Champ psy 2010/1 n° 57

Couverture de CPSY_057

Article de revue

Figures de la passion

Pages 87 à 100

1 Elle n’était pas bien grosse quand elle est arrivée la première fois. Frêle, presque chancelante sur ses talons hauts pour son mètre 75 : grande, maigrissime et diaphane. Elle était surtout étrangement maquillée. Les traits exagérés, le rouge à lèvres écarlate qui semble déborder des contours espérés, un peu comme dans 37 2 le matin, ai-je pensé en ouvrant la porte. Ses yeux aussi étaient démesurément peints en noir, comme dans le rite d’une tribu lointaine. Ses cheveux d’un blond platine outrancier étaient incongrus avec la couleur mate de sa peau et son prénom espagnol. Comme une Marilyn des dernières séances, pensais-je, celle dont les photos de Milgram tentent de fixer l’image une fois pour toute afin d’arrêter ainsi l’effritement qui semble inéluctable, la disparition qui paraît inévitable. Mais Norma Jean revient sans cesse hanter la scène en y égarant nombre de nos illustres confrères. C’est une zone de tous les dangers, et qui pourtant dit sans doute au plus juste la perte, le manque, l’abandon, la détresse si radicalement absolue, qu’elle ne peut qu’en être humaine des toutes premières heures.

2 Il y avait chez Carmen plus qu’un appel au regard, comme une façon d’accrocher, fût-ce de manière inadéquate et leurrante, l’étonnement de l’autre, d’un autre quel qu’il fût et, puisqu’elle était arrivée jusque chez moi, une tentative de solliciter mon ébahissement. L’appel à cette stupéfaction première n’était bien sûr qu’une façon d’introduire ce qu’il y avaitd’urgent à entendre, une parole de désespoir, un cri ultime avant la dégringolade finale, avant le trop tard, le trop dur. Comme une dernière vague venant lécher les berges, avant de s’échouer définitivement.

3 C’est donc le registre du voir et de l’être vu qui satura d’emblée l’espace de la première séance. Cependant, il était plutôt question d’une présence qui ne peut en aucun cas s’absenter, que simplement d’une monstration. Comme si elle ne pouvait exister que par le regard que je lui accordais, fût-ce sous le mode de l’ébahissement. C’est alors l’étranger, l’autre-de-soi qui donne sa consistance au sujet par sa propre stupeur. Il fallait que je ne la quitte pas des yeux pour que sa parole puisse advenir. Quelque chose que j’ai perçu immédiatement du côté du registre de la passion et de ses rets de demande infinie d’un amour plein, plutôt que des traits hystériques suggérés : la primauté du regard, l’autre femme et le désir de l’homme, l’insatisfaction structurelle, et j’en passe. Ce premier temps reste pourtant très précieux dans ce qu’il a suscité, puisque je parlerais volontiers dans l’après coup de cette cure d’un travail d’hystérisation de la souffrance passionnelle.

4 À cette époque, Carmen est la maîtresse d’un homme marié qui lui promet depuis un an comme monts et merveilles de quitter sa femme. Et il ne la quitte pas. Bien sûr. Étonnamment banal. Ce n’est pourtant pas de cela qu’il s’agit pour elle. « Je ne veux pas être sa femme », dit-elle lors de cette première séance. « Ce qui est insupportable, c’est le manque. C’est que je n’existe que si j’existe pour lui. Le plus insupportable quand il est là, c’est que je sais qu’il va repartir. Demain il va garer sa Mini blanche en face de chez moi, comme tous les lundis. Même si je ne l’aperçois pas je verrai sa voiture et ça me suffira. » Elle finit la séance en disant : « Je lui reproche ce que je lui demande ». Epure princeps d’une cure qui durera six ans.

