Che vuoi ? 2005/2 N° 24

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Pages 181 à 187

Barbey d’Aurevilly, solitaire et singulier, Patrick Avrane, Paris, Éditions Campagne Première, coll. Recherche, 2005, 157 p.

1La littérature ouvre parfois l’accès à une forme de vérité qui permet de penser la clinique mieux que l’histoire de cas la plus soigneusement choisie. C’est ce que Patrick Avrane met en évidence dans ce beau livre sur l’écrivain Jules Barbey d’Aurevilly.

2Reprise d’un ouvrage précédent désormais épuisé, complété par une présentation des œuvres de Barbey, une chronologie et une bibliographie, cette nouvelle version est surtout enrichie par une réflexion psychanalytique approfondie. Car, dit l’auteur, les textes de l’écrivain constituent « de formidables outils de réflexion » pour ceux qui sont quotidiennement confrontés aux énigmes de la clinique psychanalytique. Les deux qualificatifs que nous lisons maintenant à côté du nom dans le titre – « solitaire » et « singulier » – sont un discret hommage de l’auteur à Françoise Dolto, qui les utilisait « dans des pages lumineuses », pour tracer un portrait de dandy.

3Nous retrouvons d’emblée dans ce livre l’érudition littéraire, la finesse des analyses et la rigueur dans la recherche auxquelles l’auteur, spécialiste de la littérature du XIXe siècle, nous a habitués. Et nous retrouvons aussi l’écriture, élégante et aisée, qui nous emporte avec facilité dans le plaisir de lire. Plaisir clairement partagé, car Patrick Avrane, sensible à la beauté de la langue « ensorcelante et flamboyante » de l’écrivain, est visiblement « mordu » par Barbey. Mais ce livre n’est pas moins, avant tout, le livre d’un psychanalyste. Éloigné de l’essai de « psychanalyse appliquée », biographie et « roman familial », production littéraire et production fantasmatique n’y sont jamais confondus. Le propos de l’auteur est ici très clair : il s’agit de montrer comment, en faisant création littéraire, quelque chose qui ne peut pas être symbolisé devient parole dans l’écriture du texte et nous permet d’approcher l’indistinct. Sans démonstration bruyante, laissant parler l’écrivain, il nous invite à écouter ces textes aurevilliens qui, quelle que soit leur nature, invitent toujours à une lecture « lestée d’inconscient ». Et en les lisant, guidés par Patrick Avrane, nous sommes en effet passionnés et surpris face à l’actualité clinique de ces écrits, face à ce qu’ils révèlent d’une connaissance de l’âme humaine qui, comme le souligne l’auteur dans ses intuitions, semble anticiper la pensée freudienne.

4En introduisant dans ses récits des éléments vérifiables, en s’appuyant sur des personnages en apparence incontestables, qui ne sont que « les messagers trompeurs de l’inconscient », Jules Barbey d’Aurevilly brouille constamment les pistes entre la narration de sa vie et l’écriture de son œuvre, faisant croire en la réalité là où, en fait, il s’agit de fantasme. Car, contre toute apparence, l’homme est plein de retenue : il « ne va jamais très loin dans la confession ». Pourtant, à partir des éléments repérés par Patrick Avrane, nous introduisant à ce qui structure la relation de Barbey à son monde, se dévoile sous nos yeux le tissage intriqué entre l’histoire familiale et les thèmes des fictions de cet auteur hors du commun.

5Le monde de l’écrivain est « un monde peuplé de femmes » : l’amour pour une femme est au cœur de chaque intrigue. « Toutes ces femmes rendent compte du désir de l’auteur, de sa propre manière de nouer le symbolique, l’imaginaire et le réel. Par l’écriture, il donne consistance à ces êtres. En retour, il propose une image de lui-même » (p. 64). Avec une méthode qui rappelle celle qu’utilisera Freud deux décennies plus tard, l’écrivain tente de nous faire approcher un mystère, celui de la sexualité féminine, et au-delà, celui du féminin. Patrick Avrane décèle dans Les Diaboliques, recueil de nouvelles qui consacre Barbey d’Aurevilly, mais qui fait scandale à l’époque où il est publié, une tentative d’interroger le féminin dans son rapport avec le maternel. Par une analyse très sûre, étayée sur de nombreux exemples et qui ne se contente pas des « explications » théoriques communément acceptées – hystérie féminine, fantasme de castration, tentative d’inscription phallique… –, il nous fait découvrir les questions cliniques majeures que ces textes posent et aident à penser.

