Couverture de CPSY_044

Article de revue

Les machines de Tinguely. Danser avec la mort.

Pages 21 à 31

Notes

  • [1]
    Il y aurait une étude à faire sur les peintres et la maladie : Klee, Matisse, Renoir, Klein, De Kooning...
  • [2]
    Le bâtiment a été spécialement conçu par l’architecte Mario Botta pour recevoir l’œuvre de Tinguely.
  • [3]
    Tausk V., 1958, De la genèse de l’« appareil à influencer » au cours de la schizophrénie, in Œuvres complètes, Paris, Payot, 1975.
  • [4]
    L’avant-garde est la traduction de Vortrab, qui est le nom allemand qu’on donne aux masques qui marchent en tête du cortège du carnaval.
  • [5]
    Winnicott D.W. (1935), La défense maniaque, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1971, pp. 19-36.
  • [6]
    Searles H., 1960, L’environnement non humain, Paris, Gallimard, 1986 pour la trad. française.
  • [7]
    Ferenczi S. (1913), Le développement du sens de la réalité et ses stades, in Ferenczi, L’enfant dans l’adulte, Paris, Payot & Rivages, 2006.
  • [8]
    Elkisch P. et Mahler M.S., 1958, La « machine à influencer » à la lumière de l’image corporelle de l’enfant psychotique, The psychoanalytic Study of the Child, 14 : 219-235. International Universities Press, New York.
  • [9]
    Eliade M., Forgerons et alchimistes, Champs, Flammarion, 1977.
  • [10]
    Mengele Danse Macabre, Hoch-Altar, 1986. « In Basel lebte ich mit dem Totentanz » (« À Bâle je vivais avec la Danse Macabre ») Exposition Museum Jean Tinguely, Bâle, 2000/2001.

1Le corps est « une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. » C’est avec cette phrase de Descartes, extrait de son livre L’homme de 1664, que s’ouvre l’argumentaire pour ce numéro de la revue. Descartes y décrit le corps comme une machine complexe à l’image des horloges, fontaines et moulins, mais surtout, et c’est ce que nous retiendrons, ce corps-machine est l’œuvre de Dieu, et donc expression d’une perfection qu’aucun humain ne saurait égaler.

2C’est le défi que relève Jean Tinguely avec son œuvre essentiellement composé de machines. On pourrait dire que n’importe quel artiste relève ce défi, car tout peintre ou tout sculpteur, s’identifiant au Créateur, reproduit le geste divin de la création de l’homme. L’artiste qui comme tout être humain est fait à l’image de Dieu, crée à son tour une image représentant l’homme, ce que formule le peintre allemand Max Beckmann, non sans une certaine arrogance, en disant que “l’artiste est aujourd’hui le véritable créateur du monde, qui n’existait pas avant lui”. Et il précise, non sans une certaine ambition : “Car nous sommes Dieu (…) L’art est le miroir de Dieu qui est l’humanité”.

3L’œuvre de Jean Tinguely consiste à inventer et fabriquer des machines, de plus en plus grandes, animées de mouvements complexes, composées de matériaux composites. Mais par rapport à l’esprit qui régnait à l’époque de Descartes, il y introduit une approche qui caractérise la Modernité : les aspects inquiétants, angoissants, morbides qui sont en décalage radical avec l’idéal de perfection cartésien.

4Jean Tinguely s’est entièrement consacré à la fabrication matérielle de machines, à partir du jour où il a abandonné la peinture qui le confrontait, dit-il, à l’expérience frustrante d’une pétrification. Il s’est lancé alors dans cette entreprise gigantesque qui l’a occupé frénétiquement pendant toute sa vie : inventer – et avec quelle inventivité ! – des machines qui bougent.

IL FAUT QUE ÇA BOUGE … !

5L’essentiel dans les machines tingueliennes, c’est le mouvement. Mettre les formes en mouvement ; mettre le mouvement en formes. Jean Tinguely lui-même est comme ses machines : toujours en marche. C’était une personnalité époustouflante. « Personne n’arrivait à le suivre, sa vitalité écrase tout le monde, y compris lui-même », disait de lui sa compagne Niki de Saint Phalle. « Il fait de l’exorcisme sur lui-même en faisant ses machines folles, drôles, émouvantes et parfois tragiques. Sorcier, victime de sa propre sorcellerie. Il vit comme ses machines de course qu’il aime tellement. Il vit à 250 à l’heure. Il brûle sa vie. Le frottement avec Jean est épuisant pour les autres. Son énergie est débordante. Son emprise physique sur les gens et les choses est immense. Il ne connaît pas ce qu’est le repos ».