5 Toute cette partie de son histoire avait démarré deux ans plus tôt au cours d’une scène durassienne. Cette année-là, quelques jours avant la Noël, son entreprise multinationale organise un goûter géant pour susciter l’esprit de famille. À la fin du repas, elle se lève, marche et va l’embrasser, lui le directeur et homme marié. Scène inaugurale tout aussi visuelle que ce que Carmen me donne à voir lors de la première séance. « Oui, c’est vrai. Je suis allée le chercher, mais il m’a suivie, il a compris ce que je lui demandais ». Bien des années plus tard, Carmen butera d’ailleurs précisément sur ces deux questionsinaugurales : qu’est qu’elle est allée chercher en le cherchant et qu’est ce qu’elle lui demandait ?

6 Rendre compte de cette clinique, c’est pour moi dans un tout premier temps, s’arrêter à la nature du discours passionnel. Aurait-il dans sa « logique », pour paraphraser Gori, dans sa structuration, une spécificité qui nous permettrait de dégager la frontière et la différence, s’il y en a une, entre passion et amour ? Je pourrais dire encore plus précisément : y a-t-il une différence de discours entre les deux, ou l’un, la passion, n’est-il que l’exacerbation de l’autre, l’amour ? S’agirait-il de penser l’amour et la haine intriqués, « hainamoration » donc, comme forme allégée de la passion et de la destruction qui y est associée ? Freud lui-même reste sibyllin dans sa réponse en parlant « d’amour extrême » alors qu’il a pourtant été interpellé directement sur ce qui fit ravage entre Jung et Sabina Spielrein.

7 La nature même du discours passionnel me semble particulière. C’est la consistance de l’objet dans le discours ou les modalités de sa perte première qui constituent un premier repère clinique. Les caractéristiques de ce que Nicole Kress-Rosen nomme l’affolement passionnel, je les nommerais pour ma part « saturation » dans le discours. Il est question dans les séances, encore et toujours, de l’impossible confrontation au manque, mais plus sur un mode omniprésent que répétitif. Ce n’est pas que cela insiste, c’est présent sans interruption, du matin au soir et du soir au matin. Pas d’espace, pas de pause, pas de scansion possible puisque ça manque et que de le répéter sans cesse donne consistance à l’absent plus que ne permet de penser l’absence. Parfois, comme pour Jacinthe, c’est un silence lourd qui ne débouche sur rien d’autre que sur les larmes et l’absence qui ne peut se penser d’aucune manière. C’est dire combien l’opération de symbolisation, de subjectivation semble inachevée. On pourrait presque définir cette clinique comme celle de la tentative infinie d’achèvement du processus. Le manque de l’objet est à ce point insupportable que c’est comme si le discours en séance permettait de créer une sorte de consistance négative « hallucinée » de ce dernier. Et l’on pourrait d’ailleurs à ce niveau là précis s’arrêter sur la solution mélancolique qui incorpore l’objet et évite ainsi sa perte, et la comparer à la solution passionnelle qui, s’apprêtant à le perdre, « l’hallucine » dans la consistance du discours pour le garder, tout en l’ayant déjà perdu. Lieu de confrontation avec tous les possibles et les impossibles, elle nous oblige à penser la perte première, celle de l’objet à perdre, avant de s’en servir. Ses destins sont multiples.

8 En écoutant Carmen, de même qu’en entendant Jacinthe et Annabelle, présentes aussi dans la trame de ce texte, j’ai été surprise moi-même par le fait que l’espace du discours était tellement saturé par l’évocation de ces amants que j’en venais à chaque fois, paradoxalement, à me demander s’ils existaient vraiment. Comme si d’être évoqués à ce point en permanence les rendaient presque irréels. Pour Jacinthe, la question même du délire érotomane s’est posée à moi. C’est ce que je nommais plus haut « consistance hallucinée ». La présence, la prégnance de ces hommes était tellement excessive, surfaite, que j’en venais à douter de leur investissement amoureux dans la réalité extérieure au moment même où j’écoutais la réalité psychique de ces femmes et de quelques hommes aussi. Pourtant, ils étaient bien présents dans la relation, mais pas sur le même mode.

