Notes
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[1]
Post-traumatic Stress Disorder.
1Les traumatismes consécutifs à des situations de guerre étaient repérés dès la fin du XIXe siècle. Toutefois, ce fut la grande guerre de 1914-1918 qui donna une impulsion certaine aux recherches en ce domaine. Trois grandes orientations théoriques partagent le milieu médical. Les uns, à la suite d’Oppenheim, attribuent ces troubles à des micro-lésions du tissu nerveux, ou encore à des micro-hémorragies au niveau du système nerveux central. D’autres considèrent les « traumatisés » comme des simulateurs, qui veulent fuir les combats. D’autres enfin, prennent au sérieux les symptômes traumatiques, et les mettent au compte d’événements psychiques et non pas organiques. C’est cette dernière approche qui nous intéresse.
2La lecture comparative de trois textes, parus peu après la fin de la Première Guerre mondiale, en 1919, est à cet égard éclairante. Il s’agit d’abord d’un ouvrage de P. Janet, Les Médications psychologiques (1919) et plus particulièrement le tome II, Les économies psychiques et dans ce tome, le chapitre III intitulé : “Les traitements par liquidation morale”.
3En second lieu, un texte de Freud, son introduction à l’ouvrage La Psychanalyse des névroses de guerre, publication qui suit le Ve Congrès International de Psychanalyse tenu à Budapest en Septembre 1918. Texte que nous compléterons par la lecture de deux autres écrits du même auteur en 1920 : un rapport d’expertise sur le traitement électrique des névroses de guerre, rapport demandé par la commission d’enquête parlementaire sur les dommages de guerre, et le célèbre Au-delà du Principe de plaisir (chapitre IV).
4Enfin, de Ferenczi, « La Psychanalyse des névroses de guerre », rapport présenté au Congrès de Budapest dont on a parlé plus haut, complété par une Conférence prononcée en 1916 devant les médecins de l’Hôpital Militaire Maria-Valeria, « Deux types de névroses de guerre ».
5Ces trois textes n’ont pas la même importance en volume, ni le même objectif. Mais ils sont comparables pour deux raisons.
6L’ouvrage de Janet se veut un traité général des traitements psychologiques, médicaux et non médicaux. Il n’aborde pas la question des névroses de guerre, mais le chapitre consacré aux névroses traumatiques et à leur « liquidation », inclut aussi bien les hystéries, les névroses d’accident, et plus largement celles qui sont liées à un danger externe.
7Par ailleurs, les textes plus courts de Freud et Ferenczi, qui traitent des névroses de guerre, ont au-delà de ces cas spécifiques, une visée plus ambitieuse. Freud souhaite unifier, sous une théorie générale, les névroses de guerre, les névroses traumatiques et les névroses classiques, en insistant sur le rôle clé de la sexualité. Quant à Ferenczi, ses études cliniques sur les névroses de guerre s’inscrivent dans le cadre plus général d’une théorie des traumas psychiques, en insistant sur le rôle du narcissisme et de la régression.
8Quels sont les enjeux de ces trois textes ? On peut en distinguer trois :
- le caractère psychique ou non de l’événement traumatique,
- la disponibilité ou non à la conscience des éléments traumatiques,
- l’étiologie sexuelle ou non des névroses traumatiques.
LE CARACTÈRE PSYCHIQUE OU NON DE L’ÉVÉNE-MENT TRAUMATIQUE
9Même si en 1919, le caractère psychique de l’événement traumatique semble de plus en plus admis, c’est encore un enjeu.
10Chacun des trois auteurs évoque et critique les théories alternatives et apporte des arguments en faveur de l’étiologie psychologique.
11Se référant aux Leçons de Charcot de 1884-1885, et à ses propres premiers travaux de 1892, Janet déclare, en substance : quelle que soit l’origine de l’événement à la suite duquel sont apparus les troubles (il précise : perte d’un amour, viol, accident, incendie), il y a un rôle primordial de l’émotion liée à cet événement, et des souvenirs qui y sont associés.
