1Peu de temps après les lois décentralisatrices de mars 1982, dites Defferre, l’universitaire et formateur Gilles Darcy publiait son manuel pour les stagiaires du Centre de formation des personnels communaux (CFPC). Il y soulignait que « le recul nécessaire à l’appréciation [de celles-ci] manquait » (Darcy, 1982, p. XI). Vingt ans plus tard, Christiane Marzelier, administratrice territoriale et chargée de mission au Centre national de formation de la Fonction publique territoriale (CNFPT), publiait un des premiers ouvrages sur les assises des libertés locales, qui se sont tenues d’octobre 2002 à février 2003. Elle y réitérait cette difficulté d’un constat à tirer un bilan d’une « relance de la décentralisation [qui] se décide et se dessine par étapes » (Marzelier, 2004, p. 5).
2L’idée que le processus de délégation de prérogatives aux collectivités locales puisse parfois donner l’impression d’une « perte de lisibilité d’ensemble » (Commission pour l’avenir de la décentralisation, 2002, p. 7) a été de facto affirmée à plusieurs reprises par ceux-là même qui étaient en charge de la mettre en œuvre et de l’évaluer. Cependant, elle a contribué à transformer l’architecture institutionnelle et de l’action publique de la République française, notamment dans le domaine éducatif, après la poussée de centralisation des débuts de la Ve République, notamment pour répondre aux défis du baby-boom et de la massification scolaire (Chapoulie, 2014).
3Qu’en est-il dès lors de sa lecture et de son évaluation par les sciences sociales, près de quarante après le début des transferts de compétences éducatives aux pouvoirs locaux ? C’est l’ambition de ce dossier interdisciplinaire (histoire, science politique, sciences de l’éducation, sociologie). Le sujet n’est pas sans résonner avec des enjeux de pouvoir et d’action publique. La note de synthèse qui clôt cet ensemble de recherche le rappelle, la première vague de littérature savante sur la décentralisation éducative et l’action des collectivités locales des années 1980-1990 était surtout portée par ses propres acteurs. Ceux-ci constituaient un milieu multi-positionné entre positions juridiques (professeurs de droit, juristes administratifs), institutionnelles (administration centrale, grands corps de l’État) et politiques (partis de gouvernement, collaborateurs d’élus ou des assemblées, membres de cabinets ministériels). Cette sociologie de l’expertise de la décentralisation éducative était loin d’être fortuite : le transfert des responsabilités scolaires aux collectivités locales était aussi lu comme une possibilité de moderniser et d’expérimenter au sein du système éducatif, une idée que partageaient une partie de ces mêmes milieux élitaires. Les sciences sociales se sont progressivement imposées à partir des années 1990, à côté de ce milieu d’experts et de responsables, dans l’étude de ce que les pouvoirs locaux faisaient à l’école.
4Quelles sont leurs conclusions et orientations, quatre décennies après que François Mitterrand ait annoncé, lors du Conseil des ministres du 15 juillet 1981, vouloir engager la France dans le processus décentralisateur ? Comme le montre ce dossier, les approches des politiques éducatives locales par les sciences sociales sont profondément plurielles. La multiplicité des acteurs, des dispositifs publics et des contextes institutionnels (communes, conseils départementaux et régionaux, intercommunalité, spécificités ultramarines) n’y est pas pour rien. La politique de revivification de l’art oratoire traditionnel « Orero » dans le système éducatif local par le gouvernement de Polynésie française (Salaün, 2018) n’a que peu à voir avec les projets éducatifs territoriaux (PEDT) ouverts en 2013 pour permettre le retour à la semaine de neuf demi-journées dans le premier degré. De même, sur la saisine d’une partie des politiques éducatives par les collectivités locales, les appréciations et évaluations des auteur·e·s de sciences sociales divergent. Si