Notes
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[1]
Dans La violence de l’interprétation (1975), P. Castoriadis-Aulagnier écrit que le mot qui nomme l’affect le transforme en sentiment et lui impose un statut différent dans l’économie et la topique. « Le sentiment, loin de se réduire à la nomination d’un affect, en est une interprétation, au sens le plus fort du terme, qui relie un éprouvé en soi inconnaissable à une cause supposée conforme à ce qu’on éprouve. Or, nous avons vu que ce qu’on éprouve est aussi ce qui a d’abord été interprété par le discours de l’Autre et des autres » (p. 163). Plus loin : « La transformation de l’affect en sentiment est le résultat de cet acte de langage qui impose une coupure radicale entre le registre pictographique et de la mise-en-sens » (p. 164)
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[2]
Dans ses écrits métapsychologiques (Le refoulement, 1915; L’inconscient, 1915; Vue d’ensemble sur les névroses de transfert, 1916), Freud fait la distinction entre aspect subjectif de l’affect et les processus énergétiques qui les conditionnent. Le quantum d’affect correspond à l’aspect économique de la pulsion, l’affect est défini comme la traduction subjective de la quantité pulsionnelle.
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[3]
À propos du traitement du symptôme hystérique, Breuer et Freud écrivent : « Un souvenir dénué de charge affective est presque toujours totalement inefficace. Il faut que le processus psychique originel se répète avec autant d’intensité que possible, qu’il soit remis in statum nascendi, puis formulé (ou verbalement exprimé : und dann « ausgesprochen » werden)» (1892, G.-W. I, 85, tr. fr, p. 4). C’est seulement si le rappel du souvenir entraîne la reviviscence de l’affect qui lui était lié à l’origine que la remémoration trouve son efficacité thérapeutique.
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[4]
M.-C. Célérier (2000, p. 147) propose de considérer l’accordage affectif au fondement du lien groupal. Analysant la situation des exclus et des errants dans les sociétés modernes, elle écrit : « Le sentiment d’appartenance à des groupes qui constituent des supports identitaires repose sur le partage d’expériences affectives, certes ponctuelles, mais qui sont en même temps reviviscence d’expériences passées personnelles ou transgénérationnelles, et promesse de retrouvailles futures ».
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[5]
Notamment dans Le groupe et le sujet du groupe (1993), La parole et le lien (1994), La Polyphonie du rêve (2002).
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[6]
Il s’agit d’un acteparole. Freud et Breuer soulignent dans Les études sur l’Hystérie que « … l’être humain trouve dans le langage un équivalent de l’acte, équivalent grâce auquel l’affect peut être « abréagi » à peu près de la même façon » (J. Breuer et S. Freud, 1892, tr. fr. p. 5-6).
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[7]
J’utilise ce terme à connotation sexuelle violente, parce qu’il me paraît rendre compte de l’acte impensable qui est associé à l’affect.
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[8]
Cet accès n’est pas barré : dans le groupe avec Marc, Solange, Anne-Marie et les autres, au cours d’une séance, l’évocation de la mort tragique d’un parent par un participant provoque un effroi sidérant chez un autre. Il se trouve soudain mis en contact avec un affect maternel, qui la laissait « interdite » de pensée lorsqu’elle apprenait le décès de quelqu’un, cette annonce la remettant en contact avec la mort violente d’une de ses sœurs et avec le toucher de son cadavre.
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[9]
Sur la distinction entre transmission avec et sans transformation, cf. Kaës, 1993b.
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[10]
Les situations sont souvent relatées dans une reviviscence traumatique intense. Dans le récit, mais aussi dans le jeu, certains participants revivent intensément un affect retrouvé ou déplacé, d’autres ont la même stratégie que Marc dans l’exemple de « l’événement marquant » : injecter l’affect dans la psyché des membres du groupe et des analystes. Sur cette utilisation du psychodrame, cf. Kaës, Missenard et al. (1999).
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[11]
J’ai souvent noté que dans le transfert, ils attendent d’être délivrés de la répétition et de l’invasion de l’affect par les psychodramatistes, mais en même temps ils les constituent en objets potentiellement traumatiques, en raison de cette identification projective de l’affect. Le transfert actualise une défense paradoxale fréquente dans l’expérience du traumatisme, une défense par un double collage : un collage à l’objet traumatique et un collage à l’objet du contre-investissement traumatique (le thérapeute, et/ou le groupe thérapeutique par exemple).
1La question de l’affect et des identifications affectives n’a guère fait l’objet de recherches approfondies dans les groupes, et d’une manière plus générale dans l’approche psychanalytique du lien intersubjectif. Le groupe pourtant est un activateur d’expériences sensorielles intenses : non seulement visuelles et auditives, mais encore olfactives et tactiles. Le corps y est engagé et sollicité dans son rapport au corps de l’autre et selon diverses modalités : imaginaires, symboliques, réelles. Les liens de groupe impliquent des rapports de proximité et de distance : ils émeuvent, affectent, participent au « dérèglement de tous les sens » (Rimbaud), mais aussi à ses régulations.
AFFECT ET INTERSUBJECTIVITÉ
2D’un point de vue subjectif, l’affect est éprouvé comme une expression psychique venant du corps, une manière pénible ou agréable, vague ou qualifiée d’être touché au-dedans de soi-même; l’affect est aussi éprouvé comme l’expérience d’être « affecté » par une certaine « action psychique » exercée sur soi par les autres. Corrélativement l’expression d’un affect est une manière d’agir sur les autres, de les toucher au-dedans d’eux-mêmes, de les « affecter », voire de les infecter (l’affect est contagieux). Notons ce premier trait, qui fait de l’affect une expression psychique du corps et du lien à l’autre, sans doute du corps en tant qu’il est affecté par, ou dès l’origine, dans le lien au corps de l’autre. La matrice de l’affect serait alors le corps de la mère, sans doute dès la vie fœtale.