12Dans son expertise de 1920, Freud oppose les théories organicistes situant l’origine des traumatismes dans des lésions du système nerveux, à celles qui considèrent les troubles comme fonctionnels. La seconde, dit-il, l’a emporté au cours de la guerre de 1914-1918. Les troubles moteurs (paralysies, tremblements), ont été attribués à l’explosion d’obus ou à l’ensevelissement sous la terre, mais on ne peut douter de la nature psychique des déterminants des névroses de guerre. D’ailleurs, ajoute-t-il, les mêmes états survenaient à l’arrière des combats.
13Enfin, le texte de Ferenczi, Psychanalyse des névroses de guerre, est consacré dans sa presque totalité à un examen des différentes théories sur les névroses traumatiques. Ferenczi réfute aussi bien les théories organicistes que les théories selon lesquelles les névrosés de guerre sont des simulateurs qui cherchent à quitter le combat ou à obtenir une pension.
14Sur ce premier point, on relève donc une convergence entre les trois auteurs.
LE RETRAIT À LA CONSCIENCE DES SOUVENIRS TRAUMATIQUES
15Les souvenirs traumatiques sont-ils ou non disponibles à la conscience ? C’est sur cette question du caractère conscient ou inconscient du souvenir de l’événement traumatique que se différencient les névroses « classiques », hystérie, obsession, phobie, dans lesquelles le souvenir d’un événement traumatique peut être caché à la conscience, et les névroses traumatiques, où les souvenirs sont très vifs, et tels que le patient ne parvient pas à les oublier, mais les ressasse, les revit dans des cauchemars.
16Pour Janet, qui évoque les traumas dans une perspective générale, incluant les névroses « classiques », l’hystérie en particulier, et ne pense pas spécialement aux névroses de guerre, les souvenirs traumatiques les plus importants peuvent être cachés et insoupçonnés du malade, et doivent être recherchés par des voies indirectes (rêves, écriture automatique, somnambulisme, ce qui s’apparente aujourd’hui à une recherche sous hypnose). Il les désigne par le terme d’idées fixes. Il a préféré, en 1889, le terme de subconscience à celui d’inconscient, et critique par ailleurs la théorie freudienne du refoulement. Ces choix sont significatifs des différences d’orientations théoriques chez les deux auteurs. Car pour Janet, il s’agit plutôt d’une indisponibilité à la conscience de souvenirs ou de représentations, tandis que la théorie freudienne prend en compte la dimension libidinale de cette indisponibilité : c’est le déplaisir qui est à l’origine du refoulement.
17Par ailleurs, Janet s’accorde avec Freud pour penser que les souvenirs ainsi rendus indisponibles à la conscience ne sont pas à proprement parler des souvenirs (qui supposent l’inscription dans une temporalité et l’évocation dans un récit) mais plutôt des réminiscences inscrites dans les symptômes. Comment des réminiscences peuvent-elles passer dans la réalité sous forme de symptômes corporels (abasie, astasie, tremblements)? Cette question se rapporte non seulement à l’hystérie, mais aussi aux névroses d’accident ou plus généralement aux névroses réactives à un danger externe.
18Selon Janet, cela s’effectue par deux voies principales :
- celle, dessinée par Charcot, de la suggestion. Le sujet imagine toutes les conséquences possibles de l’accident, impotence, blessures, infirmités, et par le mécanisme de la suggestion (en fait, de l’autosuggestion), ces représentations se réalisent.
- mais, selon Janet, la plupart du temps intervient un mécanisme plus simple : l’automatisme psychologique. Le souvenir est un ensemble complexe de faits psychologiques et physiologiques. Il s’annexe par association d’autres images et se réalise automatiquement. Janet comprend cet automatisme psychologique sur le modèle pavlovien du réflexe conditionné.
19Freud, évoquant les symptômes corporels de l’hystérique, s’était moins interrogé sur le comment de ce passage mystérieux dans le réel, qu’il nomme « symbolisation », que sur le pourquoi du « choix » du symptôme; et à cet égard, l’érotisation de la partie du corps concernée est une question importante, et l’identification joue un rôle primordial.