6Le mouvement c’est la vie. Si on ne bouge plus, on pourrait être mort. C’est bien ainsi qu’a vécu Tinguely, déployant une vitalité et un humour qui sont des défenses intensément actives contre la mort. Grand séducteur, sa vie a été traversée par une multitude de femmes. Son goût pour les voitures de course, son habitude de rouler vite, trop vite, le mettant en danger en permanence, trouvent leur expression dans quelques œuvres qui représentent des voitures, les « monstromobiles », en hommage à deux amis pilotes de course, morts dans leur voiture. Mais surtout ses dernières années ont été marquées par la maladie [1], pas n’importe laquelle, une maladie cardiaque qui semble tellement en rapport avec sa personnalité et sa manière de vivre. En 1985, il a subi une opération à cœur ouvert, suivie de deux semaines de coma. A partir de là, la mort apparaît de manière beaucoup plus explicite dans ses sculptures. Les machines de ces années-là sont des constructions rouillées, lourdes, faites de ferrailles et de déchets, animées de crânes d’animaux. Après cette intervention médicale très marquante aussi bien sur le plan physique que sur le plan psychique, Tinguely aura encore six années à vivre, six années de création, marquées par une activité fébrile et une impressionnante force créatrice.

DE LA MACHINE LUDIQUE A LA MACHINE FOLLE

7Dans le Musée Tinguely de Bâle [2], une œuvre immense, « Grosse Méta Maxi-Maxi Utopia », accueille le visiteur qui dès l’entrée se trouve nez à nez avec elle. « Je veux faire quelque chose de gai, quelque chose pour les enfants, qui grimpent, qui sautent, j’aimerais que cela devienne bien, impressionnant, joyeux, fou et style fête foraine aussi », dit Tinguely à son propos. C’est l’aspect drôle et ludique, léger, de son œuvre. Mais elle va de pair, et de plus en plus au fil des années, avec des œuvres dont les ferrailles, les débris et les crânes évoquent le tragique de la condition humaine, la folie du corps et l’obsession de la mort. La puissance évocatrice des œuvres de Tinguely, le bonheur qu’on a à les voir, est de pouvoir combiner les deux dimensions. Mais on reste néanmoins troublé par ce mélange des aspects drôles et terrifiants, ne sachant plus très bien ce que nous dit cette machine : est-ce une machine qui joue ou une machine folle ?

8Les sculptures de Tinguely évoquent inévitablement les machines décrites par Victor Tausk [3], ces machines imaginaires, folles, délirantes, auxquelles certains patients schizophrènes sont mystérieusement reliés. L’hypothèse de Tausk est que ces machines sont une projection du corps. « L’intérieur de l’appareil est constitué par des batteries électriques dont la forme est probablement celle des organes internes de l’homme (…) L’appareil produit des actions motrices dans le corps du malade, des érections, des pollutions. » Cette construction délirante remonte, d’après Tausk, à un stade archaïque où le corps entier est vécu comme un organe sexuel. L’appareil correspond à la « projection vers l’extérieur de l’excitation et son attribution à un objet à distance, c’est-à-dire l’éloignement et l’objectivation de la part de l’intellect ; corrélativement a lieu le transfert de la libido dans un monde extérieur découvert, ou mieux créé, par le sujet. » Cette description de Tausk évoque bien des œuvres de Tinguely …

9Chez le patient schizophrène, la constitution de cette machine passe par plusieurs stades : altération, aliénation, et enfin persécution. Dans un premier temps, la machine créée est le lieu de simples transformations. Pour Tausk, cette période correspond à « un stade évolutif au cours duquel la trouvaille de l’objet se passait encore au niveau du corps propre, celui-ci étant encore considéré alors comme monde extérieur (…) Ceci doit se situer à une époque où le nourrisson découvre son propre corps de façon morcelée en tant que monde extérieur, cherchant à saisir ses mains et ses pieds comme s’il s’agissait d’objets étrangers à lui », époque que Tausk situe à la fin du développement fœtal et au début du développement extra-utérin. En regardant, moitié amusés, moitié inquiets, les étranges mécaniques tingueliennes, bougeant en tout sens, animées de mouvements qui semblent obéir plus au hasard qu’à une quelconque logique, serions-nous replongés dans cet état très lointain du bébé qui découvre et contemple ces choses étranges devant ses yeux et qui ne sont autres que ses propres mains et ses propres pieds ?

