Notes
-
[*]
Katherine Lévy, Psychologue clinicienne. Service de psychopathologie du Prof. MR. Moro, Hôpital Avicenne (AP-HP), 129 rue de Stalingrad, 93000 Bobigny.
-
[**]
Gesine Sturm, Psychologue clinicienne. Service de psychopathologie du Prof. MR. Moro, Hôpital Avicenne (AP-HP), 129 rue de Stalingrad, 93000 Bobigny.
-
[1]
Service du Pr. Moro – 129 Rue de Stalingrad 93000 Bobigny.
-
[2]
Ces entretiens sont actuellement menés par un thérapeute principal : le Dr. T. Ferradji.
-
[3]
Nous nous sommes appuyées sur le travail de Horvath et Luborsky (1993).
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid
-
[8]
Souvent de même culture, voire de même groupe ethnique.
-
[9]
Rappelons que, dans notre dispositif, seul le thérapeute principal s’adresse directement au(x) consultant(s).
-
[10]
Présentés systématiquement aux patients en début de séance.
-
[11]
cité par Moro (1994).
-
[12]
Ibid
-
[13]
voir Devereux (1980).
1C’est, comme souvent, la Clinique, et plus particulièrement notre pratique en clinique transculturelle qui est à l’origine d’une réflexion sur l’alliance thérapeutique (voir aussi Lévy et de Plaen, 2002). Psychologues cliniciennes, nous travaillons à la «Consultation Transculturelle Avicenne », où nous accueillons, dans ce dispositif multiculturel construit à partir de recherches sur les sociétés traditionnelles [1], des patients et des familles ayant migré.
2Ceux-ci arrivent à notre consultation après un parcours souvent long et difficile, très fréquemment en seconde intention. Ils peuvent nous être envoyés par les intervenants des institutions scolaires, médicales ou sociales. Ils viennent également parfois sur conseil d’autres migrants qui peuvent avoir entendu parler de nous. Les motifs de consultations sont variés; pour exemple, et d’une façon non exhaustive : difficultés des enfants à l’école (dans les apprentissages scolaires, ou de langage, ou bien de compréhension, parfois accompagnés de troubles du comportement), plaintes corporelles de patients chez lesquels de nombreuses explorations médicales n’ont pas permis de dépister une origine organique, troubles « psychologiques » divers (pouvant correspondre à ce que notre nosographie nomme, par exemple : dépression, ou hallucinations et, parfois, délire). Lorsque l’indication de consultation transculturelle n’est pas avérée, un premier entretien d’évaluation est effectué afin d’en évaluer la pertinence [2]. Cette indication est portée lorsqu’il apparaît que la compréhension des difficultés ou des troubles rencontrés par le patient, ainsi que la possibilité d’engager un processus thérapeutique, peuvent être soutenues par la mobilisation de ses représentations culturelles.
3Le groupe thérapeutique est composé d’un thérapeute principal et de co-thérapeutes; d’origines culturelles diverses et de formation psychanalytique, ceux-ci peuvent être de professions différentes (psychologues, psychiatres, anthropologues, pédiatres); à ce groupe, s’ajoutent des stagiaires. Enfin, à ce dispositif, il est souvent nécessaire d’adjoindre un interprète dont le rôle est important.
4Le thérapeute principal a pour fonctions d’initier le récit de l’histoire du patient (histoire individuelle et familiale), et de le soutenir dans le déroulement de sa parole. Interlocuteur unique du patient, il est l’intermédiaire entre le(s) consultant(s) et le groupe, distribuant la parole à ceux des cothérapeutes qui lui en font (discrètement) la demande. Ceux-ci élaborent à partir du discours du patient et de leur contre-transfert, des hypothèses dont l’objectif est d’ouvrir la possibilité pour le patient, de créer des liens porteurs de sens dans l’itinéraire de sa vie. Ces hypothèses sont adressées à haute voix au thérapeute principal selon des formes qui seront détaillées plus loin. Ainsi, le patient, le groupe, et l’interprète entendent une première fois l’hypothèse. Le thérapeute principal, selon ce qu’il perçoit du patient, et estime de l’opportunité de la proposition du cothérapeute, (forme, contenu, temporalité, résistances du patient) peut laisser telle quelle la formulation initiale, demander éventuellement à l’interprète qu’elle soit traduite, ou bien encore décider de la reformuler ou de la compléter.