20L’hystérie a d’ailleurs été le modèle le plus utilisé pour penser les symptômes corporels des traumatisés de guerre, probablement parce qu’il était le mieux connu. On voit Ferenczi, par exemple, en faire usage, même si plus tard, il préféra parler d’hystérie du moi, pour distinguer de l’hystérie proprement dite les symptômes d’une névrose traumatique. C’est qu’en fait il y a une différence fondamentale, que Freud pointe dans Au-delà du principe de plaisir: dans la névrose traumatique, et la névrose de guerre en particulier, le principe de plaisir-déplaisir semble mis hors jeu. Il n’y a aucune « fonctionnalité », semble-t-il, dans la reviviscence de scènes traumatiques, ni dans les cauchemars répétitifs. C’est ce qui l’amène à faire l’hypothèse d’une « pulsion de mort », pulsion de déliaison, qui joue ici dans le sens d’une auto-agres-sion, qui peut aller jusqu’à une autodestruction. La douleur traumatique n’est même plus un déplaisir (quoique le vocabulaire de Freud reste parfois indécis sur ce point), c’est une mise hors circuit de l’érotisation, source de la dynamique de vie.
21Si les souvenirs traumatiques des névrosés de guerre ne sont pas inconscients, le travail de l’inconscient s’effectue à un autre niveau, et le phénomène le plus significatif est celui de la répétition : dans la reviviscence de scènes traumatiques, dans le ressassement des souvenirs traumatiques, dans les cauchemars répétitifs, la répétition étant pour Freud l’expression de la pulsion de mort.
22Comme médecin militaire, Ferenczi a été confronté à 200 cas et en a étudié une cinquantaine. Il montre les distorsions de la mémoire, et surtout l’impossibilité d’une véritable remémoration, qui est en même temps, mise à distance de l’événement traumatique. Il utilise aussi le terme d’automatisme pour désigner l’expression somatique des traumas. Mais l’essentiel de la contribution de Ferenczi à une théorie du traumatisme se situe dans les Notes et fragments posthumes, rédigés dans les années 1930 à 1933. Nous en parlerons plus loin.
L’ÉTIOLOGIE SEXUELLE OU NON DES NÉVROSES
23Sur ce point, les divergences entre Janet et Freud sont extrêmes. Tout en rendant hommage aux Etudes sur l’hystérie, à L’Interprétation des rêves et à d’autres écrits, Janet reproche à Freud ce que Ladame (1913), désigne comme le dogme de la pansexualité. Il oppose l’argument que si la sexualité joue un rôle dans certaines névroses (hystérique en particulier), elle est absente dans la plupart des autres : « s’il y a des souvenirs traumatiques d’ordre sexuel, il y a des idées fixes très différentes » (op. cit., p. 238), et il évoque : la mort d’un être cher, le fait d’être accusé de vol, un accident.
24Pour lui, il faut aussi chercher du côté de la tendance à la dépression ou de la recherche d’excitations pour contrecarrer cette tendance. Même des manifestations sexuelles comme l’impuissance ou la frigidité peuvent être des signes de dépression, et, à l’inverse, l’obsession amoureuse peut être une recherche d’excitation pour lutter contre la dépression. Le modèle de la psychasthénie est aussi pertinent que celui de l’hystérie.
25Pour Freud, l’enjeu principal est de proposer une théorie unifiée des névroses, incluant névroses de guerre et névroses traumatiques. Il en mesure les difficultés. Dans son Introduction de 1919, il reconnaît qu’une partie de la théorie psychanalytique n’a pas été confirmée dans les névroses de guerre, notamment le conflit psychique que l’on trouve, dans les névroses « de paix », entre le Je et les pulsions sexuelles (le premier se sentant mis en danger par les secondes). Mais, dit-il, certaines névroses de guerre sont à concevoir comme des névroses traumatiques rendues possibles ou favorisées par un conflit du moi. Quel conflit ? Il évoque, dans le rapport de 1920, un conflit entre la peur du danger ou la révolte morale contre la guerre, d’une part, et d’autre part des sentiments sociaux ou des idéaux comme l’amour de la patrie, le devoir d’obéissance, l’exemple des autres, l’estime de soi. Le premier type de conflit opposerait les pulsions d’auto-conservation et les idéaux sociaux (assumés par l’instance psychique de l’idéal du moi) – ce serait un conflit entre le moi et l’idéal du moi –, le second opposerait entre eux des idéaux sociaux. Ce qui importe, c’est que la notion de conflit, centrale dans la théorie des névroses, est ici confirmée.
