Notes
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[*]
Texte développé d’une intervention au congres d’Espace analytique, « Venise et le rêve », le 3 juin 2011 ; Gisèle Chaboudez est psychanalyste, psychiatre, membre d’Espace analytique.
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[1]
Chaboudez (G.), L’équation des rêves et leur déchiffrage psychanalytique, Paris, Denoël, 2000.
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[2]
Lacan (J.), « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 493.
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[3]
Quelques-unes sont mentionnées et discutées dans L’équation des rêves, op. cit., p. 220-225.
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[4]
Les grands dossiers des Sciences humaines, n° 21, Freud, droit d’inventaire, décembre 2010 / février 2011.
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[5]
Freud (S.), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 93.
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[6]
Elle n’était bien sûr pas décrite ainsi, lorsqu’il déployait le processus de la métaphore paternelle en formule substitutive. « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 557.
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[7]
Ce point de vue est énoncé notamment dans l’article mentionné ci-dessus, op. cit.
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[8]
Chaboudez (G.), L’équation des rêves, op. cit., p. 37-68.
1Comment déchiffre-t-on le rêve en psychanalyse après un siècle de freudisme et ses prolongements ? En quoi sommes-nous en mesure de confirmer que si le rêve apparaît crypté c’est que l’inconscient le chiffre, selon des opérations que l’on peut montrer ? Il a pu sembler que la théorie psychanalytique des rêves était établie une fois pour toutes, après Freud, il n’en est rien. Au fur et à mesure que les processus nous en sont mieux connus, nous en découvrons également la logique, et apprenons à la manier. En témoigner importe plus encore dans un contexte où les discours de la science récusent ce concept de chiffrage, persistant à n’y voir qu’une croyance, et non un mode de pensée qui intervient selon de toutes autres règles que notre pensée de veille.
2Parler aujourd’hui du rêve comme voie royale vers l’inconscient, selon l’expression de Freud, n’est pas sans comporter quelque gravité, au moment où cette voie semble à nouveau obstruée de mille manières. L’interprétation psychanalytique des rêves, tout en bénéficiant encore d’une aura de confiance, est menacée dans les faits de rejoindre une confidentialité proche des successives clés des songes que chaque siècle à peu près, plus ou moins bien inspiré, a sécrétées comme un reflet condensé de ses discours. Une majorité de scientifiques tend à la présenter comme obsolète, telle une voie en ruine menant à un temple en ruine, et les psychanalystes qui l’empruntent comme des rêveurs animés de croyances révolues. Ils opposent à la théorie freudienne des arguments qui mélangent souvent les registres physiologiques et psychiques de discussion, sans bien connaître parfois la discussion poursuivie au sein de la psychanalyse, par Lacan notamment, sur leurs objections. Répétés un certain nombre de fois, ces arguments semblent considérés comme arrêtés et répandent l’idée que la psychanalyse, le concept d’inconscient et de ses voies d’accès, sont dépassés et rendus caducs par la nouvelle science.
3De sorte que la « voie royale » est en quelque sorte en danger. Longtemps nous n’avons pas mesuré – le pouvions-nous ? – que cent ans seulement après qu’il ait été ouvert, l’accès de l’inconscient pourrait à ce point s’obstruer, et qu’il pourrait arriver que l’on se demande, non pas ce que deviendra la psychanalyse, mais si elle deviendra. Les domaines de la pensée qui ont admis au siècle dernier la surprise de l’inconscient semblent ne l’avoir fait qu’un temps, et de plus en plus se referment pour l’actuel à sa littéralité. Une tendance forte privilégie massivement, en lieu et place des élaborations qui en tiennent compte, des modes de pensée dont le caractère de simplicité élémentaire est revendiqué, annoncé comme critère d’efficacité, faisant massivement appel aux significations courantes, aux psychologisations convenues, aux suggestions les plus ordinaires. Un refus explicite se dessine de tout ce qui provient de l’inconscient, au motif que ce serait inefficace et daté. On s’attelle aux symptômes sans plus prendre en compte la subjectivité qui les commande et ses déterminations inconscientes. Un refus s’énonce d’une façon générale de la pensée de l’inconscient, mais aussi de la pensée comme telle. Partout s’annonce un « je ne pense pas », présenté comme un gage d’efficace, visant en quelque sorte la logique inconsciente qui veut qu’une forme d’être soit accessible à la condition de ne pas penser.
4Face à l’étendue de ce mouvement qui voit l’inconscient se refermer, et à la bataille qui fait refluer la psychanalyse dans les discours et les institutions, l’enjeu de nos travaux s’accroît. Plus l’audience de la psychanalyse dans les institutions s’appauvrit, en un moment paradoxalement où elle n’a jamais été aussi prolixe, ses publications aussi nombreuses, alors que ses écoles sont vivantes et ses jeunes générations en route, plus les difficultés s’accumulent pour ses nouveaux praticiens et plus grandit l’importance de ce que les psychanalystes transmettent. Il devient plus encore exigible que témoignent ceux qui ont participé à son essor, sur ce qu’ils font de la pensée et de la praxis psychanalytiques, afin qu’elle se poursuive, afin qu’elle demeure. Face aux effets de ce mouvement massif de fermeture nous n’avons pas en somme le temps de rêver.
5La pensée du rêve fut de la psychanalyse une porte d’entrée, elle en reste une clé et un enjeu décisifs et demeure un outil fondamental dans l’expérience. Comment le déchiffrons-nous aujourd’hui, sur quels points sa théorie est-elle renouvelée dans notre champ ?
