) de localités et d’identités, de l’exil comme condition individuelle et politique majeure du xxie siècle plutôt que du déracinement. Il s’agit pour l’anthropologie de penser le présent et l’à-venir à partir des situations vécues et observables aujourd’hui, dans la contemporanéité même du chercheur, plutôt qu’à partir des reconstructions identitaires, territoriales, mémorielles et autres rhétoriques inspirées dont cette contemporanéité est prolixe. Et il s’agit aussi, pourquoi pas ? de créer un terrain d’échange, de dialogue entre anthropologie et philosophie.

Biopouvoir, camp et politique : une philosophie sans sujet

2Le « biopouvoir » est un pouvoir de vie, et de mort ; s’il avait un horizon politique, ce serait le totalitarisme, voire la thanatopolitique au sens où, pour le dire à la façon de Hannah Arendt, « le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop » (Arendt1995 : 197, Caloz-Tschopp, 2000). Dans cet équilibre instable entre la vie et la mort à l’œuvre, le biopouvoir désigne une « technologie du pouvoir » qui suppose une transparence entre l’individu et la « population ». Un ensemble d’instruments prennent en charge, contrôlent et gèrent la vie des « populations » : des vies silencieuses lorsqu’elles sont ramenées à la fiction minimaliste d’une masse d’individus désocialisés et rapportés au corps commun de « l’espèce humaine » ; voire animales lorsqu’on observe jusqu’au bout, aujourd’hui, les effets de l’absolu « droit à la vie » (Foucault 1997, Brossat 2010). Ces populations de l’espèce humaine désincarnée et sans âme (ou « vies nues », commentera plus tard Agamben) deviennent gérables lorsqu’elles sont à leur tour objectivées et catégorisées par la mesure, le compte, le filtrage, éliminant donc la subjectivité du récit politique ou social de chacune de ces vies. Il y a ainsi une opposition ou tension assez logique et claire, structurante du point de vue de l’usage analytique des concepts, entre le biopouvoir et la politique, quelle que soit la finalité du biopouvoir (sauver des vies, en laisser mourir d’autres, tenir des « populations » à l’écart, pour les protéger ou pour nous protéger d’elles, etc.).

3Mais là où Foucault reliait biopouvoir et savoir (ou encore savoir et technologie), Giorgio Agamben (1995, 1997) a fusionné biopouvoir et politique. En allant à un niveau d’abstraction et d’élargissement politique du concept inspiré par les analyses de Foucault mais à un point où ces dernières n’étaient pas allées, Agamben fait du biopouvoir le principe en dernière instance de toute politique. Il le fait notamment en donnant une place exemplaire à la forme du « camp ».

4La transformation du biopouvoir en un modèle situé au cœur de la politique, associée à l’idée selon laquelle l’incarnation exacte de ce modèle serait le camp : la formulation est circulaire, pessimiste et rhétorique, elle boucle la boucle, mais a pourtant l’avantage de relancer l’enquête empirique, comme un sursaut en quelque sorte ! Car, par cette figuration abstraite et déductive, le camp est ramené en dernière analyse à un pur espace de mort, comme l’ont été les camps d’extermination nazis auxquels Agamben réduit finalement la figure et le sens du camp en général, hantés par le « spectre du génocide », inscrits dans le seul « horizon de la mort », comme l’a noté Alain Brossat (2008). Cette approche interdit de voir d’une part que le génocide n’a pas absolument besoin du camp – il peut se faire dans la rue, comme à Kigali en 1994 ?, d’autre part que les camps représentent des espaces multiformes et multifonctionnels. Espaces du gouvernement mondialisé des indésirables, mais aussi espaces de socialisation dans l’exception ordinaire, et enfin espaces politiques (Agier 2008, Bernardot 2008, Kobelinski et Makaremi 2009).