6Barbey d’Aurevilly, un romantique dépassé ? Grâce au livre de Patrick Avrane, on découvre, au contraire, un « découvreur d’âme » aux intuitions incomparables et des histoires secrètes qui nous renvoient au cœur des questions cliniques les plus actuelles. Telle cette Histoire sans nom entre une mère et une fille. Histoire de femmes, histoire de sang aussi : un autre thème omniprésent dans l’univers aurevillien, presque un trait.

7« Avant de s’éteindre, pendant trois jours, l’écrivain a bataillé contre une hémorragie. Ainsi, au moment même de sa disparition, sont rassemblés les traits essentiels de son œuvre » (p. 150). Et de sa vie. Dans une lettre de 1851 à Trébutien, principal correspondant de Barbey, celui-ci raconte l’histoire de sa naissance : « Je suis réellement né le jour des Morts, à deux heures du matin par un temps du Diable. Je suis venu comme Romulus s’en alla – dans une tempête. Comme Fontenelle, je faillis mourir une heure ou deux après ma naissance, mais il y a de bonnes raisons pour que je meure avant cent ans. Il paraît que le cordon ombilical avait été mal noué et que mon sang emportait ma vie dans les couvertures de mon berceau, quand une dame (mon premier amour secret d’adolescent), amie de ma mère, s’aperçut que je pâlissais et me sauva non des Eaux comme Moïse, mais du sang – autre fleuve où j’allais périr » (p. 13, c’est moi qui souligne).

8Fantasme ou réalité ? De cet épisode du sang emportant la vie du nouveau-né, il n’est question nulle part ailleurs dans les écrits de Barbey. « Aussi ne serions-nous pas étonné, dit Patrick Avrane, qu’il reconstruise ici une scène conforme à son désir […]. La polémique, la religion, le sang, les femmes, permettent que le nom de Barbey d’Aurevilly soit toujours vif par-delà la mort. »

9Lya Tourn

Portrait de groupe avec analyste. Des enfants polyhandicapés en institution, Michèle Faivre-Jussiaux, Ramonville Saint-Agne, Érès, coll. Des travaux et des jours, 2005

10« Le groupe parlait et je l’écoutais. Il se taisait, je prêtais l’oreille à ses silences. J’attendais patiemment durant l’expression de ses conflits. Sans a priori et parfois sans comprendre ce que j’entendais. Je m’efforçais seulement d’accorder toute sa valeur à la particularité de son discours, ou plutôt à ces fragments de discours tenus par un groupe lui-même fragmenté, où il était question d’enfants en morceaux. »

11C’est avec cette simplicité d’écriture si difficile à atteindre que Michèle Faivre-Jussiaux trace dans cet ouvrage le portrait d’un groupe d’éducateurs d’enfants polyhandicapés qu’elle a écouté pendant cinq années au rythme d’une séance par semaine. Son pari, qu’elle gage de son écriture de psychanalyste, est que l’écoute flottante du groupe, permet d’entendre une à une les questions qu’adresse chaque enfant au monde des adultes qui s’occupent de lui.

12Et d’abord, écrit-elle, la question de la pulsion ou comment ce mot polyhandicapé escamote le corps pulsionnel… Pour commencer à penser, il faut donc le déloger ce mot qui prend tout l’espace, qui appelle tous les appareillages médicaux et paramédicaux, pour attendre ce qui pourrait surgir à cette place et « laisser parler autour de ce qu’il représente pour relever ça et là quelques signes de présence étouffés, quelques mots ou quelques traces, comme on pourrait le faire à l’endroit d’une disparition ».

13Grandir, marcher, parler, tous ces franchissements liés à l’espèce humaine sont pour chaque individu non tant à reproduire qu’à réinventer. Leur fréquence même les banalise et fait oublier qu’à l’échelon individuel, ils tiennent tout simplement du prodige. « Que ces imperceptibles miracles n’aient pas lieu, ne serait-ce que pour quelques-uns, nous amène à nous interroger sur leur genèse et rend tangibles la complexité comme la fragilité de ce qui fait la construction de l’humanité. »

14Au fil de l’écriture de l’auteure qui raconte les mouvements du groupe qu’elle écoute, qui en décrit autant le malaise que les idéaux, on est alors enseigné de ce que disent les enfants dans leur chair et dans leurs cris, et qui semble contredire le projet d’humanisation dont ils sont virtuellement porteurs. Ils s’affaissent, se déforment, rampent, s’agrippent, s’abandonnent, ce que le groupe écouté transmet à l’analyste en la négligeant plus souvent qu’en ne faisant l’épreuve de sa présence.