Le nouvel abord de la voie royale
6Une voie royale est au sens propre créée par le roi et pour le roi, mais le rêve est la nôtre à tous. Elle est bien sûr empruntée de façon très diverse. À l’extrême, il se trouve par exemple régulièrement des praticiens pour annoncer des excès de rêve comme résistance, ne témoignant que peu de ce qu’ils en font, et d’autres à l’inverse pour les traiter comme un texte de séance qui ne nécessite aucune interprétation, comme si le rêve allait sans dire. Il est vrai que l’interprétation des rêves n’est pas aisée dans le cours d’une analyse, puisqu’elle exige plusieurs choses qui paraissent contradictoires : qu’il y ait suffisamment d’associations pour que le sens en apparaisse mais que jamais le déchiffrage ne prenne le pas sur la tâche analysante ou l’acte analytique, que l’analysant avance autant qu’il peut sur l’interprétation mais également que l’analyste l’y oriente et la scande tout en restant dans le registre de son discours.
7Son abord reste difficile, par conséquent, pourtant jamais les psychanalystes n’ont eu la possibilité d’en savoir autant sur sa structure. Le registre de ce que nous pouvons savoir du rêve s’est étendu considérablement depuis soixante ans, alors que l’on a longtemps cru qu’à la théorie freudienne rien d’essentiel ne serait ajouté. Beaucoup fut ajouté, spécialement par l’élaboration lacanienne, même si elle n’est pas toujours explicite à propos du rêve. Dans la première étape de la découverte du rêve, l’étape freudienne par excellence, on ne pouvait que partir des données cliniques pour en extraire la structure. Certes, Freud entendait bien déjà rendre compte de la structure qu’il observait en indiquant ce qui la formait, et les processus du travail du rêve consistent en cela, mais ce n’en est qu’une première approche qui reste encore en partie descriptive. Il fallait ensuite pouvoir reconstruire et identifier les étapes logiques des opérations qui aboutissent à cette structure, Lacan s’y est attelé. Il y avait à saisir comment et pourquoi une condensation se produit, ce que vise et provoque un déplacement, pourquoi les scènes du rêve s’enchaînent ainsi avec dans leur intervalle des coupures successives. Après un abord synchronique de sa structure, il y avait lieu d’élaborer les étapes diachroniques de sa construction, et là une ère nouvelle de la pensée en psychanalyse s’ouvrait. Ce n’est qu’en déployant les opérations qui aboutissent au chiffrage que comporte le texte du rêve, en montrant qu’il est obtenu par des opérations précises, identifiables, dont on connaît les processus, que la psychanalyse montre définitivement que le déchiffrage auquel elle procède n’est pas une affaire de croyance.
8Nous abordons ainsi le texte d’un rêve et à l’aide des associations nous pouvons le déchiffrer, puis en second lieu nous pouvons reconstruire les différentes étapes des opérations qui ont produit ce texte comme résultat. J’ai donné des exemples de cette possibilité dans L’équation des rêves, en 2000 [1], avec par exemple une relecture du rêve freudien d’Irma de ce point de vue, où l’on peut reconnaître chaque opération métaphorique ayant produit chaque série de condensations. Il ne s’agit pas simplement, comme le décrivait Freud de façon efficace et drôle, mais approximative, du match d’une équipe de signifiants contre une autre – encore qu’une telle description concerne déjà de façon essentielle la prise en compte de la structure signifiante en jeu – mais plus précisément il s’agit d’un principe précis de substitution. Il y a bien match d’une équipe contre une autre si l’on veut, mais il s’agit de voir à partir de quels éléments l’équipe gagnante est une équipe substituante, comment elle se substitue à l’autre en intégrant ses éléments.
9Lorsque Lacan fit remarquer que la condensation freudienne relevait de la métaphore en tant que mode particulier de substitution d’un signifiant à un autre, ce n’était pas là un nouveau vocabulaire pour une même chose, mais le constat que l’un rendait raison de l’autre [2]. Le mode précis de substitution dit métaphorique était le processus qui produisait la condensation que Freud avait observé dans le texte du rêve. L’opération devait être décomposée en plusieurs temps précis, afin de voir comment la structure du signifiant, avec sa barre de signification entre un signifiant et un signifié, se comportait lorsqu’un ensemble de ce type venait se substituer, en tant qu’équipe « gagnante » donc, à un autre ensemble du même type. La redistribution des signifiants aux diverses places expliquait comment l’on aboutissait à la structure condensée, et sur un autre mode elle rendait compte des effets du déplacement. Éclairer un tel processus dans ses différentes étapes en facilite l’accès, car il se saisit plus aisément quand on ne connaît pas seulement son résultat, mais aussi chaque temps de l’opération qui y conduit. L’abord du rêve est différent lorsque nous pouvons en reconnaître la raison après la structure, saisir non seulement en quoi consistent ces lettres déchiffrables comme des rébus mais aussi en quoi consistent les opérations d’assemblage qui les ont produites. Nous pouvons donc le faire sur ce versant sémantique de la structure du rêve, nous allons voir comment.