3Un autre trait constant de l’affect est la difficulté de le nommer. Nous avons toujours à le nommer, puisque l’affect se constitue, bien en deçà de l’accès à la parole, dans l’ombilic de la psyché au corps, mais aussi dans l’ombilic du lien au corps de l’autre et du lien de l’autre à son corps. En outre, les affects échappent à toute représentation fixe, ils se manifestent soudain, en faisant irruption. L’affect se donne difficilement à dire et nous sommes en quête d’une interprétation pour en saisir la qualité, l’origine et le destin. Notons que la nomination – interprétation des affects les fait changer de statut dans notre expérience et dans notre organisation psychique. Nous transformons ainsi l’affect en une qualité devenue sensible à la conscience du sujet, qui le connaît alors comme émotion ou sentiment [1]. Dire que nous sommes saisis ou envahis par le chagrin, la tristesse, la nostalgie, la peur, la honte, la colère, la rage, la haine (le plus souvent par des affects négatifs), ou par la joie, l’attraction amoureuse, une sorte de plénitude, une excitation agréable, est une manière convenue de nommer les affects et donc de les transformer en sentiments : l’affect se connaît en devenant sentiment.
4Freud a introduit très tôt le concept d’affect comme décharge massive (dépense) d’énergie pulsionnelle ou comme tonalité générale et diffuse, ce que jadis nous nommions humeur. Il l’a identifié comme un des deux représentants de la pulsion : expression qualitative de la quantité d’énergie pulsionnelle et de ses variations, l’affect accompagne le représentant – représentation de la pulsion, auquel il est lié ou dont il est disjoint. Freud admet qu’il existe des affects sans représentation, et des représentations sans affect, chacun suivant un destin différent. C’est par l’un ou l’autre de ces représentants que nous pouvons savoir quelque chose de la pulsion [2].
5Cette conception de l’affect décrit son origine, sa spécificité et sa valeur dans l’économie et la topique intrapsychiques. Freud pense l’affect en termes de quantité d’investissement et en termes d’expression psychique de la qualité d’une expérience que la parole ne sait traduire, et dont l’origine est d’abord recherchée dans un événement traumatique auquel n’a pas pu correspondre une décharge adéquate (cf. les premiers travaux sur l’hystérie [3] ).
6Mon propos n’est pas d’exposer la théorie freudienne de l’affect, mais de proposer comment, sur certaines de ces bases et surtout sur certaines recherches contemporaines, il est possible de reprendre le fil de l’analyse sur le second aspect de l’affect que j’ai mentionné en introduction, là où il est partie prenante d’une théorie de l’intersubjectivité dans laquelle est maintenue entière la place du sujet. Sur la base de cette hypothèse, les recherches se sont développées dans deux champs clinico-théoriques différents, mais leurs résultats définissent une aire de débat pertinente sur la place et la fonction de l’affect dans une théorie de l’intersubjectivité.
7Le premier de ces champs de recherche explore les relations entre affect, corps et symbolisations précoces, précisément les structures élémentaires de signification où l’affect est associé à des sensations, à des perceptions et à des signifiants archaïques. On trouve dans cet ensemble les travaux sur les pictogrammes (P. Castoriadis-Aulagnier, 1975), les proto représentations (M. Pinol-Douriez, 1984), les signifiants formels et le Moi-peau (D. Anzieu, 1987), les signifiants de démarcation (G. Rosolato, 1985) et les signifiants énigmatiques (J. Laplanche, 1987), mais aussi les recherches inaugurales de Bion sur les éléments alpha et béta (W.-R. Bion, 1979). Le second champ de recherche explore plus précisément les relations entre affect et lien intersubjectif. Un premier ensemble de travaux s’inscrit dans le cadre précédent et porte attention au fait que non seulement le bébé perçoit les affects de la mère et la mère ceux de l’enfant, mais que les échanges affectifs et émotionnels sont – ou non – accompagnés chez la mère de contacts corporels et de parole. Ce que P. Castoriadis-Aulagnier a théorisé comme la fonction de porte-parole, Bion comme fonction alpha, Stern comme accordage affectif mère enfant, Anzieu comme enveloppe psychique, sont assurément des conceptions distinctes de processus et de formations intersubjectives dont l’existence est la condition nécessaire à la mise en œuvre des processus de symbolisation.
8Un second ensemble de recherches sur l’affect et le lien est constitué par les travaux psychanalytiques sur les groupes, les familles, les couples et les institutions. C’est à partir de cet ensemble, et notamment à partir de la situation psychanalytique de groupe, que je voudrais proposer quelques réflexions.
L’AFFECT ET LE LIEN DE GROUPE
9Mes recherches se sont organisées sur le point de vue suivant : toute étude psychanalytique du groupe s’inscrit dans une théorie du lien intersubjectif et dans une théorie du sujet. Le groupe est une structure de liens intrapsychiques, inter et transpsychiques. Si nous examinons plus particulièrement la réalité psychique du groupe, il est pertinent de l’examiner sous trois points de vue :
- le lien de chaque sujet au groupe, en ce que celui-ci est objet d’investissements pulsionnels, d’affects et de représentations, conscientes, préconscientes et inconscientes,
- le lien de chacun avec les autres dans le groupe,
- le système de lien qui spécifie le groupe comme espace psychique doté d’une réalité psychique propre, irréductible à une simple addition des psychés individuelles.
10J’ai proposé un modèle qui intègre ces trois point de vue, leurs espaces propres, leurs différences et leurs articulations : un appareil psychique de liaison organise cette structure et en assure la transformation. Cet appareil psychique groupal contient une énergie pulsionnelle, des réalisations de désir s’y effectuent, des affects y circulent, des représentations s’y forment dont la liaison avec les affects est souvent problématique, comme le révèle la clinique.
11La question de l’affect reste à élaborer dans son double statut : dans l’espace intrapsychique et dans l’espace du lien. Nous aurons donc à connaître l’affect qui qualifie une expression et une impression psychique de tout le groupe (affect de groupe), et l’affect singulier, non partagé – mais partageable – que le sujet éprouve du fait de son lien au groupe ou à certains membres du groupe (l’affect en groupe). Cette distinction rend compte de ce que d’un côté l’affect est éminemment individuel, et d’un autre il est contagieux, commun, partagé [4].
Identifications par l’affect et travail de l’affect dans un groupe
12Un premier exemple montre le passage de l’affect en groupe à l’affect de groupe. Il s’agit d’un petit groupe de durée brève, proposé dans un but de sensibilisation à l’expérience de l’inconscient. Ce type de groupe intensifie les processus de l’organisation psychique du groupe et mobilise les processus individuels les plus sensibles aux effets de groupe.
