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Article de revue

Les psychothérapies analytiques : une analyse face à face ?

Pages 9 à 21

Notes

  • [1]
    Winnicott D.W. (1969) « La théorie de la relation parent-nourisson », De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot éd., p. 249. Dans ce passage Winnicott commente la fameuse note de Freud dans « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques » concernant le nourrisson et les soins maternels (« On m’objectera à bon droit qu’une telle organisation qui est entièrement soumise au principe de plaisir et qui néglige la réalité du monde extérieur ne pourrait pas se maintenir en vie, ne fut ce qu’un instant, de sorte qu’elle n’aurait absolument pas pu apparaître. Mais l’utilisation d’une fiction de ce genre se justifie quand on remarque que le nourrisson, à condition d’y ajouter les soins maternels, est bien près de réaliser un tel système psychique ».) À cela Winnicott ajoute que la remarque de Freud donne pour acquis les aspects les plus précoces des soins maternels et qu’il se réfère par conséquent au « stade suivant ».
  • [2]
    Pour un développement plus approfondi de cette question, cf. notre Freud et la question des origines, op. cit., en particulier la première partie : « L’Esquisse et l’origine maternelle », 13-95.
  • [3]
    « Dans sa position intermédiaire entre ça et réalité, il n’est que trop souvent soumis à la tentation de devenir complaisant, opportuniste et menteur, un peu comme un homme d’État dont les vues son justes mais qui veut gagner les faveurs de l’opinion publique. »

1Les psychanalystes font de plus en plus fréquemment le constat que leur pratique est constituée d’un nombre important de cures en face-à-face: cela tient sans doute à l’élargissement des demandes d’analyse, à l’élargissement parallèle du domaine de travail des analystes, de la pratique privée à la pratique dans le secteur public au sein des diverses institutions de soins. Cela tient surtout, nous semble-t-il, à l’approfondissement de la théorie et de la pratique analytique, ou, plus précisément, de la technique psychanalytique au sens freudien, en tant que théorie de la pratique, théorie du maniement du transfert. Dans ce parcours d’approfondissement, Ferenczi et Winnicott occupent une place de choix, tous les deux pour la grande liberté de pensée et de pratique dont ils ont su faire preuve. Liberté, par ailleurs, solidement alliée à l’effort de théorisation et de partage des pensées et des pratiques, ce qui est peut être pour un analyste le seul garant d’un arrimage tiers de cette liberté de pensée et de pratique, hors de sa propre névrose infantile, ou, en tout cas, en élaboration permanente de celle-ci.

FERENCZI ET LES MODIFICATIONS TECHNIQUES

2On connaît la recherche de Ferenczi sur la technique psychaalytique, les modifications qu’il a proposées dans le combat permanent qu’il acceptait de mener contre le refoulement, la mise en acte, le clivage, la répétition. On sait aussi combien il a été attentif aux répétitions en acte du trauma provoquées par le cadre analytique lui-même et par l’attitude de neutralité prônée par Freud et suivie selon lui de manière imitative et creuse par ses disciples. Face à la répétition transférentielle, Ferenczi gardait l’espoir en une métapsychologie du transfert, une théorie du transfert qui puisse, à l’instar de la métapsychologie freudienne du fonctionnement psychique, dégager les voies royales pour le maniement de celui-ci. Ce fut l’œuvre de sa vie, restée largement inachevée.

WINNICOTT ET LE FIRST BEING

3Autre fut la démarche de Winnicott (1969). Son interrogation s’est portée non pas directement sur le transfert mais sur « ce qu’il (Freud) considér(ait) comme admis : les aspects plus précoces des soins maternels. » [1] Grâce à cette exploration, il a pu penser cette dimension du « first being », d’abord exister, cette difficile construction du moi et du sentiment d’existence, si douloureusement en question non seulement dans la psychose mais jusqu’au cœur de la normalité (rappelons-nous sa théorisation du faux self). Il a pu ainsi jeter les bases pour une pensée de la fonction maternelle, en tant qu’ouverture symbolisante et mise en place des modalités basales de symbolisation, si précieuse pour élargir et approfondir notre conception du transfert.

