Couverture de CHLA_017

Article de revue

Conversation avec Ernest Pignon-Ernest

Pages 122 à 137

Notes

  • [1]
    Rimbaud A., « L’Éternité », « Vers nouveaux et chansons », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1972, p. 79.
  • [2]
    Kristeva J. (préface), Thérèse d’Avila, Les chemins de la perfection, Paris, Fayard, 2015.
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1École de psychanalyse des forums du champ lacanien (EPFCL) : Lors d’une interview que vous avez accordée au journal L’Humanité en janvier 2014, vous avez parlé du dessin comme choix éthique qui affirme la pensée et de la main qui affirme l’humain. Pourriez-vous développer cette idée ?

2Ernest Pignon-Ernest (EPE) : Je pense que le dessin est un signe de l’homme. Je suis un privilégié : j’ai visité la grotte Chauvet, trente-six mille ans. Effectivement la main, et le dessin, c’est un signe d’humanité. Et quand je dis que c’est un choix éthique, dans cette période où on est complètement bombardé d’images qui durent quelques dixièmes de seconde, affirmer le dessin, la pensée et la main, c’est affirmer l’humanité. C’est-à-dire que les images que j’inscris dans les lieux inscrivent un signe de l’homme.

3EPFCL : Ce qui impressionne le plus dans votre travail c’est cette grande liberté que vous prenez de choisir votre lieu d’exposition.

4EPE : Mais c’est parce que ce n’est pas un lieu d’exposition. Je fais des œuvres éphémères. Ce que je propose, ma palette plastique, poétique, sémantique, ce sont les lieux eux-mêmes. Mon œuvre, ce n’est pas mon dessin, c’est ce que provoque le dessin dans le lieu. Longtemps des gens ont écrit que je faisais des images en situation, que je faisais des œuvres en situation ; non, je fais œuvre de la situation. C’est vraiment ça qu’il se passe. Et donc, par nature, c’est éphémère parce que je ne peux pas m’approprier le lieu, le moment. Par nature, c’est éphémère, nécessairement.

5EPFCL : Ce que l’on pourrait aussi souligner, c’est que votre travail, du fait qu’il est exposé, disparaît là où il est exposé, inscrit, incorporé. Un film a été réalisé vingt-cinq ans après sur votre travail à Naples, où l’on voit comment ce travail a marqué profondément les personnes. On a beaucoup de témoignages, il en reste vraiment quelque chose.

6EPE : Oui, parce qu’une partie de mon matériau, c’est la vie des gens, c’est l’histoire du lieu, l’espace dans lequel ils vivent. C’est tout le potentiel poétique, dramatique, la force suggestive des lieux qu’ils habitent. C’est-à-dire que je travaille sur une chose que nous avons en commun, l’histoire ; les gens qui partagent la ville partagent de l’histoire. Et j’utilise ça comme un matériau. Je parle d’eux en fait. Mais c’est vrai que, surtout à Naples, ça m’a pris très longtemps, j’ai beaucoup travaillé. Une femme m’a dit : mais comment connaissez-vous Naples comme ça ? D’abord j’ai marché, des kilomètres, la nuit, le jour, je connais la ville par cœur, je sais où il y a un mur rouge, un mur jaune. Mais, en même temps, j’ai lu. Je lui ai dit : les livres sont là, elle les a comptés ; il y en avait quatre-vingt-douze ou quatre-vingt-treize, dont la Bible et les Évangiles. Je veux dire que je suis nourri, mon travail est nourri. Chaque image est inscrite dans un lieu et elle a du sens là où elle est. Et les images qui sont répétées, les sérigraphies, dessinent un parcours dans la ville qui a aussi un sens, qui passe par-dessus la rue grecque ou la rue romaine, qui va d’une église qui est un ex-voto de la grande peste du xviie vers les Catacombes.

7EPFCL : Concernant Naples, vous disiez dans cette interview de L’Humanité, qu’il y avait un contraste entre le papier que vous utilisez qui est très fragile, très fin et la solidité des dalles de lave du Vésuve sur lesquelles vous le collez.