10De la même manière, pour Tausk, l’urine et les fèces sont des parties du corps propre qui apparaissent dans la machine. Les malades jouent avec leurs produits d’excrétion qui représentent le corps même. Tinguely a réalisé des machines qui intègrent l’eau comme une matière artistique dans des œuvres qui sont parmi les plus connues, les plus appréciées et les plus abouties. Il s’agit des Spritzwasserplastiken, les « sculptures fontaines », la Fontaine du Carnaval ornant le Theaterplatz de Bâle et la Fontaine Stravinsky à côté du musée Beaubourg à Paris. L’eau y coule, surgissant et disparaissant, animant les machines, tel l’urine qui asperge malicieusement tout ce qui l’entoure, tel le sang qui régule les pulsations organiques du corps.

11C’est dans un deuxième temps que la machine décrite par Tausk devient maléfique en s’inscrivant dans la logique délirante du patient psychotique. Elle prend alors son existence propre, elle se détache de son auteur, elle mène sa vie et finalement elle attaque celui qui l’a produite par projection et devient son persécuteur. Cette machine devient alors un « appareil à influencer », qui exerce sur le patient des influences persécutrices redoutables. « Cet appareil sert à persécuter le malade et est manipulé par des ennemis (…) Les malfaiteurs qui manipulent l’appareil, provoquent chez la malade des sécrétions nasales, des odeurs répugnantes, des rêves, des pensées, des sentiments ». Ce qui caractérise la machine proprement schizophrénique, c’est la non-différenciation entre le corps propre et sa projection sur un objet extérieur. Il manque la conscience de réalité permettant de différencier les processus internes et les stimulations extérieures. « La schizophrénie correspond au stade où l’homme ne ressent pas ses organes comme les siens propres et, ne les reconnaissant pas comme lui appartenant, les abandonnerait donc à la puissance d’une volonté étrangère ». La machine s’emballe. De plus en plus folle, elle se met à exister pour elle-même, mue par des forces étrangères et hostiles.

12Pour Tinguely, quel sens a la fabrication matérielle d’un corps-machine ? Est-ce qu’à l’inverse du corps sans organes d’Artaud, Tinguely fabrique des organes sans corps ? Des organes privés de leur enveloppe corporelle qui seraient en quête d’un corps contenant ? Mais les organes de Tinguely semblent très bien se débrouiller sans corps … Libérés des contraintes globalisantes, affranchis d’une logique unifiante, elles tintinnabulent au bout de leurs tiges ou de leurs fils, donnant à voir ce que le corps renferme de passionnant et d’intriguant, toute cette machinerie intérieure qui fait, selon Mélanie Klein, l’objet des pulsions primaires, pulsions sadiques-orales, anales et urétrales, mais aussi pulsion épistémophilique. Place Stravinsky on voit toute cette ingéniérie s’agiter allègrement en compagnie des sculptures de sa compagne Niki de St Phalle. Si Artaud nous donne la version schizophrénique de ce corps détruit/ reconstruit, éclaté/rassemblé, Tinguely nous en donne peut-être la version maniaque. Cependant, afin d’éviter une catégorisation de type psychopathologique, cette œuvre montre comment l’oscillation maniaco-dépressive peut inspirer un certain type de créativité.

13S’agit-il d’exorciser le corps inquiétant ? « Disons donc que lorsque la libido est modifiée par un processus morbide, le moi trouve un monde fou à maîtriser et se comporte donc comme un moi fou », écrit Tausk. Afin de maîtriser un monde fou, un monde pulsionnel débordant, Tinguely fabrique des objets fous, sans pour autant devenir fou. Tausk évoque encore pour ces cas « une libido devenue soit trop forte, soit trop inopportune pour pouvoir être tolérée par le sujet comme sienne. » Une énergie pulsionnelle si forte que le sujet a bien du mal à la contenir. On a vu que Tinguely brûlait la vie par les deux bouts. Dans le corps humain, le cœur est le centre physiologique et psychologique de l’être, le moteur de la psyché. Le cœur n’est-il pas au centre de l’œuvre et de la vie de Tinguely ? Lui qui est mort d’une crise cardiaque, après avoir eu plusieurs infarctus et une opération à cœur ouvert.