5Dans la salle de consultation les chaises sont disposées en cercle; les cothérapeutes y sont présents lorsque le thérapeute principal va accueillir le(s) consultant(s).
6Il n’est pas rare qu’au terme d’une première rencontre les thérapeutes éprouvent que quelque chose s’est construit avec le patient et que celui-ci, se sentant en confiance, a pu se livrer à une élaboration. D’autres fois, il peut sembler que cette alliance de travail est quasi pré-existante et d’une facilité surprenante. D’autres fois encore, la première séance s’achève sur un doute : celui d’avoir ou pas réussi à créer avec le patient un lien suffisant pour continuer le travail.
7Sur quoi repose ce ressenti ? Qu’est-ce qui se trouve à l’œuvre dans cette alchimie de la rencontre avec le patient et les thérapeutes, et permet le travail thérapeutique ? Quelles en seraient, enfin, les spécificités en clinique transculturelle, sont quelques-unes des interrogations à la source de ce travail.
AUX ORIGINES... FREUD
8L’alliance thérapeutique a donné lieu à de nombreux travaux reflétant la diversité des courants théoriques qui se sont intéressés à la question [3]. Dès les « Études sur l’Hystérie » avec Breuer, Freud mentionne le « besoin d’avoir la collaboration du patient avec la thérapie ». Puis, en 1912, il évoque la valeur d’une « compréhension sympathique » par l’analyste pour permettre à la part « saine » du moi du client de former un attachement positif à l’analyste.
9En 1916-1917, Freud évoque la « compliance » du patient avec la situation analytique. Par ces termes de compliance et de collaboration Freud se référait aux aspects actifs et passifs de la capacité du patient à s’engager et à se soumettre au processus analytique, à se livrer à l’association libre, et à développer le transfert.
10Puis, en 1937, Freud parle d’alliance ou « pacte de l’analyste avec l’ego du patient ». Soulignons que pour Freud, c’est l’ego du patient qui « collabore et se conforme même si ses motifs demeurent inconscients ». De la même façon que le pacte est établi avec « l’ego » du patient, Freud utilise le terme d’alliance pour clarifier la nature du contrat psychologique entre le patient et l’analyste qui doit être établi afin que l’analyse puisse avoir lieu : « Le Moi malade nous promet la plus complète sincérité... nous assurons le patient de la plus grande discrétion et plaçons à son service notre expérience en interprétant le matériel influencé par l’Inconscient ». Les apports des auteurs ultérieurs sont riches et variés. Rogers (1957) souligne, par sa théorie « centrée sur le patient », l’importance que l’empathie du thérapeute avec son patient peut prendre dans le travail thérapeutique. Ici, c’est la perception par le client du thérapeute comme empathique, qui est associée aux résultats les plus positifs. Greeson (1965) [4], à partir du concept d’une collaboration basée sur la réalité, amena le terme « d’alliance de travail », et proposa un modèle de trois composantes : transfert, alliance de travail, relation réelle.
11Cette conceptualisation avait aussi été enrichie des données amenées plus tôt par Bibring (1937) [5] qui suggérait que la situation thérapeutique représente « une nouvelle relation d’objet » (reprise ultérieurement par Bowlby, 1988).