13Le groupe réunit 10 participants pour 16 séances réparties sur quatre jours; il est conduit par deux psychanalystes, Sophie et moi. J’ai déjà présenté plusieurs analyses de ce groupe, entendu sous divers angles : celui des processus associatifs et des transferts, des fonctions de porte-parole et de portesymptôme, celui des rêves, des alliances inconscientes et de l’articulation entre le processus psychique du groupe et celui de quelques sujets [5]. Le fil conducteur de mon analyse sera ici de suivre le destin des affects au cours des trois premières séances de ce groupe.
14Dès la première séance, les participants, et notamment certains hommes, font état d’un malaise. Ils disent avoir perdu leurs « repères » et être « hors de soi », cette dernière formulation pouvant s’entendre de deux manières : être dans un état de dépersonnalisation et être en colère. À la faveur du double sens, deux affects se condensent : le désarroi et la colère. Les sentiments de malaise qui affleurent à la conscience sont partagés par deux femmes, Sylvie et Anne-Marie, puis par Solange et Michèle. Il est question de confusion et de méprise. La méprise fait allusion à un événement qui s’est produit au tout début de la première séance. Avant que Sophie et moi ne nous présentions, n’accueillions les participants, et n’énoncions les règles organisatrices des séances, Sylvie avait pris Solange et Michèle pour ma collègue. Solange peut maintenant dire qu’elle avait éprouvé cette méprise avec angoisse, mais elle exprime autre chose en parlant son attente déçue vis-à-vis du groupe : elle pensait s’y être inscrite pour apprendre le « bien parler », mais elle dit aussi que ce qui se passe et se dit ici l’intéresse et que la parole peut être utilisée pour dire ce qui reste en souffrance en elle-même, ce qui la trouble. Puis elle critique notre accueil (froid) et la salle (désagréable) dans laquelle ont lieu les séances. La critique est partagée par d’autres participants. Des échanges chaotiques et des moments de silence suivent cette critique. Ce sont des moments de silence particuliers, ceux qui sont vécus comme vide, pensée blanche, apathie; ils sont chargés d’affects quelquefois insupportables et toxiques. Il importe de ne pas prolonger ces états. Souvent des membres du groupe trouvent une parade et proposent une organisation. C’est ce qui se produit dans ce groupe : une présentation mutuelle des participants rétablit une forme, une enveloppe, des repères. Un des participants, le premier à avoir dit qu’il a perdu ses « repères et qu’il est « hors de soi », dit de lui : « on m’appelle Marc », puis il demeure silencieux. Il reprendra la parole lorsque plusieurs participants diront sur quel choix ils se sont inscrits à ce groupe. Marc déclare s’être inscrit « sur mon nom »: la formule me surprend, comme m’a surpris sa présentation de lui-même. Mais Marc ne la commente pas. Pour ma part, je suis touché par la détresse de Marc, mais aussi troublé par cette avalanche d’affects qui touchent dès la première séance l’ensemble du groupe.
15À la séance suivante, après en avoir parlé pendant la pause avec quelques participants, donc hors de la présence des psychanalystes, Marc déclare qu’il se sent tenu de faire l’aveu devant le groupe entier de ce qu’il appelle son « événement marquant »: il est, dit-il, encore sous le coup d’une interprétation brutale que lui aurait donnée, dans un groupe homologue à celui-ci, un quart d’heure avant la fin de la dernière séance, le psychanalyste qui conduisait ce groupe. Il se dit dans un état de choc traumatique dont il conserve la « marque ». Du contenu de l’interprétation qu’il aurait reçue, nous ne saurons rien, seul l’affect sera transmis dans sa violence, par la voix et surtout par l’absence de contenu de représentation. Cet « aveu » sidère les participants. Le terme d’aveu suppose un sentiment retenu (par exemple amoureux) ou un acte coupable que l’on doit tenir caché.
16Au cours de la séance, Marc précise qu’il a choisi les deux psychanalystes de ce groupe pour leur compétence. J’entends que sa présence dans ce groupe est soutenue par une demande manifeste de réparation. Cette demande m’est plus particulièrement adressée : je me souviens que Marc a dit qu’il s’est inscrit « sur mon nom », formule elle aussi ambiguë, que j’associe avec celle dont il s’est servi pour se présenter : « On m’appelle Marc ». Cette fois, je suis touché par l’intensité de sa demande, mais aussi troublé par la manière dont il assure son leadership (son emprise) par ce qu’il injecte dans le groupe [6].
17Avec Sophie, nous faisons l’hypothèse que le nom, son prénom et mon nom sont pour lui des signifiants majeurs d’un drame qu’il revit dans le transfert. Les affects y sont intenses, ils sont dits dans le groupe avant et après la représentation (l’évocation) de la scène de menace : désarroi et colère, confusion et méprise, déception, attaque, choc, sidération, mais aussi élan et dépendance confiante. Un quart d’heure avant la fin de la troisième séance, Solange (objet de la méprise de Sylvie) sera choisie comme porte-parole d’un « secret » que lui a confié Anne-Marie, elle aussi saisie par le malaise et la confusion de la première séance. Pendant la pause (répétition de l’épisode de Marc) Anne-Marie lui a dit que sa fille venait d’être hospitalisée pour un examen de diagnostic d’un cancer, et qu’elle se sent coupable d’être venue dans ce groupe. Au moment où elle rapporte les paroles qu’elle transporte pour une autre, Solange se remémore soudain et avec une intense émotion la menace que sa propre mère avait proférée à son égard, lors-qu’elle-même avait l’âge de la fille d’Anne-Marie : elle aurait le cancer si elle continuait à fumer.
Débordement d’affect, confusion et défaillance des pareexcitation
18Notons la variété et l’intensité des affects qui se manifestent au cours de ces trois séances : les participants en sont « débordés », Sophie et moi avons besoin de retrouver des temps de pause et de retrait pour penser, chacun de son côté et ensemble, ce qui nous affecte et qui trouble notre capacité de penser. Je songe à cette époque que la situation de groupe est une situation de co-excitation pulsionnelle intense, une attracteur et un accélérateur d’affects suscités par la pluralité de la rencontre avec plus d’un autre, des inconnus, des éléments non encore intégrés dans une forme, une enveloppe, un contenant, un processus de transformation qui les dote d’une identité acceptable, suffisamment semblables à nos objets internes.