14Je ferai néanmoins l’hypothèse que la démarche de Tinguely va dans le sens contraire du processus schizophrénique délirant décrit par Tausk. En effet, l’artiste inverse la logique psychotique en la mettant au service d’une création artistique. Si chez le schizophrène, l’appareil à influencer est un stade évolutif du délire, le corps-machine de Tinguely permet justement de ne pas entrer dans cette logique de persécution, en extériorisant, en figurant, en donnant à voir à un public, tous les fantasmes inquiétants relatifs au corps, la sexualité, la mort, l’accouplement.

15La distorsion que fait subir Tinguely au corps est au service non pas d’une dimension paranoïaque de persécution, mais d’une extension qui dévoile tous les aspects de la corporéité : humains et animaux, matériels et immatériels, animés et inanimés, joyeux ou douloureux. Ses machines sont à la fois cocasses et monstrueuses, ludiques et apocalyptiques. Comme les masques de carnaval que Tinguely adorait, lui qui se rendait chaque année avec beaucoup d’enthousiasme au carnaval de Bâle, sa ville natale. On les retrouve dans une sculpture de la fin de sa vie, L’Avant-Garde [4], où Tinguely fait bouger des formes, comme les danseurs dans les cultures traditionnelles font bouger leurs masques lors des danses cérémonielles. Le mouvement anime l’inanimé en leur donnant vie, leur conférant le rôle de médiateur entre le monde des vivants et le monde des morts.

16Si Tinguely crée un corps-machine, projection de ses organes, comme celui de Tausk, il rend visible le fonctionnement de ce corps avec poésie, fantaisie et humour, mais aussi des grincements inquiétants, en donnant à voir la mort, dans une dimension tragique qui n’est jamais absente de ses œuvres. Cette oscillation rapide entre exaltation et noirceur, dérision et gravité, frivolité et tragique n’est pas sans évoquer la structure maniaco-dépressive. On retrouve cette connotation au niveau de la facture des œuvres. Les machines de Tinguely sont constituées à partir de matériaux hétérogènes : bois, déchets, ferraille, morceaux de squelette, ainsi que toutes sortes d’objets hétéroclites. C’est Niki de St. Phalle qui lui a suggéré de mettre des plumes : « tu pourrais bien mettre des plumes à tes trucs ! » C’est le mélange du sérieux et du trivial, du superficiel et du profond, du clinquant et de l’austère, qui est la marque de la défense maniaque décrite par Winnicott [5].

UN CORPS NON-HUMAIN

17Harold Searles [6] consacre un long ouvrage, issu de ses premiers traitements de patients schizophrènes, au rôle que joue l’environnement non humain dans la vie psychique. « Il y a bien longtemps que l’homme a recueilli la preuve de son appartenance à la grande famille animale et à la communauté plus vaste encore de la nature animée et enfin, de par la structure chimique de son corps comme de par son inévitable transformation en matière inorganique, une fois écoulé son temps de vie, à la texture même de toute matière créée, à cette réalité inanimée qui est la composante principale de notre univers connu ». Au stade primitif du développement, l’enfant est incapable de prendre conscience du fait qu’il est vivant et non inanimé, qu’il est une créature humaine et non une plante ou un animal. Cela prend du temps de se considérer comme vivant, individualisé et humain. Selon Ferenczi [7], l’enfant, pendant sa période animiste, considère tous les objets comme doués de vie. A cet âge-là, l’enfant s’efforce de trouver en eux ses propres organes et leur activité, établissant des connexions intimes entre le corps humain et le monde objectif, qui persistent tout au long de la vie. Dans la mythologie grecque, on trouve cette incertitude sur le fait d’être humain ou issu de l’humain. Dans le mythe de la création, les dieux, les Titans fabriquent des hommes à partir de l’or, puis de l’argent, puis de l’airain, puis du fer. Selon un autre mythe, les dieux fabriquèrent les hommes à partir de pierres ou des os de leur mère (Pyrrha et Deucalion). Les schizophrènes parlent d’une partie de leur corps comme d’un objet inanimé. Et ils s’adressent à des objets comme à des personnes.