15Chaque moment de la vie de ce groupe de parole, ses moments de vide ou de conflits internes, ses découragements, ses luttes aussi contre une administration rarement facilitante, sont autant d’occasions pour Michèle Faivre-Jussiaux de nous parler des enfants de l’institution qu’elle connaît bien. Ils sont aussi moments de réinvention de la psychanalyse en son pouvoir qu’il faut bien reconnaître d’« humanisation » des sujets : « Vivre en prenant son temps, prendre le temps de vivre […]. Ces pensées ont-elles encore cours et peuvent-elles devenir projets lorsqu’il s’agit d’enfants qui s’essoufflent à vivre, quand ils ne sont pas condamnés à survivre ? »

16À travers la parole qui ne demande qu’à circuler dans le groupe se profile donc l’un des enjeux analytiques parmi les plus fondamentaux : « Celui de restaurer le temps de l’attente, ce temps de la dimension propre au désir, détruit par l’urgence de soigner. D’une perte de temps, l’attente pouvait devenir le temps d’envisager de perdre, pour chaque enfant, cette fausse identité de polyhandicapé, refuge paradoxal ouvert à toutes les intrusions et n’abritant qu’un vide subjectif. »

17De ce livre désarmant de simplicité et de justesse, je voudrais aussi citer cet autre passage où s’entend la naissance des conditions d’ouverture d’une cure, Michèle Faivre-Jussiaux ayant été amenée à recevoir une enfant en séance. Voici ce qu’elle nous dit de Julie : « Julie n’aura de cesse que d’échapper à mon regard. Que je le détourne d’elle en regardant ailleurs ne lui suffit pas : elle veut que je me cache les yeux derrière les mains. “Sinon, dit-elle, je ne te dirai pas, parce que ça ne te regarde pas !” Elle me demande aussi de fermer les volets et que je demeure avec elle dans le noir. “C’est pour mieux parler”, constate-t-elle.

18Tout tourne ainsi dans un premier temps autour de la pacification du regard de l’Autre, de sa neutralisation, ou plus précisément de sa castration. Car le regard doit s’éteindre, comme une lumière trop aveuglante, pour qu’une parole devienne possible. »

19En ces temps de surexposition, voilà un livre où s’entend la pudeur de la psychanalyse à l’œuvre dans cette circonstance rarement décrite de l’écoute d’un groupe. C’est aussi de la manière la plus délicate qui soit que Michèle Faivre-Jussiaux nous parle également de son désir à elle d’écrire son travail, rendant ainsi plus vivante et sensible qu’on ne l’avait jamais envisagée la condition de ces enfants polyhandicapés et celle des adultes qui s’en occupent.

20Thierry de Rochegonde

Notre cœur tend vers le Sud. Correspondance de voyage, 1895-1923, Sigmund Freud, Préface É. Roudinesco, trad. fr. J.-C. Capele Paris, Fayard, 2005

21« […] Notre cœur, comme nous l’avons constaté, tend vers le Sud, vers les figues, les châtaignes, le laurier, les cyprès, les maisons ornées de balcons, les marchands d’antiquités […]. »

22C’était au temps où l’on voyageait encore à pied, en train ou en barque ; au temps des cartes postales et des lettres écrites à la main, quand les vacances s’étiraient de juin à septembre et rimaient pour les uns avec villégiature, pour les autres avec circuits pédestres et ferroviaires ; c’était un temps où la géographie s’apprenait in situ, où les destinations étaient rêvées longtemps d’avance, bien avant l’invention des lastminutepointcom et autres distributeurs express de voyages ; c’était au temps où l’Amérique s’atteignait en bateau, où la casquette n’avait pas détrôné le panama, où l’on faisait suivre ses bagages d’une gare à l’autre et son linge sale d’une ville à l’autre ; c’était au temps des télégrammes et de la poste restante, des lettres de banques et autres lettres de change, du Baedeker, des petits hôtels sous la charmille ou dans les stations de cure ; c’était au temps où l’on pouvait utiliser, pour s’adresser à une femme de 40 ans, la formule « ma chère vieille » sans passer pour un mufle, un temps où même un psychanalyste génial pouvait s’étonner, et déplorer, les migraines revenues chez sa belle-sœur, estimable compagne de randonnées, au terme de leurs promenades enchantées.