10C’est également le cas sur le versant syntaxique. En ce qui concerne l’enchaînement des séquences du rêve, Freud effectuait là aussi une description juste, une première approximation efficace et nécessaire, en désignant dans l’articulation d’une scène à l’autre quelque chose comme une syntaxe qui lierait une proposition principale à une subordonnée, sur le mode où l’on pouvait considérer une première scène comme une première proposition grammaticale, tandis qu’elle pouvait être suivie par exemple de « bien que » ou « alors que », puis d’une deuxième phrase en tant que deuxième scène. Mais là aussi, il était nécessaire de compléter cette conception, car une syntaxe ne suffit pas à saisir ce dont il s’agit dans la succession des séquences du rêve. Elle ne constitue qu’une première étape, déjà juste structurellement, cependant les propositions à considérer doivent être articulées autrement encore. Ce ne sont pas seulement des propositions au sens grammatical du terme mais aussi au sens logique. Et si logique il y a, encore faut-il en reconnaître les termes, les axiomes, les principes, les articulations.
11Le type de propositions que nous rencontrons dans le rêve privilégie parfois le versant substitutif donc chiffré, parfois le versant syntaxique peu chiffré. Elles concernent sous des formes très diverses deux sortes de positions logiques du sujet. Nous pouvons y reconnaître tantôt celle qui a été identifiée et décrite par Lacan à propos de la logique de l’inconscient, caractérisé par un mode subjectif qui articule une pensée, notamment une pensée du sexe, de la sexuation ou du rapport, en étant privé de l’être, selon les substitutions signifiantes. Là est la part la plus chiffrée du rêve, qui contient le mode de pensée de l’inconscient. Nous observons d’autre part une position logique qui consiste à déployer un mode d’être articulé dans la grammaire de la pulsion. Cette part est moins chiffrée, elle n’articule aucune pensée, elle se sert d’un objet de la pulsion pour être, elle est de l’ordre de la logique décrite à propos du Ça, avec les fantasmes.
12Ces deux versants logiques sont issus des processus mêmes de formation d’un sujet à partir des signifiants et de l’économie qui le déterminent. Dès lors que la formation du sujet de l’inconscient à l’origine consiste à s’extraire d’une aliénation première, où il est dans l’être, étant pour la jouissance de la mère un objet, en recevant un sens à l’aide d’un deuxième signifiant, paternel, il en résulte que s’il acquiert un sens il n’a plus d’être, tandis que s’il reste dans l’être, il n’a pas de sens. Là est le principe même de son aliénation fondamentale, de ne pouvoir surgir en un lieu qu’en disparaissant dans l’autre. De sorte qu’une fois séparé de la jouissance et muni de sens, et par conséquent privé d’être, sa position dans l’inconscient, il tentera ensuite de retrouver une forme d’être seconde, et pour cela visera à s’exclure du sens, de la pensée : là est ce qui constitue sa position dans le Ça, les pulsions, les fantasmes. La division du sujet consiste en ceci qu’il est ou bien situé dans l’être, comme objet du désir ou de jouissance, et il n’y a pas pour lui dans ce cas de pensée ni de sens, c’est la logique du Ça. Ou bien il est privé de l’être, n’est plus l’objet du désir, et là une pensée et un sens du sexe s’articulent, selon les pensées de l’inconscient qui se servent de la dialectique phallique, avoir ou non le phallus, c’est la logique de l’inconscient.
13Nous pouvons prolonger la syntaxe freudienne par un usage rigoureux de la logique lacanienne. Il apparaît après interprétation que les séquences d’un rêve s’ordonnent fondamentalement selon l’un de ces modes de position subjective ou selon l’autre, ou bien se recouvrent l’une l’autre. Elles y sont plus lisibles qu’ailleurs et déploient la logique du sujet divisé en son ensemble selon les différentes modalités de sa division entre l’être et le sens, donc entre le non être et le non sens, ou la non pensée. Nous verrons comment cette logique est à l’œuvre dans le rêve. Lorsque nous pouvons, après avoir déchiffré le rêve, reconstruire ce qui produit son chiffre et sa logique, en identifiant les opérations qui les ont produits, nous démontrons qu’il est donc bien ce processus que nous disons.
L’objection des discours de la science
14Nombre de discussions ont d’ores et déjà eu lieu [3], je n’en propose là qu’un exemple récent, et très accessible. Les objections qui nous sont faites nous invitent à répondre sans jamais considérer que ces réponses vont sans dire. Dans ce qui est intitulé « droit d’inventaire », dans un magazine récent, et qui reflète assez bien le positionnement de nombreux scientifiques par rapport à la psychanalyse et au rêve en particulier [4], il est avancé, par une docteure en neurosciences et une directrice de l’unité des pathologies du sommeil, que les rêves ne déguiseraient pas au fond, car « sur 635 récits de rêves, 90 % sont des expériences crédibles de la vie de tous les jours, sans événement improbable », cela d’après « une étude de Snyder » dans les années 60. Les rêves irrationnels, sur quoi s’appuie toute la théorie de Freud, est-il avancé, sont minoritaires, et le concept de déplacement semble dès lors inutile pour expliquer les incohérences, puisqu’il y en a peu.
15Dans ces formulations on voit glisser le vocabulaire et la compréhension de l’expérience des processus de l’inconscient : on parle de déguisement du rêve comme s’il s’agissait de vêtements, alors qu’il s’agit de signifiants, et qu’il y là chiffrage. Cependant la question posée importe. On a pu remarquer d’emblée en psychanalyse en effet que de nombreux rêves sont fort peu cryptés, c’est-à-dire chiffrés, même s’ils le sont plus en fait qu’ils ne le paraissent. Pourtant cette part chiffrée du rêve, peut-être minoritaire, quoique moins qu’il ne semble, est ce qui compte essentiellement pour définir la structure du rêve, car c’est celle qui commande le reste. Elle recèle les formations littérales qui déterminent, organisent le contenu et la mise en scène des formations imaginaires et des fantasmes. La part chiffrée du rêve représente sa potentialité littérale, elle est animée des substitutions signifiantes qui se sont produites dans l’inconscient du rêveur à chaque étape déterminante de son histoire, et de celles qui continuent de se produire. Ce sont ces substitutions effectuées par l’inconscient dont les conséquences nous meuvent, organisant nos pensées, nos actes, nos désirs, et nos symptômes. Saisir dans un rêve la métaphore en cours dans l’inconscient, avec ses effets, nous donne accès à l’actualité de son travail et de ce qu’il détermine pour son sujet.