9 Lauru confirme : « Si l’objet du passionné est indéterminé, c’est la fixité qui frappe l’analyste. L’objet de la passion est indispensable au passionné. C’est au-delà du désir que se situe l’objet. Quelque part entre besoin et désir. »

10 Quelque chose ne peut être tout à fait manquant depuis si longtemps et le beau corps d’Hervé ne parvient à le retenir qu’un instant minime dans les draps de Carmen avant de sombrer dans une douleur infinie. Il y est sans y être, d’ailleurs, dans la relation, de temps en temps, dans ses va-et-vient entre sa femme et sa mère, et à ce titre-là, il est parfait pour le rôle à tenir. Elle l’a bien choisi. Annabelle, quant à elle, est en demande addictive de relations intimes, comme seule tentative pensable de se rassurer, de se sécuriser. Pour une heure, pour un jour, avant de retrouver le doute et l’angoisse.

11 C’est bien en effet toute la dimension de pouvoir perdre l’objet avant d’en jouir qui est en rade, et les passionné(e)s nous forcent à penser sur un mode très exalté le rapport à l’objet et à sa perte. Comme si l’objet n’était ni déjà perdu ni possible à perdre. Une sorte d’entre-deux d’équilibriste qui tente de soutenir la béance sans en avoir vraiment les moyens. C’est la trace de la perte qui focalise l’attention. « Je suis sur le fil, me disait Aline très justement, en équilibre et je dois rester très concentrée pour ne pas tomber. » C’est pour cela qu’il n’y a pas de destin univoque à la folie passionnelle. C’estmon deuxième temps d’arrêt. Fortineau évoque ce que j’appelle la consistance du discours en évoquant un signifiant qui dans cette clinique là viendrait saturer l’espace du manque. « Ce qui n’est pas symbolisé, c’est que l’autre, la mère primitive puisse être manquante. Le moi du passionnel se soutient de la présence pleine d’un signifiant, d’un objet dont l’autre est porteur mais qui coïncide avec cet autre, n’en est pas séparable. »

12 Et chacune des trois analysantes, à sa manière propre, trouve quelque chose qui en tout dernier recours essaye de calmer la terreur de la confrontation au vide, à l’abîme sans nom, au trou. Jacinthe passe ses nuits dans la cage d’escalier de l’appartement d’Éric. Elle le scrute sans qu’il le sache, entrant et sortant dans la nuit, mais en revenant toujours dans ce lieu qu’elle observe sans relâche. Entre ces temps de surveillance visuelle, elle nage jusqu’à l’épuisement. Au cœur du tourment, Annabelle sombre sans s’en rendre compte et en position fœtale dans un sommeil léthargique. Elle n’en sortira que par l’avertissement sonore de la réception d’un SMS sur son téléphone portable. Un message de celui qu’elle passait son temps à attendre surgissait enfin. Elle avait été dispensée de l’attente grâce au sommeil imprévu : un sommeil plus comme un coma qu’un assoupissement. Carmen commet un acte que je ne dévoilerai pas ici mais qui dans le décours de la cure deviendra étonnamment signifiant au sens où l’entendait Fortineau. Toutes les trois identifieront un trait, un signifiant qui relie tous les hommes passionnément adorés à une trace de l’histoire singulière qui les unissait à leurs mères.

13 Philippe, un homme cette fois, évoque cette même douleur « Je me suis effondré dès qu’elle est partie. Ca a duré, six, sept mois. Je suis resté presque tout seul enfermé dans l’appart. J’ai cru que je devenais fou. Je pensais que je ne pourrais pas vivre si elle ne m’aimait plus. Et depuis je cherche quelque chose d’elle dans les autres femmes, mais je ne la retrouve jamais. »

