Notes
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[1]
Pour un historique de la décision de mener une nouvelle tentative vu par Deligny, cf. F. Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 691-693. Pour une description détaillée de l’accueil au réseau, cf. ibid., p. 992 sq.
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[2]
Le syndrome d’autisme est une invention tardive de la nosographie psychiatrique : on en doit la paternité à Leo Kanner, en 1943. Bien que la catégorie d’autisme ne soit pas d’origine psychanalytique, elle reçoit, dans le cadre de l’analyse des psychoses infantiles (Klein, Abraham, Mahler) et de la conception lacanienne des psychoses, une acception théorique déterminant dans la réception que peut en avoir quelqu’un qui appartient au paysage intellectuel français comme Deligny. Sur la théorie psychanalytique de la psychose infantile, voir M. Ledoux, Conceptions psychanalytiques de la psychose infantile, Paris, PUF, 1984, coll. « Le fil rouge ».
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[3]
F. Deligny, Œuvres, p. 691.
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[4]
Ibid., p. 865.
-
[5]
Ibid., p. 705.
-
[6]
Ibid., p. 708 ; cf. ce que dit Deligny à propos de Janmari : « nous lui avons évité une vie asilaire » (p. 705).
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[7]
Pour une ana lyse de la crise de l’institution asilaire, cf. R. Castel, L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Paris, Minuit, 1976, chap. 7 « Le passage : de l’âge d’or à l’aggiornamento ». Signalons au passage que Robert Castel ne date pas la crise de la Seconde Guerre mondiale, mais de la seconde moitié du XIXe siècle : « Contrairement à une représentation commune de l’histoire de la psychiatrie, ce n’est donc pas à une époque récente (en 1945 ? vers 1960, avec le secteur ?) qu’une crise profonde de l’organisation traditionnelle a éclaté. Non seulement dans les années 1860 aucun de ses éléments n’a été épargné, mais des rapports commencent à se dégager entre ces différentes critiques. » (p. 283) ; toutefois, c’est au tournant de la Seconde Guerre mondiale que le mouvement de transformation du champ psychiatrique connaît un effet de seuil : « Si dès les années 1860 il y a eu des critiques de l’asile, ou de la loi de 1838, ou du savoir psychiatrique, ou des traitements médicaux, aussi violentes et aussi lucides que celles des modernes antipsychiatres, c’est seulement depuis quelques décennies que se dessine un modèle alternatif global se posant en remplaçant de l’ancien système pour assumer la totalité de ses fonctions, avec quelques autres en plus. » (p. 13).
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[8]
cf. E. Goffman, Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux (1961), Paris, Minuit, 1968 (avec une présentation, un index et des notes de Robert Castel) : sur la notion d’« institution totalitaire », voir notamment le long chapitre I (on sait que Deligny a lu Goffman : cf. F. Deligny, Œuvres, p. 858) ; M. Foucault, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961 (rééd. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972) : voir notamment le chapitre « Naissance de l’asile ».
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[9]
R. Castel, La gestion des risques, Paris, Minuit, 1981, p. 13. L’expression de « pouvoir psychiatrique » est une allusion à l’intitulé du cours que Foucault a donné au Col lège de France en 1973-1974 (M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, Paris, Seuil/Gallimard, 2003).
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[10]
cf. R. Castel, La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris, Minuit, 1981, p. 59 ; cf. p. 93 : « Pour fonder le réformisme psychiatrique, il n’est pas question en effet d’attacher la pratique psychiatrique à une orientation théorique précise, mais de laisser s’additionner des tendances diverses en affirmant leur caractère non-contradictoire et en cherchant dans cet éclectisme un effet de renforcement réciproque. » Sur ce point, voir p. 58-60 : « Unité théorique, ou consensus tactique ? ».
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[11]
Robert Castel et Michel Foucault proposent deux versions différentes de la psychiatrisation de l’enfance : différentes périodisations mettant en jeu différents complexes de savoir-pouvoir. Pour Foucault, il faut chercher le principe de diffusion de la psychiatrie au XIXe siècle dans la psychiatrisation de l’enfance et du côté des couplages entre institutions sanitaires et institutions pédagogiques (cf. M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, p. 199 sq.). Castel défend au contraire l’idée que la prise en charge de l’enfance par le discours et les institutions psychiatriques s’est effectuée vers le milieu du XXe siècle, accordant au secteur initialement marginal de l’enfance le rôle de foyer de diffusion des techniques médico-psychologiques contemporaines (cf. R. Castel, La gestion des risques, p. 55-58).
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[12]
Sur le rapport de Deligny à la pédagogie et à l’enfance, voir l’ouvrage de P.-F. Moreau, Deligny et les idéologies de l’enfance, Paris, Retz, 1978.
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[13]
– J. Donzelot, La police des familles, Paris, Minuit, 1977/2005, p. 91.
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[14]
cf. J. Houssaye, Deligny, éducateur de l’extrême, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1998. Sur Deligny éducateur, voir surtout les p. 13-36 : Houssaye y distingue six caractéristiques de l’« attitude éducative » de Deligny (esquiver, recréer, libérer, refuser l’affection, refuser la morale, refuser la psychologie). Cf. F. Deligny, Œuvres, p. 1009 : « Mais ai-je jamais dit que les innovations dont j’ai fait part après les avoir vécues soient à classer dans la rubrique pédagogique ? Je m’en suis toujours défendu, mais rien à faire. […] Or, s’il y avait une once d’innover dans ces tentatives, c’est justement qu’elles se dérobaient à leur fonction prévue, à savoir la pédagogisation ou le pédagogisationnement de semblables contemporains. »
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[15]
F. Deligny, « Carte prise et carte tracée » (1979), L’Arachnéen, Paris, L’Arachnéen, 2008, p. 134.
-
[16]
Sur la théorie des groupes chez Guattari et le refus de l’alternative spontanéisme/centralisme, cf. G. Deleuze, « Trois problèmes de groupes » (1972), Préface à Psychanalyse et transversalité, Paris, Maspero, 1972, rééd. Paris, La Découverte, 2003, p. 7.
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[17]
F. Deligny, « Carte prise et carte tracée » (1979), L’Arachnéen, p. 135.
-
[18]
cf. L.-P. Jouvenet, J.-M. Caillot-Arthaud, C.-L. Chalaguier, Fernand Deligny. 50 ans d’asile, Toulouse, Privat, 1988, « Quatrième partie : Anti-thérapie, Pédagogie et Politique ».
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[19]
J. Houssaye, op. cit., p. 37.
-
[20]
La nécessité de développer l’autonomie de l’enfant pour lui permettre d’agir sur le monde est une constante de La forteresse vide : Bettelheim y soutient que la sortie de l’Anlage autistique tient en grande partie à la possibilité qu’a l’enfant d’être actif (cf. B. Bettelheim, La forteresse vide (1967), Paris, Gallimard, 1969, p. 71-72). On pourrait ainsi voir dans le rapport à l’agir une illustration de la divergence fondamentale entre Bettelheim et Deligny (comparer B. Bettelheim, La forteresse vide, p. 78 sq. : « Une raison pour agir » et F. Deligny, Les détours de l’agir ou le Moindre geste). Sur le fonctionnement de l’institution de l’École Orthogénique de Chicago, voir B. Bettelheim, Un lieu où renaître. La somme de trente ans d’expérience à l’École orthogénique de Chicago (1974), Paris, Robert Laffont, 1975, notamment le chapitre XV : « Tentatives de création d’un milieu thérapeutique total ».
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[21]
F. Deligny, Les enfants et le silence, Paris, Galilée et Spirali, 1980, p. 77.
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[22]
Ibid., p. 267. Probablement que les choses sont plus complexes puisque l’École orthogénique se propose une double transformation des individus : la guérison des patients et corrélativement la résolution des problèmes de l’éducateur. Cependant, la transformation de l’éducateur demeure un moyen (contre-transférentiel) de la guérison des enfants, seule véritable finalité de l’institution (cf. ibid., p. 267).
-
[23]
Sur l’école de Summerhill, voir le célèbre ouvrage d’A. S. Neill, Libres enfants de Summerhill, Paris, La Découverte, 2004.
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[24]
cf. ibid., p. 24-25.
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[25]
cf. ibid., p. 73-85 (« L’autodétermination »).
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[26]
Sur l’origine des cartes, cf. J. Lin, La vie de radeau. Le réseau Deligny au quotidien (1996), Marseille, Le mot et le reste, 2007, p. 54 : « Malgré la consigne de ne pas parler des gamins, il m’arrive de faire part, sur le cahier, de mes tracas à propos de l’un d’entre eux. À cela le cahier ne répond jamais. Fernand Deligny, qui n’est jamais descendu dans l’île d’en bas, propose de tracer les trajets des gamins. Les pas des gamins partent dans un sens puis dans un autre, retournent en arrière et font des détours. Ils contournent un arbre, une pierre ou rien du tout – rien du tout à nos yeux –, mais pour ces gamins sans le langage, allez savoir… Pour nous qui parlons, le mot trajet a un sens : nous allons de la tente vers le feu pour préparer le café ; trajet va de pair avec projet. Pour les déplacements des gamins, le mot trajet ne veut plus dire grand-chose et Fernand Deligny propose à la place « ligne d’erre » qui convient mieux. »
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[27]
cf. A. S. Makarenko, cité in L. Gotovitch, Makarenko. Pédagogue praticien, Paris, PUF, 1996, p. 13 : « un membre de la commune instruit et cultivé, conscient de ses droits en URSS, membre des Jeunesses communistes, un bolchevik, un organisateur, un responsable qui sait commander et se soumettre, lutter et construire, vivre et aimer la vie ».
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[28]
F. Deligny, Les enfants et le silence, p. 77.
-
[29]
Sur la différence entre syndicat et tentative, cf. F. Deligny, Œuvres, p. 1005.
-
[30]
cf. F. Deligny, Œuvres, p. 707 ; « L’obligatoire et le fortuit », in L’Arachnéen, p. 177.
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[31]
Sur les rapports entre Bonneuil et les Cévennes, cf. F. Deligny, Œuvres, p. 676 et p. 683.