26Par ailleurs, dans ce qu’il nomme encore en 1919 des névroses narcissiques, à savoir mélancolie, paranoïa, démence précoce, le narcissisme est au premier plan. Or le narcissisme est une quantité d’énergie sexuelle attachée au moi. Le rôle du narcissisme dans les névroses traumatiques ou les névroses de guerre, attesterait donc, pour Freud, la part de la sexualité dans le déclenchement de ces névroses.
27Freud exprime donc l’opinion, dans son Introduction de 1919, que les difficultés qui font obstacle à une théorie unifiante des névroses, ne sont pas insurmontables.
28Ferenczi se réfère à l’étiologie sexuelle, mais assez formellement, et en évoquant exclusivement des troubles comme l’impuissance ou la perte de libido que Janet avait reliés à la dépression. Et on ne manque pas de penser qu’un éclairage par la défaillance du narcissisme aurait été plus convaincant, d’autant que tout le travail clinique de Ferenczi met en évidence le rôle du narcissisme et de la régression chez les traumatisés de guerre.
29En effet, il relève bien les symptômes somatiques déjà connus : moteurs (abasie, astasie, tremblements, paralysie partielle ou totale des organes phonatoires) et sensoriels (hyperesthésies, comme l’hyperacousie, la photophobie). Mais il insiste également sur les troubles du caractère (irritabilité, intolérance au déplaisir, accès de colère) et il évoque aussi la dépression hypocondriaque, la pusillanimité. Ces troubles, dit-il, sont dus à une hypersensibilité du moi. Le sujet a perdu confiance en lui-même, il a retiré aux objets son intérêt et sa libido, pour les ramener dans le moi.
30Par ailleurs, cet amour pour le moi régresse en narcissisme infantile. En attestent :
- le besoin d’être dorloté, plaint;
- les accès de rage narcissiques;
- l’importance démesurée accordée à la nourriture;
- Le refus de travailler et la demande des traumatisés d’être pris en charge comme des enfants.
31Ainsi, la personnalité des traumatisés se modifie : ils régressent à une demande infantile de protection, de maternage passif. L’importance démesurée accordée à la nourriture semble bien relever d’une démétaphorisation, le remplissage du corps venant combler un vide qui ne peut être ni métaphorisé ni élaboré dans la parole. L’absence d’inhibitions, également notée par Ferenczi, semble bien relever d’une perte au niveau de l’Idéal du moi. Cette double régression, de l’intérêt pour les objets en repli sur soi, et du narcissisme en narcissisme infantile, fait dire à Ferenczi que le traumatisé recherche, non les bénéfices secondaires de la maladie, mais les bénéfices primaires de la régression.
UNE THÉRAPEUTIQUE RESPECTUEUSE DU SUJET
32Cette lecture comparative nous permet de montrer les divergences théoriques qui séparent les trois auteurs, mais il y a au moins, dans leur approche, trois traits communs :
- Le trauma est un événement psychique : c’est ce qui arrive à un sujet.
- Le traumatisme est un processus; non seulement il est en relation avec l’histoire antérieure du sujet, mais la névrose traumatique est elle-même un processus : elle présente une dynamique, des changements dans les symptômes, et c’est sur cette dynamique que s’appuie le traitement.