8EPE : J’ai fait plusieurs parcours à travers Naples, et notamment il y a un parcours essentiel, tous les gens qui connaissent la ville ont senti cette espèce de familiarité avec la mort qu’il y a à Naples, depuis presque trois mille ans déjà. Virgile dans l’Énéide met l’Enfer sous Naples, le lac Averne, c’est à Naples même. Naples est coincée entre le Vésuve et la Solfatara, cette terre en ébullition. Il y a toutes ces références. Puis les tremblements de terre, les pestes. Cette relation à la mort est très forte à Naples et elle est très représentée. Donc, j’ai beaucoup travaillé sur ça. De la même manière, j’ai travaillé sur les déclinaisons des mythologies grecques, romaines, chrétiennes, à travers des représentations de la mort. Vous faisiez allusion à ça, cette façon de dessiner le corps, je l’ai fait aussi avec des danseurs, mais j’ai fait en sorte que le dessin ait un caractère, une écriture – pour aller vite disons caravagesque –, un jeu entre l’ombre et la lumière, le textile sur le corps. Ces images-là, comme je le disais tout à l’heure, j’en ai collé, j’ai le parti pris de ne jamais donner de chiffres, mais c’est autour de 40 à 50 à travers Naples, dessinant des parcours symboliques à travers la ville. Ce à quoi vous faisiez allusion, c’est que je travaille cette image sur la mort, je dessine ce corps qui est un peu disloqué, il y a une main qui est fragile, qui vient comme frapper le sol, et elle est imprimée sur du papier journal. Donc, c’est très fragile. Et en même temps elle vient se poser, en effet, sur ces dalles noires, là depuis trois siècles et faites avec la lave du Vésuve. La proposition plastique n’est pas seulement dans le dessin, dans ce qui est figuré, elle est dans cette confrontation. Anselmo, un artiste minimal italien fait cela quelquefois, il met un bloc de marbre et une salade dessus. Ses œuvres viennent de cette confrontation de temps. Dans ma proposition, il y a quelque chose de cet ordre, mais en plus il y a la représentation. J’ai collé ces images dans les deux nuits du jeudi et du vendredi saints. C’est-à-dire que je prends en compte un climat à Naples qui est très fort. Rencontrer une image de la mort dans le contexte de Pâques, de la Passion, de la Résurrection, n’est pas anodin, dans une ville où la croyance et les superstitions sont aussi exacerbées qu’à Naples. L’image prend une résonance d’autant plus forte qu’on la rencontre dans ce contexte. Car à Pâques, il y a beaucoup de processions. Pour revenir sur l’idée de l’éphémère, l’image est au maximum de sa force, dans ce moment-là, cette période-là, dans ce contexte.

9EPFCL : Il y a quelque chose de très fort justement en ce qui concerne la mort dans votre travail. À ce propos, pourriez-vous parler d’un moment presque inaugural dans votre façon de travailler, votre arrivée dans le Vaucluse, un lieu calme et tranquille ?

10EPE : Le lieu est déterminant. Je suis attaché au Vaucluse parce que je fais du vélo et le mont Ventoux est une référence pour les gens qui font du vélo. C’est un mythe, mais il y a aussi l’ascension de Pétrarque.

11Je me suis installé dans le Vaucluse en 1965, avec l’idée de faire de la peinture. C’était la première fois que j’avais de l’argent pour vivre à peu près un an et me consacrer à la peinture. J’avais loué un ancien café dans un village qui s’appelle Méthamis, et j’avais de grands rouleaux de toile. Et j’apprends qu’à quelques kilomètres de là s’installe la force de frappe atomique avec les fameux silos. Des centaines, je crois, même des milliers de fois Hiroshima, enkystés sous les amandiers ou la lavande. Si j’allais faire de la peinture, ce n’était pas pour peindre des pommes, je dis toujours ça pour rigoler, puisque nous n’étions pas loin d’Aix et de Cézanne. Et donc je me dis : cette puissance de mort dans ces paysages, voilà un thème très très fort. D’autant qu’avec le nucléaire on est dans un moment important de l’histoire de l’humanité : l’homme a les moyens d’annihiler la planète. C’est un tournant. Et donc j’essaie pendant des mois de le traduire dans la peinture, cette puissance de mort, la beauté de ce paysage. Il faut dire qu’en même temps René Char fait toute une campagne et des textes magnifiques. Au bout de quelques mois difficiles, je fais ce constat que c’est impossible, que ça m’est impossible. Je ne vois pas comment on peut exprimer ça avec une toile, à la fois la peinture elle-même et la modalité de fonctionnement de la peinture. C’est-à-dire dans le meilleur des cas, et encore si j’ai de la chance, je trouve une galerie à Aix-en-Provence ou à Avignon pour exposer. Vous voyez comme c’est quelque chose d’un peu dérisoire par rapport à l’ampleur du thème que je souhaite empoigner.