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[32]
Sur la question de l’institution chez Maud Mannoni, voir notamment M. Mannoni, L’enfant, sa « maladie » et les autres, Paris, Seuil, 1967 ; Éducation impossible, Paris, Seuil, 1973, chap. III « L’institution éclatée » ; Un lieu pour vivre, Paris, Seuil, 1976
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[33]
cf. M. Mannoni, Éducation impossible, p. 77 : « La notion d’institution éclatée, que nous avons introduite, vise à tirer parti de tout insolite qui surgit (cet insolite qu’on a coutume, au contraire, de réprimer). Au lieu d’off r i r la permanence, le cadre de l’institution offre dès lors sur fond de permanence des ouvertures vers l’extérieur, des brèches de toutes sortes (par exemple, des séjours hors de l’institution). Ce qui demeure : un lieu de repli, mais l’essentiel de la vie se déroule ailleurs – dans un travail ou un projet à l’extérieur. À travers cette oscillation d’un lieu à l’autre, peut émerger un sujet s’interrogeant sur ce qu’il veut ».
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[34]
M. Mannoni, Un lieu pour vivre, p. 55.
-
[35]
F. Deligny, Œuvres, p. 722. Indifférence de Deligny à l’égard des autres institutions, que Maud Mannoni qualifie avec ambiguïté de « solitude du poète, là où d’autres rêvent de monopoles éducatifs. » (M. Mannoni, Éducation impossible, p. 53).
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[36]
F. Deligny, « Moments », in Les enfants et le silence, p. 78.
-
[37]
F. Deligny, Œuvres, p. 1022.
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[38]
Ibid., p. 1021.
-
[39]
Sur l’épineuse question de la compréhension, Deligny a écrit un texte décisif : « Enfants autistes » (in Les enfants et le silence, p. 61-70) : « Alors, les « comprendre » ces enfants-là ? Leur manifester une compréhension qui serait comme une embrassade d’intention généreuse ? On se doute bien que c’est le premier élan qui nous vient ou plutôt nous est venu, et puis cet élan vague s’est retiré, comme il en est d’une marée. Noyés par cette vague, ils l’étaient déjà, ou quasiment. Restait, à découvert, entre nous et eux, le là : topos. […] Nous aurions pu être portés à un surcroît de compréhension, et c’est souvent ce qui leur arrive, à ces enfants-là, dont on dit d’ailleurs qu’ils comprennent tout, ce à quoi il faudrait ajouter : et le reste. Car il y a un reste. Un peu lassés de ces excès de compréhension dont il était flagrant que l’enfant n’en pouvait plus, d’être compris, et alors que c’était de l’invivable qui se faisait jour, nous nous sommes mis à penser que topos pouvait être le lieu du reste, c’est-à-dire de ce qui semble réfractaire à la compréhension » (p. 63).
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[40]
F. Deligny, Œuvres, p. 705 ; cf. p. 722 : « Cette rechercher, à vrai dire, c’est eux qui la mènent, qui nous la mènent, qui nous y amènent de leurs extravagances l’ainsi soit-il qui tend à ces cadastres de dans l’espace et dans le temps n’est pas prêt d’en venir à bout. Amen. »
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[41]
Ibid., p. 1002. Cf. F. Deligny, L’Arachnéen, p. 77 : « si réseau il y a, nous n’avons pas pu le « faire ». Seule la nature… Il n’y a donc qu’à la laisser faire ? Rien n’est aussi difficile que de laisser faire la nature […] ».
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[42]
F. Deligny, Œuvres, p. 1003.
-
[43]
F. Deligny, L’Arachnéen, p. 95.
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[44]
cf. F. Deligny, Œuvres, p. 721-722 : « Et nous, à quatre ou cinq, il s’agit de nous y retrouver à veiller que l’établi à s’instituer n’aille pas se perdre. […] Notre souci de ces mois-ci est de ne plus être pris pour un lieu de vacances, mais l’institué nous y pousse et va s’efforcer de nous y retenir. Tous les gens en place d’avoir quelque chose à dire avec quelque argent à la clef, voilà ce qui les arrange. Que ce lieu de séjour soit à vacances, et voilà la marge resituée comme il leur convient » (je souligne) ; voir aussi, p. 692 : « il nous a fallu déjouer ce qui, dans les mœurs et la culture ambiantes, a force d’institué, les vacances, par exemple. Les institutions ferment, les parents s’en vont se reposer. Et les enfants psychotiques ? Les demandes affluaient vers les Cévennes tournées à devenir quasi Club quasi méditerranéen. […] Pas question d’être lieu de vacance(s), sinon celle du langage. »
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[45]
Ibid., p. 1007 ; cf. ibid., p. 1013.
- [46]
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[47]
F. Deligny, « Carte prise et carte tracée », in L’Arachnéen, p. 135 ; Œuvres, p. 1005.
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[48]
Ibid., p. 706.
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[49]
cf. F. Deligny, L’Arachnéen, p. 56.
-
[50]
F. Deligny, « Carte prise et carte tracée », in L’Arachnéen, p. 135.
-
[51]
F. Deligny, L’Arachnéen, p. 54.
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[52]
Ibid., p. 25 : « un réseau doit-il – peut-il – être achevé ? Les ambiguïtés du terme ont quelque chose d’alertant. Un réseau peut s’achever en disparaissant ou en institution. Le seul support qui permette le réseau est la brèche, la faille. »
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[53]
Ibid., p. 135.
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[54]
cf. F. Deligny, L’Arachnéen, p. 56.
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[55]
F. Deligny, « Carte prise et carte tracée », in L’Arachnéen, p. 137
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[56]
Ibid., p. 138.
-
[57]
R. Castel, « Présentation », in E. Goffman, Asiles, p. 11.
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[58]
F. Deligny, Œuvres, p. 856.
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[59]
cf. F. Deligny, Œuvres, p. 1007 : « Toute tentative peut apparaître comme révolutionnaire ou marginale. Mais est-ce que le terme dépend d’elle – de son projet – ou de qui la regarde ? De plus, c’est toujours regarder « la chose » au niveau de « l’institution » et quasiment du spectacle qu’elle offre, en tant que petit ensemble d’individus qui échappant… s’organise. »
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[60]
On ne peut se retenir de penser, à ce sujet, au Nietzche de Par-delà le bien et le mal : « À supposer donc que dans le portrait des philosophes de l’avenir, quelque trait laisse deviner qu’ils pourraient bien, de toute nécessité, être des sceptiques au sens qui vient d’être suggéré, cela ne caractériserait encore qu’un quelque chose en eux – et non pas eux-mêmes. Ils auraient le droit, avec une égale légitimité, de se faire appeler des critiques ; et à coup sûr ils seront des hommes qui se livrent à des expérimentations. À travers le nom dont je me risque à les baptiser, j’ai déjà souligné expressément cet art de la tentative et le plaisir pris à ces tentatives : fût-ce en raison du fait que, critiques dans leur chair et dans leur âme, ils aiment se servir de l’expérimentation en un sens nouveau, peut-être plus étendu, peut-être plus dangereux ? » (§ 210).
-
[61]
Ibid., p. 1001.
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[62]
Sur la trahison comme fidélité absolue, comme fidélité par-delà la mort, on pense au roman de Romain Gary, Clair de femme.
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[63]
cf. R. Castel, La gestion des risques, chap. 2 et 4.
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[64]
cf. G. Sibertin-Blanc et S. Legrand, Esquisse d’unecontribution à la critique de l’économie des savoirs, Reims, Le Clou Dans Le Fer, 2009.
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[65]
Par-delà les déclarations récentes de l’alliance Europe Écologie en ce sens, voir Actuel Marx, n° 46, second semestre 2009, « PARTIS/mouvements ».
1Après l’expérience de La Grande Cordée (1948-1962), réseau de « prise en charge en cure libre » d’adolescents en déshérence, puis le tournage du Moindre geste (1962-1964), Deligny se trouve dans une situation matérielle préoccupante : Jean Oury et Félix Guattari l’invitent à s’installer à la clinique de La Borde. Il y restera deux ans, de 1965 à 1967 : entre-temps, en 1966, Jean-Marie J. (rebaptisé « Janmari »), un enfant de douze ans diagnostiqué encéphalopathe profond par l’hôpital de la Salpêtrière et considéré incurable est confié à Deligny par sa mère. Le 14 juillet 1967, Deligny, sa compagne Any Durand et leur fils Vincent quittent La Borde avec Janmari pour s’installer à Gourgas, dans le Gard, dans une propriété de Guattari. Point de départ d’un réseau d’accueil d’enfants autistes qui naîtra officiellement en 1969 quand Maud Mannoni, Françoise Dolto et Émile Monnerot confieront les premiers enfants à la charge du groupe (qui s’est agrandi avec l’arrivée de Guy et Marie-Rose Aubert ainsi que de Jacques Lin) [1].
2Le réseau des Cévennes est une nouvelle « tentative ». « Tentative », c’est le nom que donne Fernand Deligny aux diverses expériences qu’il engage : les plus connues étant sa charge d’éducateur d’enfants « arriérés profonds et inéducables » à l’asile d’Armentières (de 1939 à 1943), La Grande Cordée (de 1948 à 1962), et le réseau des Cévennes (de 1969 à 1986). Cette dernière tentative procède d’un constat et d’un renversement de perspective. D’un constat : que les enfants autistes sont étrangers à l’univers du langage [2] ; d’un renversement de perspective : qu’on peut substituer au point de vue des personnes parlantes sur les enfants mutiques le « point de voir » des enfants mutiques sur le monde du langage. Qu’au lieu de se demander ce qui manque aux autistes pour accéder au monde du langage, il s’agit de chercher ce qui fait que nous sommes étrangers au leur. Qu’on peut créer un milieu d’existence à partir de l’étrangeté des parlants à leur silence, plutôt que de les prendre en charge à partir d’une soi-disant déficience. Bref, renverser la perspective c’est tenter de concevoir la présence du langage en fonction de son absence, et non l’inverse : l’autisme comme point de vue sur le langage. « Il s’agissait, cette fois-ci, à partir de la vacance du langage vécue par ces enfants-là, de tenter de voir jusqu’où nous institue l’usage invétéré d’un langage qui nous fait ce que nous sommes, autrement dit de considérer le langage à partir de la « position » d’un enfant mutique comme on peut « voir » la justice – ce qu’il en est de – « de la fenêtre » d’un gamin délinquant » [3]. Or, « Quand on se met du côté des délinquants, des fous, des lycéens, la justice, l’école, l’asile, ont une drôle de gueule ; et bien, de la même façon, quand on se met du côté des mutiques, c’est le langage qui a une drôle de gueule » [4].
3L’objet de ce texte est de penser la nature de la « tentative » des Cévennes. Qu’est-ce qu’une tentative ? C’est avant tout pour Deligny autre chose qu’une institution.