- Les trois auteurs accordent une place prépondérante à la parole du sujet dans le processus thérapeutique. Bien entendu, tout n’est pas productif dans cette parole. Il y a des moments où elle est « vide », vaine, et particulièrement chez les traumatisés, le récit peut se présenter comme une répétition mortifère. Le thérapeute peut être alors tenté de faire des actings, et de donner des consignes de type cognitif (nous verrons plus loin que Janet n’y a pas manqué) ou des directives comportementales. Pourtant la délivrance des symptômes passe par la parole du sujet, par l’assomption du trauma comme événement, comme quelque chose qui lui est arrivé, et non pas simplement par l’éradication de cet événement tenu pour pathologique. C’est le principe même d’une thérapeutique psychanalytique. Mais Janet aussi a bien souligné les traits significatifs d’une thérapeutique qui passe par la parole du sujet : « Une situation n’est bien liquidée, bien assimilée, que lorsque nous avons réagi non seulement extérieurement par nos mouvements, mais encore intérieurement par les paroles que nous nous adressons à nous-mêmes, par l’organisation du récit de l’événement aux autres et à nous-mêmes, et par la mise en place de ce récit comme un chapitre de notre propre histoire (op. cit., p. 273). On relève dans ce texte les trois éléments significatifs auxquels se reconnaît une clinique du sujet : le changement non seulement dans le comportement mais aussi dans les représentations de l’événement, l’adresse par le patient de son récit à un autre (dimension transférentielle), enfin la réintégration de l’événement dans une temporalité, c’est-à-dire la possibilité de le reconnaître comme un événement inactuel, passé.
33Ces trois traits caractérisent une approche authentiquement clinique, respectueuse du sujet et soucieuse de sa désaliénation. Or cette approche qui leur est commune dans le principe (on peut parfois faillir dans la pratique) est à l’opposé d’une approche objectivante, qui prend en compte les seuls symptômes et se donne pour but de les éradiquer sans participation du sujet à sa guérison.
34Il y a deux points sur lesquels ces conceptions s’opposent au plus haut point : premièrement, la conception des symptômes et deuxièmement, la conception de la thérapeutique.
35La conception des symptômes : pour l’approche objectivante, notamment celle du DSM IV, les symptômes constituent la pathologie. Ils sont donc à éradiquer. La thérapeutique et la guérison du patient se bornent à leur éradication, par différents moyens qui sont manipulés par l’expert et ne demandent pas la participation du patient, sauf à exécuter des consignes. Or il y a deux objections à cette procédure : premièrement, les symptômes ne sont pas seulement les signes d’une pathologie, ils sont en même temps l’expression d’une souffrance subjective. Et ils sont aussi une forme de réorganisation subjective pour survivre au trauma, en d’autres termes, ils ont aussi une valeur positive, quoique pathologiques. En fait, il faudrait prendre en considération, non les seuls symptômes, mais la structure psychique, inaccessible à la pensée et à la conscience, dans laquelle ils s’inscrivent. Deuxièmement, en conséquence, la thérapeutique elle aussi prend en compte l’organisation subjective, et vise à permettre au sujet de s’objectiver à lui-même les pensées et les représentations qui expriment sa souffrance, puis, en s’adressant à un tiers, capable d’entendre cette souffrance, de changer peu à peu. Si l’on se contente de faire disparaître les symptômes, d’autres apparaîtront, tant qu’une réorganisation psychique ne sera pas intervenue. Le sujet est tenu à l’écart tant de sa souffrance que de sa délivrance, il reste silencieux devant le diagnostic et la prescription. Or cela peut avoir des conséquences dramatiques. En voici un exemple. Donner à l’enfant la consigne de dessiner la scène traumatique, sans lui laisser la possibilité de la régression pour préserver son identité, c’est le mettre en situation de double bind, comme l’a récemment montré le Pr Houria Chafai Sahli, dans un récent colloque tenu à l’Université de Brest (Les Traumas psychiques, 31 Mai-1er Juin 2002). C’est dire à l’enfant en même temps : voici ce que tu dois faire, et tu ne peux le faire. Il est nécessaire à certains moments, de savoir préserver la régression, comme il est nécessaire aussi d’en sortir un jour.