une partie perçoit une forme d’homogénéisation ex post des pratiques en la matière, voire relativise l’ampleur des effets (Mons, 2004), d’autres pointent le risque d’une aggravation des inégalités territoriales au sein du modèle scolaire français (Ben Ayed, 2009). Le dossier est volontairement pluriel, tant dans ses objets et sensibilités, afin de montrer la diversité des approches développées depuis les années 1990 par les travaux de sciences sociales. Il peut être lu au travers d’un entonnoir, partant des héritages historiques depuis le xixe siècle pour passer au cadre généré par le processus décentralisateur pour les collectivités locales, et enfin à des exemples de pratiques concrètes de celles-ci. Tout d’abord, quand naissent les politiques éducatives locales ? L’approche historique, croissante sur le sujet depuis quelques années, souligne un paradoxe crucial : les collectivités locales n’ont pas attendu la décentralisation pour déployer celles-ci, tant elles avaient, même sous tutelle préfectorale, pensé leur intervention et agi dans le domaine éducatif. Julien Cahon étudie, de 1886 à 1986, la construction et l’équipement des établissements scolaires par celles-ci. Contrairement aux idées reçues, avant même la décentralisation, les collectivités locales avaient en effet un rôle financier et administratif important dans ce domaine. Celui-ci préfigure en partie les réformes des années 1980, ce qui contribue à nuancer la rupture, pour le système éducatif, des lois Defferre et des transformations réglementaires afférentes. Youenn Michel revient sur un sujet méconnu, celui de la tentative de décentralisation éducative du régime de Vichy (1940-1944), au travers du comité consultatif de Bretagne. « L’État français », tel que s’est nommée la dictature pétainiste après avoir mis à bas la République, était marqué par la culture décentralisatrice d’une partie des droites extrêmes contre-révolutionnaires et catholiques. Cependant, l’expérience tourna court. Elle suscitait des tensions croissantes entre un projet provincial inspiré par le maurassisme, les responsables vichystes qui souhaitaient préserver les prérogatives nationales du régime et les autonomistes bretons (dont certains actifs dans la collaboration) qui promouvaient une logique opposée. Les oppositions d’intérêt furent telles que le comité consultatif n’eut que des conséquences limitées, sinon le fait d’attiser les craintes de l’administration scolaire vis-à-vis des risques de « séparatisme ».
5Seconde étape de l’analyse, que signifie le cadre décentralisateur, depuis les années 1980, pour l’action des collectivités locales dans le domaine éducatif ? La note de synthèse (Ismail Ferhat) qui figure en fin de dossier rappelle qu’à partir des années 1990, en quête d’une évaluation et d’un regard scientifiques sur ce qu’ils mettaient en place, les pouvoirs locaux ont parfois fait appel aux sciences sociales, de Bernard Charlot à Agnès Van Zanten. Des monographies de collectivités locales à des travaux plus comparatifs ou globaux, ces dernières ont appréhendé progressivement le nouveau paysage éducatif décentralisé de la France. Claire Dupuy, s’appuyant sur une réflexion comparatiste, réfléchit à ce que signifie et implique la régionalisation des politiques éducatives, une tendance qui n’est pas propre à la France, tant elle se retrouve dans de nombreux pays européens. Elle s’appuie pour se faire la fois sur l’analyse du transfert des lycées aux régions et au développement par celles-ci de dispositifs qui n’étaient pas prévus explicitement dans le cadre de la loi, au nom de la clause générale de compétence (CGC). Au final, tant dans les politiques développées que dans les niveaux de financement éducatif, les « gouvernements régionaux » de l’école ont fini par converger vers un relatif consensus, tant budgétaire que pratique, sur ce sujet. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la régionalisation croissante des politiques éducatives.