AMÉNAGEMENTS DU CADRE OU PSYCHOTHÉRAPIE ANALYTIQUE ?

4Depuis Winnicott, les analystes ont davantage pu mesurer le fait que le dispositif analytique divan-fauteuil suppose une sécurité de base suffisante pour que soit accepté et mis à profit ce qu’implique le divan : essentiellement la capacité de supporter l’angoisse liée à la passivité et à la perte de contrôle visuel; la capacité de supporter l’absence et la séparation; la possibilité de se laisser aller à sa pensée, aux associations libres, ce qui suppose une confiance dans les processus de pensée et une relative différenciation entre la réalité et le fantasme. Le témoignage poignant de Margaret I. Little sur son analyse avec Winnicott souligne fortement la prégnance de ce défaut de sécurité de base : «…mes problèmes réels étaient liés aux notions d’existence et d’identité : je ne savais pas ce que « moi-même » était, la sexualité (même si on en a conscience) ne pouvait qu’être hors de propos et sans signification aucune tant que l’on n’était pas assuré de sa propre existence, de sa survie et de son identité. » (1986) Winnicott sut entendre ce sentiment de non existence. Il ne proposa pas une psychothérapie psychanalytique, mais les « aménagements du cadre » furent nombreux. Il nous semble préférable, quant à nous, de reconnaître la violence que peut engendrer le dispositif analytique, actualisant des angoisses insoutenables, et proposer alors une psychothérapie psychanalytique plutôt que d’avoir à pallier cette violence par des aménagements du cadre, toujours problématiques, car souvent chargés de mouvements transférentiels et contre-trans-ferentiels quasiment inextricables.

QU’ENTENDRE ALORS PAR PSYCHOTHÉRAPIE PSYCHANALYTIQUE ?

5Nous dirions que la psychothérapie psychanalytique et la psychanalyse se fondent toutes les deux sur le transfert, mais qu’elles convoquent un « dosage » différent des modalités transférentielles par le dispositif qui les sous-tend. Dans cette perspective, on pourrait d’ailleurs parler d’analyse en face-à-face comme le fait D. Anzieu, pour distinguer d’une manière plus nette cette pratique des autres psychothérapies d’une part et d’autre part pour bien souligner que l’adjectif psychanalytique n’est pas un ajout qui donnerait une simple coloration particulière au terme psychothérapie.

6Pour expliciter les modalités différentielles du « dosage » dont il est question, il est nécessaire d’abord de préciser ce que mettent en jeu les deux dispositifs, divan-fauteuil et face-à-face.

LE DIVAN-FAUTEUIL

7Il est hors de doute que le dispositif psychanalytique présentifie l’absence, le manque et par là laisse place au jeu des représentations (ce qui n’est pas « présenté » aux yeux mais « re-présenté » aux yeux de l’esprit), et à leurs potentialités symbolisantes. Par là est favorisé l’accès à ces représentations particulières que sont les fantasmes. La sexualité est dès lors convoquée ouvrant la voie à l’interprétation de la névrose infantile. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici la phrase de Freud définissant la psychanalyse : « Rigoureusement parlant – et pourquoi n’en parlerait-on aussi rigoureusement que possible – ne mérite d’être reconnu psychanalyse correcte que l’effort analytique qui a réussi à lever l’amnésie qui dissimule à l’adulte la connaissance des débuts de sa vie infantile (c’est-à-dire la période qui va de la seconde à la sixième année). On ne le dira jamais assez fort et on ne le répétera jamais assez souvent parmi les psychanalystes. Les motifs pour lesquels on ne tient pas compte de cet avertissement sont certes compréhensibles. On aimerait bien obtenir des résultats pratiques en un temps plus court et avec moins de peine…En mettant l’accent sur l’importance des premières expériences vécues on ne sous-estime pas pour autant l’influence des expériences plus tardives; mais les impressions de la vie qui viennent après parlent assez fort dans l’analyse par la bouche du malade, alors que c’est au médecin d’élever la voix en faveur du droit de l’enfance. » (Freud, 1919)