36La question des traumas psychiques est une question difficile. D’une certaine façon, elle met à l’épreuve les théories explicatives, en les menant jusqu’à une sorte de point limite de leur valeur heuristique. C’est ainsi que Janet (op. cit., p. 285) constate : il y a des réminiscences traumatiques qui ne guérissent pas par leur réintégration dans la conscience. Et il cite le cas de Justine, qui semble bien être un traumatisme réactif à un danger externe. Après avoir soigné et vu mourir des personnes atteintes du choléra, lors d’une grande épidémie, Justine conserva pendant vingt ans l’idée fixe du choléra. Elle avait des crises au cours desquelles elle délirait, voyait des cadavres, éprouvait en elle-même les symptômes du choléra, entendait le son du glas pour l’enterrement des malades et le sien. En dehors de ses crises, elle était parfaitement lucide, avait parfaitement conscience de ses symptômes. Cette observation de Janet rejoint ce que l’on a pu constater dans mainte situation de guerre : les symptômes des traumatisés ne sont pas toujours ceux de la névrose traumatique ou du PTSD [1] (qui reprend en partie le tableau clinique de la névrose traumatique). Ce sont souvent des symptômes qui évoquent la psychose, bien que le sujet ne soit pas psychotique. Mais il est sujet à des idées ou perceptions délirantes, souvent à dominante de persécution, ou encore, comme Justine, à dominante hypocondriaque, sentiment d’être mort, ou gravement malade; et en dehors de ces crises, il est « normal ».
37Les thérapeutes ne retrouvent pas les repères théoriques habituels, et certains peuvent être tentés de faire des actings, avec des rationalisations d’ailleurs (trouver une thérapeutique plus adéquate, etc.). C’est ainsi que Janet se met à recourir à des techniques directives et à donner des consignes, incitant la patiente à supprimer de ses souvenirs tel ou tel élément. « J’ai considéré un souvenir, et en particulier une idée fixe comme une construction, un système composé d’une foule de souvenirs associés les uns avec les autres. (…) J’ai cherché à décomposer ce système en le démolissant pour ainsi dire pierre par pierre : c’est ce que j’ai appelé la dissociation de l’idée fixe (…) j’ai dû supprimer peu à peu le son des cloches, la vision des cadavres, leur odeur, puis le nom même du choléra » (op. cit., p. 287).
38Pour Freud, la difficulté fut plutôt de maintenir l’unité de la théorie des névroses, et le rôle que la sexualité y joue en particulier. Qu’en est-il donc de l’étiologie sexuelle, postulée par Freud, mais non encore attestée dans les névroses de guerre ?
39Si l’on reste dans la ligne freudienne selon laquelle le narcissisme est une pulsion sexuelle dont l’objet est le moi, on peut dire qu’il y a une origine sexuelle des névroses traumatiques. Mais, de même que le trauma semble mettre hors-jeu le principe de plaisir-déplaisir, il semble mettre hors-jeu la sexualité. En d’autres termes, ce qui est au premier plan c’est le retrait de l’intérêt du monde et des objets et le repli douloureux sur soi. On évoque davantage la perte de confiance en soi et dans le monde, et les symptômes par lesquels Freud décrit la dépression grave, la mélancolie : le sujet est devenu un trou, par où s’écoule, en une hémorragie sans fin, la substance même de son moi. A l’inverse, lorsque le traumatisé parvient à transformer sa douleur en souffrance psychique, soit à réinvestir le monde et ses objets, fût-ce sous la forme négative d’objets persécuteurs, il réérotise le monde, il remet en jeu la sexualité; il est sur la voie d’une possible guérison.
40C’est Ferenczi qui a le premier décrit des symptômes post-traumatiques qui ne sont pas ceux d’une névrose traumatique. Il arrive que l’excès de douleur psychique, une effraction considérable, amène le sujet aux confins de la psychose. Bettelheim a décrit ces symptômes extrêmes que l’horreur concentrationnaire a produit sur certains, et sur lui-même d’abord : le sentiment de déréalisation (ce qui m’arrive n’est pas réel), le sentiment de dépersonnalisation (je regarde ce qui m’arrive comme si ce n’était pas à moi, comme si c’était à un autre que cela arrivait). Dans les Notes et fragments posthumes, Ferenczi décrit ce clivage du moi, qui n’est pas un refoulement : le sujet, en proie à une douleur extrême, se dédouble en quelque sorte, et se voit lui-même comme de très haut, de très loin. Il y a d’une part un Je qui souffre, mais ne le sait pas, de l’autre un Je qui sait, mais ne souffre pas. Ce dédoublement permet parfois à la partie qui sait d’adopter un comportement de compassion et de réparation à l’égard de la partie qui souffre, d’être un « nourrisson savant ».