18Dans la clinique, on rencontre des situations où les patients s’identifient à des machines ou imaginent des machines qui les persécutent. Elkisch et Mahler [8] ont complété l’étude de Tausk par une observation clinique d’un jeune garçon psychotique [8] identifié à un personnage mécanique constamment en mouvement, chevauchant une bicyclette, qu’il a vue en image sur une grande affiche dans le quartier. Il s’identifie aussi à des pompes à incendie, aux ventilateurs du gymnase de l’école, au téléphone mural, aux interrupteurs et aux ascenseurs. « Face à ces engins mécaniques, ses réactions allaient de la fascination à la terreur, selon les aspects de sa personne qu’il projetait sur eux ». Il y avait chez lui une confusion complète entre les pulsions internes et les énergies externes. Il en venait à assimiler les machines fascinantes du monde extérieur et les sensations viscérales. Il en résultait en retour, l’identification de ces sensations corporelles et de la machine, si bien que l’enfant parlait des processus physiologiques dont il était le siège comme si son corps avait été une machine. »

19Dans le processus de différenciation du non humain, les machines peuvent être utilisées par le moi sur un mode pas forcément psychotique comme symboles des pulsions et des affects qui le menacent. La machine est alors un dispositif-contenant pour donner forme à cette violence sans danger réel. En témoigne une œuvre de Tinguely, Etude pour une fin du monde, sculpture monstre autodestructrice-dynamique et agressive, 1960, installé à Copenhague : il s’agit d’un groupe composé de cinq grandes figures et de plusieurs formes plus petites, réalisés à partir de matériaux divers : ferraille, plâtre, dynamite et des feux d’artifices. La plupart des éléments sont peints en blanc et enveloppés de feuilles d’aluminium brillant. Du titre de l’œuvre, on retiendra surtout l’association parfaitement contradictoire de autodestructrice-dynamique, comme si le but de Tinguely était de mettre ensemble des termes opposés et apparemment incompatibles. Apparemment, car dans l’univers de Tinguely, tout est relié : il n’y a pas de dynamisme qui ne prenne le risque d’être autodestructeur et l’autodestruction est source de dynamisme et de créativité.

20Pour les machines de Tinguely, on a souvent évoqué le mythe de Sisyphe, disant qu’elles témoignent de l’absurdité des mouvements et d’une répétition mécanique dépourvue de sens. Ce n’est pas tant, à mon avis, qu’elles sont privées de sens, mais qu’elles interrogent le sens. Ces figurations de corps humains, hyper-actifs, bougeant dans tous les sens, répétant à l’infini le même geste, évoquent de façon dérisoire la vanité de toutes les actions humaines qui tentent de nous distraire de l’inéluctable de la mort. Il y a du Pascal dans Tinguely. J’y verrais pour ma part une merveilleuse illustration de l’activité humaine, dans toutes ses dimensions, rassemblant le ridicule au tragique, la joie de vivre au désespoir, l’hilarité à l’anxiété. Car chaque machine, aussi absurde ou ridicule soit-elle, témoigne surtout de la capacité créatrice de celui qui l’a créée – insolite, inattendue, drôle – et donc de celui qui la regarde. Passant de la fantaisie à la démesure, Tinguely est-il un farceur ? Un penseur ? Ou les deux à la fois ?

21Ces œuvres, malgré leur caractère satirique et canularesque, bien qu’elles fassent rire le public, sont aussi effrayantes. Il y a quelque chose dans l’œuvre de Tinguely qui évoque les Vanités : montrer la mort pour que le spectateur n’oublie pas qu’il est mortel … C’est le sens de Une Magie plus forte que la Mort, œuvre gigantesque (Venise, 1987) et de la série Philosophes (1988). Mais les Vanités de Tinguely sont pleines de vie, comme ces crânes d’animaux, chiens, renards, chevaux, qu’il décore de dentelles et de bijoux de pacotille. Une mort décorée, ramenée à la futilité – certes – mais il s’agit d’une mort quand même …