5En outre, du point de vue de la théorie anthropologique et des débats qui l’animent, la superposition entre biopouvoir et politique ne tient pas non plus. Plus exactement, la formule selon laquelle « le camp est le paradigme même de l’espace politique au moment où la politique devient biopolitique » (Agamben 1997 :184) supposerait, pour être exacte, un fonctionnement structural des espaces sociaux, un monde sans sujets, ce qui permettrait une réification pure et simple du biopouvoir. Toute cette représentation laisse de côté la question des sujets et de la subjectivation politique [1]. C’est cette absence seule qui permet de conclure logiquement à la « fin de la cité » et à la domination du camp comme « paradigme biopolitique de l’Occident ». Ainsi la politique se confond avec l’exercice du biopouvoir dont le camp est la mise en espace, et la question de la subjectivation reste inexplorée.

Des morceaux d’espaces flottants. Du biopouvoir aux hétérotopies

6C’est cette relation à trois – biopouvoir, politique et camp ? que je voudrais contester ici, pour lui opposer finalement les formes du campement et du ghetto à la fois comme formes sensibles du biopouvoir et comme lieux d’une subjectivation qui éventuellement échappe à l’ordre du biopouvoir et le contredit voire s’y oppose par la politique. En effet, la question que l’anthropologue peut opposer à cette vision sans sujet d’un pouvoir sur la vie, lequel reste cependant contraignant et dominant, est en premier lieu : peut-on vérifier le biopouvoir et quelle est sa portée ? Il convient de revenir à la réalité gouvernementale qu’il institue avant de le penser au cœur et au principe de la politique. Avant de vérifier sa « vérité », il y a la réalité qu’il construit à travers des artefacts et des mises en espace, c’est-à-dire à travers d’indispensables formes : il faudra en tracer le périmètre pour pouvoir en parcourir la surface, en faire l’ethnographie. D’où le lien logique, immédiat du point de vue de l’enquête, entre le biopouvoir et les hétérotopies, au lieu du lien abstrait entre biopouvoir et politique.

7Je m’appuie ici sur un matériau issu d’enquêtes dans des camps de réfugiés, de déplacés internes et dans des campements « auto-établis » en Afrique noire principalement, et de manière plus succincte au Proche-Orient et en Europe (Agier 2008, Agier et Prestianni 2011). De ces lieux d’enquêtes, qui sont tous des établissements humains séparés de l’ordre social et étatique visible et accessible, on peut dire qu’ils sont des « produits dérivés » et ainsi des vérifications sociologiques du biopouvoir – en tant que gestion des populations et des territoires, sous la forme d’un gouvernement des indésirables – et qu’ils sont hétérotopiques, c’est-à-dire « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables » (Foucault 1984). Qu’ils soient localisables nous permet précisément de les observer, d’y séjourner, et ainsi d’aller comprendre leur expérience intérieure pour les décrire. Ces « lieux hors de tous les lieux » ? que j’ai appelé hors-lieux de manière générique dans mes enquêtes sur les camps, campements et ghettos – mettent en œuvre trois principes d’extériorité – trois ex qui incarnent la puissance de rejet à la limite, voir souverain : l’extraterritorialité, l’exception, l’exclusion. En parcourant les hétérotopies, on entre donc dans la réalité du biopouvoir.