12Enfin, Luborsky a insisté sur l’aspect dynamique plutôt que statique de l’alliance thérapeutique. Il a distingué, selon les phases temporelles de la thérapie, deux types d’alliance « aidante » :
- « celle de “type 1”, plus évidente en début de thérapie, et qui semble plus être déterminée par la possibilité de contenance offerte par le thérapeute. »
- celle de type 2, plus spécifique des phases tardives du traitement : « dans le sens de travailler ensemble dans un combat contre ce qui entrave le patient », « dans une responsabilité partagée pour atteindre les buts du traitement » (Luborsky, 1976).
13 Ultérieurement, les auteurs débattent du rapport entre alliance thérapeutique et transfert. Certains théoriciens postulent l’alliance thérapeutique comme construction différente du transfert, d’autres maintiennent que tous les aspects de la relation patient/thérapeute sont des manifestations de la névrose de transfert et à interpréter comme telle. Pour Zetzel [6], l’alliance thérapeutique s’établirait à partir de la « composante non névrotique » de la relation client/thérapeute. Selon cet auteur, dans une analyse « réussie », le patient oscille entre des périodes où la relation est dominée par un des types de relation : transfert ou alliance, et l’alliance thérapeutique un pré-requis avant d’explorer le matériel inconscient. Cependant, quel que soit le type de thérapie, les auteurs s’accordent pour considérer l’alliance thérapeutique comme bon prédicteur de l’évolution du processus thérapeutique. De l’ensemble de ces travaux, nous avons retenu deux définitions complémentaires et qui reflètent bien les pensées actuelles sur l’alliance thérapeutique [7] :
14La conception de Levy S. (1990) qui définit l’alliance comme « une relation de travail en cours entre le thérapeute et le patient, dans laquelle les deux tentent de comprendre et de modifier les difficultés du patient ».
15Celle de Bordin (1989) conception trans-théorique et dyadique (au sens ou cette définition intéresse la dyade thérapeute/patient) de l’alliance de travail consistant en un accord sur les tâches, les buts, et le développement du lien thérapeutique. Dans ce travail, nous nous sommes demandées comment s’établit l’alliance thérapeutique dans notre cadre de thérapie transculturelle. Sur quel type d’intervention se construit-elle ? Quelles en seraient les spécificités ? Pour aborder ces questions, nous présenterons ici quelques éléments des deux premières séances d’un suivi.
16Cas Clinique : Mme C.
Madame C., âgée de 40 ans, d’origine haïtienne, vient seule
à la consultation. Elle a été adressée par son neurologue. Elle
l’avait consulté pour des fourmillements dans la tête qui apparaissent de façon irrégulière. Depuis que ces sensations se sont
manifestées, Madame C. se sent fatiguée, elle a du mal à se
concentrer et elle change d’humeur d’un instant à l’autre.
Comme aucun fondement neurologique n’a pu être trouvé, le
neurologue traitant a adressé Madame C. à un psychiatre du
service. Supposant que les plaintes de Madame C. pourraient
être mieux comprises dans un cadre qui tient compte des représentations culturelles que les patients amènent, ainsi que des
difficultés liées à leur trajectoire migratoire, celui-ci a proposé
un suivi en groupe transculturel. (Le dispositif, dans sa modalité groupale doit avoir été expliqué au préalable au patient par
l’équipe qui l’adresse et/ou par le psychiatre qui a fait l’évaluation). Soulignons que Madame C. parle couramment le français.
Lors de cette première séance, nous avons donc pensé que la
présence d’un interprète n’était pas indispensable.
17Dans le tissage des liens, la présentation du groupe prend une place importante : elle donne l’occasion à la patiente d’écouter les voix de tous, d’échanger éventuellement des regards ou des salutations, fait qui facilite le contact avec les co-thérapeutes au cours de la consultation.
18Suit une étape plus ou moins longue où l’entretien prend la forme d’un dialogue (entre le thérapeute principal et la patiente) qui se construit d’abord autour des plaintes qui l’ont amenée à consulter. Madame C. décrit alors qu’elle sent « des fourmis qui marchent dans la tête ». Ces sensations viennent de façon imprévisible et irrégulière « une fois par semaine, par jour, par heure; ça peut être le jour ou la nuit ». Quelques jours après la première manifestation des fourmillements, Madame C. a occasionné un petit accident, tant son attention était détournée par ces sensations bizarres. Depuis, elle n’ose plus prendre sa voiture.