« Une tentative n’est pas une institution en ce sens que la tentative est un petit ensemble, un petit réseau très souple qui se trame dans la réalité comme elle est, dans les circonstances comme elles sont, allant même à la rencontre d’événements assez rares qui ne peuvent pas être créés arbitrairement. […] Car s’il est quelque chose auquel les enfants psychotiques sont allergiques, c’est au fait exprès : ils nous voient venir de loin. » [5]
5Penser la tentative des Cévennes exige d’adopter un point de vue clinique et politique, car elle donne à considérer deux aspects inséparables : son mode d’expérimentation des allures vitales (clinique) et son mode d’être en réseau (politique). D’après le premier aspect, il faut interroger la fonction qu’elle assume au sein des champs psychiatrique et éducatif en général (schématiquement : l’asile et l’école, et la manière dont ces institutions se différencient et se pénètrent, le tout au sein de la sphère du « traitement moral »), et à l’égard des milieux dédiés à la prise en charge de l’autisme infantile en particulier (Mannoni, Bettelheim). D’après le second aspect, il faut examiner la manière dont s’organise le « dispositif d’existence » ou le « milieu proche » de la tentative des Cévennes. Quelle est la spécificité du mode d’être en réseau par opposition avec celui, par exemple, d’un parti politique ? Quels sont, in fine, les positions que tient une tentative à l’égard des principes qui règlent la vie d’une institution ?
Psychiatrie, pédagogie, politique
La tentative au croisement de trois courants : la folie, l’enfance, la politique
6La tentative des Cévennes n’est pas, initialement, un concept. C’est d’abord une prise de position pratique dans une conjoncture donnée (les années 1960 en France) et à l’intérieur de champs déterminés (notamment la psychiatrie et la pédagogie). Quand Deligny évoque l’institution, il ne s’agit pas de l’institution en général mais avant tout de l’institution psychiatrique de l’époque, que Deligny a bien connue pour avoir travaillé plusieurs années à l’asile d’Armentières (rebaptisé « hôpital psychiatrique » en 1937). Ainsi, avant de fournir les éléments d’une conception théorique, la tentative des Cévennes a pour vocation immédiate d’épargner aux enfants autistes l’enfermement psychiatrique. « Le pari ? Que l’un et l’autre de ces enfants-là aient un devenir qui leur évite la réclusion en institution, quelle qu’elle soit. » [6] Soustraire Janmari à une vie asilaire, voilà l’impulsion initiale de la tentative des Cévennes. La distance qui nous sépare aujourd’hui de Deligny, la singularité de sa démarche, la marginalité énigmatique du personnage et de son entreprise sont autant de tentations, pour le lecteur ou le commentateur, de se faire du réseau et de ses acteurs une vision idéalisée. Cependant, il faut non seulement réinsérer la singularité de la tentative des Cévennes dans la trame des expériences passées de Deligny, mais aussi la replacer dans la conjoncture historique qui en est le milieu d’existence. On peut schématiquement situer une telle conjoncture au croisement de trois courants : la transformation du champ psychiatrique, l’émergence de la catégorie de l’enfance inadaptée et la crise de la question pédagogique, la mutation de la problématique institutionnelle dans le combat politique des années 1960.
7L’expérience de l’asile d’Armentières avant la Seconde Guerre mondiale est l’indice le plus visible de l’appartenance partielle de Deligny au champ psychiatrique : s’il cherche à épargner l’asile aux enfants autistes, c’est qu’il ne le connaît que trop bien. Ses propres innovations à Armentières et à La Grande Cordée, ainsi que ses deux années passées à la clinique de La Borde, où se mêlent pratique psychiatrique et cure psychanalytique, donnent à Deligny une conscience aiguë des possibilités de transformation de la problématique psychiatrique. Certes, il n’est pas le premier à critiquer l’asile et les procédés d’enfermement asilaire, loin s’en faut. Entamée à la fin du XIXe siècle, la remise en question de « l’ordre psychiatrique » prend une place prépondérante au moment de l’après-guerre, lorsque s’exerce une critique parfois virulente et radicale des procédures héritées de l’aliénisme de la loi de 1838, tant du point de vue des institutions de l’administration de la santé mentale que des positions subjectives du personnel médico-psychiatrique qui y exerce [7]. Les années 1960-1970 voient en effet se multiplier les critiques théoriques externes de l’asile, avec les travaux sociologiques d’Erving Goffman dénonçant l’asile comme « institution totalitaire », avec l’Histoire de la folie de Michel Foucault [8], ou encore avec les recherches de Robert Castel (L’ordre psychiatrique, La gestion des risques). Que le rejet de l’enfermement asilaire provienne bien plus chez Deligny de sa propre expérience à Armentières et de son travail d’éducateur prônant une « prise en charge en cure libre » que de la lecture des thèses de Goffman, de Foucault ou de Castel (qui sont par ailleurs postérieures et viendront plutôt jouer le rôle de confirmation théorique), c’est indubitable : mais cela n’enlève rien au fait qu’elles appartiennent incontestablement à un air du temps, celui que Castel nomme « l’aggiornamento psychiatrique ». Or, la période est surtout dominée par une critique interne, émanant des praticiens eux-mêmes, non pas tant en raison de l’« échec » médical de la médecine mentale que du refus du pouvoir psychiatrique « en tant qu’il reproduit l’héritage asilaire et accomplit une partie des tâches de l’appareil d’État » [9]. La psychiatrie de secteur et la psychothérapie institutionnelle en France (Jean Oury et Félix Guattari, héritiers de Tosquelles), l’antipsychiatrie (en Angleterre avec Ronald Laing et David Cooper, en Italie avec Franco Basaglia, en France avec Roger Gentis) et la montée en puissance de la psychanalyse (notamment lacanienne) sont autant de critiques adressées à la psychiatrie traditionnelle et de possibilités d’en réformer le fonctionnement. Ces différentes perspectives sont elles-mêmes loin d’être exclusives et s’imbriquent souvent (cf. le mixte de lacanisme et de psychiatrie à La Borde, ou le mélange de lacanisme et d’antipsychiatrie à Bonneuil-sur-Marne). Bien que la synthèse de ces positions contestataires relève de l’acrobatie, elles ont au moins pour dénominateur commun de réclamer une transformation profonde des pratiques psychiatriques en cherchant « l’origine du trouble psychique du côté d’une pathologie des relations et [elles] peuvent ainsi jouer ensemble contre un schéma médical organiciste » (cf. le Livre Blanc de la psychiatrie en 1965-1967) [10]. De surcroît, à l’époque où Deligny mène une vie reculée en compagnie d’enfants autistes au fond des Cévennes, il existe deux autres « institutions » de prise en charge d’enfants psychotiques, notamment d’enfants autistes : en France, l’école expérimentale de Bonneuil-sur-Marne fondée par Maud Mannoni, et aux États-Unis, l’École orthogénique de Chicago, fondée et dirigée par Bruno Bettelheim. On verra les divergences qui les séparent : quoi qu’il en soit, ce couplage hôpital-école (dont le traitement de Victor de l’Aveyron par le Dr Itard serait le prodrome) montre que le développement de l’enfant s’est progressivement constitué en objet psychiatrique, dans une alliance médico-pédagogique inédite [11].
8Il est ainsi, en second lieu, un autre domaine auquel la démarche de Deligny se rapporte : l’enfance, et plus particulièrement l’enfance inadaptée, à travers les problèmes éducatifs qu’elle pose [12]. La constitution de l’enfance en domaine d’intervention est récente. Elle émerge à la fin du XIXe siècle avec une nouvelle catégorie de professions : le travail social (assistantes sociales, éducateurs spécialisés, animateurs). En 1977, Jacques Donzelot en définit les contours de la manière suivante : « [Ces métiers] ne sont pas rattachés à une seule institution mais au contraire se greffent en appendice sur les appareils préexistants : judiciaire, assistantiel, éducatif. Disséminés dans une multiplicité de lieux d’inscription, ils sont par contre unifiés par leur domaine d’intervention, qui épouse les contours des classes « les moins favorisées ». À l’intérieur de ces couches sociales, ils visent une cible privilégiée, la pathologie de l’enfance sous sa double forme : l’enfance en danger, celle qui n’a pas bénéficié de tous les soins d’élevage et d’éducation souhaitables, et l’enfance dangereuse, celle de la délinquance. Toute la nouveauté du travail social, toute sa modernité serait là : dans cette attention accrue pour les problèmes de l’enfance » [13]. Deligny, travailleur social dans le secteur de l’enfance inadaptée ? Si depuis la période d’avant-guerre sa pratique paraît s’inscrire dans ce cadre, il n’est pas sûr qu’elle n’en produit pas en réalité la contestation radicale : car qu’est-ce qu’un enfant autiste pour Deligny, sinon tout sauf un sujet inadapté qu’il faudrait éduquer et corriger ? Pourtant, Deligny appartient bien à ce large courant de remise en question des modèles éducatifs dont émerge, depuis le début du XXe siècle environ, une tentative de prise en charge de l’enfance, soit par la création d’environnements scolaires inédits, soit par la mise en place de milieux pédagogico-thérapeutiques destinés aux enfants inadaptés : l’Éducation nouvelle en France et aux États-Unis (John Dewey, Célestin Freinet), l’École de Summerhill en Angleterre (A. S. Neill), les colonies de Makarenko en URSS, la pédagogie institutionnelle en France (Fernand Oury), mais aussi La Grande Cordée. Fréquemment, Deligny aura à soutenir la comparaison de la tentative qu’il mène dans les Cévennes avec ces divers modèles. Alors, Deligny éducateur ? Oui, du moins jusqu’à La Grande Cordée : mais un « éducateur de l’extrême », qui transforme les contours du champ de son exercice et le pousse à ses limites [14].