8Les hétérotopies se constituent d’abord comme des dehors, placés sur les bords ou les limites de l’ordre normal des choses : ils sont ainsi caractérisés par le confinement et par l’extraterritorialité. Une autre notion foucaldienne, celle des « enfermés dehors », même si elle est restée à l’état de slogan, vient à l’appui de la description des hétérotopies : c’est à propos des « boat people » du Vietnam, des bateaux pleins de réfugiés errant en mer, qu’au début des années 1980 Michel Foucault déclara, dans une intervention militante, « Les réfugiés sont les premiers enfermés dehors ! ». Il avait dit quelques années plus tôt : « Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence » [2]. Un inventaire des « morceaux d’espace flottants » (Foucault 2009 : 35) est possible : je le détaille et l’analyse plus loin sous la représentation d’un schéma de formes et figures liées entre elles. Devraient y entrer aussi les petites îles de Nauru et de Christmas dans l’océan Pacifique, qui sont utilisées par le gouvernement australien comme vastes centres de rétention pour exilés afghans et sri-lankais ainsi mis dans l’incapacité de pénétrer sur le territoire australien pour y faire une demande d’asile, où les navires demandés à l’Europe par un haut fonctionnaire grec pour circuler en Méditerranée et arrêter, retenir et renvoyer les migrants avant qu’ils ne mettent pied sur le sol européen. Bateaux, îles, zones d’attente portuaires, hangars, centres de rétention, camps de réfugiés : le fait que ces hors-lieux soientt constitués de véritables « morceaux d’espaces » indiquent la possibilité d’une agglomération confinée et durable, tenue à l’écart.

9Mais l’extraterritorialité peut aussi devenir fiction réalisée sous une autre forme, celle par exemple de la zone d’attente « flottante » : ainsi, en France, la loi dite Sarkozy de novembre 2003 définissait l’extraterritorialité comme étant tout ce qui entoure l’étranger indésirable : « la zone d’attente s’étend, sans qu’il soit besoin de prendre une décision particulière, aux lieux dans lesquels l’étranger doit se rendre ». Plus précise encore dans la fiction extraterritoriale, la nouvelle loi relative « à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité » votée en octobre 2010 par le parlement français, crée automatiquement la « zone d’attente » en tout lieu, quel qu’il soit (une plage, un sentier de montagne…), où un étranger en « situation irrégulière » pose le pied sur le sol français afin de le considérer juridiquement en dehors du territoire national. Où qu’il aille, le corps de l’étranger indésirable s’entoure d’un « lieu » propre qui se déplace avec lui, hors de tous les lieux.

10On le voit, un régime politique et juridique d’exception est associé à cette extraterritorialité. Du point de vue du pouvoir souverain qui décrète l’hétérotopie, la fiction du dehors est un pur mirage sans pensée propre ni identité : son espace réel est occupé par le « dedans » d’un autre État, ou alors par un artefact matériel ou juridique au sein de celui qui exclut. Autrement dit, les « enfermés dehors » sont en fait « mis à l’écart dedans ». C’est dans une double contrainte entre un dedans inaccessible et un dehors sans substance que le biopouvoir constitue son artefact – les objets bateau, île ou camp en lieu de confinement et lieu de vie. Celui-ci semble se placer au milieu du vide, mais pourtant il est toujours « collé » à la frontière d’un ordre social et national. Or, quels que soient leurs gestionnaires effectifs (humanitaire, administratif ou communautaire), les espaces ainsi placés en hétérotopie ont pour caractéristique commune d’écarter, de retarder ou suspendre toute reconnaissance d’une égalité politique entre les occupants de ces espaces autres et des citoyens ordinaires : il y a un régime d’exception politique associé à ces espaces et mis en œuvre par la fiction d’extraterritorialité. Une porte, un fossé, une barrière ou un portail doivent toujours être franchis pour intégrer ce mode de vie à part. La mise à l’écart peut être décrétée pour cantonner quelque part une « crise » (les effets spécifiques d’une maladie, ou d’une guerre) ou une « déviation » (délinquance sociale ou situation « irrégulière ») : c’est ce qui fonde les cliniques psychiatriques, les prisons ou les maisons de retraite en tant qu’hétérotopies selon Foucault (1984 : 756). Un régime extrapolitique, hors de la politique, définit la gestion des populations placées et contrôlées au sein de ces espaces et selon des assignations catégorielles exclusives : des personnes qu’une administration définit comme anormaux, vieux, réfugiés, vulnérables, délinquants, handicapés, etc., se retrouvent ainsi identifiées et regroupées à l’écart. Mais en les fixant et les regroupant en collectifs, ces espaces autres font de leurs occupants de durables parias, socialement « autres ».