19Dans un deuxième temps, le thérapeute principal commence à explorer les premiers éléments concernant l’histoire migratoire, la famille d’origine de Madame C. et sa vie actuelle en France. On apprend que Madame C. a grandi en Haïti, dans une famille modeste. Elle est la troisième d’une fratrie de neuf enfants. Pourtant, c’est elle la première à être partie. « J’étais jeune, je voulais gagner de l’argent » commente-t-elle. D’abord elle est allée en Guyane où elle a rencontré son mari, lui aussi haïtien. Quelques années plus tard, les deux se sont décidés à migrer en France, c’était il y a vingt ans. Pendant tout ce temps, Madame C. envoyait de l’argent pour soutenir sa famille en Haïti. Depuis la migration, Madame C. est rentrée seulement deux fois en Haïti « parce que c’est très cher ». Actuellement, plusieurs frères et sœurs se sont installés en France ainsi que la mère qui vit chez la sœur de Madame C. Le père est décédé. Madame C. et son mari vivent en banlieue avec leurs deux enfants, un garçon de 18 ans et une fille de 17 ans.
20Madame C. semble avoir du mal à parler de son passé et surtout du temps d’avant la migration. Comme pour se rassurer, elle souligne qu’elle ne croit pas que sa souffrance soit une « maladie du pays ». Elle cherche une solution pour sa souffrance dans « la médecine moderne ». Pourtant, les médecins lui disent « qu’elle n’a rien ». Pour « leur épargner des soucis », elle n’a parlé à personne dans la famille de sa souffrance jusqu’à maintenant.
21Toute cette première partie de l’entretien est menée avec une grande prudence et en respectant la réticence de Madame C. à parler de son passé. Dans un deuxième temps, les co-thérapeutes interviennent et formulent des images ou des histoires pour déclencher un processus d’association. Deux images ont pris une place importante dans cette consultation : l’image de « la tête intérieure » et l’image de « la fourmi ». L’image de la fourmi a été introduite pour parler des moments difficiles que Madame C. a passé : en parlant de la fourmi qui porte un poids important par rapport à sa taille, on a reconnu les efforts de Madame C. ainsi que sa souffrance. On a aussi parlé des chemins que les fourmis construisent en marchant. On pouvait ainsi faire référence aux voyages de Madame C. et aux liens qu’elle entretient avec des endroits divers. Sur la base de ces images, Madame C. a pu faire le premier lien entre sa souffrance actuelle et son passé en Haïti : elle nous dit que les fourmis qu’elle « sent marcher sous sa peau lui rappellent les fourmis de là-bas ».
22La deuxième image a pris une place assez différente. Cette image était introduite par une cothérapeute africaine. D’abord, celle-ci a précisé qu’elle vient du Golfe de Bénin, de l’ancienne « Côte des Esclaves ». Elle souligne que beaucoup de personnes de cette région ont été déportées aux Amériques à l’époque de la traite des esclaves. Ensuite, elle parle de l’importance symbolique de « la tête intérieure » dans les cultures du Golfe du Bénin. Elle raconte que la « tête intérieure » contient la « force vitale » d’une personne. Par cette image et les liens qu’elle avait établis dans son introduction, elle fait allusion aux religions afroaméricaines, très vivantes en Haïti. La conception de la force vitale prend une place importante dans les religions afro-américaines imprégnées par les religions du Golfe du Bénin, et elle est très présente dans le vaudou haïtien. La co-thérapeute africaine se positionne donc comme quelqu’un qui connaît les racines africaines du vaudou, mais aussi comme une femme qui a atteint l’âge de pouvoir parler de ces choses. En même temps, la co-thérapeute formule son intervention d’une façon qui permet à Madame C. de rejeter son allusion : elle dit « Je ne sais pas ce qu’on dit en Haïti, mais chez les Evé du Togo, on parle de la tête intérieure ». Madame C. ne reprend pas cette image, sa réponse est brève, presque sèche : « non, ça ne m’évoque rien. » Quand un autre co-thérapeute reprend cette image, en évoquant la possibilité que « quelqu’un aurait pu déposer quelque chose dans la tête de Madame C. » (allusion à la transmission d’un don ou bien à une attaque de sorcellerie), Madame C. reprend cette allusion en disant « je ne crois pas que quelqu’un voulait me faire du mal ». Avant de partir, nous avons remarqué que Madame C. serrait les mains de chacun des membres du groupe, mais aussi qu’elle évitait le regard de la co-thérapeute africaine, passant très vite devant elle.