19La situation de groupe est une mise à l’épreuve des pareexcitation. Ce qui est en cause est particulièrement angois - sant car la difficulté est de mettre en place et d’intégrer un double pare-excitation et un double dispositif de représentation apaisant : l’un est interne et se trouve en partie hors d’usage, l’autre est externe et n’est pas encore suffisamment construit et partagé. L’énoncé des règles structurant la situation psychanalytique, les pré-investissements transférentiels positifs contribuent à cette construction en réalité une autoconstruction du groupe. Mais dans cette période initiale, cette construction est bien fragile, et les rares points d’appui sont d’emblée dans un rapport frontal avec les angoisses que suscitent le groupe comme objet psychique, les autres et les analystes. Ici le groupe est cette chose qui vous met hors de soi, qui vous est hostile, les analystes sont de mauvais objets (froids, menaçants, dangereux) ou des sauveurs, les autres ne sont pas vraiment des autres, mais des doubles contagieux et facteurs de troubles.
Le modèle de la contagion
20Ce modèle de la contagion d’un état intime innomable qui se transmet par l’affect évoque l’infection : ce modèle est pertinent dans la mesure où il pointe non seulement l’absence ou l’inefficacité de la protection, mais aussi un mode de transmission qui passe d’un sujet à l’autre directement par des identifications d’un type particulier, sans représentations corrélatives. On pourrait penser que les identifications d’urgence, décrites dès 1972 par A. Missenard comme une des modalités d’établissement d’un contenu psychique commun aux membres du groupe dans la phase initiale de celui-ci, sont ces identifications par l’affect, sans objet de représentation. Sans barrière de filtrage, mais aussi sans appareil de liaison avec des contenus représentationnels, donc sans dispositif de transformation symboligène, l’affect s’exprime ou se réprime ou se déplace, ou s’amplifie. Son effet est antagoniste ou paradoxal : en même temps qu’il désorganise, il lie. Il désorganise la capacité de penser, il lie par les liens archaïques des identifications affectives, c’est-à-dire des identifications par l’affect, sans représentations), mais il fait appel à l’autre dans sa capacité de co-éprouver, d’héberger et de faire sens.
Comment l’affect fait appel
21Précisons comment l’affect fait appel. Dans cet exemple, nous constatons que l’affect est bien une expression psychique venant du corps, impliquant le corps : ce que manifestent les signifiants hors de soi, coup sur la tête, cancer, froideur. Ce qui attire l’attention est la remarquable « stratégie » d’affectivation mis en œuvre par Marc, mais aussi par Anne-Marie et Solange : assurément Marc éprouve l’affect, mais il utilise l’affect pour exercer une certaine « action psychique » sur les autres, pour les toucher au-dedans d’eux-mêmes, il les affecte, et tous s’affectent (l’affect est contagieux). Cet exemple vérifie non seulement que l’affect est une expression psychique du corps et du lien à l’autre, mais aussi qu’il fait appel à l’autre dans ce qui est dissocié entre le corps, le lien et le sens.
22Revenons à Marc. Ce qu’il évoque se transforme en une scène de menace qui viendrait du « re-père » perdu mais secourable, pour Solange d’une mère menaçante, abandonnante pour Anne-Marie, figures parentales transférées sur Sophie et sur moi. Nous avons observé que Marc transmet par injection dans le groupe la charge de l’affect correspondant à sa représentation, la rendant énigmatique pour lui-même pour les autres. Cette dissociation-transfusion de l’affect accomplit assurément une fonction économique pour lui, mais il faut aussi la considérer du point de vue où elle est un appel à la capacité d’hébergement et de transformation des membres du groupe, et d’abord à celle des psychanalystes.
23Et de fait, le groupe va se mettre à fonctionner comme un appareil de travail des associations à travers les fonctions de porte-parole accomplies par plusieurs de ses membres, fonctions qui les concernent dans leur propre histoire, mais qui sont produites et utilisées par l’ensemble du groupe. Ce dont le groupe en tant qu’ensemble est porteur, ce n’est pas seulement d’une parole dont ne disposent pas ses sujets considérés un par un (et notamment Marc et Solange, plus tard d’autres personnes), c’est aussi d’une parole qui importe aux autres et dont ils déploient les termes à leur insu. Ce que dit (et ne dit pas) Marc importe à chacun, il déploie des signifiants qui importent à Anne-Marie et à Solange, qui les affectent comme ils m’affectent. Si le sens peut devenir l’affaire de chacun, dans sa singularité, et l’affaire du groupe en tant qu’ensemble, la parole manquante ne peut apparaître que dans l’agencement intersubjectif du discours groupal. Je dirai que le processus associatif groupal, tenu dans le transfert, fraie les voies du retour du refoulé et de la liaison entre l’affect et la représentation. Une fois cette articulation retrouvée, les identifications affectives sont moins efficientes.
24Dans un autre travail d’analyse de ce groupe, j’ai essayé de comprendre comment Solange se situe au point de bascule et de condensation de l’organisation fantasmatique qui lie les membres du groupe (« Un parent menace/répare un enfant »). Solange s’y représente dans un emplacement inversé de celui d’Anne-Marie (mère menaçante) et homologue à celui de Marc (fils menacé). Elle est au pivotement des actions passives et actives, au point de collage du fantasme de menace et du fantasme de réparation. Elle se place, et elle est placée avec son assentiment, au lieu même de son conflit menacer/réparer, de ses identifications ambivalentes vis-à-vis de l’imago maternelle. Sa place dans le fantasme est au lieu même de son symptôme et c’est par à travers des traits qui sont communs à plusieurs que vont s’effectuer les identifications à Solange. Nous avons ici un exemple remarquable d’identification par le symptôme.
25De ce point de vue l’histoire de Solange, mais aussi celle de Marc dans ce groupe inverse la proposition de Freud à propos de l’affect dans le traitement de l’hystérie : « C’est seulement, écrit Freud, si le rappel du souvenir entraîne la reviviscence de l’affect qui lui était lié à l’origine que la remémoration trouve son efficacité thérapeutique ». Dans le groupe, on voit que la reviviscence de l’affect entraîne le rappel du souvenir auquel il était lié, à la condition d’un travail particulier que j’ai appelé le travail de l’intersubjectivité.