LORSQUE LA PERCEPTION FONCTIONNE COMME UNE HALLUCINATION

8L’expression est forte : élever la voix en faveur de l’infantile. Et telle est sans doute la fonction de l’analyste, que ce soit d’ailleurs en psychanalyse ou en psychothérapie analytique. Seulement en psychothérapie psychanalytique, l’analyse de l’infantile est rarement un temps premier, et ce parce que l’infantile n’est pas seulement en jeu dans les représentations refoulées, mais peut infiltrer les perceptions actuelles du sujet. Une des indications majeures du travail en face-à-face est justement celle-ci : le fait que la perception fonctionne comme une hallucination. C’est alors tel pan entier de la vie du sujet qui fonctionne sur le modèle du rêve et des processus primaires. À ce propos la conception freudienne de la perception est très intéressante : la conscience perceptive n’est pas une donnée immédiate, puisque elle implique le fait que la perception soit retrouvée au terme de tout un parcours de l’excitation qui, de l’extrémité sensorielle à la conscience, traverse les processus primaires pour se lier secondairement (Balestrière, 1998). La perception n’est effectivement perçue que grâce à cette traversée de l’imaginaire, pourrait-on dire. C’est pourquoi elle peut ne pas se lier secondairement et fonctionner comme une hallucination. Ainsi un objet absent ou présent dans la pièce, un bruit même anodin, une expression du visage, un mouvement, ou une parole, une intervention, une interprétation…peuvent fonctionner comme une image onirique, ou comme une image de cauchemar, condensant un fantasme le plus souvent à portée identifiante : être un déchet, être abandonné, être rejeté, être objet d’intrusion, être fautif, être jeté hors de ce monde. Un fantasme où se dit la précarité du lien à l’autre. D’où l’importance de pouvoir s’appuyer sur ce qu’offre le dispositif du face-à-face : la présence et le lien visuel.

9Il nous faut donc préciser quels sont les ressorts du dispositif en face-à-face, car les propriétés symbolisantes du lien en présence sont largement sous-estimées.

L’ÉPROUVÉ D’ACTIVITÉ ET LE MOI EN TANT QU’AGENT

10Du côté du sujet en psychothérapie, le lien visuel préserve l’éprouvé d’activité, le fait de se sentir actif et un tant soit peu en prise sur la situation actuelle. Cela a tout son poids lorsque la question essentielle du sujet concerne « l’existence », pour reprendre le terme de Margaret I. Little, ou le moi, pour revenir à la notion freudienne. Mais qu’est-ce le moi ? La notion est suffisamment complexe pour qu’il soit nécessaire d’expliciter ce que nous retenons comme essentiel au regard de ce qui nous préoccupe. Nous suivrons donc de manière privilégiée l’un des axes de la conception freudienne du moi, à savoir l’axe selon lequel le moi est le nom de l’agent qui produit et est à la fois produit par l’acte qu’il pose, acte qui consiste en opérations de différenciation, de délimitation, voire de défense. Nous pensons au moi de l’Esquisse, qui n’est défini que par l’acte qu’il effectue, acte appelé d’inhibition, conçu comme investissement latéral qui arrête, inhibe la pente de l’appareil psychique vers l’hallucination. Mais nous pensons aussi au moi de l’article L’inconscient, ce moi naissant créé par l’acte primordial de contre-investissement à la base du refoulement originaire. Le refoulement originaire est peut-être, en effet, le moment théorique privilégié qui permet de saisir, dans sa forme radicale, l’idée freudienne qui veut que c’est l’acte qui crée l’agent. C’est à la faveur de cet acte qu’est le contre-investissement que quelque chose se trouve avoir une fonction qui le définira, aprèscoup, comme moi.