11Ainsi, à l’exception sur le plan juridique et politique, à l’extraterritorialité sur le plan de l’organisation des espaces, des places et des frontières, est associé un troisième terme, l’exclusion, définie du point de vue de sa (non-) place dans la structure sociale et étatique. Les premiers espaces où va se nicher le refuge auto-établi sont les interstices, les bâtiments laissés vacants, les terrains vagues, les forêts (ou fragments de forêt dans le cadre urbain), les quais. L’état d’abandon de ces espaces confirme et redouble l’absence de citoyenneté territoriale de ceux qui les occupent : ni l’État dont ils ont la nationalité ni celui de leur exil, ne leur garantissent l’exercice localisée d’une citoyenneté dans les lieux liminaires où ils se trouvent, ou alors ne leur garantissent que la vie en guise de protection. C’est là que vient se coller la rhétorique humanitaire du « droit à la vie », sur le fil ténu qui sépare le « faire vivre » et le « laisser mourir », et qui rend acceptable voire invisible en démocratie, l’exclusion des droits sociaux du citoyen qui caractérise les indésirables : « Nous sommes hors la loi, nul ne le sait, et pourtant chacun nous traite comme tels » (Kafka 2008 : 62, Agier 2011). Les campements informels et « clandestins », produits dérivés du rejet, rejoignent alors les camps, zones et centres officiels, humanitaires ou administratifs, qui en sont le produit direct. Leurs occupants sont socialement exclus, ce qui n’empêche pas un usage ponctuel et généralement non officiel de leur force de travail à la marge, dans certains secteurs à grande consommation de travail occasionnel et clandestin, comme le petit commerce, l’emploi domestique, le bâtiment ou le travail agricole. L’hétérotopie n’est pas toujours synonyme d’inactivité économique, et la condition extraterritoriale et exceptionnelle existe aussi à toutes fins utiles, et notamment pour faciliter un usage illégal de la force de travail à caractère saisonnier, temporaire, etc., de celles et ceux qui sont maintenus à l’écart [3].

Prison, asile, refuge. Figures contemporaines de l’hétérotopie

12La mise en œuvre du biopouvoir dans les hétérotopies construit une limite de plus en plus ancrée : une marge urbaine, une marge de l’État, une limite de l’humain. Pour les retrouver dans l’enquête, nous pourrons reconnaître les hétérotopies contemporaines au fait qu’elles associent ces caractères d’extraterritorialité, d’exception et d’exclusion. À partir de là, il est possible de préciser les choses et d’associer différentes formes et figures de l’écart et de la limite. Indirectement, elles désignent les terrains de recherche sur les hétérotopies contemporaines. Trois figures de référence permettront de les repérer : ce sont la prison, l’asile, le refuge. Elles sont en relation étroite les unes avec les autres, à la fois parce qu’elles représentent toutes les trois une forme d’enfermement de leurs occupants (des « enfermés dehors »), mais aussi parce qu’elles sont marquées par l’ambivalence qui les relie : la gestion des indésirables se retrouve dans le peuplement des prisons, l’emprisonnement se retrouve pour une part dans l’asile, l’asile est pour certains un refuge. Ces figures sont présentes, incarnées dans différentes formes réelles d’espaces à part, des espaces autres qui deviennent tous plus ou moins rapidement les espaces des autres. La forme de la prison à un extrême, et celle du ghetto urbain à l’autre, représentent les deux pôles limites vers lesquels tend le sens de ces hétérotopies. C’est au moins ce qu’on observe aujourd’hui dans ces lieux-là pour autant qu’on puisse en faire une ethnographie comparative et intégrée. On représente cet ensemble articulé de figures et formes sur le graphique ci-contre.