9Troisième courant auquel se rattache la démarche de Deligny : la contestation croissante, dans le combat politique de l’époque, d’une organisation moulée sur la forme-parti. Certes, on sait que dans la tradition marxiste-léniniste la critique de la forme-parti ne naît pas après-guerre : elle double au contraire toute l’histoire des luttes et les problèmes organisationnels qu’elles posent, et vient se réfléchir de manière privilégiée dans les oppositions dialectiques spontanéisme/centralisme, luttes locales/mouvement de masse. Mais on sait également que, pendant les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, le réformisme croissant des masses ouvrières (lié à l’augmentation du niveau de vie au sein des pays du capitalisme avancé en pleine croissance économique) et de leurs organes représentatifs (parlementarisation des syndicats et des partis ouvriers de masse), ainsi que la multiplication corrélative des foyers de luttes (mouvements étudiants et féministes, combat des Noirs pour les droits civiques, luttes de libération nationale dans les colonies du Tiers Monde, etc.), donnent une nouvelle dimension au problème. Les combats politiques ne passent plus nécessairement par les appareils de parti, qui ont perdu la capacité de les représenter. On pourrait formuler les nouvelles données du problème en fonction d’une double impossibilité : impossibilité de ne pas organiser les luttes, impossibilité de les organiser selon la forme-parti. D’où la nécessité d’une troisième voie, au-delà de l’alternative entre le spontanéisme et le centralisme. Deligny n’a pas été étranger à ce mouvement : membre à différentes reprises du PCF de 1933 à 1965, ses rapports avec le parti ont été changeants, parfois exilé volontaire, parfois membre actif, parfois simple compagnon de route. Il y a été selon ses mots un « membre détaché » : « Je menais bien, dit-il, une sorte de particulière de guérilla non meurtrière, et je me sentais, nous nous sentions, « basés » dans le Parti où nous n’étions pas, même pour ceux qui en étaient toujours membres. » [15] En même temps que Guattari élaborait une théorie des groupes militants (via la distinction entre groupes assujettis et groupes-sujets) [16], Deligny tentait pour son compte de créer un milieu d’existence local, ouvert sur l’aléatoire et connectant des éléments hétérogènes : « Les partis ont une histoire, tout comme quelqu’un. Ils sont un personnage, alors qu’une tentative s’improvise et il n’y va pas d’un mouvement de masse. Si une tentative retentit quelque peu, ce qui arrive, ses partisans sont si divers, si disparates, qu’il y a intérêt à ne pas les réunir en assemblée générale. Ils ne s’entendraient pas tant leurs idéologies personnelles divergent ou s’affrontent. » [17] Il est donc une autre forme d’institution contre laquelle Deligny pense la spécificité de sa tentative : non plus l’hôpital psychiatrique ou le milieu pédagogique, mais le parti comme institution politique de planification. Soigner, éduquer, planifier sont les fonctions correspondantes aux institutions psychiatrique, pédagogique et politique : il n’est pas exagéré de dire que la tentative de Deligny rompt avec tous ces objectifs [18].
Pas de sujets à soigner, à éduquer ou à représenter
10Envisagée d’un point de vue biographique, la rupture instaurée par Deligny avec les trois fonctions avisées ci-dessus (soigner, éduquer, planifier) pourrait être considérée comme la conséquence d’une mise à distance critique des institutions qu’il a lui-même traversées : l’hôpital psychiatrique (l’asile d’Armentières), l’école (le Centre d’observation pour enfants inadaptés de Lille), le parti (le PCF). À ce titre, il n’est pas anodin que la création du réseau des Cévennes n’ait eu lieu qu’après l’expérience de La Grande Cordée : celle-ci, malgré les positions déjà innovantes qu’elle tenait, n’avait pas encore complètement rompu les liens qui la rattachaient au programme d’insertion et de normalisation de l’enfance inadaptée. Elle en était comme l’ultime expression, le passage à la limite révélant la nécessité d’une nouvelle dimension – celle que réclamera l’accueil d’enfants autistes. Car l’autisme est autre chose qu’un trouble du comportement ou une délinquance. Ainsi, à partir de 1967 « Il n’est plus question de réinsertion sociale. Bien au contraire, il s’agit de sortir du jeu social et des institutions spécialisées ces enfants si spécifiques pour les laisser être, hors de la volonté éducatrice de qui que ce soit. » [19] Malgré la scandaleuse irresponsabilité que revêt aux yeux de certains la tentative des Cévennes, l’enfant autiste n’y sera ni soigné (pas de thérapie), ni éduqué (pas de pédagogie), ni planifié (pas de finalité). En lieu et place de leur soumission à un projet thérapeutique, Deligny cherchera à leur « permettre d’exister » ; plutôt que de les adapter et de les éduquer, il considérera qu’ils ne manquent de rien ; contre la tentation de les encadrer dans un programme réglé sur des principes de vie, il s’agira de laisser le réseau « s’organiser » à la dérive des modes d’être qui s’y manifestent.
11Le réseau n’a pas, en premier lieu, de vocation thérapeutique. Soit l’exemple de l’École Orthogénique de Chicago qui, sous la direction de Bettelheim, accueille quasiment exclusivement des enfants psychotiques ou autistes. On ne peut être que frappé, dans un premier temps, par la proximité des deux démarches : l’autiste n’étant pas abordé en fonction d’une déficience qu’il s’agirait de pallier, l’engagement du total du « personnel » ne vise pas à sortir l’enfant psychotique de son monde, mais d’abord à aller vers le sien. Pourtant, dans un second temps, les approches divergent : c’est que le mouvement d’aller vers le monde de l’autiste ne prend sens qu’en fonction du mouvement de retour par lequel l’autiste rejoint notre monde pour s’y intégrer. L’aller n’est ainsi qu’un moyen en vue d’un objectif thérapeutique « traditionnel » : faire accéder l’autiste, par le développement du soi, à notre monde dans lequel il doit être capable d’agir « de son propre chef », c’est-à-dire de manière autonome [20]. Du point de vue thérapeutique, si les moyens changent par rapport à la psychiatrie classique, la finalité reste identique : guérir. « Alors que Bettelheim élaborait une institution orthogénique apte à guérir des cas particulièrement difficiles, ai-je jamais pensé à tramer un tel instrument thérapeutique ? Certes pas. » [21] En dernière analyse, la divergence fondamentale entre les deux démarches réside dans la visée des dispositifs d’existence : pour Bettelheim, c’est in fine le psychotique qui doit changer de vie et atteindre « le statut d’homme à part entière », alors que pour Deligny ce sont nos manières d’être qui sont mises en question au contact permanent des enfants autistes [22]. Dès lors, il se contentera de créer un milieu leur permettant d’exister (les aires de séjour).
12Le réseau n’a pas, en second lieu, de projet pédagogique. Soit l’exemple de l’école autogérée de Summerhill, fondée en Angleterre en 1921 par Alexander S. Neill [23]. Cette tentative a une vocation exclusivement éducative (elle n’accueille pas d’enfants « retardés ») : l’éducation qu’elle promeut répond à l’échec profond de l’école traditionnelle. La radicalité de la démarche de Neill se donne à voir dans le refus de privilégier le point de vue de l’adulte sur celui de l’enfant. Mais, cette conception positive de l’enfant, se voit doublée de la nécessité qu’il développe ses facultés et devienne autonome [24]. L’autodétermination constitue le principe fondamental de Summerhill : elle règle le mode de vie de la collectivité démocratiquement autogérée et définit l’aboutissement du développement de l’enfant [25]. Rien de tel dans le réseau des Cévennes : jamais il n’est question de développement des facultés, de conquête de l’autonomie ou d’acquisition d’une quelconque « capacité ». Profondément mutiques, la plupart des enfants autistes du réseau ne parleront pas (comme Janmari) ou peu (par simple écholalie voire par bribes), qu’ils comprennent ou non le langage. Et jamais Deligny ne leur adressera la parole ou ne cherchera à la susciter chez eux, pas plus qu’il ne souhaite parler d’eux avec les autres membres du réseau. La célèbre pratique des cartes retraçant les trajets coutumiers des gamins autistes (leurs « lignes d’erre ») se substituera au défaut du langage [26].
13Enfin, le réseau n’a pas de programme politique. Soit les colonies que Makarenko a instituées en URSS à partir des années 1920. Bien que n’ayant pas été membre du PCUS, Makarenko donnait pour objectif aux collectivités d’enfants délinquants qu’il menait la formation d’un homme nouveau répondant aux intérêts de l’Union Soviétique naissante [27]. Deligny a une conscience claire de leur profonde divergence à cet égard : « Je n’ai jamais créé de collectivité. D’être traité de Makarenko français ça m’est arrivé de par un certain enthousiasme de militant d’alors, mais pas du tout à mon égard, mais envers Makarenko, éducateur particulièrement soviétique. […] Car enfin, imaginons qu’on dise vrai : alors que Makarenko s’ingéniait à forger du citoyen soviétique de bon aloi à partir de rebuts apparents, ai-je jamais pensé à façonner du citoyen français ? » [28] Pour Deligny, ce qui rattache Makarenko à une politique de parti (en l’occurrence celle du PCUS) réside dans l’inscription de sa démarche dans l’histoire, soit pour en infléchir le sens soit en pour soutenir le mouvement. Tandis qu’une tentative laisse essentiellement place à l’improvisation au gré des circonstances, un parti ou un syndicat doit avoir un plan : il est nécessairement dirigé [29]. On objectera que la vie du réseau est plus que toute autre soumise aux impératifs du coutumier, puisque les enfants autistes sont extrêmement sensibles aux changements intervenants dans leur milieu (changement de trajet, succession des gestes, heures des repas, portes non refermées, épluchures non ramassées, etc.). Mais le coutumier n’a rien de commun avec la planification : tandis que le plan est l’effet d’un projet conscient et finalisé (que Deligny appelle un « faire »), le coutumier est l’expression d’un mode d’être sans intention ni finalité, manifestation de l’humaine nature (un pur « agir »), hétérogène au passage du temps et du coup impossible à inscrire dans une histoire. La répétition des gestes et des trajets n’a ainsi pas le sens d’un code de conduite, d’un règlement intérieur ni même d’un rituel : proprement impersonnelle, elle n’est le fait d’aucun sujet, n’obéit à aucune prescription et ne vise aucune fin mais est manifestation de l’inné [30].
La rupture avec le privilège du symbolique
Face au point de vue du sujet, le « point de voir » de l’autiste
14Comment expliquer la rupture de Deligny avec les objectifs thérapeutique, pédagogique et politique ? C’est que les enfants autistes sont des individus mais pas des sujets : ni des sujets en souffrance, ni des sujets en devenir, ni des sujets politiques. Pour la psychanalyse lacanienne, le sujet se constitue par l’accès au symbolique, c’est-à-dire au monde du langage : or, elle définit l’autisme, en tant que forme de psychose infantile marquée par des profonds troubles du langage – voire sa pure et simple absence –, par l’échec de la structuration symbolique. Cependant, pour Deligny, cette définition à l’aune du symbolique (par l’échec, la déficience) reste négative. Ne considérant pas non plus les autistes comme des sujets, Deligny n’en propose pas pour autant une conception négative : car rien n’oblige à juger l’asymbolique à partir du symbolique, la vie asubjective à partir de l’existence subjective. Mince différence probablement, mais dont les effets sont significatifs.