LES ANGOISSES DU MOI

11Le moi est dans ce sens un « être de frontière »(Freud, 1923), point théorique fondamental qui permet de saisir en quoi il est le lieu de l’angoisse : étant l’agent d’opérations de délimitation, le moi court sans cesse le risque d’être débordé ou de déborder. Il faut convoquer ici le modèle de la vésicule protoplasmique, promu par Freud dans Au-delà du principe de plaisir, où il est démontré que le monde extérieur et l’appareil psychique sont dans un tel rapport que le risque est présent d’un débordement réciproque : de l’appareil psychique vers le monde extérieur au moyen de la projection; du monde extérieur vers l’appareil psychique au travers de la douleur et du trauma. Et c’est l’angoisse qui joue le rôle d’une sorte de pare-excitation interne qui met en alerte le moi face au danger de débordement par l’extérieur. Freud nous invite à penser une sorte de fonctionnement normal de l’angoisse comme pare-excitation interne. Cela ne donne que plus de relief au fonctionnement pathologique de l’angoisse, de l’angoisse du moi qui est toujours une angoisse de débordement. Rappelons-nous les mots de Freud : « Ce que le moi redoute du danger extérieur et du danger libidinal dans le ça, on ne saurait le préciser; nous savons que c’est le débordement ou l’anéantissement, mais on ne peut le concevoir analytiquement. » (id.)

12Les deux angoisses fondamentales du moi sont en effet l’angoisse de séparation et l’angoisse d’intrusion : les angoisses de perte, de vide, d’anéantissement et les angoisses d’effraction, d’être contrôlé dans son monde interne, d’être sous influence. Nous aimerions reprendre ici la pensée d’une jeune femme en psychothérapie analytique qui nous a beaucoup appris sur l’angoisse d’intrusion : elle regardait chaque objet de la pièce, elle nous regardait, attentive à notre expression, à notre position corporelle; elle évaluait la qualité du silence, un bruit, même au lointain, la dérangeant massivement; elle soupesait ainsi chaque élément en nous disant qu’elle avait besoin d’espace. Et ce n’était que lorsqu’elle avait le sentiment d’avoir de l’espace qu’elle pouvait commencer son travail associatif, très prudemment et toujours en alerte.

L’ESPACE DU MOI

13Nous retenons cette idée d’espace qui rejoint d’ailleurs l’idée freudienne d’une topique de l’appareil psychique. L’activité psychique produit et est le résultat d’une différenciation de lieux psychiques, de sorte que la notion d’espace peut métaphoriser de manière appropriée les conditions nécessaires à l’activité du moi. Le moi a besoin d’espace pour effectuer ses opérations. Pensons à la métaphore freudienne des antennes vers le monde extérieur, selon laquelle «…le moi envoie périodiquement dans le système de perception des petites quantités d’investissement grâce auxquelles il déguste les stimuli extérieurs pour, après chacune de ces incursions tâtonnantes, se retirer à nouveau. » (Freud, 1925) L’activité du moi est donc une activité discontinue, qui implique des mouvements d’avancer et de se retirer. Cela permet de penser que l’espace nécessaire à l’activité du moi peut être aboli ou fortement réduit, ce dont témoignent les angoisses de séparation et d’intrusion lorsqu’elles sont massivement présentes.