14 Mais de quel objet parlons-nous, c’est bien cela qui traverse les différentes lectures concernant la passion. D’un objet qui ne pourrait manquer alors qu’il est déjà perdu et irrémédiablement manquant ? Lacan écrit : « L’objet n’a d’instance, n’entre en fonction que par rapport au manque… » Aurions-nous affaire ici à une relation d’objet non fonctionnelle, d’avant les solutions perverses ? C’est bien là que réside ma question : une solution qui ne serait ni mélancolique, ni perverse ; ni dansl’incorporation de l’objet qui entrave sa perte ni dans l’obturation de son absence par le leurre du fétiche ? La solution passionnelle se trouve au bord de ces chemins. L’objet est déjà perdu mais sa perte est insupportable. Reste la tentative désespérée de maintenir la trace fugace de son passage à travers un signifiant porté par l’autre, l’amant. Un transport comme un transfert qui s’incarnera dans le rapport au corps de l’autre, ses formes, son odeur, sa voix, les traces de sa main sur le message SMS. Comme si le réel du corps venait seul incarner la consistance du signifiant. Il s’agit encore et toujours de chercher, de l’urgence de trouver, ou au moins de voir, d’entendre, ou de relire inlassablement un SMS. Pour tenir un peu. Quelques minutes, quelques heures.

15 Tout ceci ne peut d’ailleurs que nous aider à penser le maniement du transfert et la direction de la cure passionnelle. Et je crois pouvoir dire qu’à l’instar d’autres mises au travail, il s’agissait de supporter l’insupportable. De travailler séance après séance avec l’impossible, l’impensable du manque. Il était question encore et toujours du fait que cela ne pouvait plus durer, qu’il fallait que ça s’arrête. Et chaque fin de séance devait immanquablement se coltiner avec la béance temporelle qui nous séparait de la prochaine rencontre. Chaque fois il s’agissait de lancer une perche, de tisser un pont de mots qui permettrait de garantir la suite sans avoir à trop affronter la béance de l’entre-deux portes. De celle qui s’ouvre à chaque nouvelle fois et de celle qui se referme sur le temps de paroles.

16 Et s’il ne s’agissait pas, et lorsqu’il ne s’agit plus d’Hervé, de Pierre, de Pol ou de Jacques, alors seulement, alors en effet, c’est la douleur première d’avoir perdu l’objet sans y avoir eu accès, d’avoir à affronter le vide sans avoir été garanti qui sature l’espace des séances. Quelque chose d’une tactilité, d’une sensation première est désespérément recherché : une odeur, une peau, un regard, une voix.

17 L’abandon est aussi au cœur de ce discours. Comme un impossible, un irreprésentable, un insupportable, et qui pourtant a déjà eu lieu. C’est une des dimensions qui permettent de rendre compte de cette clinique. Il s’agit encore et toujours d’une parole, d’une question qui cherche une adresse pour entendre l’abandon. « Abandon » vient de l’expression ancienne « mettre à bandon », qui signifie renoncer à une chose au profit de quelqu’un, lui en confier le pouvoir. Et l’on pense de suite à la métaphore freudienne de l’hémorragie narcissique : plus la libido s’oriente vers un objet et plus le moi s’appauvrit. Freud, Deuil et mélancolie, 1915 : « Dans ces deux situations opposées, l’état amoureux le plus extrême et le suicide, le moi, bien que par deux voies tout a fait différentes est écrasé par l’objet. » Et il ajoute la phrase devenue célébrissime : « L’ombre de l’objet tombe sur le moi. » On entend bien ici que pour Freud la question de la passion est posée en lien avec celle de la dépendance amoureuse. L’état amoureux le plus extrême serait-il la passion dont nous parlons ? Avec tout le respect que je dois à Freud, je soutiens quand même qu’il ne s’agit pas du même processus ni de la même économie psychique. Gori écrit d’ailleurs dans Logique des passions : « L’objet de ce deuil-ci n’est pas ici l’objet perdu, mais de ce qui est demeuré irréalisé. C’est un être mort-né au champ de la parole et du langage qui se trouve ici dévoilé. »

18 Carmen dit d’emblée très vite ce dont il sera question : « Ce qui est terrible, c’est l’abandon. Je dois venir à bout de quelque chose qui ne m’est pas accessible. » Voilà un an que je la reçois et qu’elle tente de se séparer d’Hervé dans cet aller-retour si caractéristique des tourments passionnels. Du « Jamais plus », « Ça doit s’arrêter », « Je vais en crever », au « Je ne peux pas », « Je n’y arrive pas », « Je l’ai rappelé », « On s’est revus. » Entre-temps, les affres de la passion vont la déchirer toujours un peu plus, elle maigrit encore, elle ne dort presque plus en attendant sans cesse de voir la Mini arriver, elle est cernée et son apparence devient encore plus décalée. Jacinthe devient transparente et continue à pleurer. Annabelle semble flotter dans sa vie. Elles maigrissent et s’éteignent à vue d’œil toutes les trois.