15C’est ce que laisse voir la comparaison du réseau de Deligny avec l’autre structure d’accueil française pour enfants autistes de l’époque : l’École expérimentale de Bonneuil-sur-Marne, dirigée par Maud Mannoni (qui a pourvu pendant de nombreuses années le réseau des Cévennes en pensionnaires, notamment pendant les vacances d’été [31]). Bonneuil est le produit de la rencontre de l’anti-psychiatrie et de la psychanalyse lacanienne, hybridation qui permet d’expliquer la différence entre l’« institution éclatée » mise en place par Mannoni et la tentative des Cévennes. En premier lieu, Maud Mannoni hérite de l’antipsychiatrie l’idée que la « maladie mentale » est une réaction normale à une situation imposée par les institutions familiales, scolaires, économiques, etc., dont l’idéologie vise à maintenir l’ordre moral et social, réaction qui trouverait spontanément une issue favorable si l’idéologie correctrice de l’hôpital psychiatrique ne relayait ce dispositif d’oppression en cherchant à réduire le désordre social et en sanctionnant du même coup l’invalidation de la réaction par le qualificatif de « maladie » ou de « schizophrénie ». La notion d’« institution éclatée » proposée par Mannoni et mise en œuvre à Bonneuil exprime l’ouverture de l’école sur des facteurs contingents et extérieurs à toute logique interne [32] : prise en compte de la singularité des situations existentielles, réajustement permanent des règles en fonction de tout insolite qui surgit, circulation des patients entre l’école et des lieux hors de l’institution, sont les conditions pour que la réaction psychotique des pensionnaires ait la possibilité de trouver une issue favorable [33]. Toutefois, Deligny refuse d’inscrire sa démarche dans une trame biographique : il ne demande pas de dossier médical, n’ouvre pas ceux qu’on lui donne, et n’accorde que peu d’intérêt à l’impact existentiel de l’évolution des processus psychotiques. Jamais il n’est question d’issue.
16Par conséquent Mannoni conçoit les réactions psychotiques à l’origine du séjour à Bonneuil comme des processus devant déboucher sur autre chose qu’eux-mêmes : sur l’advenue du sujet désirant. Or, la reprise à Lacan d’un tel postulat, fondamentalement téléologique pour Deligny, reconduit la définition négative des processus psychotiques, puisqu’ils sont mesurés à l’aune d’un sujet du désir non encore constitué. Bien qu’elle rejette toute visée adaptative, Maud Mannoni conserve le présupposé – commun à l’antipsychiatrie et à la clinique lacanienne – d’après lequel le processus psychotique infantile n’a pas sa finalité en lui-même mais trouve son sens et sa vérité dans une problématique subjective qui le dépasse : « Ce qui est en question c’est le sujet, un sujet qui n’est pas donné, mais qui doit advenir au travers des expériences de vie » [34]. Un tel parti pris pratique non moins que théorique explique à lui seul l’insistance constante de Maud Mannoni sur l’accès au registre symbolique du langage comme critère du succès thérapeutique-pédagogique. Or, comme on l’a vu, le point de départ de la tentative des Cévennes réside dans le renversement de perspective faisant de l’autisme un point de vue sur le langage. Abandonnant tout le privilège accordé au symbolique par la clinique lacanienne, rompant avec l’approche biographique des processus psychotiques de l’antipsychiatrie, Deligny en vient du même coup à en refuser les conséquences : l’advenue du sujet désirant et la reprise du cours interrompu de l’existence n’est plus le point de mire de la prise en charge de l’autisme, puisque ce sont les sujets parlants qui sont mis à l’école du silence asubjectif de l’autisme.
Une expérimentation menée avec les autistes ou une expérience conduite sur eux ?
17On objecte couramment que cette position, si séduisante qu’elle puisse paraître en théorie, n’est pas exempte en pratique d’un certain mépris – voire d’une instrumentalisation – des enfants dont Deligny refuse d’envisager la possibilité de guérison. Déjà, Bettelheim motivait son approche thérapeutique par l’état d’angoisse et de terreur dans lequel vivent les autistes : et comment ne pas souhaiter guérir des autistes dont on suppose qu’ils pourraient aller mieux ? Cette objection doit être prise au sérieux. Pour y répondre, on notera d’abord que le réseau n’a aucune prétention monopoliste : il n’est pas un modèle à suivre. Jamais Deligny ne juge les structures d’accueil pour enfants autistes à l’aune de la sienne ou fait prévaloir sa propre démarche sur celle des autres. « La morale en cours ou en discours, les psychothérapies et les pédagogies, même si elles me regardent, je ne les regarde ni ne les vise ; je ne les prise ni ne les méprise. À quatre ou cinq, nous préférons vivre là plutôt qu’ailleurs » [35]. Il faut donc prendre le mot de « tentative » à la lettre : comme une expérimentation qui n’a pas de modèle et qui ne prétend pas en devenir un. Recherche constante plutôt que résolution d’un problème : « Mélanger Makarenko, Bettelheim, Neill, Illitch et qui on voudra de ceux qui ont dit quelque chose, n’a rien à voir avec mener une tentative qui justement fait brèche dans ces échos saumâtres par ce que tout s’y mélange à tout. On voit bien qu’il ne suffit pas de filtrer cette bouillabaisse idéologique. Il faut élaborer autre chose. […] Reste qu’innover – qui n’a rien à voir avec trouver une solution – c’est peut-être tout simplement changer de projet, laisser tomber le pédagogique ou le thérapeutique. » [36] La question devient alors de savoir ce qui justifie néanmoins cette tentative-ci.
18Bien que Deligny n’envisage pas de guérir ceux qu’il accueille, deux faits indiquent que le réseau n’est pas fondé sur le mépris ou l’instrumentalisation des autistes. D’une part, si le réseau a accueilli jusqu’à des dizaines d’enfants simultanément, c’est que ceux-ci repartaient le plus souvent dans de bien meilleures dispositions qu’à leur arrivée. On ne manque en effet pas d’exemples d’autistes arrivant dans un état inquiétant de trouble (crises violentes, tendances à l’automutilation, etc.) et repartant apaisés de leur séjour dans les Cévennes. C’est ce qui explique d’autre part la relative longévité du réseau (une vingtaine d’années), dont la notoriété est d’ailleurs due au soutien d’éducateurs, de thérapeutes et d’analystes jouissant d’une reconnaissance institutionnelle plus grande (notamment Françoise Dolto, Maud Mannoni, Émile Monnerot). Le réseau est une expérimentation menée avec les enfants autistes plutôt qu’une expérience conduite sur eux. Cette expérimentation, c’est une enquête sur le résidu d’asymbolique dans le langage, sur les traces d’humaine nature dans l’homme de culture, une interrogation sur « l’endroit de la rupture entre le monde animal et le monde de l’homme » [37].
Je sais fort bien que la recherche de l’existence de cet « humain-brut » court le risque de n’être qu’un drainage d’humanismes stagnants. D’où l’élaboration tenace d’une pratique qui, inévitablement se fourvoie sans cesse mais que je persiste à maintenir et à travailler pour qu’elle fasse éclater la surcharge idéologique du moindre mot de ce langage qui nous fait ce que nous sommes. [38]
20On saisit dès lors pourquoi Deligny se défend constamment de toute empathie envers les autistes (« les aider plutôt que les aimer »), de toute « compréhension » de leur sort. C’est que, au-delà des bonnes intentions exprimées, comprendre l’autiste consiste nécessairement à abolir à notre profit la distance qui nous en sépare, à négliger ce qui demeure en eux réfractaire à la subjectivation symbolique (et toutes ses propriétés afférentes : conscience, volonté, projet, désir de reconnaissance, etc.). Bref, pour Deligny, comprendre l’autiste c’est déjà lui faire violence [39].
La tentative et l’institution
La ligne de partage : un processus sans sujet ni objet
21Considérant la nature de la tentative, on comprend qu’on ne peut en faire le simple produit de l’imagination (saine ou délirante, raisonnable ou utopique) de Deligny. Elle ne s’est pas élaborée de son point de vue, mais du « point de voir » asymbolique des enfants autistes, individus réfractaires à l’assujettissement par le langage. On ne doit pas s’étonner que Deligny affirme être l’initiateur de la tentative, mais non pas le meneur ; il en est comme l’origine contingente, mais sans en être le principe d’existence [40]. L’idée que, à la lettre, Janmari mène la tentative a une signification profonde. Elle implique une destitution du rôle agissant des individus qui y participent en même temps qu’elle élève le tremblement de l’histoire qui en constitue le milieu d’existence au rang de cause immanente. D’une part, refusant de s’accorder une fonction fondatrice, Deligny affirme en effet que la création du réseau n’est pas de son fait. Il n’a pas, de son propre chef, pris une initiative ou entrepris une tentative. C’est qu’une initiative se prend, de même qu’une tentative se fait ou qu’un réseau se trame – le « se » ayant valeur impersonnelle et non réfléchie. « Pour ce qui me concerne, il se trouve que l’initiative se trouve avoir été prise. Elle s’est prise toute seule ou quasiment. Impossible de déceler où, quand, la rupture a eu lieu. » [41] C’est pourquoi, d’autre part, la rupture qui constitue l’origine inassignable de l’initiative est rupture de l’histoire plutôt que rupture dans l’histoire : brèche dans laquelle les individus s’engouffrent mais qu’ils n’ont pas produites eux-mêmes. Ainsi la transformation de la psychiatrie, la crise de la pédagogie et la mutation de la problématique institutionnelle dans les luttes politiques, sont autant de tremblements de l’histoire que la tentative des Cévennes fait résonner, nouvelle brèche qui essaimera à son tour. « Certains disent : – à l’occasion, et sans tarder, créons des brèches minuscules… Ça fera (peut-être) trembler l’histoire. Je crois qu’ils se trompent. S’ils arrivent à en faire une, de brèche, c’est que (déjà) l’histoire tremble : il se peut bien que, dans le fond, elle soit toujours en train de trembler. » [42] Aussi, pour écarter toute idée de sujet agissant, faudrait-il employer à la manière des Stoïciens l’infinitif au lieu du substantif : « tenter » au lieu de « tentative », « initier » à la place d’« initiative ». « Le réseau n’existe qu’à l’infinitif » [43]. Privée de sujet, l’expérience est du même coup privée d’objet : elle n’a pas de but ou de fin.