Principes, figures et formes contemporaines de l’hétérotopie

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Principes, figures et formes contemporaines de l’hétérotopie

13Quelques commentaires à l’appui de ce graphique. La prison représente un premier modèle dans ce paysage global, elle est un pôle à la fois extrême et ambivalent pour penser en général le sens et les pratiques de l’enfermement des indésirables. En effet, la prison est en général le lieu d’une punition et d’un bannissement mais aussi, dans les prisons contemporaines, elle est devenue l’espace de gestion des populations indésirables : les temps de l’emprisonnement augmentent, essentiellement avant et après le temps d’accomplissement de la peine, c’est-à-dire en dehors du droit pénal, tout comme la démographie de la population carcérale a sensiblement augmenté ces dernières années, à tel point que la prison apparaît maintenant comme une des formes de l’enfermement des indésirables, particulièrement en France et aux États-Unis, deux pays où la prison confine les étrangers et les exclus. En outre, dans le cadre de la politique européenne, et en particulier française, de rétention et expulsion des étrangers indésirables, la prison est aussi devenue le lieu où s’accomplit la rétention des étrangers « en situation irrégulière » lorsque les places manquent en centre de rétention (Beaulieu-Garnier 2010). Enfin, les centres de rétention administrative en France (ou centres de détention dans la plupart des autres pays européens), ou encore les Zones d’attente de personnes en instance (ZAPI), s’ils ne relèvent pas d’un système pénal, sont bien des lieux d’enfermement administratif sous contrôle policier.

14La figure de l’asile représente un second modèle symboliquement fort mais tout autant ambivalent : l’asile est l’accueil et la porte vers l’accès au monde commun, mais aussi le lieu d’enfermement lui-même, et de mise à l’écart d’un indésirable (fou, vieillard ou étranger). L’asile qu’on donne porte le même nom que l’asile qui enferme. L’asile en ses murs est ainsi la mise en œuvre d’une fiction extraterritoriale au sein même des villes. C’est ce qui rapproche les mondes vécus des Centres d’accueil pour demandeurs d’asile en France (CADA) (Kobelinsky 2010), et les camps de réfugiés du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en Afrique ou en Asie. Et c’est ce qui explique le même malaise que ressentent les travailleurs sociaux qui interviennent dans les CADA et les travailleurs humanitaires dans les camps de réfugiés. Dans leur vie interne, les formes matérielles et sociales relevant de ce principe ambivalent de l’asile sont des lieux de tension, conflit ou malaise, car les acteurs (hébergés/enfermés et intervenants) sont maintenus, dans une temporalité suspendue, dans l’incertitude des règles communes de leur existence.

15Enfin, la figure du refuge agit dans la justification et la gestion des camps de réfugiés dont on a vu qu’ils relèvent largement de l’asile des bannis, de la mise à l’écart de la territorialité, de la loi et de la société des États-nations, mais elle agit aussi et essentiellement dans la forme du campement « auto-organisé ». Cela concerne les camps de IDP (Internally Displaced Persons) : des lieux de refuges établis par des déplacés internes (des personnes qui ont quitté leur propre lieu de résidence mais n’ont pas traversé une frontière nationale), sont des campements qui voient arriver, généralement dans un deuxième temps, des organisations humanitaires et éventuellement onusiennes, pour leur venir en aide, et pour les regrouper, les déplacer vers un autre camp, etc. Enfin, les campements informels de migrants (« jungles », « ghettos », etc.) peuvent être, eux, rapprochés de figures plus anciennes d’auto-installations à la marge des villes, généralement tolérés, tels que les campements d’étrangers en Afrique, ou les campements roms en Europe.