19 Et il faut les croire quand elles nous disent qu’elles pourraient en mourir, parce que la destruction est au cœur de ce tourment. C’est, me semble-t-il, le troisième repère clinique dans la direction des entretiens.

20 Deux ans après le début de la cure, Carmen peut enfin, difficilement et lentement mais certainement, mettre une distance face à ce ravage et tenter de mettre un terme à la liaison. Comme Jacinthe, elle guette ses SMS, envoie des messages incendiaires, tout en espérant que ceux-ci, paradoxalement, lui apporteront enfin la réponse d’un amour garanti et la reconnaissance tant attendue, alors que ce ne sont, pour elle aussi, qu’éloignement, prise de distance et refus de communiquer qui s’imposent de la part de Hervé. Et il lui répond :« Mais es-tu devenue folle ? » Et c’est une question judicieusement posée : les amoureuses folles sont-elles folles, en train de se faire mourir pour être aimées, en train de se détruire pour espérer enfin advenir ?

21 Carmen : « Je voudrais que le tourment s’arrête, c’est comme une gangrène dans la tête. Je pense à lui sans arrêt. Je me réveille tous les jours au matin à trois heures et puis je pense à lui. Je suis dans un tel état que seul son corps pourrait me calmer. J’ai tellement froid que je me demande si je ne suis pas en train de mourir. Mais il n’est pas là et ne viendra pas avant demain, peut être. Il faudrait qu’il crève, qu’il meure pour que je sois en paix. » Mais de quel mort, de quel port parle-t-on ? « Soit il meurt, soit je vais mourir », crie-t-elle séances après séances. Relation duale, duelle, c’est lui ou moi mais quelqu’un doit mourir pour que ça s’arrête.

22 « Je dois l’éliminer », me disait Édouard dans le même registre. « Enfin, la tuer dans notre milieu professionnel, je vous rassure. » C’est un homme qui parle de passion. « C’est elle ou moi, après la passion on est dans la destruction. » Édouard mit très rapidement fin aux séances, pensant qu’en l’ayant « tuée » les choses étaient réglées. Il revint me voir quelques années plus tard dans un moment de décompensation maniaco-dépressive. Il fut hospitalisé de longs mois.

23 La destruction est donc au cœur de la solution passionnelle, et ce n’est pas sans lien avec la dimension duelle à l’œuvre. Fusion/non-séparation, versus intrusion/persécution. C’est bien connu d’ailleurs. La mort de l’un, de l’autre, ou des deux viendra conclure le drame qui s’annonce dès le départ. Combien de films, de livres, d’histoires traitant de la passion ne finissent-ils pas de la sorte ? Au-delà des impératifs de la création cinématographique ou littéraire, il y a à considérer que la destruction y est partie intégrante, que c’est même le cœur du processus.

24 Carmen : « Je ne sais pas pourquoi je dois me détruire à ce point. Je ne sais plus ce que je pense, ni ce que je veux, à l’intérieur de moi on dirait que c’est mort. » « Mais qu’est-ce qu’il a tué de moi ? Mon âme ? Ses messages me nourrissaient. Ne pas aller à la fenêtre pour voir sa Mini blanche, ça je n’y arriverai pas. Je voudrais le détruire comme il m’a détruite. »

25 Comme si la destruction était la seule voie pour éviter d’avoir à affronter le manque. Nous n’avons pas affaire seulement à un symptôme, voire un sinthome qui garantirait le sujetcomme le propose Patrick De Neuter (2003) dans La passion comme sinthome, mais à une configuration qui, nombre de fois, conduit le sujet à sa propre perte. Il s’agit d’un processus auquel ne peut être mis d’autre arrêt que la disparition du sujet lui-même.