ÊTRE UNIQUE

14Considérons l’angoisse de séparation. Pour que la séparation soit un manque fantasmable et non pas un vide anéantissant, il faut que des processus d’intériorisation aient eu lieu, sédimentant les incorporations fondatrices de l’auto-érotisme et du narcissisme primaire. Encore une fois c’est aux sujets en thérapie analytique que nous voudrions donner la parole lorsque, le plus souvent après quelques années de thérapie, ils peuvent faire place à l’éprouvé transférentiel de se sentir unique pour l’analyste. Ils nous disent alors : « je sais bien que vous avez d’autres patients, mais je me sens unique pour vous. » C’est un moment important qui signe le dépassement possible des angoisses d’abandon et de séparation, puisque ce n’est qu’en élaborant cet éprouvé en fantasme qu’on peut accepter la séparation et intérioriser ses effets structurants. Nous suivons tout à fait Jacques André (199) lorsqu’il affirme : « Au bébé, futur patient borderline (celui pour qui l’analyste est la mère), il n’aura jamais été possible d’« affirmer », avec les accents assurés du triomphe : Je suis le sein ! – formule dont je ferai volontiers pour ma part le fantasme fondateur du narcissisme primaire : je suis le sein donc je suis […] Être est une abréviation de être-aimé. La question de l’existence en psychanalyse n’est pas existentielle, elle est sexuelle : exister pour qui ? pour l’amour de qui ? Sans doute n’est-ce qu’à ce prix qu’elle peut devenir analysable. » Et en effet si l’absence fonde la représentation c’est parce que l’objet était préalablement là, investi et investissant. La représentation n’est efficiente que sur fond de présentation. De même le manque n’est structurant que parce qu’il n’est pas le vide : quelque chose peut être conservé de l’objet dont on manque. Le face-à-face est dès lors indiqué lorsqu’est indiquée la présence, non seulement dans ce qu’elle comporte de préservation d’une certaine activité du sujet, comme nous l’avons indiqué, mais aussi par les potentialités spécifiques de symbolisation qu’elle permet. JacquesAndré notait que pour certains patients l’analyste est la mère. Cela implique, selon nous, que l’analyste ait à fournir ce travail psychique qui le spécifie comme psychanalyste, à savoir le maniement des projections transférentielles grâce à la mise en œuvre d’une fonction symbolisante. En d’autres mots, il s’agit de supporter d’être la mère dans le transfert pour mettre en jeu les ressorts symbolisants de la fonction maternelle. La mère, nous dit Freud, n’est pas seulement cet objet majeur de tout psychisme (première séductrice, objet de fantasme, objet d’amour et de haine, objet œdipien…), elle est aussi action, c’est-à-dire principe qui favorise tout une série d’opérations de différenciation, du fait que cette action se qualifie de spécifique, en contact avec l’excitation et la détresse du nourrisson. On l’aura compris, c’est à l’expérience de satisfaction que nous en appelons pour repérer les potentialités symbolisantes de la fonction maternelle.

POTENTIALITÉS SYMBOLISANTES DE LA PRÉSENCE

15L’expérience de satisfaction telle que Freud l’articule dans l’Esquisse permet en effet de penser très finement ces moments de présence et d’absence de l’objet et les opérations spécifiques qu’elles favorisent : le désir en tant que mouvement d’investissement des traces dans l’absence de celles-ci est rendu possible par le premier temps de présence de « la personne secourable », l’adjectif secourable – hilfreich – venant faire contrepoint à ce qui qualifie l’enfant, d’être en détresse -hilflos. Dans ce contexte où l’enjeu est la détresse, Freud propose une pensée des ressorts symbolisants de la présence qui est restée largement méconnue [2]. Pour en indiquer brièvement les lignes de force, nous soulignerons trois points essentiels : la présence est attention à l’état de l’enfant; cette attention est le support d’une action spécifique; celle-ci sédimente la « fonction secondaire d’une grande importance » qu’est l’accord (traduit en français par compréhension mutuelle ).

16Quelques mots de commentaire. Freud parle de la personne attentive à l’état de l’enfant et emploie l’adjectif aufmerksamen, formé à partir du verbe aufmerksen qui veut dire prêter attention, dresser l’oreille, écouter. Il s’agit donc d’être à l’écoute. De quoi ? D’un état, zustand, c’est-à-dire de ce qui se dit sans paroles, la détresse et l’impuissance face aux excitations endogènes et aux manifestations corporelles qu’elles provoquent. On pourrait dire qu’il s’agit d’être à l’écoute de l’économie, au sens du point de vue économique de la métapsychologie freudienne : les hausses et les baisses d’excitation, les seuils de tolérance, en un mot l’intensité de tout ce qui affecte. La présence a donc des potentialités d’attention, d’écoute de ce qui ne peut pas se dire, d’un état d’impuissance et de détresse face aux tensions internes.