23Cette première consultation a provoqué dans l’équipe le sentiment qu’il fallait « aller doucement », surtout par rapport aux éléments liés à son passé du temps avant la migration. Dans un souci de respect des résistances de Madame C. à aborder ce qui évoque Haïti, nous avons choisi de différer la présence d’un interprète pour la séance suivante. Les possibilités offertes par l’interprète [8] de s’exprimer en langue maternelle (ou de grande proximité) étant souvent précieuses mais amenées trop tôt peuvent être vécues comme intrusives par certains patients. Le groupe est resté avec le doute que l’alliance ait pu être mise en place.
24Lorsque nous la revoyons à la deuxième consultation, Madame C. nous surprendra par des énoncés à fort contenu transférentiel par rapport à l’ensemble du groupe. Elle pourra alors aborder des souvenirs très douloureux de son enfance, de carence affective et de maltraitance ainsi que des sentiments de culpabilité et d’inquiétude concernant la transmission par rapport à ses enfants. Mais elle peut partager un souvenir positif : celui de sa sœur avec qui elle maintient un lien très fort. Elle a pu enfin, évoquer l’histoire de sa migration et les craintes de sorcellerie qui avaient marqué le temps d’avant son départ.
ANALYSE DES ÉLÉMENTS CONTENUS DANS CETTE CONSULTATION
25Nous avons, dans notre analyse, dissocié les éléments généraux, reflet de l’universalité psychique, de ceux, plus spécifiques d’une singularité culturelle. Malgré son côté artificiel, ces deux aspects étant liés, non opposables et complémentaires, il nous a semblé que cette distinction était de nature à rendre plus clair notre propos.
26L’environnement sécurisant: procuré par le dispositif et le groupe et parmi lesquels nous avons distingué plusieurs composantes. Rappelons les travaux de Winnicott sur l’importance de la qualité de l’environnement précoce dans l’établissement du lien et de la confiance. Ceci ayant d’autant plus d’importance avec cette patiente, que ce type d’environnement lui fit cruellement défaut. Dans cette qualité de «l’environnement» entre également la perception de l’empathie que Madame C. nous exprime dès le début de cette deuxième rencontre sur un mode transférentiel : « ici je me sens aimée, vous m’écoutez ». Le groupe continuera à manifester cette empathie tout au long de cette séance. Les co-thérapeutes exprimant leur perception de la tristesse de Madame C., tristesse qui « revient » lors de l’évocation de son enfance, de sa souffrance et lui feront aussi part de leur perception de sa frayeur d’enfant, ce qui lui permet de verbaliser des affects longtemps réprimés. Madame peut expérimenter que le groupe peut entendre son histoire, mais aussi reconnaître ses émotions.