L’AFFECT ET LE TRAVAIL DE L’INTERSUBJECTIVITÉ
26J’ai introduit la notion d’un travail psychique de l’intersubjectivité pour rendre compte 1°) des liaisons et des transformations rendues nécessaires pour que s’effectue un appareillage entre les organisations intrapsychiques; 2°) du travail psychique de l’Autre ou de plus-d’un-autre dans la psyché du sujet de l’inconscient; 3°) des formations et des processus psychiques produits par ce travail et propre au lien intersubjectif (ici : de groupe). Parmi ces formations communes et partagées, je relève plus précisément une fonction pareexcitatrice et filtrante d’enveloppe psychique, et un discours associatif groupal qui forme un ensemble de signifiants et de représentations disponibles pour chacun.
27Ces formations et ces processus sont la mesure de l’exigence de travail imposé à la psyché en raison de sa corrélation avec la subjectivité de l’autre dans l’intersubjectivité. C’est pourquoi la notion de travail psychique de l’intersubjectivité a pour corollaire qu’il convient de prendre en considération une détermination intersubjective dans la formation, le fonctionnement de certains contenus de l’appareil psychique : elle concerne les conditions dans lesquelles le sujet de l’inconscient se constitue. Elle admet comme une hypothèse fondamentale que chaque sujet acquiert à des degrés divers l’aptitude de signifier et interpréter, de recevoir, contenir ou rejeter, lier et délier, transformer et (se) représenter, de jouer avec – ou de détruire – des affects et des représentations, des émotions et des pensées qui appartiennent à un autre sujet, qui transitent à travers son propre appareil psychique ou en deviennent, par incorporation ou introjection, parties enkystées ou parties intégrantes et réutilisables.
28Cette notion admet comme une conséquence du concept de sujet du groupe l’idée que chaque sujet est représenté et cherche à se faire représenter dans les relations d’objet, dans les imagos, les identifications et les fantasmes inconscients d’un autre et d’un ensemble d’autres. De même, chaque sujet se lie dans des formations psychiques de cette sorte avec les représentants d’autres sujets, avec les objets d’objets qu’il héberge en lui.
Le travail intersubjectif de l’affect dans la clinique du groupe
29Si nous examinons maintenant comment s’est effectué ce travail intersubjectif des affects (et sur les affects) dans ce groupe, nous pourrions dire ceci.
30La situation initiale d’un groupe comme celui-ci mobilise des affects d’insécurité, de peur, de confusion, en raison de la confrontation à une incertitude sur « plus d’un autre » et en raison des investissements pré-transférentiels et des fantasmes qui les accompagnent. En même temps que le Moi des participants se désorganise sous l’effet des affects inconnus et dangereux qui l’envahissent, le groupe prend forme à travers les identifications affectives (par l’affect) que la concrétisation de l’objet-groupe sollicite et que les membres du groupe établissent entre eux.
31Les affects qui, pour Marc, Solange et Anne-Marie, et pour d’autres participants, n’avait pas pu être articulés avec des représentations acceptables insistait dans le processus associatif du groupe, dans les transferts, mais aussi perlaborait à travers les associations. Pour chacun d’entre eux, la liaison et la réinscription signifiante et historisante, ont été corrélatifs de ce jeu de reprise et de relance métaphorique/métonymique, entre la chaîne associative du niveau du groupe et ses propres associations. Chacun y a trouvé et inventé, grâce au travail de l’après-coup, les représentations qui lui avaient fait défaut. Il a pu les identifier chez les autres, se les approprier sans se maintenir dans l’identification projective à ses porte-parole. Marc a pu se ressaisir comme celui qui, dans le groupe, avait littéralement agi, par le récit énigmatique et angoissant d’un « événement marquant », pour injecter [7] son contre-investisse-ment traumatique dans l’espace de l’appareil psychique groupal. Dans les séries associatives et les fantasmes de séduction et de menace homosexuelle primaire qui les organisaient Marc découvrait qu’il portait dans son prénom la trace de l’inscription qu’avait prise pour lui sa position dans un fantasme de fustigation et de séduction par le père (être battu et séduit par lui). Le sujet Marc en portait la marque.
32C’est ce travail de liaison et de mise en œuvre des figurations et des représentations de parole qui caractérise le travail de l’intersubjectivité.
33Le processus associatif groupal a permis que se manifeste et que se restaure en chacun le défaut de fonctionnement de ce que Freud a nommé dans Totem et tabou « der Apparat zu deuten », l’appareil à signifier/interpréter par lequel chacun traite les événements traumatiques transmis dans les générations et les groupes.
TRANSMISSION SYNCHRONIQUE ET GÉNÉALOGIE DE L’AFFECT
34Ces dernières remarques nous ramènent plus précisément à la clinique de ce groupe, là où le réveil de l’affect du sujet le conduit à interroger l’affect réprimé du parent, non connu par lui et non reconnu par l’enfant. Ce fut une des questions de Solange, porte-parole d’Anne-Marie, de sa propre mère et de sa propre adolescence. Cette transmission synchronique de l’affect dans le groupe croise ainsi une transmission intergénérationnelle de l’affect.
35Dans une étude remarquable, J. Guillaumin (1991) a attiré notre attention sur l’intérêt que présente l’hypothèse phylogénétique de Freud à propos de l’affect. Dans Inhibition symptôme et angoisse (1926) Freud indique que, à côté de l’angoisse, « les autres états affectifs sont également la reproduction d’événements anciens d’importance vitale, éventuellement préindividuels. […] les manifestations affectives peuvent, en tant que reproductrices d’événements antérieurs, prototypiques, être interprétés comme des accès hystériques standardisés, typiques, éventuellement préformés de façon congénitale » (G.-W. XIV, 163-164, tr. fr. 60). Ce thème déjà présent dans Totem et tabou (1913) a été exposé dans Vue d’ensemble sur les névroses de transfert (1916).
36Guillaumin résume ainsi la thèse majeure de ce texte : l’hypothèse de Freud sur une phylogenèse de l’affect ouvre des vues nouvelles sur la transmission de l’affect, par l’affect, et sur l’origine de celui-ci. Pour essentiellement quantitatif qu’il puisse être, l’affect n’en véhicule pas moins un message organisé, pour ainsi dire condensé dans l’excès même auquel la décharge énergétique est vouée du fait de l’absence de liaison suffisante par les structures représentatives de type cognitif, et de la rigidité des contre-investissements correspondants. L’affect est un phénomène précossissime de l’existence individuelle : ce qui implique qu’il contient d’emblée, et qu’il nous cache sur un mode particulier, un sens originaire, qui est en lieu et place de représentations à la fois non encore advenues et cependant déjà absente ou perdues.