26 Nicole Kress-Rosen précise : « Le prix à payer pour vivre est précisément celui de la perte, ou de la castration si l’on préfère ce terme plus homogène à la référence freudienne. Or c’est précisément ce prix que la passion permet d’éviter, mais du même coup, c’est vers la mort qu’elle entraîne. »

27 Carmen, Jacinthe et Annabelle, mais aussi Édouard et Philippe, chacun à leur manière, viennent forcer à penser la radicalité de l’impossible élaboration de la perte. Il ne s’agirait pas d’éviter, au sens du « je sais bien, mais quand même », mais de tenter de faire sans, sans les moyens de faire avec, la perte, la béance, l’absence, le vide. C’est tellement impensable de faire sans l’autre, qu’elles, ou parfois ils, en viennent à souhaiter ou à organiser qu’on fasse sans eux tout court. « Je ne veux plus parler, je veux que vous me laissiez mourir », dit Jacinthe.

28 L’érotomanie serait-elle l’épure de toutes les passions ? C’est une autre piste que Gori déroule dans Logique des passions en relisant Clérambault. Green aussi y fait référence dans Passion et destin des passions, sur les rapports entre folie et psychose (1980). Il écrit : « Il est fréquent dans ces cas (de passion amoureuse) d’inférer l’existence d’un noyau psychotique ou de parler de structures psychotiques latentes. Fausse solution pour résoudre un vrai problème. » Pourtant l’idée de « noyaux psychotiques » me semble dans cette question plus confusionnante qu’éclairante. Aurions-nous pour beaucoup, des noyaux psychotiques qui pourraient éclore sous la forme de passion amoureuse ou parlons-nous d’une économie psychique où la dimension symbolique est en difficulté ?

29 Mais que veut donc savoir le passionné, dit très justement Gori ? « Il ne veut rien savoir de ce qui motive sa quête. Il veut être vu, regardé, nommé, appelé, aimé, reconnu par l’autre. Il veut occuper l’esprit de l’autre, comme l’autre sature le sien. Son besoin de faire avouer l’autre constitue le message inversé de son propre désaveu. »

30 La passion serait-elle, comme le suggère Gori, par moments la version féminine du fétichisme masculin ? Désaveu, déni, addiction, ou érotomanie ? La passion serait-elle donc aussi irréductiblement féminine ? Figures inclassables, indomptables de passions qui viennent au moins, pour le moins, évoquer l’impossible confrontation à la béance, à l’incapacité de faire face à l’absence autrement qu’en donnant corps à l’absent, ne serait-ce que par des séances de psychanalyse.

31 C’est bien un drame qui se joue. Car en effet, plus nous cheminons dans cette figure particulière du féminin, plus la catastrophe s’annonce. Subjective, vitale, corporelle. Elles ou ils se perdent pour éviter de perdre. Carmen, pourtant, tissera très lentement et très longuement les fils d’une autre vie, d’une vie hors passion. Elle retrouvera son poids, ses cheveux naturels, son corps allégé de la douleur. Même son apparence physique se modifiera. Elle finira sa cure en me volant un objet dans la salle d’attente de mon cabinet. Mais elle m’avait prévenue : « Si quelque chose disparaît, vous saurez que c’est moi. » Belle métaphore s’il en est des déclinaisons du verbe « disparaître ». Je vais disparaître, ça doit disparaître, ça a disparu. Annabelle, quant à elle, installa un lien sinthomatique avec son amant enfin séparé de sa femme. Elle tenta de se convaincre que de vivre avec lui résolvait tous ses problèmes. Elle me quitta du bout des doigts, sachant bien, sans vouloir se l’avouer tout à fait, que les questions restaient béantes. Elle reviendra peut être un jour. De son côté, Jacinthe mit un terme brutal aux séances dans un moment mélancolique. Elle se réfugia dans un sommeil sans fin.