27Les interventions des thérapeutes ont souvent comporté un renforcement positif, dont l’intérêt est non négligeable, chez cette femme dont le narcissisme fut tant mis à mal. La force et le courage de Madame C., autant dans son enfance que dans la migration, ainsi que sa préoccupation toute maternelle concernant le bien-être de ses enfants, furent de nombreuses fois mises en valeur. Au fur et à mesure qu’ont commencé à se retisser les fils de la mémoire, que les liens entre les événements et les émotions du passé se renouaient, que les souffrances longtemps maintenues sous le joug du silence s’exprimaient, Madame a pu « réouvrant » sa mémoire, reconquérir une possible pensée, et sa parole a semblé acquérir une densité.
28Au cours de ce cheminement la dimension du respect de la temporalité du patient a, selon nous, beaucoup contribué à rassurer Madame C. quant à la possibilité qui lui était accordée d’aborder des éléments de son parcours, difficiles et/ou inquiétants, à son rythme. « Ce n’est pas encore le temps de parler de cela » nous dira parfois Madame C.. Mollica et Lavelle (1988) ont articulé cette « philosophie » comme : « un peu, beaucoup, sur une longue période de temps ». Dans ce travail de mémoire, lorsque MadameC. se souvenait de sa sœur, seule personne à lui avoir dit qu’elle l’aimait et rare évocation positive du passé, Madame C. s’est illuminée. Ce type de moment nous paraît important. Sans que cela soit tout à fait superposable, il nous évoque un article de Averill (1997) dans lequel cet auteur souligne toute l’importance d’aider le patient à « retrouver (au sens de se ressaisir, recouvrer) une expérience préverbale d’une mère bonne, qui, souvent, solidifie l’alliance thérapeutique et favorise des résultats, particulièrement chez les patients ayant des vécus précoces traumatiques ». Étayée par le groupe, respectée dans ses résistances et sa temporalité subjective, laissée libre d’accepter ou de rejeter les hypothèses culturelles étiologiques, Madame C. a pu se rassurer et mettre en travail les éléments de la première consultation. Lors de notre deuxième rencontre, elle a pu continuer, avec le groupe, à co-construire un récit porteur de sens. Examinons à présent les éléments de notre consultation, qui, pour Madame C., rencontrant sa singularité culturelle ont pu, selon nous, contribuer à l’établissement de l’alliance thérapeutique. Nous avons précédemment mis l’accent sur l’importance de fournir un cadre sécurisant. Nous pensons que le thérapeute principal [9], par sa fonction dereformulation, parfois d’atténuation, parfois de renforcement du trait ou de l’image, contribue fortement à renforcer le sentiment de protection et d’étayage nécessaire et préalable à l’établissement de l’alliance. La multiculturalité ainsi que les origines diverses des thérapeutes [10], a signalé d’emblée à notre patiente un espace métissé susceptible d’entendre et accueillir « les choses d’ici et de là-bas ». Cette multiculturalité du groupe peut faciliter l’expression de thématiques comme l’ethnicité, l’identité culturelle, ou bien encore le vécu migratoire.
29En ce qui concerne le type d’intervention des thérapeutes, certaines hypothèses furent souvent proposées à Madame C. sous forme « d’analogies propositionnelles» (voir Blanchet et Nathan, 1989) [11] lesquelles contiennent « des liens logiques entre des univers apparemment disjoints » et lui ont permis de faire des liens entre les événements du passé et du présent, l’ici et le là-bas. Nous soulignons ici toute l’importance de la transformation par les thérapeutes des hypothèses cliniques en images. Production « d’images », dans deux perspectives souvent complémentaires : celle de faire saisir à la patiente leur empathie et lui fournir un étayage; celle aussi (et surtout) de fournir à nos patients une autre possibilité d’élaborer et de faire des liens dans leur histoire. À l’intérieur des productions métaphoriques, outil majeur de notre travail en thérapie transculturelle, l’implicite (Moscovici, 1986) [12] et l’ambiguïté occupent une place essentielle en permettant aux patients d’accepter ou de rejeter l’hypothèse proposée et de se référer à un codage culturel connu. La dimension implicite permet d’explorer les niveaux sous-jacents du discours explicite des patients. Comportant un codage culturel qui leur est souvent familier ou pertinent, elle permet de proposer à nos patients un « retissage » de leur histoire par des représentations qui portent le sens dont ils ont le savoir.