MATIÈRES, FERRAILLES, SQUELETTES

22Contrairement à la majorité des sculpteurs dont les œuvres sont coulées en bronze, Tinguely se sert essentiellement du fer. La ferraille est le matériau principal des machines tinguéliennes. Quel est le sens du recours à cette matière peu noble ? Pour Mircea Eliade [9], la substance du métal est chargée de puissance sacrée : matière étrange, signe de l’au-delà, métal céleste, étranger à la terre. Comme les dieux de l’orage frappant la terre avec des « pierres de foudre », sang ou chair d’un être primordial semi-divin, les travailleurs des métaux sont investis de pouvoirs mystérieux, très vénérés, liés à leurs origines magico-religieuses, dont nous pouvons repérer les effets dans les machines de Tinguely : leur pouvoir ensorcelant ne tient-il pas à l’évocation mystérieuse de toute une symbolique qui nous est devenue étrangère, à nous qui vivons dans l’ère du plastique et du synthétique ? Tinguely serait-il ce métallurgiste qui nous introduit dans un « prodigieux univers spirituel », où se conjugue la maîtrise du fer et du feu, jusqu’à « la sexualisation du monde minéral et des outils, la solidarité entre la métallurgie, la gynécologie et l’obstétrique », comme l’écrit Mircéa Eliade. Les mines sont assimilées à l’utérus de la Terre-Mère, les minerais extraits sont en quelque sorte des embryons, ils mûrissent dans les ténèbres telluriques. Les machines tingueliennes seraient alors des bébés saugrenus, cocasses et monstrueux à la fois, issu d’une scène primitive titanesque.

23D’autres machines de Tinguely ressemblent à des squelettes. L’artiste utilise des os, mais les crânes animaux plutôt que les crânes humains. Ceux-ci sont trop directs dit-il, car il veut parler de la mort en général, non des morts humains. C’est-à-dire la mort comme phénomène anthropologique et non pas la mort singulière, comme expérience individuelle. Les machines de Tinguely réalisent dès lors une intrication complexe entre la vie et la mort. La mort appartient à la vie et le mouvement que génèrent les machines est le symbole de la vie, dit-il encore. Mettre en mouvement les crânes, c’est donc concilier l’inconciliable, la vie et la mort ? Ressusciter les morts ? Les machines seraient-elles une tentative de donner vie à ce qui est mort ?

DANSER AVEC LA MORT

24Le squelette et la mort sont de plus en plus présents dans l’œuvre de Tinguely des dernières années avec l’apparition du thème de la Danse avec les morts. Tinguely était fasciné par la « Danse Macabre », une œuvre très connue et très caractéristique de la ville de Bâle, la ville où il habitait depuis son enfance.

25« Je fais un jeu, une danse, une danse macabre avec la mort », dit Tinguely au moment où atteint par la maladie il est très préoccupé par la mort. Il rapporte qu’il fait chaque nuit des cauchemars en quantité invraisemblable. D’ailleurs cela remonte à son enfance, dit-il. « L’angoisse est la force principale de ma créativité. Au lieu de me paralyser, elle me donne de nouvelles énergies. » Dans les danses macabres, la mort danse avec un humain, souvent une jeune fille, figuration d’une scène sexuelle entre vivants et morts, où se mêlent le souffle et la chair, l’esprit et la matière, le mortel et l’immortel. Cette thématique est très présente dans l’œuvre de Tinguely et c’est elle qui donne à ses machines la puissance évocatrice d’un tragique, au-delà de leurs aspects anecdotiques.

26« Mengele Danse Macabre »[10] est une œuvre extraordinaire qui a largement occupé les dernières années de l’artiste. Cette œuvre est née à partir d’un événement, l’incendie de la ferme voisine de sa maison, qui a laissé sur Tinguely une impression si forte et marquante, qu’on peut se demander dans quelle mesure il ne s’agit pas d’une reviviscence de traumatismes précoces. Ecoutons le récit qu’il en fait, qui est un magnifique témoignage sur le fonctionnement du processus créateur. « C’était une belle journée. Il n’avait pas plu depuis quinze jours. Toutes les récoltes étaient rentrées, chez M. Dafflon aussi. A 2 heures du matin, sa ferme, une belle et vieille bâtisse de 1801, fut frappée par la foudre. Le claquement nous réveilla en sursaut. Tout était rouge. Il ne s’écoula pas deux minutes et tout était en flammes. La boule de feu glissait le long des poutres comme sur des rampes de guidage, arrachant comme une bombe les tuiles des toits. C’était un incendie terrifiant, intense, une vision d’enfer dramatique, érotique. Les gens accouraient de toutes parts, comme fascinés. Il n’y avait dans l’étable qu’un taureau et sept veaux. Le taureau bloquait l’entrée, il blessa sans doute les veaux et tous périrent calcinés. En cette période de l’année le reste du troupeau était encore dans les prairies ou les alpages. La ferme brûla jusqu’au lendemain, puis pendant deux jours et deux nuits l’air fut empesté par l’odeur effroyable de ces corps calcinés. Les décombres étaient si chauds qu’il n’était même pas question de les remuer au bulldozer. C’était l’enfer, c’était apocalyptique. »