12Donc, je réfléchis à ce problème. Quand je cherche, je lis toujours beaucoup de documents et là, je tombe sur une photo. Une photo que vous connaissez probablement, c’est la silhouette d’un homme qui a été décomposé par l’éclair nucléaire, il ne reste plus que son ombre portée. C’est tout. Lui a disparu, le mur a été brûlé. Je prends cette image comme un signe. Vous savez, on dit que l’origine du dessin, c’est Pline l’Ancien, c’est l’ombre portée du fiancé de la fille d’un potier, l’ombre portée par le soleil. Je prends cette image qui est une ombre portée par la bombe atomique, c’est un autre signe du temps. J’en fais des pochoirs et l’ai imprimée sur les routes qui allaient vers le plateau d’Albion, sur des maisons, des rochers, même sur quelques arbres. C’est la première fois que je comprends qu’il me faut intervenir sur les lieux, en quelque sorte, que l’œuvre est une façon de saisir, de stigmatiser le lieu avec un signe plastique d’une image d’homme. Voilà. C’est un peu comme ça que j’ai abandonné la peinture.

13Après, j’ai fait des interventions en collant de grands dessins, j’ai notamment beaucoup travaillé avec le théâtre, j’ai fait des choses par rapport à Julian Beck, le Living Theatre, des grands dessins que j’ai collés à Avignon en 1968. Puis, j’ai trouvé la solution, enfin une pratique, une écriture qui correspondait à ce que je voulais faire à la suite d’une autre demande que je n’ai pas su traiter avec la peinture.

14J’ai été invité à une exposition à Bruxelles sur le thème de la Semaine sanglante de la Commune de Paris. Là aussi je me suis mis à lire. Vous savez tous les espoirs que portait la Commune, Courbet et, à l’aune de tout ça, l’ampleur du massacre – on dit toujours entre 10 000 et 30 000 morts – tous les espoirs écrasés. J’ai essayé de réfléchir comment exprimer, c’est un résumé, ce qu’avait été cette répression, le fait que ces espoirs portés ont été repris, à nouveau réprimés, cette continuité. Le traiter avec des tableaux, et d’ailleurs dans l’exposition il y en a qui l’ont fait, aboutit à ce genre de peintures soviétiques ou chinoises épouvantables que je déteste, pour moi, c’est catastrophique. Là encore, je fus convaincu que c’étaient les lieux qui étaient porteurs de tout ça, leur mémoire enfouie. J’ai dessiné une image de gisant un peu intemporelle tirée en sérigraphie à des centaines d’exemplaires que j’ai collée dans des lieux qui étaient liés à la Commune de Paris, de la Butte-aux-Cailles au Père Lachaise et en même temps j’ai fait des anachronismes volontaires en collant par exemple aux marches du métro Charonne. Avec ces grandes sérigraphies, j’ai trouvé la technique qui convenait à mes interventions. J’ai abandonné les pochoirs très vite. Maintenant, il y a des gens comme Jef Aérosol, C215, qui font des pochoirs intéressants, qui ont une sensualité, une vibration, des nuances. Pour moi, c’est une technique qui avait convenu pour l’image en noir et blanc d’Hiroshima, mais qui est trop binaire et qui ne me permet pas d’investir suffisamment le dessin. Les grandes sérigraphies me permettent un travail graphique plus élaboré, et, avec le papier, me permettent mieux d’affirmer le caractère éphémère de mes interventions. Par ailleurs, lorsqu’il n’est pas nécessaire de multiplier les images, lorsque je travaille sur un lieu spécifique, je colle directement le dessin original, ce que j’ai beaucoup fait à Naples.

15EPFCL : Est-ce que vous seriez d’accord pour dire que vos dessins sont des interprétations des lieux et des situations ?

16EPE : C’est un peu ça. J’appréhende un lieu de deux façons. Je choisis un lieu, j’y vais à toutes les heures de la journée, voir comment la lumière vient dessus, je connais la texture du mur, les couleurs, comment on va découvrir le mur, si c’est en marchant de loin, si c’est à l’angle d’une rue. J’essaie de faire une appréhension de plasticien, de peintre ou de sculpteur et de saisir tout ce qui se voit dans un lieu. En même temps, j’essaie de comprendre tout ce qui ne s’y voit pas, c’est-à-dire l’histoire, la mémoire enfouie, la charge symbolique. Mon dessin naît de tout ça. Je fais mon dessin en fonction de ça. C’est un peu comme s’il était né du lieu. En venant l’inscrire dans le lieu, c’est ce que vous suggérez. Je viens en quelque sorte faire du lieu un espace plastique, le « travailler » plastiquement et dans le même temps en « travailler » la symbolique. Les gens passent tous les jours, les lieux se banalisent, on oublie ce qui s’y est passé, comme au métro Charonne. Et d’un coup, mon image vient perturber le lieu, vient le faire redécouvrir, vient exacerber son potentiel suggestif. Au fond, mon travail consiste à saisir un bout de réalité dans toute sa complexité, celle qui se voit, celle qui ne se voit pas, le vu, l’invu, et à y glisser un élément de fiction. Je viens glisser un élément de fiction qui doit venir la perturber, la révéler. Au fond, inscrire du sens dans les lieux et du sensible. Mes images ont cette fonction.