16Comme le suggèrent ces commentaires succincts, le problème pour l’analyse foucaldienne, c’est que l’espace autre est, et n’est pas seulement l’artefact du biopouvoir. Dans un autre champ de réalité construite, celui de l’expérience sensible et de l’analyse situationnelle, c’est un lieu de socialisation émergente, à la limite. Certes, on imagine mal le « faire ville » des camps de réfugiés et déplacés en particulier en Afrique ou au Proche-Orient (Agier 2008), se développer dans un centre de rétention en Europe… Mais à l’inverse, on n’imagine pas assez la contrainte externe (un biopouvoir maintenant et tolérant, à l’écart de la ville, des étrangers qui vont se fixer là peut-être pour longtemps) dans la définition du campement auto-établi et du ghetto. Comme si le ghetto était un choix communautaire intrinsèque, interne, relevant de et renvoyant à une problématique de l’identité. Non seulement la distance à l’État (Wacquant 2006), et non l’ethnie, la race ou la religion, définit le ghetto, mais plus encore : c’est précisément l’expression de la puissance gouvernementale que de définir sa limite, donc de définir la distance à l’État. En quoi les « villes hors-la-loi » selon les termes d’un des leaders du campement afghan de Patras en Grèce (Agier et Prestianni 2011), sont-elles « dehors » sinon par décision de l’État ? C’est l’État distant qui favorise, voire encourage l’alternative communautaire à la marge, et ainsi, in fine, organise autant qu’il légitime une forme sociale et politique de « ghettoïsation » des espaces du ban-lieu : espaces du « ban » et du banni, maintenus à l’écart et à la limite de la ville comme de l’État. Celui-ci localise sa propre marge, son « dehors » et dans ce dehors, circonscrit et enferme toute idée d’une altérité seulement définie par dissection et séparation, par distance et par opposition à la Ville et à l’État. Ainsi le ghetto, plus généralement la « marge » urbaine n’est une marge ou une limite que lorsqu’elle est à la marge de l’État et des droits sociaux communs. Là encore, l’extraterritorialité est en étroite relation de sens avec l’exception et l’exclusion [4].

17C’est donc une vie à risque, et il faut bien reconnaître que ceux qui la vivent ne s’étonnent pas de l’indifférence politique et du harcèlement policier avec lesquels ils composent chaque jour. Ils en rient autant qu’ils en souffrent, en « jouent » autant qu’ils le subissent. Il faut voir une forme d’objectivation et d’affirmation du sujet dans ces auto-désignations qu’on entend parmi les occupants des campements rencontrés sur le terrain de l’enquête sur les déplacés, réfugiés et migrants clandestins, comme « ghetto », « jungle », ou « ville hors-la-loi ». Ces termes donnent un sens propre et assumé (sinon précisément « positif » au sens où ils seraient désirables) aux lieux qu’ils occupent et habitent.