16Cependant on peut remarquer que ces substitutions se produisent d’autant plus qu’on dialogue plus avec cet inconscient, et d’autant moins qu’on ne le fait pas. Le travail littéral du rêve est manifeste lorsqu’on obtient ce que Freud appelait une ouverture de l’inconscient, qui est en somme la mise en marche de sa machine à fabriquer des lettres, ces substitutions de signifiants qui les assemblent deux à deux et plus. Pour l’ouvrir, encore faut-il s’adresser à lui de quelque manière. La substitution d’un ensemble signifiant à un autre est la réponse même de l’inconscient à ce qui le sollicite.
17Il n’y a pas forcément besoin d’une analyse pour cela : nombre de rêveurs, à même d’analyser leurs rêves, peuvent observer par exemple la survenue d’une succession de rêves au fur et à mesure que les précédents sont interprétés. Même lorsque les Anciens remettaient l’interprétation de leurs rêves à leurs devins, qui y déchiffraient un message des dieux, le dialogue avec l’inconscient s’ouvrait de telle façon qu’il se mette au travail et produise ces substitutions, ces assemblages, ces rébus, toutes formations où le signifiant est pris comme signifiant et non comme signifié, même s’il est en place de signifié. Lorsque le déchiffrage du rêve du satyre dansant d’Alexandre, mentionné par Freud à l’ouverture de son Interprétation des rêves, en donne une traduction littérale en « Sa turos », « À toi Tyr [5] », l’ouverture de l’inconscient est là, même si le message est attribué aux dieux et sa lecture au devin. Le travail de l’inconscient dont témoigne le rêve traduit en somme le désir des dieux en substituant le signifiant « satyre » au nom de la ville de Tyr qu’il devrait obtenir. L’inconscient décrit par Freud à l’orée du XXe siècle comme un savoir que nous recelons sans qu’il nous soit aisément accessible, était à l’œuvre sur un autre mode lorsque la croyance impliquait un dieu. Évidemment, la science sollicite tout autrement l’inconscient lorsqu’un expérimentateur réveille le dormeur pour lui faire dire son rêve, sans du tout en faire un message, en attendant même qu’il n’en soit pas un, qu’il ne signifie rien que quelque stimulation nerveuse désordonnée ou bien quelque représentation équivalente à la pensée de veille, deux conceptions rencontrées qui d’ailleurs s’excluent l’une l’autre. Le désir, explicite ou non, de l’expérimentateur infléchit toujours le résultat d’une expérience, planant sur ce qu’il obtient, même si cela n’invalide pas forcément ce qu’il obtient.
L’expérience analytique du rêve
18Quant à nous qui avons le désir que cette voie vers l’inconscient soit reconnue dans sa fonction, qu’en faisons-nous ? Comment ce chiffrage intervient-il dans notre pratique, lorsqu’il intervient ? Qu’en est-il déchiffré avec l’analysant et au-delà ? Quelle est l’importance de ce que cela découvre ? Dans le rêve de cette analysante, une première scène représente trois jeunes femmes en blanc, dont la rêveuse, lorsqu’elle avait cet âge, tandis que trois jeunes hommes s’approchent d’elles. Il s’avère que tous les trois, laissant les autres femmes, convergent vers elle – selon son expression, qui la fait rire – et elle leur trouve un air vulgaire. Puis elle aperçoit une lueur rouge et l’angoisse s’installe et croît, la scène se coupe. L’analysante n’a aucun mal à considérer cette scène comme traduisant son idée, son désir que tout homme la désire, au mépris de l’arithmétique qui voudrait que chacun se choisisse une chacune. Elle réfère la triade féminine à sa lignée maternelle, avec sa mère, puis sa grand-mère qui en a pris la place dans son éducation, lorsque cette mère fut hospitalisée, quasi définitivement, à la suite de ses délires, alors qu’elle avait douze ans. Dans une telle scène il y a peu d’« incohérence », de « déguisement » : voilà un rêve qui n’a pas besoin apparemment du déplacement. Il y a là en revanche une évidente réalisation de désir.
19La réalisation de désir par le rêve est pourtant également contestée dans ledit inventaire, car est-il dit, une fois encore, cela ne concerne pas la totalité des rêves, et Freud l’a constaté le premier avec le cas du cauchemar, qui ne peut être considéré comme réalisant un désir. Nous ne trouvons pas non plus une réalisation de désir dans tous les rêves interprétés, encore que le cauchemar surgisse souvent en fait au décours d’un désir satisfait, comme ce serait le cas ici avec l’angoisse finale de la scène si elle n’était coupée puis suivie d’une autre scène. Quoi qu’il en soit, la part du rêve qui comporte un désir réalisé est essentielle et déterminante car elle témoigne de ce qui organise les fantasmes. Elle montre comment un fantasme scénarise un désir pour le soutenir en le réalisant. Ce terme de réalisation doit d’ailleurs être nuancé, car la scène d’un rêve montre un désir en tant que satisfait plus qu’elle ne le réalise. Et si elle le montre, ce n’est pas seulement pour satisfaire de façon hallucinatoire la pulsion. Elle le présente comme satisfait jusqu’à ce que cette proposition rencontre une butée, avec l’angoisse. La scène constitue une proposition logique du type : si le désir s’effectue de telle manière, voilà ce qui en découle.