23Notre cœur tend vers le Sud est le recueil des cartes et des lettres adressées à sa famille par Freud entre 1895 et 1923, année où son cancer mit fin à ses voyages d’agrément. On y trouve en vrac de la nostalgie, du pittoresque, de l’amusant, du surprenant, des descriptions de lacs, de paysages, de chemins, de villes, de temples, de tableaux, d’église ou de statues, des anecdotes comme il se doit et bien d’autres choses encore, typiques de ces écrits d’été où le style se relâche, la pensée aussi parfois, mais qui valent par les mille rien qui s’y fixent, papillons fragiles qui disent l’éphémère des jours sans peine et des plaisirs légers.

24Les destinations sont variées, l’Autriche bien sûr, souvent l’Italie, mais aussi la Grèce, la Hollande, l’Allemagne, les États-Unis et même un bref passage par le Canada « où les gens parlent un anglais plus compréhensible », sans compter la description de la vie à bord de ces luxueux paquebots qui faisaient la traversée de l’Atlantique. Les personnages secondaires de cette saga estivale, Martha et Minna bien sûr, mais aussi les enfants grandissant, Alexander le frère aîné, Ferenczi et Jung en Amérique, etc., apportent une contribution non négligeable à cette saga d’étés démultipliés, soit par leurs écrits ajoutés en marge de ceux de Freud, soit par ce qu’on devine d’eux à travers les propos de Freud.

25On voit ainsi se dessiner le visage d’un Freud moins connu, moins sévère, souvent drôle, enthousiasmé par la beauté des lieux, des choses, des femmes aussi (« Les Romaines sont belles même quand elles sont laides »), amoureux de la nature, amateur de vin, de bonne chère et de bon café (ce qu’il ne trouve pas toujours et dont il se plaint), de confort aussi, et bien sûr de ces « dégoûtantes divinités » dont il faisait collection à l’occasion de ces déplacements. Euphorique souvent et cependant vite agacé par les inévitables contrariétés et contretemps des voyages, sensible aux variations du temps, il supporte mal la solitude – au point de voir gâché son voyage à Londres – et se montre si soucieux de rendre compte par le menu à Martha du moindre de ses déplacements, de l’état de ses tenues vestimentaires et du détail de ses dépenses qu’on peut se demander si le véritable objet de cette correspondance n’était pas d’entremêler la vie domestique au voyage, façon de mettre la carte postale au service de l’amour conjugal.

26On s’étonnera peut-être de l’omniprésence des détails d’argent dans une correspondance qui n’en paraît que plus domestique encore : argent dépensé, à dépenser, à ne pas dépenser, à économiser, etc., mais qu’on se rappelle pour comprendre ce que Freud lui-même écrivait à Fliess en 1899 : « L’argent a sur moi l’effet du gaz hilarant. Depuis ma jeunesse, je sais que les chevaux sauvages des pampas – une fois qu’ils ont été pris au lasso – gardent leur vie durant quelque chose de craintif. Moi, j’ai été livré sans défense à la pauvreté, et j’ai constamment peur d’elle. » Mais on appréciera sans réserve l’humour de celui qui, bien avant un certain patron de télévision, découvrait à Rome que le cinéma avait pour fonction de mettre en valeur des réclames pour des produits destinés à guérir… les maux d’estomac : « Derrière la colonne se dresse une estrade prévue pour la fanfare militaire qui, donc, joue tous les soirs, et à l’autre bout de la place on déploie sur le toit d’un immeuble une toile sur laquelle une certaine Società italiana di fotoreclami projette des photos. En fait, il s’agit de réclames, mais pour amadouer le public, on intercale toujours entre deux annonces des photos de paysages, de nègres du Congo, d’alpinistes escaladant des glaciers, etc. Mais cela ne suffirait pas ; et donc, l’ennui est interrompu par de brèves représentations cinématographiques pour lesquelles les grands enfants, et parmi eux votre père, acceptent sans rechigner ces réclames et ces photos monotones » (p. 210 – 211).

27L’ouvrage, d’abord édité en 2002 à Berlin, chez Aufbau-Verlag, sous le titre Unser Herz zeigt nach dem Süden, est ici préfacé par Élisabeth Roudinesco. Avec son habituel talent d’historienne de la psychanalyse, celle-ci replace les différents voyages de Freud dans le contexte de sa vie et de ses écrits.

28Si Notre cœur tend vers le Sud n’est pas un livre nécessaire, c’est assurément un livre agréable, et moins futile qu’il n’y paraît à première vue. On ajoutera que le texte est illustré de 152 reproductions des cartes originales adressées par Freud, complétées par quelques cartes, tableaux et photos qui viennent en contrepoint des lieux décrits. Dommage qu’une reliure déficiente le rende impropre à devenir le parfait roman balnéaire qu’il pourrait être.

29José Morel Cinq-Mars

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