18À l’image de ces dérisions, autodérisions et autres manifestations généralement mises en scène de manière dramatique, on observe sur ces terrains-là que l’expérience déconstruit la « réalité » du biopouvoir. On serait tenté de dire tout simplement que la réalité « reprend le dessus » et repousse le biopouvoir vers la fiction, si ce n’était en fait et plus exactement un conflit de réalités. Mais la déconstruction de la réalité qu’il instaure ne signifie pas non plus la non-vérification du biopouvoir. Elle signifie la possibilité sur ces lieux mêmes de la limite et du seuil, dans un espace-temps liminaire, d’un agir politique par définition imprévisible.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Giorgio Agamben (1995), Moyens sans fins, Notes sur la politique, Paris, Rivages.
  • Giorgio Agamben (1997), Homo sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil.
  • Michel Agier (2011), Le couloir des exilés. Être ét ranger dans un monde commun, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant..
  • Michel Agier, (2008) Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion.
  • Michel Agier et Sara Prestianni (2011), « Je me suis réfugié là ! ». Bords de routes en exil, Paris, éditions Donner lieu.
  • Hannah Arendt (1995), Les Origines du totalitarisme. III — Le système totalitaire, Paris, Fayard, coll. « Points ».
  • Émilie Beaulieu-Garnier (2010), Étrangers derrière les barreaux. La prison dans le dispositif de mise à l’écart des étrangers indésirables en France, Mémoire de Master (dir : M. Agier), Paris, EHESS.
  • Marc Bernardot (2008), Camps d’étrangers, Paris, éditions du Croquant, collection « Terra ».
  • Alain Brossat (2008), « L’espace-camp et l’exception furtive », Lignes, n° 26, p. 17-19.
  • Alain Brossat (2010), Droit à la vie ?, Paris, Seuil.
  • Marie-Claire Caloz-Tschopp (2000), Les sans-État dans la philosophie d’Hannah Arendt, Paris, Payot.
  • Philippe Combessie (2009), Sociologie de la prison, La Découverte.
  • Michel Foucault (1984), « Des espaces autres », in Dits et Écrits, tome IV, Gallimard, p. 752-762.
  • Michel Foucault (1997), Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1975-76, Hautes études, Gallimard/Seuil.
  • Michel Foucault (2009), Le corps utopique, Les hétérotopies (textes inédits suivis d’une présentation de Daniel Defert), Nouvelles éditions Lignes.
  • Katia Genel (2004), « Le biopouvoir chez Foucault et Agamben. », Methodos, 4, http://methodos.revues.org/131
  • Franz Kafka (2008), Journal intime (1945), Paris, Payot.
  • Carolina Kobelinsky (2010), L’accueil des demandeurs d’asile : Une ethnographie de l’attente, éditions du cygne.
  • Carolina Kobelinsky et Chowra Makaremi, dir. (2008), Enfermés dehors. Enquêtes sur le confinement des étrangers, éditions Le Croquant (collection Terra).
  • Alain Morice et Swanie Potot, dir. (2010), De l’ouvrier immigré au travailleur sans papiers. Les étrangers dans la modernisation du salariat, Karthala.
  • Maria Muhle (2006), « Le camp et la notion de vie », in O. Le Cour Grandmaison, G. Lhuilier et J. Valluy (dir.), Le Retour des camps ? Sangatte, Lampedusa, Guantanamo…, Paris, Autrement, p. 68-76.
  • Loïc Wacquant (2004), Punir les pauvres, Agone.
  • Loïc Wacquant (2006), Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, La Découverte.

Notes:

  • [1]
    Une anthropologie du sujet suppose une réflexion, qui déborderait ici notre propos, permettant de comprendre et tirer les conséquences de la profonde divergence entre, d’une part une « subjectivation » au sens foucaldien qui nous renvoie en fait à la sujétion c’est-à-dire à l’assujettissement des corps et des catégories identitaires à un pouvoir souverain, dans une perspective qui reste largement structuraliste, et d’autre part une subjectivation au sens du sujet de parole, selon une analyse situationnelle, du moment et mouvement d’émancipation dont le sens politique se construit contre l’assignation identitaire et contre l’ordre du biopouvoir, et ainsi, à la limite, comme une anti-structure. Que cette anti-structure prenne parfois le langage de la communauté contre la société, cela n’a rien de surprenant, et c’est même une figure assez classique en anthropologie, des initiatives de révolte et refus. Le sens de la performance du sujet diffère totalement à partir de cette bifurcation entre structure et situation.
  • [2]
    « Les hétérotopies » (conférence radiophonique, France Culture, 7-21 décembre 1966) in Foucault (2009 : 36).
  • [3]
    L’articulation des points de vue de la gestion des populations et des territoires d’une part, et d’autre part de la gestion et surexploitation de la force de travail étrangère, reste largement à faire. Voir sur ce point les enquêtes et réflexions de l’ouvrage collectif récemment organisé par Alain Morice et Swanie Potot (2010).
  • [4]
    Les recherches récentes montrent le développement d’une « prison pour les pauvres » aux États-Unis et d’une prison pour les indésirables en France où il est de plus en plus question d’« enfermement » et de mise à l’écart hors du cadre pénal proprement dit (Wacquant 2004, Combessie 2009).
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