17EPFCL : Concernant l’acte de signer, vous ne signez pas vos dessins. Vous vous installez avec vos papiers, vous les collez sur le mur, la nuit, au moment où il n’y a pas de public, quand il n’y a personne. Mais retournez-vous sur le lieu, essayez-vous de comprendre, d’entendre ce qu’il se dit, les réactions ? Quel est le rapport à un public invisible et en même temps complètement sollicité ? Parce que vous n’êtes pas ni ne voulez être tout à fait inconnu, disparaître. Y a-t-il là une position d’artiste ?

18EPE : L’œuvre, comme je disais tout à l’heure, ce n’est pas le dessin, c’est la rue, son histoire. Au fond, ce que j’expose, c’est plus la rue. Je fais un peu quelque chose d’équivalent à un ready-made. On prend la bouteille parce qu’on la met au musée, la bouteille est le signe de la bouteille. Moi, en mettant un signe humain dans le lieu, je produis quelque chose du même ordre. Je fais que le lieu va être perçu comme un signe. C’est un peu le contraire ou le symétrique d’un ready-made. Il y a des personnes qui ont fait un film sur mon travail à Naples et qui ont interrogé les gens dans la rue. Moi je ne suis ni sociologue, ni anthropologue, ni historien. Je ne sais pas. J’y retourne maintenant, au début je ne le faisais pas, pour faire des photos. Je suis moins radical qu’avant.

19EPFCL : Revenons sur votre parcours de Naples. Vous ne vouliez pas que l’on sache que c’était vous qui faisiez ce travail.

20EPE : Mettre l’image la nuit du Jeudi saint, c’est une façon de travailler la qualité de la rencontre. J’ai convaincu les gens du Mattino, le quotidien de Naples, de ne pas mettre mon nom, de ne pas dire : c’est un type qui arrive de Paris et qui colle des images. Cela enlève complètement la poésie, le mystère. J’ai réussi à conserver l’anonymat total. Si je le fais la nuit, c’est en partie pour que les gens découvrent les images. En même temps, tant qu’elles sont mouillées, qu’elles ont de la colle, elles sont illisibles, ça rend le papier transparent et fragile, on peut les enlever. Donc, je les colle la nuit pour qu’elles aient le temps de sécher. Et puis il y a une espèce de découverte, un truc inattendu. Si c’est convenu, si les gens le savent… la rencontre n’aura pas la même force. D’ailleurs, je ne participe jamais à des trucs organisés, comme la « Nuit blanche ». Tous mes travaux sont de mon initiative, ce ne sont jamais des commandes et il n’y a jamais d’autorisation. Lorsque je retourne le matin sur les lieux, c’est le moment où je vois si ce que j’ai fait fonctionne. C’est vraiment comme un peintre qui a fini et organisé son tableau. Je mets en relation tous les éléments sur lesquels j’ai travaillé. Dans les rues de Naples c’était extraordinaire, tellement formidable parce que les gens étaient très troublés. Prenons cet ange de l’église Santa Sofia de Bianchi. J’ai travaillé sur le mythe des âmes du Purgatoire qui est très présent à Naples. Cette église est murée depuis plus de soixante ans maintenant, à cause des tremblements de terre. Donc, l’intérieur est dans le noir complet. Ces références aux âmes du Purgatoire sont très présentes à Naples, il y a beaucoup de petits tabernacles avec les photos des gens qui viennent de mourir, des gens dans les flammes, toutes ces choses. Pour les corps, j’ai fait poser des copains, mais tous les anges, je les ai pris dans la peinture napolitaine. Et cet ange est dans l’église et dans le noir depuis plus de soixante ans. Je l’ai trouvé dans des photos, des archives, dans des bouquins anciens. Des vieilles dames qui étaient là et avec qui j’ai parlé étaient stupéfaites que je connaisse cela. Et partout mes images ont des liens très profonds avec le quartier, avec l’histoire. À Naples, les dessins sont tous restés, tout le temps, sauf la Madone des Sept Douleurs. J’ai travaillé sur cette histoire des sept douleurs de la Vierge. Mes dessins, comme je le disais, ne sont pas visibles tant qu’ils ne sont pas secs. Ça fait une masse noire. Et des gens l’ont enlevé pendant la nuit, parce que, je crois, ils n’ont pas vu ce que c’était, ils ont dû prendre ça comme une provocation sur l’église. C’est le seul qui ait été déchiré. Sinon, il y a des dessins qui sont restés quinze ans, les gens dans la rue les ont entretenus, recollés.