20La rêveuse sait bien qu’il s’agit dans cette scène d’une modalité de son désir concernant les hommes, son désir que tous la préfèrent à toutes les femmes. Elle le sait puisqu’elle a eu comme amant un homme qui avait été celui de sa mère, et qu’elle a finalement quitté, trouvant cela trop transgressif. La scène du rêve peut s’énoncer : Si tous les hommes convergent vers elle entre toutes les femmes, comme elle le désire, alors soudain leur désir lui apparaît vulgaire et l’angoisse survient. Dès lors, la scène est coupée, la proposition est écartée, et une autre scène, c’est-à-dire une autre proposition logique commence. Le rêve montre en somme les conséquences logiques du désir effectué, il met en acte tel ou tel mode du fantasme qui articule ce désir. Pas plus que le chiffrage ne se manifeste dans tous les rêves, pas plus le désir en cause n’est repérable dans tous. Lorsqu’il l’est, là aussi apparaît la part déterminante de ce qu’effectue le rêve à l’endroit du désir, celle qui nous montre quels sont les termes et la logique en jeu sur les différents versants du fantasme qui le met en scène.
21La scène suivante montre tout autre chose. La rêveuse, cette fois, est en train de couper la frange d’une peluche en forme de rat, puis elle se dit qu’elle va lui faire mal ainsi, et soudain elle s’aperçoit qu’un bourgeon apparaît entre ses pattes : la peluche est en érection. La conclusion s’impose : « le rat aussi converge », comme je le souligne au cours de son interprétation du rêve, elle rit. Ici ceux qui prônent la « cohérence » du rêve auront plus de mal, car il s’agit à l’évidence d’un « déguisement » massif. Certes l’aspect de symbole en frappe d’emblée, suggérant que cette fois l’objet du désir tient de la peluche d’enfant, tout en témoignant d’une « convergence » analogue. Mais nous ne pouvons pas en comprendre l’essentiel sans les associations de la rêveuse, qui sont retrouvées et décisives : la peluche en question est celle que sa mère lui a donnée dans son enfance, et qui avait été son propre jouet d’enfant, c’était une femelle avec un tablier. Elle est donc devenue dans le rêve un mâle qui, tout en étant bien une peluche, bourgeonne. D’autre part, le geste de couper évoque celui que sa grand-mère avait, lorsque dans les photos de famille, elle retranchait systématiquement la tête de son père après le divorce de ses parents, annonçant qu’il n’avait pas été à la hauteur pour sa mère, s’agissant de l’amour ou de l’argent. Ainsi, le nouvel objet de la rêveuse est, à la lettre, le jouet que sa mère lui a transmis après qu’il eut été le sien, il est devenu phallique, et elle lui coupe quelque chose qui dépasse, la frange, en un geste identique à celui qu’effectuait sa grand-mère à propos de la tête de son père. Avec ces éléments pris littéralement, les symboles prennent leur statut véritable de lettres.
22Cette condensation manifeste d’éléments signifiants au sein d’une même unité littérale résulte d’une substitution que l’on peut aisément repérer, là aussi littéralement. À la jeune fille en fleur objet du désir des hommes s’est substituée la femme qui coupe, à l’instar de sa grand-mère, ce qui dépasse dans un objet phallique transmis par la mère. Cette identification à l’aïeule par le trait de la coupure constitue la substitution métaphorique décisive concernant le sujet, et elle a pour conséquence une série de substitutions concernant l’objet. Au père coupé de la scène s’est substitué un objet métonymique, la peluche comme objet de la mère. Et au bout de cette chaîne de redistribution substitutive, dans cet objet même qui en constitue le reste dévalué, inanimé, ressurgit, dérisoirement, une trace de ce que la rêveuse attend de l’homme, de tout homme, qu’il « converge » vers elle. Plus précisément qu’il manifeste une érection, si menue soit-elle, dont Lacan souligne de façon intéressante qu’elle est une jouissance autoérotique plus qu’un désir dont on la fait le signe. L’érection d’un objet inanimé est une condensation saisissante, qui donne un aperçu en éclair sur les conditions du désir.
23À cette étape de l’enchaînement logique du fantasme, c’est un tel objet qui autorise le désir, qui l’organise, qui le cause. Le père étant coupé de la lignée phallique, il ne reste en effet à se transmettre de mère en fille en fait de phallus qu’un objet comparable à une peluche, l’objet petit a de l’enfance. Il ne peut être source d’une angoisse, n’étant par définition pas le lieu d’un désir, notamment pas celui de l’Autre, l’homme, tel qu’il est massivement en jeu dans la première scène. Il n’y a pas là de danger que sous le désirable apparaisse par trop le désirant. Et de cela même est attendu un petit bourgeon. Le rêve comporte ainsi probablement un propos ironique de la rêveuse sur l’objet qu’elle se représente dans le désir, encore que l’aspect parfois parodique des objets du désir de l’être parlant soit de structure, tant ils sont fondamentalement saugrenus.
