Notes
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[1]
Notamment le GREPHON, Groupe de recherches sur l’enseignement philosophique de Fontenay.
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[2]
Dans cet article Galichet et al., (1996) relatent une expérience pédagogique en classe de terminale où l’éducation à la santé (prévention du sida) est mise en synergie avec les enseignements de français et de philosophie, pour redécouvrir des textes classiques à la lumière des problèmes actuels.
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[3]
Nous précisons dans cette colonne le nombre moyen des prises de parole pour que le calcul de la proportion des prises de parole philosophiques soit compréhensible (le nombre moyen des prises de parole comprend les prises de parole philosophiques, les prises de parole non-philosophiques et d’autres prises de parole qui sans être philosophiques ne sont pas non plus « non-philosophiques » au sens où nous l’avons défini).
INTRODUCTION
1 Depuis plus de 30 ans, les mauvais résultats obtenus par les élèves à l’épreuve de philosophie du baccalauréat amènent les enseignants de philosophie à s’interroger sur la pertinence de la restriction de cet enseignement à la seule classe de terminale (Jamet, 1990 ; Léonardy, 1993). En 1989, la commission Derrida-Bouveresse avait proposé au ministère d’étendre cet enseignement à la classe de première et depuis, nombre d’enseignants-chercheurs [1] ont tenté de promouvoir la mise en place d’une « propédeutique philosophique » tout au long du cursus scolaire pour remédier à cet échec (Jamet, 1990, p. 67). Une propédeutique consiste en une démarche qui vise à familiariser les élèves avec un savoir ou un savoir-faire dans le but de faciliter un apprentissage ultérieur. Elle permet également de nourrir progressivement la réflexion pour lui permettre de maturer.
2 Dans la continuité de ces travaux, des expériences visant à introduire la philosophie à l’école primaire se développent avec un succès grandissant. Ainsi, ces vingt dernières années, certains enseignants proposent à leur classe de philosopher à partir de la littérature de jeunesse (Chirouter, 2007) ou encore lors d’ateliers-débats (Lipman, 1995 ; Tozzi, 2005 ; Brennifier, 2003) appelés aussi « discussion à visée philosophique » (DVP). Ces pratiques ne prétendent aucunement introduire des cours de philosophie à l’école, mais davantage un espace de réflexion où le travail de la pensée se réalise à l’oral, à travers l’échange avec ses pairs et l’enseignant. Mais une question se pose, voire s’impose : les élèves du primaire sont-ils vraiment en mesure d’apprendre à philosopher ? S’agit-il vraiment de philosopher dans ces pratiques dites « philosophiques » avec les enfants ? Ces pratiques remplissent-elles les conditions suffisantes pour s’inscrire dans une « propédeutique philosophique » ?
3 Pour répondre à ces questions, nous allons dans un premier temps tenter de définir « le philosopher » afin de déterminer à travers quelles compétences il se manifeste. À cette occasion, nous nous demanderons en quoi les pratiques philosophiques avec les enfants peuvent prétendre développer ces compétences et prévenir un échec futur. Puis dans un second temps, nous présenterons la méthodologie que nous avons mise en place pour vérifier si ces pratiques philosophiques introduites au primaire développaient effectivement la capacité des élèves à philosopher. Précisons que pour effectuer cette mesure, nous avons souhaité nous intéresser à l’évolution du discours des élèves, une évolution observée à l’aune des compétences témoignant de la teneur philosophique du discours, apparues lors de notre travail de définition du philosopher.
QU’EST-CE QUE PHILOSOPHER ?
4 Si, comme le rappelle Jamet (1990), la circulaire du 4 novembre 1977 insiste sur l’absolue nécessité de la dissertation philosophique au vu des fins poursuivies par l’enseignement philosophique, cet exercice n’est cependant pas le seul à rendre lisible le déploiement de la capacité des élèves à philosopher. Pour notre sujet, il serait aberrant de prétendre former les élèves du primaire à l’exercice de la dissertation, et pourtant, ce n’est pas pour autant qu’on ne les prépare pas au philosopher. Ce n’est donc pas tant au vu du type d’exercice demandé que va se jouer cette approche définitionnelle du philosopher que dans la recherche des dispositions et compétences censées être mobilisées par le philosopher. Celles-ci sont nombreuses. C’est pourquoi nous allons présenter et soutenir ici celles qui nous semblent non seulement les plus pertinentes eu égard à notre conception du philosopher, mais qui encore répondent aux exigences des instructions officielles et donc de l’épreuve de philosophie du baccalauréat.