21EPFCL : Et en Afrique du Sud qu’avez-vous fait ?

22EPE : Je suis niçois. En 1975, je crois, le maire de Nice, Jacques Médecin, a jumelé Nice avec Le Cap, la seule ville au monde qu’on avait osé jumeler avec l’Afrique du Sud de l’apartheid. Trois mois avant, les Nations Unies avaient déclaré l’apartheid crime contre l’humanité. Quand le maire a jumelé Nice avec l’Afrique du Sud, il y a eu une immense fête à travers la ville et un parcours de la mairie jusqu’au stade de rugby, puisque à ce moment-là c’était l’équipe de rugby d’Afrique du Sud qui symbolisait le pays. Sur tout le parcours depuis la mairie jusqu’au stade, nous avons collé, nous étions une vingtaine d’amis, cette image qui représentait grandeur nature une famille de noirs derrière des barbelés.

23Ça a été un clash… La mairie a essayé d’en enlever, mais ils n’ont pas pu tout enlever. Donc le maire du Cap et celui de Nice sont passés le long du parcours. J’ai été mis à l’index.

24Aujourd’hui tout cela a changé. Ce mois-ci, la ville de Nice m’a demandé de faire une exposition au musée de Nice. Mais à l’époque, ça a entraîné un truc incroyable pour moi, le Comité des Nations Unies contre l’apartheid m’a envoyé – parce qu’on a dit que Médecin allait porter plainte contre moi – un télégramme de soutien, puis les membres du Comité sont venus me voir pour me demander de travailler avec eux. Alors avec Jacques Derrida et Antonio Saura, on a créé quelque chose qui s’appelait « Artistes du monde contre l’apartheid ». On a réuni une centaine d’œuvres vraiment importantes, Rauschenberg, Lichtenstein, Tàpies… et on a fait tourner cette exposition dans 48 pays à partir de 1981 jusqu’à la fin de l’apartheid, pour dénoncer celle-ci et dire qu’elle était la négation de l’homme, donc de la culture. Avec un très beau texte de Ginsberg, d’autres de Brink, Amado, évidemment Derrida, Leiris… Antonio Saura et moi avons fait les statuts de cette association et nous avons écrit : « les œuvres appartiendront au premier gouvernement démocratique d’Afrique du Sud – un homme, une voix ». Nous étions dans les années 80, on ne savait pas combien de temps cela allait durer et un jour, je vais porter toute cette collection au président Mandela qui m’a reçu dans son bureau. C’était un moment extraordinaire pour moi. Malheureusement Derrida et Saura n’ont pas pu venir, l’un avait un cancer, l’autre la leucémie.

25Après, j’ai gardé des relations avec l’Afrique du Sud, je voulais faire un travail là-bas. J’ai été invité dans plusieurs musées, à Pretoria, à Johannesburg, au Cap, à Durban, à faire des conférences sur mon travail. Je voulais faire un travail sur le côté multiculturel, multiracial. Mais on m’a un peu poussé à travailler sur le sida. Alors je me suis installé à Soweto et à Durban et j’ai fait un travail avec les associations qui s’occupaient du sida.

26EPFCL : Une question sur votre intérêt pour le corps. Votre travail de dessinateur s’est concentré depuis le début sur le corps ?

27EPE : Il ne me vient pas l’idée de dessiner autre chose. C’est comme une espèce d’évidence, je crois. On n’a que ça. Quand j’ai travaillé à Naples, j’ai été obligé de lire des tas de textes, je ne suis pas croyant. J’ai travaillé sur les exercices spirituels, après sur saint Jean de la Croix, puis sur Thérèse d’Avila. J’ai aussi découvert les textes de ces grandes mystiques et cette espèce de violence qu’elles se font ou qu’elles font à leur corps. Et c’était presque impossible. Comment représenter des corps qui se nient complètement ? Elles sont anorexiques, elles partent en lévitation. Il y a à la fois une présence intense du corps et un refus de la chair.

28EPFCL : Les corps que vous dessinez sont toujours, d’une manière ou d’une autre, des corps souffrants ?