24Observer comment les signifiants se condensent ou se déplacent deux à deux en formant des lettres est une chose relativement difficile, mais elle est largement éclairée si on saisit le principe de cet assemblage. Cela ne se résume pas, on le voit, à réunir des éléments similaires ou contigus. Pour qu’il y ait des signifiants condensés, pour que nous observions cette sorte de concrétion si particulière qui nous fait reconnaître aussitôt un chiffrage, avec cette certitude que Freud a le premier expérimenté et qui caractérise la reconnaissance immédiate des processus littéraux de l’inconscient, pour que cette condensation se produise, donc, il faut et il suffit qu’un ensemble signifiant avec son signifié se soit substitué à un autre ensemble. La redistribution des signifiants en tant que signifiés dans cette substitution implique tout un métabolisme, toute une chaîne où les places des termes changent une à une. Le second signifiant vient en place de signifié du premier tout en gardant son signifié propre, tandis que le signifié du premier disparaît.
25On retrouve cela bien ailleurs que dans le rêve, puisque ce processus est au cœur même de ce qui forme au départ l’inconscient sur la base d’un ordre symbolique substitué aux formations imaginaires et au réel : de ce point de vue l’effectuation de la fonction symbolique du Père, appelée Nom du père par Lacan d’après le champ religieux qui en fut la référence, est la première condensation fondamentale [6]. Le père symbolique assure son efficace par la possession du phallus que la mère désire, or le phallus ne lui appartenait pas auparavant, il n’appartenait à personne n’étant jusque-là que le symbole du désir de la mère, non le pénis du père. Cette possession du phallus comme symbole du désir par le signifiant efficace du Père est donc condensation, et elle résulte de la substitution par quoi il a hérité comme signifié de celui auquel il se substitue, mais aussi de son signifié. C’est une sacrée condensation en effet que ce signifiant fondamental de notre civilisation, une condensation à la puissance deux, en partie déconstruite de nos jours, et remplacée par d’autres.
26Nombre de condensations de rêve procèdent de cette manière. Pour beaucoup nous pouvons, à la condition d’en connaître les associations, reconstituer le processus de substitution complexe dont elles résultent. Et, comme dans le rêve évoqué, on peut saisir en quoi il consiste et le sens qu’il engendre. Il ne s’agit pas simplement de ce que Freud désignait, qu’à deux unités séparées se substitue une unité nouvelle regroupant les deux, ce qui était tout à fait juste, mais purement descriptif, étape approximative qui ne suffit pas à saisir ce dont il s’agit. Il s’agit de la redistribution des signifiants comme signifiés dans le processus de substitution d’un ensemble signifiant à un autre, avec la barre qui sépare le signifiant du signifié.
27S’agissant du déplacement, à l’inverse c’est lui qui produit la métonymie, ce signifiant susceptible de représenter l’autre alors qu’il lui est simplement lié, et dans certains cas, comme dans celui du rêve considéré, cette métonymie est un résultat corollaire de la métaphore. Lorsque s’identifier à l’aïeule se substitue à être l’objet du désir, dès lors l’objet qui la fait désirer se déplace depuis ce qui consiste à être l’objet du désir de l’Autre, de tout homme, à ce qui consiste à avoir un objet qui de quelque manière remplisse une fonction de l’ordre de cette peluche, tout en comportant le trait érectile.
28Le processus métonymique peut également être utilisé dans le sens inverse, pour retrouver une forme d’être. On pouvait observer un processus métonymique du même ordre dans le rêve de Freud dit « des beaux yeux », où le désir d’être enfin aimé d’une femme sans que cela lui coûte un penny, selon son analyse, avait produit un déplacement concernant l’objet. Le rêveur qui dans sa vie n’avait pas adopté la position de l’objet du désir mais au contraire de celui qui assume l’entretien des siens, rêvait un instant que s’il était désiré par une femme dotée par la puissance paternelle, alors il pourrait retrouver ces délices de l’être, ceux qui assurent qu’on est totalement aimé pour ce qu’on est et non pour ce qu’on a. Mme EL en était la métonymie résultante, à la faveur du fait qu’étant la fille d’un homme riche, être désiré par elle le permettait théoriquement. Ce déplacement démontrait que rien n’était plus aisé que de satisfaire ce désir d’amour gratuit du rêveur, sauf qu’il s’agissait d’une femme dont il ne désirait rien : au rendez-vous des amoureux, ce n’était pas elle, ce n’était pas lui non plus d’ailleurs. La proposition logique du rêve énonçait en somme : pour qu’un tel désir soit satisfait, il nécessite tel objet, or en fait cet objet ne cause pas de désir. Rendez-vous manqué du désir et de son objet. Ici nulle angoisse pourtant, une simple nostalgie de l’être.
29Voilà ce que nous pouvons déchiffrer dans le rêve, à la condition de l’association du rêveur, c’est-à-dire à la condition qu’il livre un autre signifiant dans son discours qui permette que le signifiant du rêve se mette à représenter quelque chose, notamment le sujet même, par rapport à cet autre signifiant.