41Ce sont bien des symptômes, d’une grave atteinte narcissique. D’un côté, ils attestent l’étendue des dommages subis au niveau du moi, la gravité de l’effraction qui provoque la perte de toute confiance en soi, de toute estime de soi. De l’autre, ils constituent un aménagement de la situation pour que le sujet puisse survivre : c’est la visée du clivage, du sentiment de déréalisation; c’est aussi la visée du délire, en général de persécution, qui survient parfois après un traumatisme grave. Tous ces symptômes constituent des tentatives pour maintenir une consistance minimale du moi, et maintenir le processus de destruction à l’extérieur de soi. Faute de quoi, le sujet s’effondre, et se laisse aller à une dépression mélancolique mortifère. D’anciens traumatisés finissent par adopter des conduites à risque (toxicomanie, alcoolisme), qui ne sont pas moins autodestructrices, voire par se suicider.
42Si la mélancolie, et son affect de douleur, sont l’une des organisations psychiques qui se mettent en place après une expérience extrême, il en est d’autres où la douleur se manifeste de façon muette, par des symptômes somatiques. Chez les enfants, mais aussi chez certains adultes, il arrive que les effets d’un trauma grave se traduisent par des somatisations : la somatisation semble muette, sans parole. Pourtant, le symptôme somatique a aussi un sens. J’en donnerai ici une illustration, en évoquant le cas de l’enfant qui pleurait avec son ventre, cas rapporté par le Centre national des traumatismes de Kigali.
43En 1997, il a 10 ans. Il avait donc 6 ans lors du génocide au Rwanda. Seul survivant d’une fratrie de six, il a vu mourir son père. Quant à sa mère, elle s’est enfuie dans les marais, et on ne l’a plus revue. Il a été recueilli par un oncle maternel. Il a l’air apparemment normal, mais présente des symptômes sérieux. Brusquement, et cela plusieurs fois par jour, ses yeux se révulsent, il tombe, et se met à uriner sous lui.
44Pris en charge par le Centre national des traumatismes de Kigali, il donne pendant longtemps à ses thérapeutes un sentiment d’impuissance. Ces derniers ont le sentiment que rien ne bouge, que l’enfant s’ennuie, et que l’impasse est totale. C’est dans ces circonstances qu’une réunion de toute l’équipe soignante est organisée.
45Au cours de cette réunion, les soignants font état de leur malaise avec cet enfant. Parlant du symptôme des yeux révulsés, ils font soudain le lien avec le fait que l’enfant a vu les agresseurs crever les yeux de son père avant de le tuer.
46Les soignants disent aussi que lorsqu’on invite l’enfant à dessiner sa famille, il se dessine seul. Ils se mettent alors à dévider le cours de leurs pensées, comme s’ils suppléaient ainsi à un travail psychique défaillant de l’enfant. Ils se disent qu’on n’a encore jamais parlé de la mère de cet enfant; peut-être l’enfant ne sait-il pas qu’elle est morte ? Peut-être que l’oncle maternel pourrait être un moyen d’accès à la mère ?
47Enfin, à propos de la débâcle urinaire, ils ont soudain l’idée qu’en kinyarwanda, existe une expression, « pleurer avec son ventre », pour désigner une douleur extrême, impossible à exprimer.
48Ce travail sur leur contre-transfert semble avoir produit des fruits. Deux tournants importants ont eu lieu. Tout d’abord, lorsqu’on a demandé à l’oncle maternel d’accompagner l’enfant à la consultation; peu après, l’enfant s’est mis à parler de l’oncle, qui rentrait tard, des enfants de l’oncle qui se levaient le matin pour lui dire bonjour avant son départ. Au cours de cette période, le symptôme des yeux révulsés a disparu.
49L’autre fait important est le suivant. Un jour, une éducatrice a donné à l’enfant du thé, dans lequel elle avait ajouté du lait en poudre. L’enfant a apprécié ce breuvage. L’éducatrice demande : quelqu’un t’a-t-il déjà donné de bonnes choses ? Oui, dit l’enfant. Ma mère me donnait du lait. Peu à peu, l’enfant s’est mis à parler de sa mère, qui ressemblait à l’oncle. De ce qu’elle aimait, de ce qu’elle faisait, de ce qu’elle disait.