32 Cet abandon qui a déjà eu lieu, selon une formule bien winnicottienne, c’est de la détresse première, de l’« Hilflosigkeit » freudien qu’il parle. Il s’agit d’une demande d’amour premier, de celui qui ouvre à l’être au monde, de l’attente d’un regard qui scrute pour interpréter l’infans, d’une tactilité qui contient, qui rassemble. Du toucher, de la peau, de l’odeur, de la voix et du regard. C’est de cela que les passionnés nous parlent dans un registre du jamais assez, du jamais garanti, du déjà perdu dès que ça commence. Comme le propose très justement Anne Dufourmantelle dans la même tonalité. C’est ce qui a manqué, ce qui n’a pas eu lieu, qui revient, qui insiste. Il est question d’une béance non bordée, d’un vide sidéral qui aspire le sujet comme un trou noir. Ils, elles surtout s’y engouffrent avant d’avoir pu réaliser par quoi elles avaient été prises, éprises, aux prises, surprises. C’est bien autour, dans les pourtours de cette béance première que le travail pourra s’inscrire, pourra nommer autre chose que la douleur physique du manque. Ça manque et c’est normal, me direz-vous. Mais ici ça manque sous le mode de la douleur physique, de l’état de manque du toxicomane. La parole est saturée par l’obsession de retrouver un bout de corps. La voix. La peau et son odeur. Le regard ou une trace de la présence, comme la Mini blanche d’Hervé.

33 Pourrions-nous penser que c’est au niveau de la constitution même de ce que Winnicott nomme « objet transitionnel » que le processus est resté en rade ? Est-ce donc de cela que parlent les passionnées ? Elles ne délirent pas, certes, mais elles donnent une consistance telle à l’objet manquant qu’il en devient presque halluciné. Il est là sans y être, mais dans un registre qui n’est pas celui du symbolique, mais au contraire dans une construction qui rend présent l’absent dans la pensée saturée par son absence, faute de pouvoir symboliser l’absence. C’est d’ailleurs ce point précis, repérable dans le discours des trois analysantes, qui, je pense, installe la frontière entre délire érotomane et folie passionnelle. De manière extrêmement présente, c’est bien de signes, d’indices venant témoigner de l’amour de l’Autre, fut-il, et surtout s’il est, absent, qu’il s’agit. C’est pourtant de toute la distance entre la conviction délirante, fût-elle parfois érotomane, et la tentative de transformer les indices en conviction dont il est question. C’est cet écart, aussi infime soit-il parfois, entre d’une part, la certitude qui installe la conviction sans plus l’ombre d’un doute et d’autre part, les signes qui viennent tenter de soutenir le même point d’arrêt, qui vient certifier la différence. Mais un signe qu’elles doivent hurler, répéter à en devenir sourd ou abruti, parce que quand même… Carmen sait qu’Hervé n’est pas celui qui est attendu, celui qui lui permettrait d’en finir une bonne fois pour toutes avec la béance et l’absence, voire « d’être heureuse tout simplement », dira-t-elle des années plus tard. Jacinthe sait qu’Étienne ne s’est intéressé à elle que quelques nuits, même si elle continue de mourir à petit feu de son absence et de son indifférence. Alors elle le poursuit, elle le harcèle, elle l’épie en cachette, elle l’injurie en public, ce qui l’éloigne définitivement. Annabelle sait qu’elle est en contact avec une autre absence que celle du corps de son amant qu’elle quémande sans cesse matin, midi, soir, à l’en faire fuir. Philippe aussi sait et dit que ce n’est pas seulement le corps de cette femme perdue qu’il recherche à travers toutes lesfemmes, mais aussi et surtout l’amour inconditionnel et garanti.