30Ainsi, dans la première séance, l’image de la tête intérieure. Cette image, a permis aux co-thérapeutes de faire allusion à des thématiques angoissantes pour Madame C. et de lui ouvrir des premières possibilités de transformation et d’intégration. Elle a permis d’introduire des éléments pouvant susciter une élaboration sur la transmission intergénérationelle, mais aussi sur le niveau religieux et les craintes de sorcellerie, chez une patiente abordant son histoire avec difficulté. Lorsque le thérapeute perçoit ainsi certaines de ses propositions comme potentiellement déstabilisantes, il use d’une formulation prudente : « c’est comme si »; « c’est moi qui voit les choses comme ça ».
31Ce type d’énoncé signalant à la patiente que son histoire suscite des émotions et des représentations chez les thérapeutes et que les propositions qui lui sont faites le sont à partir de leur subjectivité, leur expérience professionnelle, et leurs propres représentations culturelles, ce que nous nommons contre-transfert.
32Contre-transfert s’entendant non seulement au sens large [13] mais aussi, et tout particulièrement dans notre dispositif, contretransfert culturel qui trouve à s’accrocher aux éléments culturels. Il est souvent difficile au plan de la position intérieure du thérapeute, car lui demandant d’aller plus loin dans la connaissance de la culture de l’autre tout en veillant à ne pas rester fixé à des éléments anthropologiques figés. Dans la construction de l’alliance thérapeutique et les processus de son maintien, le thérapeute en clinique transculturelle est en oscillation entre ces deux pôles. Le fruit de la réussite (jamais acquise), à ce délicat exercice d’équilibriste est, pour le patient la reprise des processus de pensée et sa capacité à faire des liens dans son histoire.
33En conclusion, ces deux séances nous ont paru illustratives de nombre de nos premières consultations. Les éléments que nous en avons dégagés nous amènent à souligner la richesse des outils dont nous disposons en consultation transculturelle, sans minimaliser ceux de la psychanalyse, dans la constitution de l’alliance thérapeutique. Dans ce processus dont nous tenons à souligner l’aspect dynamique, aux apports inhérents au cadre tel que nous l’avons décrit, se conjuguent les outils singuliers que sont l’anthropologie et le contre-transfert culturel. Ils impliquent pour le thérapeute d’avoir à se maintenir dans une position de recherche active tant sur un savoir sur la culture du patient, que sur ses propres représentations par rapport à cette culture. Cette position intéressant aussi la pertinence des éléments culturels dans la trajectoire individuelle du patient et la force de son lien avec la dimension de l’Histoire.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Notes
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[*]
Katherine Lévy, Psychologue clinicienne. Service de psychopathologie du Prof. MR. Moro, Hôpital Avicenne (AP-HP), 129 rue de Stalingrad, 93000 Bobigny.
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[**]
Gesine Sturm, Psychologue clinicienne. Service de psychopathologie du Prof. MR. Moro, Hôpital Avicenne (AP-HP), 129 rue de Stalingrad, 93000 Bobigny.
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[1]
Service du Pr. Moro – 129 Rue de Stalingrad 93000 Bobigny.
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[2]
Ces entretiens sont actuellement menés par un thérapeute principal : le Dr. T. Ferradji.
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Nous nous sommes appuyées sur le travail de Horvath et Luborsky (1993).
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[4]
Ibid.
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[5]
Ibid.
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[6]
Ibid.
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Ibid
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Souvent de même culture, voire de même groupe ethnique.
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[9]
Rappelons que, dans notre dispositif, seul le thérapeute principal s’adresse directement au(x) consultant(s).
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[10]
Présentés systématiquement aux patients en début de séance.
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[11]
cité par Moro (1994).
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[12]
Ibid
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[13]
voir Devereux (1980).