LA MATRICE DIDACTIQUE DU PHILOSOPHER DE TOZZI (1993)
5 Comment être certain que l’on a bien affaire à de la philosophie lorsque l’on se retrouve face à un texte ou le discours d’un élève ? Tozzi (1993) tente de définir didactiquement le philosopher et propose de le considérer comme une activité qui tente de problématiser, argumenter et conceptualiser. Trois « opérations intellectuelles » qu’il estime être demandées aux élèves de terminale, attendues par leurs enseignants pour attester de la teneur philosophique de leur pensée. Mais à quoi renvoient exactement ces trois opérations ?
6 Rappelons les analyses de Tozzi (1993, p. 21) :
- La conceptualisation est une opération qui peut revêtir plusieurs aspects : approche métaphorique, explication de la signification d’un mot, expression et mise en question de la représentation spontanée d’un élève par confrontation avec celle des autres (pairs, professeur, auteurs), conceptualiser peut consister à tenter de déterminer les attributs d’un concept (méthode aristotélicienne) ou encore à étudier la polysémie d’un mot. Il peut donc s’agir de conceptualiser notre rapport au monde, à autrui ou encore à nous-mêmes.
- La problématisation, quant à elle, veut remettre en question des évidences et des conceptions. Elle se traduit par la recherche et la formulation de problèmes sous formes de questions alternatives permettant ainsi une exploration diversifiée des réponses possibles (idem).
- Enfin, l’argumentation est l’expression d’une justification visant l’universalité par un effort de hiérarchisation des différentes raisons ainsi qu’un souci de cohérence avec elle-même (idem).
8 Comme on peut le voir, ces opérations renvoient à de multiples procédés et différentes situations discursives. Cette matrice indique ce que l’enseignant doit faire faire à ses élèves et permet de voir ce que les élèves doivent être capables de produire pour attester qu’un enseignement relève bien de la philosophie. Pour donc savoir si les DVP organisées dans les écoles primaires constituent véritablement une « propédeutique philosophique », nous devons nous demander tout d’abord si les DVP permettent aux élèves de s’exercer à ces trois opérations intellectuelles et ensuite, si ces DVP peuvent témoigner de l’existence de la capacité des élèves à effectuer ces trois opérations et enfin de leur capacité à progresser dans la maîtrise de ses opérations.
9 Qu’en est-il de la connaissance des auteurs et de l’histoire de la pensée, connaissance que les devoirs des élèves de terminale doivent citer ? Là encore, d’après Tozzi, les philosophes « ne nous montrent pas ce qu’il faut penser mais comment on pourrait s’y prendre pour penser » (1993, p. 28). Autrement dit, non seulement il n’est pas nécessaire de connaître ces auteurs pour philosopher, mais de plus la convocation des connaissances relatives à l’histoire de la philosophie doivent être intégrées à l’une des trois opérations précédemment décrites : on fait appel à un penseur parce qu’il propose de problématiser ainsi tels concepts ou d’argumenter ainsi tel point de vue, l’élève doit ensuite apprécier les implications et les limites de cette proposition. De sorte que ces références ne peuvent en aucun cas constituer des « prêt-à-penser », elles ne représentent qu’un rouage à l’intérieur de la construction d’une réflexion propre (Galichet et al., 1996, p. 51). On comprend dès lors pourquoi Tozzi précise que « l’essentiel est de mettre les élèves en activité philosophante » (1993, p. 23). Si la dissertation est si « néccessaire », ce n’est pas parce qu’elle permet à l’élève de faire étalage de ses connaissances mais précisément parce qu’elle le met en situation de philosopher, elle lui permet de montrer qu’il sait philosopher, c’est-à-dire conceptualiser, problématiser et argumenter. Il en va donc de même pour les DVP : en tant qu’elles mettent les élèves « en activité philosophante », c’est-à-dire en situation d’exercice au philosopher, il semble pertinent de vouloir les considérer comme une « propédeutique philosophique ».