29EPE : Pas toujours. J’ai fait des parcours avec une image de Rimbaud qui traversait de Charleville à Paris, c’est une image du marcheur. Mais vous avez raison, le plus souvent ce sont des corps qui souffrent. D’abord, je ne suis pas Picasso. Je le regrette beaucoup. J’aimerais bien arriver à traduire la joie qu’il exprime… Je ne sais pas faire ça. Pour faire ce que je fais, il faut que je sois motivé, comme s’il y avait une espèce de nécessité à le faire. Cela nécessite tellement d’énergie, de travail, faire les dessins, les coller… Et je ne trouve cette motivation, et ce plaisir aussi, que pour des choses qui me tiennent à cœur, sur lesquelles je voudrais intervenir.

30Je ne me complais pas dans ces trucs. Je vous ai dit, je fais du vélo, j’ai un kayak, j’habite au bord de la mer, j’adore la plage, à Nice, je vis, voilà. Mais je n’ai jamais eu l’idée de peindre ça. C’est très bien, c’est très beau. Mais je ne me saisis que de choses sur lesquelles j’ai envie d’intervenir ou qui me touchent trop.

31Concernant les mystiques, c’était un peu un pari. J’ai lu et je peux vous citer des pages entières d’Angèle de Foligno, de Thérèse d’Avila et certains d’entre vous ont sûrement lu Hildegarde. Ce sont les épouses du Christ, une présence du corps très forte, et en même temps une négation du corps, en permanence. Alors comment dire l’ineffable ? Comment représenter des corps qui se nient ? J’ai dessiné pendant quatre ou cinq ans. Chaque fois j’abandonnais, j’avais le sentiment que c’était impossible. Je savais pourtant que la solution ne pouvait être que plastique. Elle ne s’est esquissée que lorsque j’ai compris que, comme pour mes images urbaines, le papier n’était pas seulement un support pour le dessin. De la même manière que ces images de rues sont travaillées par la texture, la couleur des murs et que cela intervient sur le sens et le sensible du dessin, il me fallait, là aussi, envisager et traiter le papier comme un élément plastique aussi important que le dessin. Qu’il mette même le dessin en question. C’est-à-dire que tout ce qui est de la présence du corps, la sensualité et le plaisir inscrits dans le dessin, entrent en contradiction avec l’aspiration à la désincarnation que j’ai « infligée » aux feuilles, comme si la feuille disait le contraire du dessin qu’elle portait. Une présence du corps très lourde, dans sa sensualité, et puis la feuille fluide qui travaille l’espace de l’extase. Il y a eu ça, comme solution, et puis l’eau. Toutes ces femmes, sauf Catherine de Sienne pour laquelle c’est le sang qui revient tout le temps, mais sinon toutes ces femmes ont des métaphores reliées à l’eau dans leurs écrits. Madame Guyon dit que son âme tombe dans l’âme de Dieu et celle de Dieu dans la sienne, ce qu’elle compare à ces architectures, ces cascades qui tombent les unes dans les autres. Elle dit très souvent : « Je tombe d’abîme en abîme […] jusqu’à l’abîme de la mer où perdant toute figure je deviens la mer même. » J’ai appréhendé ces femmes comme je l’ai fait des poètes.

32Rimbaud écrivait :

33

« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil [1]. »

34Julia Kristeva a écrit : « Thérèse est un ruissellement constant [2]. »

35J’ai compris qu’il fallait qu’il y ait de l’eau, qu’elle était nécessaire autant symboliquement que plastiquement. Le plan d’eau noire provoque un basculement de l’espace et crée avec le lieu une relation du même type que celle que j’instaure dans la rue entre mes images et le lieu, et même d’une façon plus subtile, car, dans le reflet, la fiction qu’est l’image et le réel du lieu ont la même texture.

36Avant l’émergence de ces solutions, le travail sur l’espace par le « modelage » des feuilles et celui des reflets par le plan d’eau noire, j’avais renoncé plusieurs fois, tout abandonné. Mes voyages à Rome vers la Thérèse et la Bienheureuse Ludovica Albertoni du Bernin m’avaient plusieurs fois démoralisé… Quand vous avez ça dans le rétroviseur ! J’ai recommencé et abandonné de nombreuses fois…

37Ce que vous avez vu à la Salpêtrière était une cinquième « tentative », j’avais ajouté un nouveau personnage, une de ces mystiques passée par la Salpêtrière. Elle s’appelait Louise de Bellère du Tronchay. À la fin du xviie siècle, elle a été enfermée comme folle à la Salpêtrière, mais son confesseur a vu que sa folie n’était pas banale, qu’il y avait une dimension spirituelle. Finalement, elle s’est fait appeler Louise du Néant. Quand j’ai montré ce travail, pour la première fois, Jean-Claude Petit qui était directeur de La Vie catholique m’a dit : « Tu ne me dis rien ». J’ai eu la satisfaction de constater qu’il les a toutes reconnues. J’ai conçu leur « portrait », leur attitude à partir de leurs écrits, de ce qu’elles ont dit d’elles-mêmes et j’étais heureux qu’une des rares personnes qui connaissait ces textes les ait reconnues.