17Quant à l’action spécifique, le développement que Freud propose est d’un très grand intérêt et aurait certainement beaucoup plu à Winnicott. L’action est dite spécifique car elle est la réponse adaptée à l’état en question, c’est-à-dire aux excitations et aux tensions en jeu. Elle l’est du fait de l’attention, de cette écoute qui permet de discriminer et différencier ces excitations et tensions. Or cette spécificité de l’action engendre une autre action, celle dont le nourrisson est l’agent, de sorte que l’être impuissant recouvre son activité. Dans les mots de Freud (1895) : « Quand la personne secourable a exécuté pour l’être impuissant l’action spécifique nécessaire, celui-ci se trouve alors en mesure, grâce à ses possibilités réflexes, de réaliser immédiatement, à l’intérieur de son corps, ce qu’exige la suppression de stimuli endogènes. L’ensemble de ce processus constitue un “fait de satisfaction”. » L’action spécifique externe rend possible l’action spécifique interne, l’agent externe fait place à l’agent interne, dans une sorte de contiguïté qui n’est pas sans rappeler « l’illusion » dont parle Winnicott. L’action spécifique, double dans sa nature, est un fait de satisfaction, une expérience d’apaisement qui est une expérience de transformation : de la passivité en activité, du déplaisir au plaisir, des tensions qui risquent de déborder l’appareil psychique impuissant face à elles au plaisir de l’apaisement qui sédimente ce qu’on appellera plus tard un moi. Le moi se nourrit de présence, de présence spécifique. Il se nourrit du lien contactuel de l’autre, à l’autre.

18C’est pourquoi Freud peut affirmer que « la voie de décharge (la satisfaction, l’apaisement comme décharge des tensions) acquiert ainsi une fonction secondaire d’une extrême importance : celle de la compréhension mutuelle. L’impuissance originelle de l’être humain devient ainsi la source première de tous les motifs moraux. » (id.) La traduction « compréhension mutuelle » rend le terme allemand Verständigung qui veut dire entente, accord. La présence attentive est supportée par la capacité d’identification contactuelle, par cet accord qui favorise ces mêmes identifications. Car les identifications contactuelles et empathiques sont à la base de tout lien. L’empathie a très mauvaise presse auprès des psychanalystes, sans doute du fait qu’y est rattachée une sorte de sentimentalité ou d’idée d’harmonie universelle. Pourtant le sentir-avec n’implique aucune harmonie, mais plutôt cette disponibilité à prêter l’oreille aux mouvements et variations du quantum d’affect et des seuils d’excitation. « L’empathie – disait Erwin Strauss – est le concept le plus large qui englobe à la fois les actes de séparer et de réunir, ceux de fuir ou de suivre, l’effroi ou l’attrait, qui inclut donc aussi bien le sympathique que l’antipathique. » (Strauss, 1989) Combien de fois c’est uniquement grâce au lien contactuel avec l’analysant que l’analyste peut appréhender un transfert négatif tout à fait ignoré par l’analysant lui-même !

LA FONCTION MATERNELLE

19Revenons à la fonction maternelle. Ce détour par l’Esquisse nous permet de définir la fonction maternelle comme le champ de la prise en compte de l’économie en jeu dans la séance, grâce aux potentialités symbolisantes de la présence aux tensions et variations de seuil actualisés en séance. Elle est polarisée par la question du moi, de l’action spécifique nécessaire à sauvegarder l’espace d’action du moi. Bien entendu, la fonction maternelle est sollicitée dans la cure aussi bien que dans la pratique en face-à-face. Dans le cadre de cette dernière, cependant, elle est particulièrement convoquée, puisque l’indication du face-à-face est spécifiquement portée par la question du moi et de ses angoisses d’anéantissement. La question essentielle en face-à-face, en effet, est bien celle de « savoir » quel type de présence, de parole, de silence, d’attitude psycho-physique mettre en jeu pour que puissent être dégagés un espace et des processus d’intériorisation susceptibles de favoriser cet agent qu’est le moi, cette activité de délimitation particulière que nous appelons le moi.