37Une généalogie de l’affect, ancré sans y être reconnu, dans l’histoire et la préhistoire familiale, est accessible par les diverses voies de la pratique psychanalytique. Celle des thérapies familiales psychanalytiques en offrent plusieurs exemples. Dans les groupes, si nous n’avons pas toujours accès à la généalogie familiale de l’affect [8], nous avons toujours affaire à sa co-occurrence synchronique. Nous avons aussi affaire à autre chose qu’à la préhistoire de l’affect pour un sujet singulier et à sa transmission sans transformation [9].
38Nous avons affaire à des « paquets d’affects », conglo-mérés, chaotisés, collés les uns aux autres, et d’autant plus difficiles à transformer et à lier à des représentations. Nous avons alors à décondenser ces paquets et à les rendre à la singularité de chaque histoire subjective, tout en essayant de comprendre comment ils ont fait lien entre des sujets.
39Deux situations me reviennent à l’esprit, elles se sont produites dans des séances de psychodrame psychanalytique de groupe. Elles illustrent plus particulièrement les notions d’un affect de groupe et de transmission de l’affect.
Transmission des affects corporels au « corps groupal »
40La première situation est celle d’un petit groupe à l’intérieur d’un dispositif qui comprend une alternance de séances en groupe large qui réunit les participants d’autres petits groupes et l’équipe des psychodramatistes. Dans le petit groupe qui nous intéresse ici, l’une de ces séances avait été dominée par des angoisses intenses de chute et d’effondrement, et plusieurs participants vivaient le marasme d’être abandonnés. L’un d’entre eux avait éprouvé une très forte angoisse après une scène de psychodrame en séance plénière au cours de laquelle il avait été évoqué que les psychodramatistes pourraient tomber dans un trou.
41Au cours de la séance suivante, un thème de jeu survient : fabriquer avec des morceaux de chacun un corps groupal unifié. Le jeu s’organisa ainsi : l’un fit le cœur, l’autre l’œil, un autre la bouche, le sein, l’anus, les bras, etc. L’une des psycho-dramatistes joua la peau contenant les différents organes. Dans le jeu, elle mettait en relation des zones érogènes les unes avec les autres et soulignait que les différentes parties du corps étaient en bon état. Cependant, après un moment de plaisir pacifié, certains participants furent de nouveau saisis par la peur et les associations se développèrent dans une totalité légèrement maniaque, si bien que les efforts pour relier les affects avec les représentations corporelles semblaient échouer et buter sur des résistances dont il était difficile de repérer l’objet. Cette scène, pourtant, n’était pas sans lien avec ce qui se passait chez plusieurs psychodramatistes, touchés dans leur corps par des somatisations diverses (maux de tête, rhume, enrouement), bref le corps groupal était souffrant et se défendait de ses maux de diverses manières, et notamment par des soirées festives. Le groupe des psychodramatistes souffrait dans son corps imaginaire de ne pas se sentir suffisamment unifié, sans doute du fait de la présence de nouveaux collègues, de changements insuffisamment pensés dans l’organisation de l’équipe. La situation de groupe nous met constamment en présence de l’ancrage conjoint de l’affect dans le corps et dans le lien à l’autre, parce que l’affect est dès l’origine, à la fois dans le corps propre et dans le lien au corps de l’autre.
42On comprend sur cet exemple que la surprésence de l’affect était le témoin de la rencontre intempestive entre des parties de corps non intégrées, entre des zones érogènes et leurs objets, chez les psychodramatistes et chez les participants. Cet excès en débordement était aussi le témoin du manque à penser qui mettait momentanément en échec le travail de représentation chez les psychodramatistes : les participants, qui s’organisaient en miroir de l’impensé des analystes, leur en envoyait les signes sensibles.
43De telles situations ne sont pas rares, notamment dans les groupes de psychodrame, lors de scènes traumatiques, mais aussi dans certaines situations apparemment fort banales, mais qui comportent cette caractéristique de faire surgir la sidération, de précipiter le sujet dans un agir explosif ou dans un mouvement de fuite aveugle devant la sensation de danger imminent. Dans tous ces cas, la fonction de l’appareil interprétatif est mise en échec et ne peut secourir le sujet dans sa recherche de protection contre la réalité des excitations, contre les impétuosités des pulsions et contre l’angoisse suscitée par l’envahissement des affects. L’effet dynamique par la figuration qui spécifie le travail psychodramatique ne se produit pas, au contraire il semble entraîner des effets défensifs. C’est que nous sollicitons la figurabilité des représentations et des affects en faisant du corps (de ses placements et de ses déplacements dans l’espace du jeu psychodramatique, un espace qui est celui de la rencontre avec le corps de l’autre), l’autre langage fondamental avec les représentations de parole, l’autre axe de la figurabilité. Il y a là une mise en tension qui appelle la parole, ne serait-ce que pour nommer l’affect.
Le travail de l’intersubjectivité dans le traitement de l’affect lié au traumatisme et dans son élaboration
44 Un autre exemple me vient de mon expérience du psycho-drame psychanalytique de groupe avec des personnes qui ont vécu des situations à forte charge traumatique. J’ai pratiqué ce type de psychodrame parce que celui-ci a cette propriété de fournir un espace de figuration à des formations et à des processus psychiques demeurés en stase répétitive par l’effet du traumatisme, faute de trouver des contenants de pensée et des prédispositions signifiantes nécessaires à la relance de la représentation. Il est donc particulièrement pertinent pour l’élaboration des expériences traumatiques, là où précisément le Préconscient et la parole font défaut.
45La méthode que j’utilise est la suivante : les participants sont invités à relater une situation traumatique à laquelle ils ont été confrontés, puis à jouer. Ils ne jouent pas directement la situation dont ils ont parlé : le jeu s’organise à partir d’un thème de jeu qui leur vient à l’esprit, ici et maintenant, à la suite de l’évocation de ces situations. Je ne les conduis donc pas vers une dramatisation directe de la situation problématique, mais vers son élaboration par le détour d’une situation imaginaire, inventée en groupe, choisie puis jouée selon les règles classiques du psychodrame psychanalytique de groupe. Il s’agit d’un groupe constitué de psychothérapeutes qui ont affaire à des patients exposés à des situations traumatiques issues de la guerre. Jusqu’à présent ils ont travaillé sur des situations qui concernent des patients traumatisés, sans s’engager beaucoup dans leur propre expérience traumatique. J’en suis venu à penser que ces expériences personnelles étaient encore gelées.