10 L’approche didactique de la philosophie de Tozzi, en tant qu’elle « se préoccupe davantage de ce qu’il faut lui faire faire (à l’élève) que de ce qu’il faut lui dire » (1993, p. 23), est transposable aux DVP organisées en primaire : pour s’assurer qu’il y ait bien du « philosopher », même au primaire, il faut vérifier que les élèves conceptualisent, problématisent et argumentent. Trois opérations que nous utiliserons comme critères lors de l’analyse des ateliers de philosophie que nous avons observés dans une classe de CM2.
11 Mais cette matrice (conceptualiser – problématiser – argumenter) résume-telle à elle seule les critères de « philosophicité » d’un discours ou d’un écrit ? Il nous semble que d’autres distinctions doivent être prises en compte pour garantir cette teneur philosophique, notamment la distinction – classique – entre philosophie et rhétorique.
PHILOSOPHIE ET RHÉTORIQUE
12 Il semblerait que cette exigence de sortir de la discussion ordinaire en conceptualisant, problématisant et argumentant réponde d’une certaine manière au principe du dialogue socratique (transposé au débat comme à la production écrite de la dissertation). Toutefois, depuis l’Antiquité, les philosophes se méfient du discours qui, tout en paraissant philosophique, ne l’est pourtant pas : on se souvient du discours d’Agathon qui, dans le Banquet (Platon, 1929), produit tour à tour trois sophismes, dénoncés par la suite par le personnage de Socrate, ayant pourtant l’apparence d’une conceptualisation viable. Aussi, devons-nous préciser ce que le philosopher n’est pas pour compléter la liste de nos critères d’observation. Pour justifier le choix des éléments que nous avons décidé d’exclure du philosopher, nous nous appuierons sur les principes du dialogue socratique. Comme le rappelle Dixsaut (2001), le personnage de Socrate veut, dans les dialogues de Platon, projeter autour de lui un espace discursif propre où tout ce qui est dit doit être soumis à l’examen critique de la raison. Cette vigilance exercée par le maître mais également attendue de la part de l’interlocuteur vise à écarter toute prise de position non argumentée, mais aussi à empêcher certains procédés rhétoriques de s’emparer de l’échange, lui conférant certes une apparence de vérité mais en aucun cas un raisonnement fondé. Parmi ces procédés, on compte :
- Les arguments fallacieux qui, comme l’argument d’autorité ou encore l’argument ad hominem, veulent éviter que l’on s’interroge sur la pertinence de ce qui a été énoncé en déportant l’attention sur un autre élément (l’intégrité, la réputation ou l’importance de celui qui énonce l’argument par exemple). Autrement dit, n’est pas philosopher, toute pseudo-argumentation qui ne se concentre pas sur la cohérence interne de l’argument. Ainsi, les insultes ou le fait de tourner en ridicule l’interlocuteur relèvent aussi de l’argumentation fallacieuse, et à ce titre, d’une rhétorique qui ne peut prétendre s’apparenter à du philosopher.
- C’est pourquoi la dispute ne saurait relever du philosopher. Par « dispute », on entend la volonté d’avoir raison à tout prix (Disxaut, 2001). Elle est opposée à la philia, c’est-à-dire l’amitié, l’idée que l’on philosophe ensemble et non les uns contre les autres, quand bien même on est en désaccord. Car le but du philosopher n’est pas de convaincre l’autre que l’on a raison à son détriment, mais de travailler son jugement et de le rendre plus consistant qu’il n’était. C’est donc se méprendre sur la finalité du philosopher que de penser que le philosophe est celui qui doit avoir raison. Le philosophe n’est pas celui qui a raison, il est avant tout celui qui cherche la vérité (sans jamais l’atteindre pleinement) et débusque les manquements et les erreurs dans les raisonnements qui peuvent l’éloigner de son but.