LES PRATIQUES DE « SOUTIEN » ET LE MASOCHISME DU MOI

20Avant de conclure, il est peut-être important de lever un malentendu possible. Le maniement du transfert dans le sens de la fonction maternelle ne vise pas le soutien ou le renforcement du moi. Nous pensons avoir pu montrer que le moi n’a aucunement besoin de renforcement. Il a besoin d’espace. S’il a l’espace suffisant, il effectue les actes qui le définissent comme moi. Et pour qu’il ait l’espace suffisant, il faut être attentif à ce qui peut l’encombrer : en premier lieu les identifications aliénantes, le masochisme par lequel il répond ou le sadisme qui le rassemble. Serviteur de trois maîtres, selon la définition de Freud en 1923 le moi fait preuve de complaisance[3], celle-là même qui sera appelée en 1924 le masochisme du moi. Renforcer le moi c’est ainsi prendre le risque d’en renforcer le masochisme, en troquant une dépendance (Freud en énumérait trois : au ça, au Surmoi, à la réalité extérieure) pour une autre (à l’analyste). C’est pourquoi le chemin le plus sûr pour le dégagement de l’espace du moi est celui qui prend au sérieux le danger qu’il encourt et que Freud nommait en termes de débordement et d’anéantissement. Cela implique le fait de respecter ce qu’il a pu mettre en place comme tentatives de maîtrise (et lui laisser le contrôle que le face-à-face favorise) et d’être attentif aux variations d’excitations et d’angoisse dans la séance, car elles constituent le terrain privilégié de la mise en acte du transfert. Grâce à cela, le jeu de miroirs empreint de projections et de positions mélancoliques devient davantage repérable et les identifications imaginaires aliénantes enfin analysables.

  • ANDRÉ J. (1999) L’unique objet, Les états limites. Paris : P.U.F., 1-21.
  • BALESTRIERE L. (1998) Freud et la question des origines. Bruxelles : De Boeck Université, 260 p.
  • FREUD S. (1895) Esquisse pour une psychologie scientifique, La naissance de la psychanalyse. trad. fr. Paris : P.U.F., 1973,307-396.
  • FREUD S. (1915) L’inconscient, Métapsychologie. Trad. Fr. Paris : Gallimard, 1972,65-123.
  • FREUD S. (1919) « Un enfant est battu ». Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles, Névrose, psychose, perversion. Trad. Fr. Paris : P.U.F., 1873,219-243.
  • FREUD S. (1920) Au-delà du principe de plaisir, Essais de psychanalyse. Trad. fr. Paris : Payot, 1987,41-115.
  • FREUD S. (1923) Le moi et le ça, Essais de psychanalyse. Trad. Fr. Paris : Payot, 1987,177-234.
  • FREUD S. (1924) Le problème économique du narcissisme, Névrose, psychose, perversion. Trad. Fr. Paris : P.U.F., 1973,287-297.
  • FREUD S. (1925) La négation, Résultats, idées, problèmes, II. Trad. fr. Paris : P.U.F., 1987,135-139.
  • LITTLE M.I. (1986) Un témoignage. En analyse avec Winnicott, Nouvelle revue de psychanalyse, 33,281-310.
  • STRAUSS E. (1989) Le sens des sens. Grenoble : Éditions Million, 649 p.
  • WINNICOTT D.W. (1969) La théorie de la relation parent-nourrisson, De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot éd., 358-378.

Mots-clés éditeurs : Moi, Perception, Psychothérapie analytique, Fonction maternelle, Hallucination

https://doi.org/10.3917/cpsy.023.0009

Notes

  • [1]
    Winnicott D.W. (1969) « La théorie de la relation parent-nourisson », De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot éd., p. 249. Dans ce passage Winnicott commente la fameuse note de Freud dans « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques » concernant le nourrisson et les soins maternels (« On m’objectera à bon droit qu’une telle organisation qui est entièrement soumise au principe de plaisir et qui néglige la réalité du monde extérieur ne pourrait pas se maintenir en vie, ne fut ce qu’un instant, de sorte qu’elle n’aurait absolument pas pu apparaître. Mais l’utilisation d’une fiction de ce genre se justifie quand on remarque que le nourrisson, à condition d’y ajouter les soins maternels, est bien près de réaliser un tel système psychique ».) À cela Winnicott ajoute que la remarque de Freud donne pour acquis les aspects les plus précoces des soins maternels et qu’il se réfère par conséquent au « stade suivant ».
  • [2]
    Pour un développement plus approfondi de cette question, cf. notre Freud et la question des origines, op. cit., en particulier la première partie : « L’Esquisse et l’origine maternelle », 13-95.
  • [3]
    « Dans sa position intermédiaire entre ça et réalité, il n’est que trop souvent soumis à la tentation de devenir complaisant, opportuniste et menteur, un peu comme un homme d’État dont les vues son justes mais qui veut gagner les faveurs de l’opinion publique. »

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