46Lors d’une séance, qui survient après que plusieurs participants ont été absents ou sont arrivés en retard, l’une d’entre elles, Ana, propose, mal à l’aise, de parler d’un événement qu’elle a elle-même vécu pendant la guerre quand elle était enfant, elle avait alors 11 ans. Les alertes de bombardement conduisaient les familles à se réfugier dans les caves. Lors d’une de ces alertes, Ana a rejoint l’abri seule, sans ses parents qui étaient occupés ailleurs. Au cours de cette attente longue et terriblement angoissée, deux blessés ensanglantés ont été transportés dans l’abri, terrifiant les réfugiés. Ils ne pouvaient pas leur dispenser de véritables soins ni les évacuer. Alors que l’on s’occupe de soulager les blessés, dans la panique, Ana est seule. L’un des blessés, un voisin qu’elle connaît bien meurt dans d’atroces souffrances. Elle assiste à la scène, sidérée. Elle appelle ses parents. Des voisins s’occupent d’elle, mais elle n’a plus de souvenirs de ce qui s’est passé, ni du temps, ni de ceux qui étaient là. Les parents n’arrivent pas et ils n’arriveront jamais. Elle apprendra plus tard qu’ils ont été déchiquetés par un tir de mortier. Elle ne se souvient plus de ce qui a été fait pour ses parents.
47En faisant ce récit, Ana pleure, pour la première fois depuis le drame. Les autres membres du groupe pleurent aussi [10]. Ils avaient « oublié » que des situations analogues les avaient touchés : l’errance dans les ruines, les maisons éventrées, le parcours périlleux sous le tir des snippers. Les membres du groupe compatissent, mais Ana ne veut pas être consolée. Après le récit d’Ana et les émois qu’il suscite, j’ai de la difficulté à proposer de chercher un thème de jeu. Est-ce que l’on peut jouer sous la terreur, dans la sidération ? Je laisse passer un peu de temps, le temps que des mots viennent dénouer les affects, et apportent des représentations. Les premières à venir s’appuient sur l’expérience commune et partagée dans le groupe à propos des absences de plusieurs participants au cours de la séance précédente, de la peur qu’il leur soit « arrivé quelque chose ». Puis on évoque des pensées qui sont venues à certains, comme un flash intolérable, lorsqu’il a été question de l’abri où Ana s’était trouvée seule. Je leur propose de dire quelque chose de ces pensées et, à la suite de leur silence, d’essayer de trouver un thème de jeu.
48Quelques-uns protestent contre l’idée de jouer à partir de ce qui a été relaté ici par Ana. Je leur dis qu’ils se sentent identifiés à Ana, que beaucoup de détresse est restée sans parole chez eux, et que leurs expériences sont par certains côtés proches de celle d’Ana, et par d’autres différentes de la sienne. Ils parlent de leur désarroi devant la souffrance des patients traumatisés, de l’absence de dispositif pour parler de ce qu’ils vivent dans leur travail de psychothérapeutes. Ils rappellent un cas dont ils ont parlé la veille, un enfant errant dans les ruines et vivant seul dans les caves trouées. Les associations sont chaotiques. Ils sont identifiés à cet enfant, comme à Ana enfant aujourd’hui : le récit qui leur a été rapporté les a confrontés dans un précipité identificatoire à l’enfant terrorisé devant la mort des parents tués, mais aussi aux adultes terrorisés par le blessé. Ana parle pour la première fois de ses mouvements sadiques lorsqu’elle interroge les adultes ou les adolescents traumatisés. Elle en éprouvait trop de honte.
49Le rappel de la cave trouée les conduit à associer de nouveau sur les carences de contention de leurs angoisses de soignants confrontés à leur propre catastrophe et à des mouvements de sadisme ou de masochisme. Un thème s’élabore : on irait manifester devant le médecin chef pour lui dire son incompétence et demander un soutien pour affronter l’horreur. Le thème se transforme, sans doute trop directement lié aux mouvements de transfert [11]. On propose, dans le rire et la dérision, de faire un film, du genre La vie est belle, de Begnini. Puis il est proposé la situation suivante, qui sera jouée : un médecin nazi ferait des expériences de soumission à l’autorité, du genre de celles de Stanley Milgram, mais avec une inversion : la vie sauve serait donnée à celui qui simulerait le mieux la victime, l’autre disparaîtrait.
50Le jeu se met en place, il est difficile de trouver un « médecin nazi »; de mettre en scène le dilemme et sa violence pour survivre. Mais on commence à jouer. Celui qui envoie les décharges électriques et le cobaye se prennent au jeu, semblent en jouir, puis ils sont sidérés par ce qui se passe à leur insu, ils ne comprennent plus ce dont il est question et finalement ils se mettent en colère et se révoltent. Comme ils se trouvent dans une impasse, quelqu’un annonce que le camp de concentration vient d’être délivré (comme dans le pseudo happy end de La vie est belle). Ils sont soulagés, ils sont sortis magiquement de l’impasse. Mais, ils ont retrouvé aussi les moyens de le penser.
51Le jeu a ouvert la voie à l’élaboration de cette sortie magique et de ce qu’ils ne parvenaient pas à jouer : les affects éprouvés dans la préparation du jeu et dans le jeu se nouent avec des représentations connues et jusqu’alors inconnues d’Ana et des membres du groupe. Assurément la détresse sans secours ni recours, l’impuissance, la sidération, l’abandon, mais aussi le plaisir sadique et masochiste, leur retournement dans la soumission et l’emprise, la dérision, la haine, la révolte et colère.
52Le détour par le jeu issu d’une situation imaginaire, et non de la dramatisation directe, a pour effet que les participants sont invités à se décoller des situations exposées. Mais il est clair que l’évocation du traumatisme et le détour par l’imaginaire remettent les sujets en contact avec les expériences au cours desquelles, précisément, leur capacité d’imaginer, de jouer et de métaphoriser a été endommagée. Ils sont de nouveau en contact avec un moment de leur vie psychique caractérisée par un excès ou par un défaut ou par un gel des affects, toujours par une défaillance de l’activité du Préconscient. C’est ce que le travail de l’intersubjectivité permet de rétablir et d’élaborer.