50C’est ainsi qu’il a commencé à reconstruire une image maternelle et qu’il a pu cesser de « pleurer avec son ventre ».
LA QUESTION DE L’UNITÉ D’UNE THÉORIE DU TRAUMA
51Où en est-on aujourd’hui ? Nous ferons deux constats.
- Le premier concerne les neurosciences et la contribution qu’elles peuvent apporter à la compréhension du trauma. À l’époque de Freud, il fallait reconnaître le caractère psychique du trauma, et la théorie neurologique apparaissait comme une théorie alternative qui ne prenait pas en compte ce caractère psychique. Aujourd’hui les neurosciences sont plus nuancées en ce qui concerne la reconnaissance du fait subjectif, même s’il existe aussi des scientistes bornés qui pensent que la chimie du cerveau suffit à tout expliquer. Mais beaucoup de neurobiologistes ou neurophysiologistes modernes admettent la réalité d’un psychisme complexe et l’importance de la dimension subjective. Des coopérations intéressantes sont donc possibles.
- Y a-t-il trauma et trauma ? D’une part, la psychanalyse postule que le développement psychique de l’humain est structurellement traumatique. Ce sont les traumas vécus et surmontés qui nous construisent. Nous sommes tous « résilients » à un degré quelconque. D’un autre côté, il est bien certain que dans certaines situations extrêmes, que l’on affronte par exemple en temps de guerre et, de façon plus cruelle, en cas de génocide, beaucoup subissent des effractions si considérables qu’ils ne peuvent trouver d’issue et montrent des symptômes de douleur extrême. S’agit-il de traumas d’une autre nature, ou est-ce le caractère extrême de la situation affrontée qui fait apparaître des symptômes si particuliers ?
53Selon notre hypothèse (Bertrand, 1991), le caractère structurel du trauma dans le développement psychique appelle une conception unifiée du trauma. Les différences dans les symptômes (névrose classique, névrose traumatique, symptômes comme le délire, la dépression grave, les toxicomanies, les somatisations) sont liées, d’une part, aux circonstances du trauma, au fait que le danger soit d’origine pulsionnelle interne, ou d’origine externe, comme dans les situations extrêmes, la guerre, le génocide; d’autre part, à l’intensité du trauma, à l’étendue de l’effraction psychique, en relation avec l’état de préparation ou d’impréparation psychique du sujet. La mise hors jeu de la sexualité, de l’éros, va de pair avec la gravité de l’atteinte narcissique. Inversement, lorsque l’éros réapparaît, dans des scénarios de séduction, remplaçant la reviviscence sans fin du trauma, on est sur la voie d’une possible guérison.
54Freud, à la fin du chapitre IV d’Au-delà du principe de plaisir écrit : « Le refoulement peut être défini comme une réaction à un traumatisme, c’est une névrose traumatique élémentaire ». Tout cela conduit à postuler une théorie généralisée du trauma.
BIBLIOGRAPHIE
- BERTRAND M. (1991). La Pensée et le trauma. Paris : L’Harmattan.
- DORAY B. (2000) L’inhumanitaire, Paris, Ed. La Dispute.
- JANET P. (1919). Les médications Psychologiques. Paris : Alcan.
- FREUD S. (1919). Introduction à La psychanalyse des névroses de guerre, Résultats, idées, problèmes. Paris : P.U.F, 1984.
- FREUD S. (1920). Rapport d’expert sur le traitement électrique des névrosés de guerre, Résultats, idées, problèmes. Paris : P.U.F, 1984.
- FREUD S. (1920). Au-delà du principe de plaisir, Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 1981.
- FERENCZI S. (1916). Deux types de névroses de guerre, O.C. II, Psychanalyse 2. Paris : Payot, 1978.
- FERENCZI S. (1919). Psychanalyse des névroses de guerre, O.C. III, Psychanalyse 3, Paris : Payot, 1982.
- FERENCZI S. (1934). Articles posthumes, Réflexions sur le traumatisme, O.C. IV, Psychanalyse. Paris : Payot, 1982.
Mots-clés éditeurs : Dépression, Guerre, Traumatismes, Somatisations, PTSD, Génocides, Délire
Notes
-
[1]
Post-traumatic Stress Disorder.