27A partir de cette vision, dont la description a des accents de réactualisation d’un traumatisme ancien, Tinguely se lance dans une activité créatrice fébrile, lui qui, à son grand désespoir, avait du mal à retrouver l’énergie du travail depuis son opération du cœur. « J’achetai des chaussures à coque d’acier et demandai l’autorisation de récupérer des débris de ce tas informe. Je commençai à extraire des morceaux de fer des décombres tièdes, mais sans vraiment savoir pourquoi. Je savais une seule chose : je ne voulais pas qu’ils soient mouillés par la pluie et attaqués par la rouille. Les bouts de fer n’étaient pas seulement gauchis, tordus, mais avaient acquis par le feu un revêtement né d’une sorte de vitrification provoquée par la combustion de l’énorme masse de paille. Cette vision était si terrible qu’elle m’évoquait les camps nazis ». La vision de la ferme brûlée, résonance de quelle vision traumatique personnelle ancienne, évoque en même temps un traumatisme historique, dont la découverte avait marqué l’adolescence de Tinguely. « Ce phénomène de carbonisation m’inspirait l’horreur, la chair des veaux aurait tout aussi bien pu être de la chair humaine (…) Toute la monstruosité des fours crématoires resurgissait de ces décombres. La couleur cendre de ces matériaux m’inspirait (…) Je travaillai avec acharnement pendant une semaine, chargeant les pièces les unes après les autres sur un camion de l’armée qui les transportait chez moi sous un toit à l’abri de la pluie. J’étais comme possédé, travaillant avec l’assurance d’un somnambule. J’allai même rechercher d’autres matériaux dans la fosse qui fut creusée après. Le dernier vestige fut une grosse machine à ramasser le maïs sur laquelle était encore inscrit deux fois le nom « Mengele », le même que celui de la famille de ce fameux médecin nazi. L’idée était là, dans cette machine si monstrueuse d’aspect ».

28Il s’enferme, se coupant du monde pendant trois semaines, travaillant sans interruption du matin au soir. Il récupère immédiatement les matériaux calcinés de la ferme brûlée, les accumulant dans un chaos indescriptible, qui donnera lieu à 14 œuvres, réalisées d’abord indépendamment, avant qu’il n’ait l’idée d’en faire un ensemble. Cet ensemble sera un maître-autel constitué d’un cortège de quatorze machines, dont un crâne immense d’hippopotame qui constitue l’âme de ce retable monstrueux, régnant sur le royaume des esprits et des ombres.

29Danser assurément … Les machines de Tinguely dansent, mais elles dansent avec la mort.


Mots-clés éditeurs : Machine à influencer, Sculpture, Danse macabre

Date de mise en ligne : 01/09/2007

https://doi.org/10.3917/cpsy.044.0021

Notes

  • [1]
    Il y aurait une étude à faire sur les peintres et la maladie : Klee, Matisse, Renoir, Klein, De Kooning...
  • [2]
    Le bâtiment a été spécialement conçu par l’architecte Mario Botta pour recevoir l’œuvre de Tinguely.
  • [3]
    Tausk V., 1958, De la genèse de l’« appareil à influencer » au cours de la schizophrénie, in Œuvres complètes, Paris, Payot, 1975.
  • [4]
    L’avant-garde est la traduction de Vortrab, qui est le nom allemand qu’on donne aux masques qui marchent en tête du cortège du carnaval.
  • [5]
    Winnicott D.W. (1935), La défense maniaque, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1971, pp. 19-36.
  • [6]
    Searles H., 1960, L’environnement non humain, Paris, Gallimard, 1986 pour la trad. française.
  • [7]
    Ferenczi S. (1913), Le développement du sens de la réalité et ses stades, in Ferenczi, L’enfant dans l’adulte, Paris, Payot & Rivages, 2006.
  • [8]
    Elkisch P. et Mahler M.S., 1958, La « machine à influencer » à la lumière de l’image corporelle de l’enfant psychotique, The psychoanalytic Study of the Child, 14 : 219-235. International Universities Press, New York.
  • [9]
    Eliade M., Forgerons et alchimistes, Champs, Flammarion, 1977.
  • [10]
    Mengele Danse Macabre, Hoch-Altar, 1986. « In Basel lebte ich mit dem Totentanz » (« À Bâle je vivais avec la Danse Macabre ») Exposition Museum Jean Tinguely, Bâle, 2000/2001.

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