53J’ai évoqué l’effet dynamique par la figuration dans le jeu psychodramatique : elle est étroitement associé aux effets de décondensation des représentations d’un côté et des affects de l’autre. Ce travail de dégroupement rend possible des modalités de liaison et de formulation-interprétation de l’affect. Pour que ce travail soit possible, il faut que le plaisir du jeu accompagne le deuil de la chose traumatique et de ce que l’affect colle sur elle. La dramatisation rend possible le jeu et le mode particulier de la mise en scène psychodramatique : elle ouvre la possibilité de représenter dans l’espace interne et dans l’espace du psychodrame la multiplicité des objets, des instances et des personnages psychiques, les liens qu’il établit avec eux, et finalement le sujet lui-même. La dramatisation est une représenta c tion : elle relie l’action psychique en soi et/ou sur l’autre qu’est l’affect à la représentation par laquelle un sens pourra se faire, rendant ainsi possible le décollement du sujet dans la scène figée du traumatisme, où se collent là aussi éléments de réalité et fantasme.
54J’ai essayé de montrer comment se manifestent, se manient, se reconnaissent et se transforment les affects dans les groupes. Certains affects se portent sur le groupe en tant qu’objet, d’autres sur le lien entre les membres du groupe, les identifications affectives communes et partagées créant une force considérable et une qualité spécifique de la réalité psychique du groupe. La transmissibilité directe de l’affect suggère l’idée d’une contagion synchronique, qui donne à la temporalité groupale cette dimension de l’immuable et de la collusion. Je maintiens cette idée que le travail en groupe est le travail de dégroupement de ces « paquets » d’affects condensés, de ces collages à l’objet par l’affect. Ce travail consiste in fine dans la mise en liaison de ce qui d’un côté constitue un paquet d’affects, et de l’autre un paquet de représentations.
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Mots-clés éditeurs : Traumatisme, Travail du préconscient, Psycho- drame psychanalytique de groupe, Identification affective, Transmission généalogique et synchronique de l'affect
Date de mise en ligne : 01/08/2008
https://doi.org/10.3917/cpsy.041.0059Notes
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[1]
Dans La violence de l’interprétation (1975), P. Castoriadis-Aulagnier écrit que le mot qui nomme l’affect le transforme en sentiment et lui impose un statut différent dans l’économie et la topique. « Le sentiment, loin de se réduire à la nomination d’un affect, en est une interprétation, au sens le plus fort du terme, qui relie un éprouvé en soi inconnaissable à une cause supposée conforme à ce qu’on éprouve. Or, nous avons vu que ce qu’on éprouve est aussi ce qui a d’abord été interprété par le discours de l’Autre et des autres » (p. 163). Plus loin : « La transformation de l’affect en sentiment est le résultat de cet acte de langage qui impose une coupure radicale entre le registre pictographique et de la mise-en-sens » (p. 164)
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[2]
Dans ses écrits métapsychologiques (Le refoulement, 1915; L’inconscient, 1915; Vue d’ensemble sur les névroses de transfert, 1916), Freud fait la distinction entre aspect subjectif de l’affect et les processus énergétiques qui les conditionnent. Le quantum d’affect correspond à l’aspect économique de la pulsion, l’affect est défini comme la traduction subjective de la quantité pulsionnelle.
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[3]
À propos du traitement du symptôme hystérique, Breuer et Freud écrivent : « Un souvenir dénué de charge affective est presque toujours totalement inefficace. Il faut que le processus psychique originel se répète avec autant d’intensité que possible, qu’il soit remis in statum nascendi, puis formulé (ou verbalement exprimé : und dann « ausgesprochen » werden)» (1892, G.-W. I, 85, tr. fr, p. 4). C’est seulement si le rappel du souvenir entraîne la reviviscence de l’affect qui lui était lié à l’origine que la remémoration trouve son efficacité thérapeutique.
-
[4]
M.-C. Célérier (2000, p. 147) propose de considérer l’accordage affectif au fondement du lien groupal. Analysant la situation des exclus et des errants dans les sociétés modernes, elle écrit : « Le sentiment d’appartenance à des groupes qui constituent des supports identitaires repose sur le partage d’expériences affectives, certes ponctuelles, mais qui sont en même temps reviviscence d’expériences passées personnelles ou transgénérationnelles, et promesse de retrouvailles futures ».
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[5]
Notamment dans Le groupe et le sujet du groupe (1993), La parole et le lien (1994), La Polyphonie du rêve (2002).
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[6]
Il s’agit d’un acteparole. Freud et Breuer soulignent dans Les études sur l’Hystérie que « … l’être humain trouve dans le langage un équivalent de l’acte, équivalent grâce auquel l’affect peut être « abréagi » à peu près de la même façon » (J. Breuer et S. Freud, 1892, tr. fr. p. 5-6).
-
[7]
J’utilise ce terme à connotation sexuelle violente, parce qu’il me paraît rendre compte de l’acte impensable qui est associé à l’affect.
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[8]
Cet accès n’est pas barré : dans le groupe avec Marc, Solange, Anne-Marie et les autres, au cours d’une séance, l’évocation de la mort tragique d’un parent par un participant provoque un effroi sidérant chez un autre. Il se trouve soudain mis en contact avec un affect maternel, qui la laissait « interdite » de pensée lorsqu’elle apprenait le décès de quelqu’un, cette annonce la remettant en contact avec la mort violente d’une de ses sœurs et avec le toucher de son cadavre.
-
[9]
Sur la distinction entre transmission avec et sans transformation, cf. Kaës, 1993b.
-
[10]
Les situations sont souvent relatées dans une reviviscence traumatique intense. Dans le récit, mais aussi dans le jeu, certains participants revivent intensément un affect retrouvé ou déplacé, d’autres ont la même stratégie que Marc dans l’exemple de « l’événement marquant » : injecter l’affect dans la psyché des membres du groupe et des analystes. Sur cette utilisation du psychodrame, cf. Kaës, Missenard et al. (1999).
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[11]
J’ai souvent noté que dans le transfert, ils attendent d’être délivrés de la répétition et de l’invasion de l’affect par les psychodramatistes, mais en même temps ils les constituent en objets potentiellement traumatiques, en raison de cette identification projective de l’affect. Le transfert actualise une défense paradoxale fréquente dans l’expérience du traumatisme, une défense par un double collage : un collage à l’objet traumatique et un collage à l’objet du contre-investissement traumatique (le thérapeute, et/ou le groupe thérapeutique par exemple).