La logique et l’équation
30Le déchiffrage du rêve a évolué depuis que Freud l’a découvert, et les prolongements que Lacan a apportés en renouvellent largement la compréhension, tout en validant le principe freudien. Ils nous sont essentiels pour mener sans cesse plus avant la rigueur de notre conceptualisation et de notre pratique. En s’attaquant aux principes freudiens, les discours scientifiques ne tiennent pas compte le plus souvent des nuances, des traductions, des structurations autres, dont ces principes ont fait l’objet au sein même de la psychanalyse, répondant d’ores et déjà à certaines de leurs objections tout en confirmant nombre de points quant à la découverte initiale. Outre le rejet du chiffrage comme résultat d’un travail littéral, certains continuent d’énoncer par exemple : « non, le rêve n’est pas le gardien du sommeil, puisque le sommeil persiste même quand le rêve est empêché [7] », etc. Ils mêlent ainsi les registres physiologique et psychologique et semblent considérer que Freud les mêlait tout autant. Ce qu’énonce la psychanalyse dans son registre est simple, pourtant, et s’énonce ainsi : le rêve protège comme tel le désir de dormir, non le phénomène physiologique du sommeil qu’il ne saurait recouvrir, puisqu’il dépend en outre de bien d’autres facteurs. Les conditions psychiques peuvent s’ajouter ou agir en sens inverse au regard des conditions physiologiques, et certains points de rencontre entre les deux registres doivent pouvoir être définis. La théorie freudienne-lacanienne du rêve, telle que nous y avons sans cesse recours, n’est pas comprise pour l’essentiel. Son accès est, on le sait, difficile et les discours scientifiques n’y manifestent pas tant d’enthousiasme, mais peut-être aussi ne sommes-nous pas assez audibles sur la manière dont nous nous en servons. Nous ne tirons pas toujours toutes les conséquences par exemple, de ce que change l’apport lacanien à la théorie du rêve, et peut-être ne montrons-nous pas suffisamment à quoi il sert, du point de vue de la psychanalyse.
31Pour protéger ce désir, le rêve vise une équation qui tend vers zéro, selon la formule lacanienne, ce qui veut dire que l’économie de son travail vise à aboutir à ce que la jouissance s’annule autant qu’il est possible. Pour ce faire, l’équation que tente de résoudre le rêve vise à traiter ce qui survient pour le sujet, de source interne ou externe, dans la veille comme dans l’inconscient, selon le but d’en réduire la charge, d’en amenuiser l’impact, de réduire l’angoisse qui en surgit.
32Pour résoudre cette équation en amenant son résultat le plus près possible de zéro, pour tendre vers une charge de jouissance qui décroît en s’approchant autant que possible du plaisir, le rêve se sert de nombreux processus. Il peut métaboliser par exemple le désir de l’Autre, tel qu’il surgit dans les événements, les rencontres, ou les pensées de la veille. On peut retrouver l’intervention de ce désir à la source du rêve d’Irma, je l’ai accentué en reprenant le commentaire de son interprétation [8]. Ce désir de l’Autre est la source du désir du sujet, il en est le détour obligé, mais il est aussi, au fur et à mesure qu’il s’avance, le lieu de l’angoisse. De sorte que le sujet à la fois le vise comme source de sa jouissance, et à la fois l’évite comme lieu de l’angoisse.
33Tel qu’il se présente à l’origine, comme fondement réel de l’Œdipe, comme mère visant à jouir de l’enfant d’abord puis comme père séducteur, ou bien ensuite, comme jouissance redoutée du partenaire de l’Autre sexe, ou sous quelque forme que ce soit, lorsque l’approche du désir de l’Autre a lieu dans un registre où le sujet ne se contente plus de désirer être désiré, mais s’éprouve comme l’objet livré à sa jouissance, l’angoisse surgit. La jouissance de l’Autre fait du sujet une proie, elle est souvent sexuée, telle qu’on en trouve la trace dans la mythologie populaire avec les incubes ou succubes médiévaux se manifestant auprès d’un sexe ou de l’autre. Dès lors que la réalisation du désir de l’Autre risque de se muer en approche angoissante de sa jouissance, il s’agira d’en réduire la charge, de l’annuler, puis d’y substituer un objet, afin de tenter de rejoindre un résultat de l’équation tendant vers zéro. Une bascule de la position subjective, consistant à passer de l’objet du désir à un sujet symboliquement identifié, telle que nous la voyons dans le rêve mentionné, à la faveur d’une substitution métaphorique, est la forme majeure de ce traitement, il y en a bien d’autres.
34Reprenons la première scène de ce rêve. Lorsque le désir de tous les hommes se manifeste imaginairement, faisant de la rêveuse l’objet de ce désir, telle une semblable parmi les semblables au sein de la lignée maternelle, telles trois jeunes filles équivalentes, nul autre ne répond plus pour elle de la loi symbolique. L’homme n’est plus seulement le partenaire imaginaire dont le désir est désiré, il devient soudain l’Autre bien réel susceptible de faire d’elle l’objet de sa jouissance. Là surgit l’angoisse bien réelle. Dès lors une seconde configuration, une seconde proposition est requise. A cette jouissance imaginaire de tous les hommes, doit se substituer, doit faire suite une jouissance symboliquement déterminée, organisée selon le signifiant phallique qui permet de penser le rapport des sexes. Par l’identification du sujet à un Autre qui représente l’ordre symbolique, ici l’aïeule, et qui intervient en quelque sorte comme métaphore paternelle à la place du père réel, l’apaisement est obtenu. L’opération de substitution métaphorique coupe radicalement dans la jouissance angoissante, tel un « pavé dans la mare » selon l’expression lacanienne. Il n’y a plus ce désir menaçant émanant de tous ces hommes qui fait d’elle une proie, il y a ce renversement où, à l’instar de l’Autre qui fait loi, elle affine un objet, le cisèle, le circoncit en somme, tandis qu’il n’est plus porteur que d’un petit bourgeon, simple signe de jouissance phallique.