38EPFCL : Aujourd’hui on dispose de nombreuses photos qui retracent l’ensemble de votre travail.

39EPE : J’ai eu un problème avec la photo, il y a une contradiction dans mon travail, il fut un temps où on parlait de dialectique. Il faut qu’il y ait assez d’effet de réel pour que l’image s’inscrive comme physiquement dans le lieu, qu’il y ait une petite confusion, qu’elle ne reste pas à la surface comme une affiche. Je travaille disons « un effet de réel », mais en même temps je ne fais pas du trompe-l’œil ; j’affirme la fiction, au théâtre on dirait « la distance », j’affirme le noir et blanc, le rectangle de la feuille. Mes images sont sur le fil. Il faut qu’il y ait assez d’effet de réel pour que ça fonctionne dans le lieu et en même temps que ça ne joue pas le trompe-l’œil. C’est une fiction dans la réalité.

40Quand on passe dans la rue, on comprend que c’est une image. En revanche, la photo accentue l’effet réaliste, elle trompe, c’est l’inconvénient de la photo. Pendant longtemps je ne voulais pas exposer de photos, mais en vieillissant je suis moins radical, parce que c’est tout ce qui reste. En même temps, la photo cadre. Alors que s’il y a une spécificité de ce que je fais, c’est que ce n’est pas pensé cadré, c’est pensé dans l’espace de la rue, dans le mouvement. Ça banalise un peu mon travail, la photo. Ça accentue le réalisme et ça cadre. Il faudrait que mes images fonctionnent un peu comme une empreinte ; les gens ne vont pas réfléchir à ça, mais elles sont grandeur nature, ma référence est le suaire – je dis tout le temps que je suis athée et je ne fais que des références christiques ! Pour les deux mille ans qui nous concernent on est obligé d’y recourir. Quand on travaille sur la mort, elle s’incarne souvent dans l’image du Christ. L’idée du suaire ou de la Véronique, c’est-à-dire de l’empreinte, c’est implicite, ça, c’est dialectique, c’est-à-dire que l’empreinte dit à la fois la présence et l’absence. C’est comme un pas dans le sable. Il y a eu quelqu’un et il n’y est plus. Et mes images doivent fonctionner comme ça.

41EPFCL : Quel est votre rapport aux couleurs ?

42EPE : Je fais très attention où je colle. Je les prends très en compte. Par exemple, la première image que je colle à Naples, je n’ai pas choisi le mur par hasard. On est au dos de la chapelle San Severo. Si vous avez lu Porporino de Dominique Fernandez, c’est la chapelle qui est liée au « sponsor » du castrat. C’est une chapelle qui est chargée de choses très troublantes. En même temps, ce mur, quand j’ai montré cette photo, des gens ont cru que c’était un tableau, avec des glacis, des peintures très élaborées. En fait, c’est un mur avec ce rouge qu’on retrouve aussi à Pompéi, à la Villa des Mystères. Très symboliquement, c’est la première image que je colle à Naples parce que c’est ce rouge-là, c’est une citation du David et Goliath de Caravage, peint à Naples au moment où Caravage attend le pardon du pape pour rentrer à Rome. Il y a une espèce de contrition, il se représente lui-même, on sait que la tête qui est dans la main gauche est son autoportrait. Mais je l’avais choisi un peu parce que c’est un des derniers tableaux peints à Naples – il y a des réserves là-dessus, ce n’est pas important. Et dans l’autre main, j’ai mis la tête de Pasolini. Tout ce travail est un peu sous le parrainage de ces deux artistes, pour moi c’est la référence. C’est pour vous dire que je choisis les couleurs de façon importante.