34 On n’est pas en présence de convictions mais plutôt de tentatives d’y croire, de se persuader soi-même et aussi d’essayer de convaincre l’autre, l’amant ou l’analyste. C’est ce décalage infime, qui parfois, longtemps après la douleur, peut faire rire et qui me donne à penser qu’on n’est en présence ni de conviction délirante ni de déni. C’est en ayant pu tisser du langage autour de ses douleurs anciennes que Carmen a pu se séparer d’Hervé. Il s’agit de soutenir en même temps autant un travail de liaison que de déliaison. Comme si pour pouvoir dénouer, désosser il fallait d’abord travailler à nouer ce qui permettra de déployer, d’épurer.

35 Chez Winnicott, c’est l’article La crainte de l’effondrementqui me semble le plus propice à notre élaboration. D’abord, et dans une tradition qui lui ressemble, Winnicott n’y va pas par quatre chemins. À la question qui est la mienne et que je pourrais formuler à ce moment-ci comme « passion : psychose inspirée de l’érotomanie, fétichisme au féminin ou économie addictive ? », Winnicott répondrait qu’il ne s’agit pas de névrose, mais d’une défense contre l’effondrement de l’organisation du moi. Moi à entendre au sens bien sûr du self winnicottien. Mais surtout il nous donne des indications précieuses sur ce qui n’est pas advenu, ce qui n’a pas eu lieu et que le patient continue de chercher. Il écrit : « Le patient doit continuer de chercher ce qui n’a pas encore été éprouvé. Il le cherche dans le futur, telle est l’allure que prend sa quête. […] Ce qui n’a pas encore été éprouvé, l’objet de la quête compulsive, est une épreuve qui constitue une nécessité équivalente à la remémoration dans l’analyse des névrosés. »

36 C’est pourtant Piera Aulagnier, dans son remarquable travail de théorisation de la psychose, qui nous éclaire le plus en fin de parcours. Relisant et reformatant le concept « d’aliénation » de Lacan, elle nous invite aussi à penser la passion amoureuse comme une autre solution que la névrose ou la psychose. Cette « solution » viserait en fait à abolir le conflit entre l’identifiant et l’identifié. Elle va ainsi y associer la passion amoureuse, l’addiction, la toxicomanie. Pour elle aussi donc, la passion n’est pas exacerbation de l’amour mais un autre type de relation. Sophie de Mijolla-Mellor commente : « Le point commun entre ces différentes figures cliniques est que l’objet est devenu pour le je source exclusive de toutplaisir et a été par lui déplacé dans le registre des besoins. […] Là où le névrosé diffère la réalisation idéalisée de lui-même, et où le psychotique la pose comme déjà advenue sur un mode délirant, le sujet aliéné la transfère sur un autre qui lui assure, par personne interposée, la certitude, l’exclusion du doute et du conflit concernant une telle réalisation. […] Il utilise l’autre comme support de l’idéalisation à laquelle il a dû renoncer sous une forme directe et l’exaltation de ses vertus et de son pouvoir sert son propre narcissisme sous une forme médiatisée. » Elle s’attardera longuement à préciser les deux termes du couple passionnel, à savoir l’inducteur de passion et le passionné, dans un lien particulier qu’elle différenciera du lien sadomasochiste, surtout dans leur rapport respectif à la question du deuil. Il n’est donc pour elle ni question de psychose ni de perversion. « La relation passionnée, dira-t-elle, met doublement à l’abri du deuil. Pour l’un et pour l’autre des protagonistes la crise passionnelle permet de maintenir à distance un deuil impossible. »

37 Qu’en est-il enfin de ces folies dites féminines, féminisées, ou féminisantes par rapport à la question du féminin ? Si toutes les femmes sont folles, c’est sans doute dans le sens plus créatif de se laisser aller aux amours déraisonnables qu’à la radicale destruction passionnelle. Si elles sont toutes folles de croire que l’amour existe, elles ne sont pas toutes aux prises avec la radicalité de l’impossible séparation, la folie destructrice de l’abandon, la destruction au cœur du lien. C’est ce que Carmen m’a enseigné.

BIBLIOGRAPHIE

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Mots-clés éditeurs : Manque, Amour, Destruction, Objet perdu, Passion

Date de mise en ligne : 10/08/2010

https://doi.org/10.3917/cpsy.057.0087

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