22On dispose par là du critère de distinction – une ligne de partage dit Deligny – entre la tentative et l’institution : ce qui, « dans » la tentative, ne relève pas d’un processus sans sujet ni objet, relève de l’institution ou de l’institutionnalisable. La mal-nommée « récupération » par les institutions désigne en réalité l’émergence de sujets (thérapeutes, éducateurs, dirigeants) et l’assignation corrélative de fonctions (soigner, éduquer, planifier). Ainsi quand Deligny s’inquiète de ce que le réseau, qui accueille souvent les enfants autistes pendant les congés scolaires (à Bonneuil par exemple), ressemble de plus en plus à un lieu de vacances : quand les Cévennes deviennent un Club Med, la tentative devient institution [44]. « Innover, c’est un infinitif qui vient de loin ; c’est comme explorer. C’est pour rien. Du moment qu’il y a du « pour » à la clef (pour soigner, pour éduquer, etc.) c’est de l’innovatiON. Ce retour à ON est l’à-faire de ceux qui tiennent à assumer, le mieux possible, leur fonction, serait-ce à la frange de l’Institution. […] Quant à « innover » c’est bien un infinitif primordial. » [45] On comprend désormais ce que signifie l’idée que Janmari mène la tentative : en tant qu’autiste, il n’est pas un sujet qui agit selon des fins, mais il existe « à l’infinitif » – comme la tentative qui est d’agir et non de faire [46].
Tenir une position d’extériorité
23Deligny dit : mener une tentative consiste à tenir une position. On peut du coup dresser la liste des positions tenues par la tentative des Cévennes et les considérer comme autant de contrepoints aux principes qui fondent une institution.
24– Principe d’idéalité et de recognition/position de dérive. Une institution applique des principes ou des idées. Même quand les principes sont pratiques au lieu d’être théoriques, ceux-ci préexistent toujours à leur mise en œuvre effective (idéalisme de l’institution), et l’on peut reconnaître et identifier une institution d’après eux (système de récognition). « Ceci pour mettre en garde ceux qui croiraient qu’une tentative, ce sont des Idées qui s’appliquent » : car, bien au contraire, une tentative n’a pas de principes préétablis pas plus qu’elle ne cherche à en établir. Expérimentation sans modèle ni fin, la tentative ne s’ordonne à aucun savoir ou domaine constitués. Elle se crée « en rupture avec toute identification », elle est « en rupture de bans » [47], « c’est une démarche, ce n’est pas l’application de principes ; ce n’est même pas l’application d’idées en fin de compte » [48]. Double conséquence : d’une part, la tentative est sans sujet puisqu’elle est comme cause d’elle-même (personne ne peut donc se prévaloir d’en être le fondateur ou le dirigeant) ; d’autre part, elle est sans objet puisqu’elle n’a pas de programme mais expérimente ou innove (elle met ainsi en échec toute opération de recognition) [49]. Appliquer des principes, se donner un dirigeant, établir un programme sont les caractéristiques d’un parti politique. « Alors qu’un Parti sait d’où il vient et précise où il va, ne serait-ce que vers un autre pouvoir, une tentative n’a pas de précédent ou ne s’en reconnaît pas. […] C’est que la tentative est plus proche de l’œuvre d’art que de tout autre chose. Pour celui qui entend créer, il faut bien qu’il s’écarte du « faire comme » » [50].
25– Principe de pouvoir hiérarchique/position arachnéenne. Une institution est établie du point de vue de ses initiateurs ou instigateurs. En tant qu’elle dépend d’un principe créateur, qu’elle a un auteur qui lui dicte sa loi, elle a du même coup une organisation hiérarchique : la loi de l’asile est celle des médecins, le règlement de l’école est celui du directeur, la ligne du parti est celle de ses dirigeants. Au sein de l’institution psychiatrique, la figure du médecin-savant assure la séparation fonctionnelle entre théorie et pratique : par l’application des principes, elle effectue sur le plan matériel de l’exercice du pouvoir et de l’organisation de l’institution les réquisits du principe d’idéalité. Principe d’idéalité et principe de pouvoir hiérarchique constituent ainsi les deux faces d’une même réalité. À l’opposé, une tentative n’ayant aucune vocation (éducative, thérapeutique ou revendicative), elle n’instaure pas entre les membres du réseau de rapport hiérarchique de domination. La chose serait d’ailleurs tout bonnement impossible puisque l’exercice d’un pouvoir suppose au moins un rapport intersubjectif de reconnaissance étranger aux autistes. L’absence de rapport d’altérité, « l’esquive de la réciprocité » [51] – mieux : son impossibilité – donne à la tentative une structure réticulaire automate, en tout point différente de la structure hiérarchique dirigée d’une institution. Deligny explore ce mode d’être en réseau dans un texte resté longtemps inédit, L’Arachnéen. Un réseau (ou arachnéen) se trame entre deux pôles, son institutionnalisation (pouvoir) et sa décomposition (mort) [52].
26– Principe de permanence/position éphémère. Fondée dans une origine historique ou mythique, une institution recherche également une certaine permanence. Dire qu’elle a le « sens de l’histoire », c’est dire qu’elle vise à durer dans le temps et surtout à s’en rendre maître : s’affranchir de l’histoire, c’est-à-dire tout aussi bien s’y inscrire comme sa substance. L’idéalisme de l’institution – ce qu’il y a d’idéaliste dans une institution : ses principes, son fondement et son programme – la met aux prises avec l’histoire d’une manière particulière : elle n’a pas pour but d’y produire du nouveau mais de réduire le cours de l’histoire aux principes qui la gouvernent, d’instaurer un modèle d’existence (pour les fous, pour les enfants, pour les citoyens) qui s’affranchissent des contingences historiques et des mutations qui y surviennent. Peu importe que les psychotiques dépérissent à l’hôpital psychiatrique : c’est lui qui aura raison d’eux ; peu importe que les écoliers s’ennuient à l’école, il faudra bien qu’ils y aillent ; peu importe que les citoyens ne soient pas satisfaits du régime politique, ils devront bien s’y conformer. À l’inverse, une tentative est essentiellement provisoire : elle est une position que l’on tient pour autant que les circonstances y enjoignent et que l’on modifie quand elles le commandent. Elle a le sens du moment : « un Parti est aux prises avec l’histoire, alors qu’une tentative se situe dans l’espace de maintenant, maintenant étant un moment historique » [53]. Elle ne cherche pas plus à durer qu’à se dissoudre à un moment déterminé : elle est soumise à un principe d’expérimentation momentané, qui définit sa capacité à persister pour découvrir de nouveaux modes d’existence et à les effectuer [54].
27– Principe de monopole/position locale. Une institution a une vocation monopoliste : elle se propose une extension maximale, par delà les singularités de chaque situation et les contingences de son existence. Elle se propose comme modèle pour les autres institutions, érige son être en critère de jugement des autres formes institutionnelles. Autre manière de dire que de nombreuses institutions sont érigées d’après les mêmes principes : ainsi Foucault montre-t-il dans Surveiller et punir que le Panopticon de Bentham vaut comme modèle abstrait pour des milieux d’enfermement aussi différents que l’école, l’atelier, la prison et l’hôpital. L’institution n’intègre pas comme une dimension de son être la relativité et la singularité de son existence : elle vise au contraire l’absolu. « Or, l’absolu, ça n’est pas bon. C’est ce qui existe indépendamment de toute condition ou de tout rapport avec autre chose » [55]. En revanche, n’ayant pas de prétention monopoliste ou hégémonique, une tentative ne s’érige pas en paradigme. C’est pourquoi Deligny redoute que le réseau s’agrandisse trop : il souhaite seulement qu’il puisse faire une brèche et donner l’occasion à d’autres tentatives de se faire, à d’autres réseaux de se tramer et à d’autres initiatives de se prendre. En plus d’être provisoire, la tentative est donc strictement locale : « cette petite parcelle tout à fait minuscule du globe terrestre où marchent et courent des enfants dont les trajets sont tracés, ligne d’erre, ne prétend pas ensemencer toute la surface et ne tend pas du tout à une globalité où l’absolu idéologique se retrouverait, endémique » [56].
28– Les quatre principes, d’idéalité, de pouvoir hiérarchique, de permanence et de monopole se rassemblent en un seul : le principe d’intériorité, auquel il faut opposer la position d’extériorité de la tentative. L’horizon d’une institution est la constitution d’un milieu d’intériorité, qu’on définira moins par son indépendance relative à l’égard du monde extérieur que par la réduction et l’intégration de celui-ci au milieu. En ce sens, Deligny propose de l’institution une conception très proche de celle développée par Goffman dans Asiles. La notion d’« institution totalitaire » (total institution) y désigne un type général d’organisation sociale qui dépasse la particularité du milieu asilaire : « groupe d’établissements spécialisés dans le gardiennage des hommes et le contrôle totalitaire de leur mode de vie » [57]. À l’inverse, une tentative n’instaure pas de milieu d’intériorité mais constitue un champ d’extériorité. Elle n’est rien d’autre qu’un parcours provisoire à même les circonstances contingentes d’une étendue finie, trajectoire brisée au sein d’un milieu qui n’existe qu’à être tracé. De méthode, écrit ainsi Deligny, « je n’en ai jamais eu. Il s’agit bien, à un moment donné, dans des lieux très réels, dans une conjoncture on ne peut plus concrète, d’une position à tenir. Il ne m’est jamais arrivé de pouvoir la tenir plus de deux ou trois ans. À chaque fois elle était cernée, investie et je m’en tirais comme je pouvais, sans armes et sans bagages et toujours sans méthode. » [58]
Transfert d’expérience et politique enfantine
29De quel usage peut bien être pour nous et pour aujourd’hui une telle tentative ? Menée dans une conjoncture qui n’est plus la nôtre, intégrant sa finitude spatio-temporelle comme une condition interne de son existence et refusant la possibilité de servir de modèle, est-elle vouée à n’avoir qu’une valeur historique muséale alimentant la nostalgie d’une époque révolue ? La question n’est pas rhétorique et mérite d’être posée. Elle engage ce que la tentative de Deligny nous donne aujourd’hui à penser et à faire. Ce n’est pas peu que de demander ce qu’une expérimentation si singulière a de traductible en d’autres lieux et en d’autres circonstances. La traduire n’est-ce pas inévitablement déjà la trahir ? Or, paradoxalement, c’est l’inverse qui est vrai. Car si elle avait vocation à affecter tout l’espace social et à s’y fixer de manière permanente, il n’y aurait pas lieu de poser la question : le projet d’une révolution totale et irréversible n’implique pas l’éventualité de sa traduction mais la présuppose comme possible. C’est seulement quand la perspective d’une transformation complète du champ social est abandonnée que naît celle du transfert d’expérience. Et précisément, une telle problématique émerge à partir des années 1960, lorsque la méfiance croissante envers les grands projets révolutionnaires entraîne la fragmentation corrélative des luttes. Et dans ce contexte, il ne s’agit plus de savoir comment unifier les luttes spécifiques, pas plus que de défendre leur irréductible unicité : de même que le problème de l’organisation des luttes devait répudier la fausse alternative du spontanéisme et du centralisme, celui de leur efficace avait à affronter le dualisme trompeur d’une unification écrasant la singularité des mouvements et d’une singularisation condamnant les luttes isolées à l’impuissance. Comment dès lors maintenir les deux aspects, mettre en échec le double péril de la dispersion horizontale et de la totalisation verticale ? Comment connecter les luttes spécifiques tout en conservant leur hétérogénéité, comment les articuler dans leur différence ? Inventer des liaisons transversales est devenu le nouveau problème.