35Est ainsi conféré au sujet un nouvel objet, déterminé comme un résultat de la substitution métaphorique, et la jouissance à laquelle il a été renoncé de par cette substitution se reporte sur cet objet qui n’a rien à voir avec elle, mais qui satisfait pourtant. Ce processus constitue un « plus de jouir », selon l’expression que Lacan a empruntée à Marx, pour désigner la renonciation à la jouissance puis l’élaboration de l’objet saugrenu qui vient tenir lieu de la jouissance disparue. Il a le même caractère de fétiche, avec la dimension perverse qui lui est attachée. Un autre outil essentiel de la réduction de l’équation est donc ce fruit bizarre du travail de notre inconscient, telle la peluche du rêve, comme fabrication d’un objet symbolique puisque, sans en comporter l’angoisse, il tient lieu étrangement de la jouissance disparue, et croit la retrouver alors qu’il est sans rapport avec elle. Il a ce faisant l’effet de protéger inlassablement le sujet contre l’angoisse de son approche ou bien contre la détresse du laisser en plan. Cet objet tient lieu d’objet sexuel alors qu’il est constitué de bric et de broc, et qu’il n’a rien de sexuel en soi : une peluche n’a rien de sexuel et pas plus d’autres objets de ce type qui pourtant de même causent un désir. Ce sont des métonymies où se reporte la jouissance perdue et elles se construisent littéralement, à partir de cette perte, pour la compenser. Le travail de l’inconscient, que le rêve déploie, continue invariablement, selon quelque forme et signifiant que ce soit, à symboliser de cette façon un objet, et à le substituer à la jouissance de l’Autre qui l’angoisse mais qu’il vise pourtant. Lorsque son élaboration apparaît en cours d’analyse, cet objet est un repère essentiel de ce qui peut, au fur et à mesure qu’il s’élabore et s’affine littéralement, se substituer à l’aliénation œdipienne de l’être.
36Ainsi par la substitution métaphorique la jouissance de l’Autre disparaît, par la substitution métonymique elle se reporte sur tout autre chose. L’Autre à la jouissance angoissante a laissé place à l’Un en peluche. De l’Un en plus dont la jouissance menace, à l’un en peluche que l’inconscient élabore à sa place comme cause du désir, il y a tout ce renversement dans l’ordre des signifiants et de l’économie de la jouissance. La réduction de l’équation est permise par des processus qui mettent en œuvre une logique précise, avec cette bascule d’un versant à un autre du fantasme, où le sujet vient à occuper une toute autre position.
37Le rêve de prime abord tend bien souvent à ne pas penser afin d’être, peut-être, afin de retrouver un peu de cet être auquel il a fallu au départ renoncer pour devenir un sujet du langage. Mais ce faisant il développe parfois ce cauchemar de l’être qu’est la jouissance de l’Autre lorsque rien ne la limite et qu’elle fait du sujet une proie. Et nous pouvons dans certains cas observer dans un rêve le renversement qui se produit comme issue hors de cette angoisse, avec l’élaboration d’une économie nouvelle selon un objet élaboré pour cela.
38De telle sorte que nous pouvons dire en somme que le rêve relit en un instant l’aliénation logique du sujet dans la langue de l’inconscient. Il témoigne continûment du passage de ces aliénations de l’être à de nouvelles séparations métaphoriques, lesquelles préludent à d’autres formes d’aliénations ultérieures, visant à retrouver, toujours d’une façon nouvelle qui pourtant la répète, une forme d’être dans le désir de l’Autre, jusqu’à ce que le cauchemar parfois la guette à l’horizon. Au sein d’un même rêve l’enchaînement des séquences déploie telle ou telle proposition, une, deux, trois, parfois plus, qui sont des fragments de la position du sujet à cet instant, tout en relisant les traces de la logique de son aliénation passée dans celle des pensées de l’inconscient. Le rêve comporte cette relecture permanente de la position du sujet d’un pôle à un autre de sa division. Il y procède d’autant plus lorsqu’un dispositif offre lui-même ce qui consiste à effectuer une relecture de son aliénation dans la langue des pensées de l’inconscient selon sa signification phallique, tel que le fait une psychanalyse à une toute autre échelle, selon un déploiement lent et progressif, de plusieurs années. Il est donc essentiel de saisir ces points d’aliénation, de séparation, de reconnaître le type d’objet qui y concourt, puisqu’ils sont les points clés autour desquels une psychanalyse se déploie. Nulle part n’est plus claire, plus disponible que dans le rêve la synchronie des métaphores en cours dans l’inconscient, la diachronie logique des déplacements qui fondent ses objets. Non seulement il porte à notre lecture le résultat du chiffrage que produit l’inconscient mais en outre il amène à notre portée les opérations qui l’ont produit. Le rêve est pour l’inconscient qui vient, une voie royale renouvelée.
Notes
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[*]
Texte développé d’une intervention au congres d’Espace analytique, « Venise et le rêve », le 3 juin 2011 ; Gisèle Chaboudez est psychanalyste, psychiatre, membre d’Espace analytique.
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[1]
Chaboudez (G.), L’équation des rêves et leur déchiffrage psychanalytique, Paris, Denoël, 2000.
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[2]
Lacan (J.), « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 493.
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[3]
Quelques-unes sont mentionnées et discutées dans L’équation des rêves, op. cit., p. 220-225.
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[4]
Les grands dossiers des Sciences humaines, n° 21, Freud, droit d’inventaire, décembre 2010 / février 2011.
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[5]
Freud (S.), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 93.
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[6]
Elle n’était bien sûr pas décrite ainsi, lorsqu’il déployait le processus de la métaphore paternelle en formule substitutive. « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 557.
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[7]
Ce point de vue est énoncé notamment dans l’article mentionné ci-dessus, op. cit.
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[8]
Chaboudez (G.), L’équation des rêves, op. cit., p. 37-68.