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43EPFCL : Pour conclure ce moment passionnant dont nous vous remercions : vous avez une vie extrêmement riche, le nombre de gens que vous connaissez, la mémoire que vous avez…

44EPE : J’oublie, je suis un peu inquiet. Je vais vous dire. Tout à l’heure, dans l’après-midi, la personne qui s’occupe de mes travaux à la galerie Lelong, arrivait du Chili. Elle est allée à Santiago, à la maison de Pablo Neruda. J’ai eu une histoire extraordinaire dans cette maison. Je vous raconte, c’est un des moments très forts de ma vie. En 1973, il y a eu le coup d’État au Chili. Je vis à la Ruche, c’est une cité d’artistes à Paris. Il y avait à ce moment-là un atelier libre et j’ai lu dans Le Monde qu’il y avait un peintre, José Balmes, un des types à l’origine des grandes peintures murales de la campagne de Salvador Allende, qui était réfugié à Ivry. Je suis allé à la mairie d’Ivry, je l’ai retrouvé et on l’a accueilli à la Ruche. Il est venu vivre au-dessus de chez moi. Lui était toujours en contact avec ses amis au Chili qui n’avaient pas pu fuir. Un jour il m’a dit : « Tu sais, ils se sentent isolés. Avec ce que tu fais, tu n’irais pas faire quelque chose là-bas ? » Je suis donc parti au Chili, fin 1980. J’ai fait des images. J’ai collaboré à réunir un atelier qui existait déjà mais que j’ai un peu réactivé parce qu’il y avait un climat de suspicion, de méfiance ; c’était très lourd quand même, du temps de Pinochet. Et entre autres, nous avons fait une image de Neruda. C’était une énorme provocation au temps du Chili de Pinochet de faire Neruda, parce qu’il exprimait à la fois la poésie et la résistance. Il était communiste. Et nous avons fait cette image. Comme je pensais qu’on ne pourrait pas la coller, on était quarante ou cinquante à l’atelier, on a fait des affiches, un tas de trucs, on a travaillé la nuit. J’ai fait un grand poncho, le symbole du peuple, et cela avait permis de laisser une grande surface libre, parce que je ne croyais pas qu’on pourrait le coller dans la rue, et l’idée était de le distribuer dans les associations et que les gens peignent dessus. Il y a eu soit des poèmes écrits, soit des paysages, on les a distribués dans des associations culturelles. Et il y a eu une jeune fille très gonflée qui a collé des images, on était en pleine rue, devant la maison de Pablo Neruda. J’ai gardé la photo de cette scène parce que je ne voulais pas qu’elle y aille. On en a collé quelques-unes.

45Mais avant que nous n’imprimions la sérigraphie de Neruda, les Chiliens de l’atelier m’ont dit : « On ne peut pas imprimer cette image sans la montrer à Matilde Neruda », qui était encore vivante, malade mais encore vivante. Donc, ils m’emmènent chez elle, sonnent et disent : « C’est l’artiste français » et ils se barrent parce qu’elle faisait un peu peur à tout le monde. C’était une maîtresse femme, magnifique, un peu Irène Papas, grave, elle avait vécu des drames terribles. C’était impressionnant, vraiment. La maison avait été pillée par les fascistes quand Neruda est mort, ils avaient cassé toutes les poteries. Il y avait une grande table en bois où je déroule mon dessin, j’étais à un bout de la table et Matilde Neruda à l’autre bout, j’étais vraiment impressionné. Elle reste longtemps sans parler et enfin me dit : « Pablo n’était jamais comme ça. » Je vous assure, mot à mot, je me rappelle de tout. Et puis elle reste silencieuse. Si ça avait été un bide total, je ne vous le raconterais pas comme ça. Je rigole mais c’était très impressionnant. À nouveau, elle reste silencieuse et me dit doucement : « Mais vous avez raison, – elle parlait français –, aujourd’hui il serait comme ça, – et elle ajoute –, grave et résolu. » Elle me sort ces deux mots et après : « Venez, on va boire. » Elle termine en m’expliquant : « Je vous ai dit qu’il n’était jamais comme ça parce que vous l’avez fait tellement triste alors que c’est un homme qui riait toujours. » Voilà. Le moment était vraiment incroyable.


Mots-clés éditeurs : apartheid, histoire du lieu, les mystiques, la Commune de Paris, corps, Neruda Pablo et Matilde, dessin, Ernest Pignon-Ernest, œuvre éphémère, Naples

Date de mise en ligne : 01/12/2017

https://doi.org/10.3917/chla.017.0122

Notes

  • [1]
    Rimbaud A., « L’Éternité », « Vers nouveaux et chansons », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1972, p. 79.
  • [2]
    Kristeva J. (préface), Thérèse d’Avila, Les chemins de la perfection, Paris, Fayard, 2015.

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