30Certes, le réseau des Cévennes n’est pas un mouvement politique militant porteur de revendications ; mais il n’est pas non plus un groupe apolitique cantonné à une sphère déterminée du champ social – il est une expérimentation du mode d’être en réseau. Sans doute n’a-t-il pas la révolution pour objectif, mais pas plus une subversion marginale – il exploite les tremblements de l’histoire et ouvre des brèches dans le tissu social. Il appartient précisément à l’essence de la tentative de rendre caduque les oppositions et domaines constitués qui ne prennent leur sens que dans le face-à-face avec les pouvoirs établis – au niveau des institutions [59]. Mener une tentative consiste à inventer de nouvelles possibilités de vie : innover, voilà ce qui se transfère ou se traduit. Car on ne peut pas imiter la création de nouveauté : au mieux on la relance, au pire on l’interrompt, elle se poursuit ou se fige mais ne peut se reproduire sous la même forme. Seul se transfère l’intransférable, seul se traduit l’intraduisible – le nouveau [60]. Par conséquent, le problème n’est pas de choisir entre l’application verticale et le morcellement horizontal, l’expansion hégémonique et le repli sur la singularité, mais de créer autrement, autre part. Il n’y a donc aucune contradiction chez Deligny lorsqu’il affirme simultanément que la tentative n’a aucune prétention monopoliste mais qu’elle se propose d’essaimer, qu’elle n’a pas valeur de paradigme mais invite d’autres réseaux à se tramer. « Ce qui me paraît essentiel, c’est que d’autres puissent se faire jour, ici et là, à l’improviste. » [61] En ce sens, traduire est trahir, mais au sens où trahir manifeste une fidélité absolue à la production de nouveauté [62].
31Le simple fait que la tentative des Cévennes ait pu exister constitue, encore aujourd’hui, un motif d’indignation supplémentaire à l’égard de l’avenir qu’on nous réserve. À l’heure où la médecine mentale est marquée par un retour en force de l’objectivisme organiciste auquel ne s’oppose qu’une nouvelle culture psychologique où la totalité de l’existence devient objet de traitement [63] ; à l’heure où la pédagogie, de l’école à l’université, est victime de la fausse alternative entre une logique d’insertion et d’adaptation sociales (via la soumission aux exigences du marché et le développement de « compétences ») et un humanisme du savoir désintéressé [64] ; à l’heure où la question d’un mode d’organisation politique qui se déprenne de la forme-parti est toujours d’actualité [65] ; à l’heure où ces reconfigurations des complexes de savoir et de pouvoir viennent se réfléchir dans les discours nostalgiques sur la disparition de l’autorité, le réseau des Cévennes, comme un courant d’air frais dans une atmosphère devenue irrespirable, conserve une puissance de transversalité intacte – à laquelle il nous incombe de donner corps.
Notes
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[1]
Pour un historique de la décision de mener une nouvelle tentative vu par Deligny, cf. F. Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 691-693. Pour une description détaillée de l’accueil au réseau, cf. ibid., p. 992 sq.
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[2]
Le syndrome d’autisme est une invention tardive de la nosographie psychiatrique : on en doit la paternité à Leo Kanner, en 1943. Bien que la catégorie d’autisme ne soit pas d’origine psychanalytique, elle reçoit, dans le cadre de l’analyse des psychoses infantiles (Klein, Abraham, Mahler) et de la conception lacanienne des psychoses, une acception théorique déterminant dans la réception que peut en avoir quelqu’un qui appartient au paysage intellectuel français comme Deligny. Sur la théorie psychanalytique de la psychose infantile, voir M. Ledoux, Conceptions psychanalytiques de la psychose infantile, Paris, PUF, 1984, coll. « Le fil rouge ».
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[3]
F. Deligny, Œuvres, p. 691.
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[4]
Ibid., p. 865.
-
[5]
Ibid., p. 705.
-
[6]
Ibid., p. 708 ; cf. ce que dit Deligny à propos de Janmari : « nous lui avons évité une vie asilaire » (p. 705).
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[7]
Pour une ana lyse de la crise de l’institution asilaire, cf. R. Castel, L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Paris, Minuit, 1976, chap. 7 « Le passage : de l’âge d’or à l’aggiornamento ». Signalons au passage que Robert Castel ne date pas la crise de la Seconde Guerre mondiale, mais de la seconde moitié du XIXe siècle : « Contrairement à une représentation commune de l’histoire de la psychiatrie, ce n’est donc pas à une époque récente (en 1945 ? vers 1960, avec le secteur ?) qu’une crise profonde de l’organisation traditionnelle a éclaté. Non seulement dans les années 1860 aucun de ses éléments n’a été épargné, mais des rapports commencent à se dégager entre ces différentes critiques. » (p. 283) ; toutefois, c’est au tournant de la Seconde Guerre mondiale que le mouvement de transformation du champ psychiatrique connaît un effet de seuil : « Si dès les années 1860 il y a eu des critiques de l’asile, ou de la loi de 1838, ou du savoir psychiatrique, ou des traitements médicaux, aussi violentes et aussi lucides que celles des modernes antipsychiatres, c’est seulement depuis quelques décennies que se dessine un modèle alternatif global se posant en remplaçant de l’ancien système pour assumer la totalité de ses fonctions, avec quelques autres en plus. » (p. 13).
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[8]
cf. E. Goffman, Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux (1961), Paris, Minuit, 1968 (avec une présentation, un index et des notes de Robert Castel) : sur la notion d’« institution totalitaire », voir notamment le long chapitre I (on sait que Deligny a lu Goffman : cf. F. Deligny, Œuvres, p. 858) ; M. Foucault, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961 (rééd. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972) : voir notamment le chapitre « Naissance de l’asile ».
-
[9]
R. Castel, La gestion des risques, Paris, Minuit, 1981, p. 13. L’expression de « pouvoir psychiatrique » est une allusion à l’intitulé du cours que Foucault a donné au Col lège de France en 1973-1974 (M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, Paris, Seuil/Gallimard, 2003).
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[10]
cf. R. Castel, La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris, Minuit, 1981, p. 59 ; cf. p. 93 : « Pour fonder le réformisme psychiatrique, il n’est pas question en effet d’attacher la pratique psychiatrique à une orientation théorique précise, mais de laisser s’additionner des tendances diverses en affirmant leur caractère non-contradictoire et en cherchant dans cet éclectisme un effet de renforcement réciproque. » Sur ce point, voir p. 58-60 : « Unité théorique, ou consensus tactique ? ».
-
[11]
Robert Castel et Michel Foucault proposent deux versions différentes de la psychiatrisation de l’enfance : différentes périodisations mettant en jeu différents complexes de savoir-pouvoir. Pour Foucault, il faut chercher le principe de diffusion de la psychiatrie au XIXe siècle dans la psychiatrisation de l’enfance et du côté des couplages entre institutions sanitaires et institutions pédagogiques (cf. M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, p. 199 sq.). Castel défend au contraire l’idée que la prise en charge de l’enfance par le discours et les institutions psychiatriques s’est effectuée vers le milieu du XXe siècle, accordant au secteur initialement marginal de l’enfance le rôle de foyer de diffusion des techniques médico-psychologiques contemporaines (cf. R. Castel, La gestion des risques, p. 55-58).
-
[12]
Sur le rapport de Deligny à la pédagogie et à l’enfance, voir l’ouvrage de P.-F. Moreau, Deligny et les idéologies de l’enfance, Paris, Retz, 1978.
-
[13]
– J. Donzelot, La police des familles, Paris, Minuit, 1977/2005, p. 91.
-
[14]
cf. J. Houssaye, Deligny, éducateur de l’extrême, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1998. Sur Deligny éducateur, voir surtout les p. 13-36 : Houssaye y distingue six caractéristiques de l’« attitude éducative » de Deligny (esquiver, recréer, libérer, refuser l’affection, refuser la morale, refuser la psychologie). Cf. F. Deligny, Œuvres, p. 1009 : « Mais ai-je jamais dit que les innovations dont j’ai fait part après les avoir vécues soient à classer dans la rubrique pédagogique ? Je m’en suis toujours défendu, mais rien à faire. […] Or, s’il y avait une once d’innover dans ces tentatives, c’est justement qu’elles se dérobaient à leur fonction prévue, à savoir la pédagogisation ou le pédagogisationnement de semblables contemporains. »
-
[15]
F. Deligny, « Carte prise et carte tracée » (1979), L’Arachnéen, Paris, L’Arachnéen, 2008, p. 134.
-
[16]
Sur la théorie des groupes chez Guattari et le refus de l’alternative spontanéisme/centralisme, cf. G. Deleuze, « Trois problèmes de groupes » (1972), Préface à Psychanalyse et transversalité, Paris, Maspero, 1972, rééd. Paris, La Découverte, 2003, p. 7.
-
[17]
F. Deligny, « Carte prise et carte tracée » (1979), L’Arachnéen, p. 135.
-
[18]
cf. L.-P. Jouvenet, J.-M. Caillot-Arthaud, C.-L. Chalaguier, Fernand Deligny. 50 ans d’asile, Toulouse, Privat, 1988, « Quatrième partie : Anti-thérapie, Pédagogie et Politique ».
-
[19]
J. Houssaye, op. cit., p. 37.
-
[20]
La nécessité de développer l’autonomie de l’enfant pour lui permettre d’agir sur le monde est une constante de La forteresse vide : Bettelheim y soutient que la sortie de l’Anlage autistique tient en grande partie à la possibilité qu’a l’enfant d’être actif (cf. B. Bettelheim, La forteresse vide (1967), Paris, Gallimard, 1969, p. 71-72). On pourrait ainsi voir dans le rapport à l’agir une illustration de la divergence fondamentale entre Bettelheim et Deligny (comparer B. Bettelheim, La forteresse vide, p. 78 sq. : « Une raison pour agir » et F. Deligny, Les détours de l’agir ou le Moindre geste). Sur le fonctionnement de l’institution de l’École Orthogénique de Chicago, voir B. Bettelheim, Un lieu où renaître. La somme de trente ans d’expérience à l’École orthogénique de Chicago (1974), Paris, Robert Laffont, 1975, notamment le chapitre XV : « Tentatives de création d’un milieu thérapeutique total ».