6Troisième étape de l’analyse, que font concrètement (ou pas) les collectivités locales depuis la décentralisation dans le champ éducatif ? C’est probablement la question la plus épineuse, car le cadre réglementaire, s’il est bien entendu contraignant dans un État de droit, ne peut résumer les choix ou les politiques des pouvoirs locaux pour et autour de l’école. Philippe Bongrand et Lydie Heurdier le montrent par un exemple original, celui de l’attitude des municipalités communistes sur la naissance des zones d’éducation prioritaires (ZEP). Contrairement à ce qui a pu être dit ou écrit, le PCF soutient globalement ce nouvel outil, qui a suscité de nombreux débats dans la gauche politique et syndicale. Les équipes municipales de ce parti ont pu cependant connaître des attitudes, des pratiques et des résultats différents, voire opposés comme le montre la comparaison que les auteur·e·s mènent entre trois cas (Aubervilliers, Le Havre, Orly). Même dans le cadre d’une organisation partisane relativement centralisée et d’une réforme définie nationalement – ces deux constats valant du moins pour l’époque étudiée, à savoir de 1981 à 1984 – les choix des communes se sont déployés sur un vaste éventail, allant de l’engagement sans réserve en faveur de l’éducation prioritaire, à l’indifférence non moins totale vis-à-vis de cette dernière. Lorenzo Barrault s’intéresse quant à lui à la situation, rarement mise en avant lors des réformes décentralisatrices, de contradiction entre l’administration étatique et une collectivité locale. Il prend le cas de la fermeture des écoles rurales primaires (en particulier les écoles à classe unique, les ECU). Celui-ci est devenu fréquent avec la pratique des regroupements pédagogiques intercommunaux (RPI, qui consistent dans la fusion partielle ou totale d’écoles primaires en zone de faible densité démographique) depuis les années 1970. Cette situation oppose parfois le conseil municipal, qui essaie de sauvegarder « son » école, et le ministère de l’Éducation nationale, qui s’appuie à la fois sur la critique des écoles isolées et sur les nécessités de rationalisation tant de l’offre que des dépenses éducatives. L’auteur propose une étude ethnographique et archivistique d’un village des Alpes de Haute-Provence (anonymisé) qui risque de perdre son école faute d’atteindre le seuil démographique nécessaire à son maintien. Il montre que la mobilisation du conseil municipal, mais aussi d’autres acteurs (populations, enseignants, associations, réseaux de sociabilité), peut contribuer à repeupler la classe, à « contre-courant » tant des projets des représentants locaux de l’administration étatique que de la tendance générale à la réduction des ECU.
7Ce dossier ne peut bien entendu répondre à l’ensemble des questions et des défis ouverts par la montée des politiques éducatives locales, notamment dans le cadre décentralisé qui est celui de la France. De leur évaluation (nationale, locale ou indépendante) aux spécificités ultramarines, considérablement renforcées notamment dans le cas polynésien ou néocalédonien, il reste de nombreux angles à traiter et explorer pour les sciences sociales. Ce travail collectif constitue une tentative à la fois interdisciplinaire et pluraliste de faire un bilan qui ne peut être nécessairement que provisoire et incomplet. Espérons qu’il puisse ainsi participer à objectiver un processus en continuel redéfinition depuis bientôt quarante ans.
Bibliographie
- Salaün M. (2018). Savoirs autochtones, savoirs scolaires et décolonisation de l’école. De quelques enjeux de la création d’une discipline « Langues et culture » en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française aujourd’hui. In J. Dubois, P. Legris (dir.). Disciplines scolaires et cultures politiques. Des modèles nationaux en mutation depuis 1945. Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 33-44.
- Ben Ayed C. (2009). Le nouvel ordre éducatif local. Mixité, disparités, luttes locales. Paris : Presses universitaires de France.
- Chapoulie J.-M. (2014). À l’apogée de l’initiative d’État sur l’école : le commissariat au Plan, le développement de l’appareil statistique national et la carte scolaire du premier cycle (1955-1970). Histoire de l’éducation, n° 140-14, p. 93-113.
- Commission pour l’avenir de la décentralisation (2000). Refonder l’action publique locale. Rapport au Premier ministre. Paris : La Documentation française.
- Darcy G. (1982). Le Système administratif français : structures et propriétés d’une organisation en mutation. Paris : CFPC.
- Marzelier C. (2004). Décentralisation acte II : chronique des assises des libertés locales. Paris : L’Harmattan.
- Mons N. (2004). Politiques de décentralisation en éducation : diversité internationale, légitimations théoriques et justifications empiriques. Revue Française de Pédagogie, n° 146, p. 41-52.