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[21]
F. Deligny, Les enfants et le silence, Paris, Galilée et Spirali, 1980, p. 77.
-
[22]
Ibid., p. 267. Probablement que les choses sont plus complexes puisque l’École orthogénique se propose une double transformation des individus : la guérison des patients et corrélativement la résolution des problèmes de l’éducateur. Cependant, la transformation de l’éducateur demeure un moyen (contre-transférentiel) de la guérison des enfants, seule véritable finalité de l’institution (cf. ibid., p. 267).
-
[23]
Sur l’école de Summerhill, voir le célèbre ouvrage d’A. S. Neill, Libres enfants de Summerhill, Paris, La Découverte, 2004.
-
[24]
cf. ibid., p. 24-25.
-
[25]
cf. ibid., p. 73-85 (« L’autodétermination »).
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[26]
Sur l’origine des cartes, cf. J. Lin, La vie de radeau. Le réseau Deligny au quotidien (1996), Marseille, Le mot et le reste, 2007, p. 54 : « Malgré la consigne de ne pas parler des gamins, il m’arrive de faire part, sur le cahier, de mes tracas à propos de l’un d’entre eux. À cela le cahier ne répond jamais. Fernand Deligny, qui n’est jamais descendu dans l’île d’en bas, propose de tracer les trajets des gamins. Les pas des gamins partent dans un sens puis dans un autre, retournent en arrière et font des détours. Ils contournent un arbre, une pierre ou rien du tout – rien du tout à nos yeux –, mais pour ces gamins sans le langage, allez savoir… Pour nous qui parlons, le mot trajet a un sens : nous allons de la tente vers le feu pour préparer le café ; trajet va de pair avec projet. Pour les déplacements des gamins, le mot trajet ne veut plus dire grand-chose et Fernand Deligny propose à la place « ligne d’erre » qui convient mieux. »
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[27]
cf. A. S. Makarenko, cité in L. Gotovitch, Makarenko. Pédagogue praticien, Paris, PUF, 1996, p. 13 : « un membre de la commune instruit et cultivé, conscient de ses droits en URSS, membre des Jeunesses communistes, un bolchevik, un organisateur, un responsable qui sait commander et se soumettre, lutter et construire, vivre et aimer la vie ».
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[28]
F. Deligny, Les enfants et le silence, p. 77.
-
[29]
Sur la différence entre syndicat et tentative, cf. F. Deligny, Œuvres, p. 1005.
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[30]
cf. F. Deligny, Œuvres, p. 707 ; « L’obligatoire et le fortuit », in L’Arachnéen, p. 177.
-
[31]
Sur les rapports entre Bonneuil et les Cévennes, cf. F. Deligny, Œuvres, p. 676 et p. 683.
-
[32]
Sur la question de l’institution chez Maud Mannoni, voir notamment M. Mannoni, L’enfant, sa « maladie » et les autres, Paris, Seuil, 1967 ; Éducation impossible, Paris, Seuil, 1973, chap. III « L’institution éclatée » ; Un lieu pour vivre, Paris, Seuil, 1976
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[33]
cf. M. Mannoni, Éducation impossible, p. 77 : « La notion d’institution éclatée, que nous avons introduite, vise à tirer parti de tout insolite qui surgit (cet insolite qu’on a coutume, au contraire, de réprimer). Au lieu d’off r i r la permanence, le cadre de l’institution offre dès lors sur fond de permanence des ouvertures vers l’extérieur, des brèches de toutes sortes (par exemple, des séjours hors de l’institution). Ce qui demeure : un lieu de repli, mais l’essentiel de la vie se déroule ailleurs – dans un travail ou un projet à l’extérieur. À travers cette oscillation d’un lieu à l’autre, peut émerger un sujet s’interrogeant sur ce qu’il veut ».
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[34]
M. Mannoni, Un lieu pour vivre, p. 55.
-
[35]
F. Deligny, Œuvres, p. 722. Indifférence de Deligny à l’égard des autres institutions, que Maud Mannoni qualifie avec ambiguïté de « solitude du poète, là où d’autres rêvent de monopoles éducatifs. » (M. Mannoni, Éducation impossible, p. 53).
-
[36]
F. Deligny, « Moments », in Les enfants et le silence, p. 78.
-
[37]
F. Deligny, Œuvres, p. 1022.
-
[38]
Ibid., p. 1021.
-
[39]
Sur l’épineuse question de la compréhension, Deligny a écrit un texte décisif : « Enfants autistes » (in Les enfants et le silence, p. 61-70) : « Alors, les « comprendre » ces enfants-là ? Leur manifester une compréhension qui serait comme une embrassade d’intention généreuse ? On se doute bien que c’est le premier élan qui nous vient ou plutôt nous est venu, et puis cet élan vague s’est retiré, comme il en est d’une marée. Noyés par cette vague, ils l’étaient déjà, ou quasiment. Restait, à découvert, entre nous et eux, le là : topos. […] Nous aurions pu être portés à un surcroît de compréhension, et c’est souvent ce qui leur arrive, à ces enfants-là, dont on dit d’ailleurs qu’ils comprennent tout, ce à quoi il faudrait ajouter : et le reste. Car il y a un reste. Un peu lassés de ces excès de compréhension dont il était flagrant que l’enfant n’en pouvait plus, d’être compris, et alors que c’était de l’invivable qui se faisait jour, nous nous sommes mis à penser que topos pouvait être le lieu du reste, c’est-à-dire de ce qui semble réfractaire à la compréhension » (p. 63).
-
[40]
F. Deligny, Œuvres, p. 705 ; cf. p. 722 : « Cette rechercher, à vrai dire, c’est eux qui la mènent, qui nous la mènent, qui nous y amènent de leurs extravagances l’ainsi soit-il qui tend à ces cadastres de dans l’espace et dans le temps n’est pas prêt d’en venir à bout. Amen. »
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[41]
Ibid., p. 1002. Cf. F. Deligny, L’Arachnéen, p. 77 : « si réseau il y a, nous n’avons pas pu le « faire ». Seule la nature… Il n’y a donc qu’à la laisser faire ? Rien n’est aussi difficile que de laisser faire la nature […] ».
-
[42]
F. Deligny, Œuvres, p. 1003.
-
[43]
F. Deligny, L’Arachnéen, p. 95.
-
[44]
cf. F. Deligny, Œuvres, p. 721-722 : « Et nous, à quatre ou cinq, il s’agit de nous y retrouver à veiller que l’établi à s’instituer n’aille pas se perdre. […] Notre souci de ces mois-ci est de ne plus être pris pour un lieu de vacances, mais l’institué nous y pousse et va s’efforcer de nous y retenir. Tous les gens en place d’avoir quelque chose à dire avec quelque argent à la clef, voilà ce qui les arrange. Que ce lieu de séjour soit à vacances, et voilà la marge resituée comme il leur convient » (je souligne) ; voir aussi, p. 692 : « il nous a fallu déjouer ce qui, dans les mœurs et la culture ambiantes, a force d’institué, les vacances, par exemple. Les institutions ferment, les parents s’en vont se reposer. Et les enfants psychotiques ? Les demandes affluaient vers les Cévennes tournées à devenir quasi Club quasi méditerranéen. […] Pas question d’être lieu de vacance(s), sinon celle du langage. »
-
[45]
Ibid., p. 1007 ; cf. ibid., p. 1013.
- [46]
-
[47]
F. Deligny, « Carte prise et carte tracée », in L’Arachnéen, p. 135 ; Œuvres, p. 1005.
-
[48]
Ibid., p. 706.
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[49]
cf. F. Deligny, L’Arachnéen, p. 56.
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[50]
F. Deligny, « Carte prise et carte tracée », in L’Arachnéen, p. 135.
-
[51]
F. Deligny, L’Arachnéen, p. 54.
-
[52]
Ibid., p. 25 : « un réseau doit-il – peut-il – être achevé ? Les ambiguïtés du terme ont quelque chose d’alertant. Un réseau peut s’achever en disparaissant ou en institution. Le seul support qui permette le réseau est la brèche, la faille. »
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[53]
Ibid., p. 135.
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[54]
cf. F. Deligny, L’Arachnéen, p. 56.
-
[55]
F. Deligny, « Carte prise et carte tracée », in L’Arachnéen, p. 137
-
[56]
Ibid., p. 138.
-
[57]
R. Castel, « Présentation », in E. Goffman, Asiles, p. 11.
-
[58]
F. Deligny, Œuvres, p. 856.
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[59]
cf. F. Deligny, Œuvres, p. 1007 : « Toute tentative peut apparaître comme révolutionnaire ou marginale. Mais est-ce que le terme dépend d’elle – de son projet – ou de qui la regarde ? De plus, c’est toujours regarder « la chose » au niveau de « l’institution » et quasiment du spectacle qu’elle offre, en tant que petit ensemble d’individus qui échappant… s’organise. »
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[60]
On ne peut se retenir de penser, à ce sujet, au Nietzche de Par-delà le bien et le mal : « À supposer donc que dans le portrait des philosophes de l’avenir, quelque trait laisse deviner qu’ils pourraient bien, de toute nécessité, être des sceptiques au sens qui vient d’être suggéré, cela ne caractériserait encore qu’un quelque chose en eux – et non pas eux-mêmes. Ils auraient le droit, avec une égale légitimité, de se faire appeler des critiques ; et à coup sûr ils seront des hommes qui se livrent à des expérimentations. À travers le nom dont je me risque à les baptiser, j’ai déjà souligné expressément cet art de la tentative et le plaisir pris à ces tentatives : fût-ce en raison du fait que, critiques dans leur chair et dans leur âme, ils aiment se servir de l’expérimentation en un sens nouveau, peut-être plus étendu, peut-être plus dangereux ? » (§ 210).
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[61]
Ibid., p. 1001.
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[62]
Sur la trahison comme fidélité absolue, comme fidélité par-delà la mort, on pense au roman de Romain Gary, Clair de femme.
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[63]
cf. R. Castel, La gestion des risques, chap. 2 et 4.
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[64]
cf. G. Sibertin-Blanc et S. Legrand, Esquisse d’unecontribution à la critique de l’économie des savoirs, Reims, Le Clou Dans Le Fer, 2009.
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[65]
Par-delà les déclarations récentes de l’alliance Europe Écologie en ce sens, voir Actuel Marx, n° 46, second semestre 2009, « PARTIS/mouvements ».