- De ce fait, le philosopher doit aussi être distingué du pinaillage (Jamet, 1990, p. 64), ce discours anecdotique consistant à discuter non pas la valeur de l’exemple proposé et donc soumis à une idée générale mais à revenir sur le contenu anecdotique de l’exemple lui-même. Cette distinction nous permet donc d’en amener une seconde : il semblerait qu’il existe deux manières de discuter d’un exemple, l’une philosophique, l’autre anecdotique. En effet, lorsqu’on discute d’un exemple, on peut soit contester ou approuver la valeur de cet exemple eu égard à un argument avancé précédemment, soit s’intéresser à l’anecdote en voulant en modifier le contenu comme si la discussion portait sur l’anecdote elle-même et non plus sur une notion philosophique. Ainsi lorsqu’un élève revient sur un exemple pour proposer un dénouement possible à l’anecdote ou y rajouter des closes hypothétiques (et si...) ou simplement le développer, cela ne constitue pas une discussion philosophique de l’exemple. Car la prise de parole porte alors sur l’anecdote elle-même. Alors que lorsqu’un élève interroge la pertinence d’un exemple, son degré de certitude ou encore ses multiples aspects pour dégager une idée nouvelle, la prise de parole porte alors sur le sens de l’exemple dans le cadre d’une réflexion et cela consiste bien en une discussion philosophique de l’exemple. Une distinction qui, en retour, explique la valeur philosophique du contre-exemple : sa valeur ne réside pas dans l’anecdote relatée mais dans le fait qu’à lui seul il exige de revenir sur l’argument qui a été mis en défaut. Ainsi, l’évocation d’un seul cas peut obliger un élève à préciser, corriger, revoir son opinion de départ. La discussion philosophique de l’exemple et le contre-exemple sont donc deux types de prise de parole qui témoignent de la capacité à philosopher des élèves.
14 Prise de position sans argument, arguments fallacieux, dispute, pinaillage, autant d’éléments qui doivent servir de critère pour déterminer si les DVP organisées dans les écoles parviennent à dépasser « le discours spontané, l’opinion livrée en toute ingénuité […] l’absence de réflexion, de construction » et les récits « anecdotiques » que Jamet (1990, p. 64) identifie comme « le principal obstacle dont ait à triompher l’enseignement philosophique ».
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE
15 Face à la prétention de mettre les élèves du primaire en « activité philosophante » (Tozzi, 1993, p. 23) lors de DVP, il nous semble à présent indispensable de nous interroger sur le rôle du maître de philosophie : que doit-il faire, ou ne pas faire, pour instaurer cet espace de « discussion socratique » ? Ce rôle est-il le même pour les enseignants des classes de terminale que pour les classes du primaire ?
16 Léonardy (1993), qui s’intéresse au travail de l’enseignant de philosophique en classe de terminale, commence par rappeler que ce travail se définit dans le cadre d’une distinction clairement établie dans l’histoire de la pensée entre « endoctrinement » et « enseignement philosophique » :
« Le travail de l’enseignant ne consiste pas en la promotion ou le rejet d’une idéologie mais doit nourrir l’aspiration à la théorie pure […]. L’élève ou l’étudiant en philosophie doit savoir, et c’est un des rôles de l’enseignant de l’en informer, qu’il n’est pas convié à adhérer à une idéologie, même pas à l’idéologie d’une formation, mais que la contribution qu’on lui demande est de se mettre en route, de cheminer vers... » (1993, p. 442-443).
18 Un effort d’ouverture de l’enseignant qui garantit également la liberté de référence de l’élève (Jamet, 1990, p. 66), où l’on retrouve l’injonction de subordonner l’enseignement de l’histoire de la philosophie à l’enseignement du philosopher, car le but de cette transmission de connaissances n’est pas de former « des singes et des perroquets » (Reboul, 1980, p. 125) mais de leur donner des outils pour la construction d’une pensée propre.
19 D’où la nécessité d’une Entfremdung, un dépaysement, du non-familier, pour commencer à penser qui, précise Léonardy (1993, p. 443), permet aux élèves d’aller là où ils ne seraient pas aller seuls et ouvre l’esprit. En ce sens, les DVP présentent, elles aussi, ce souci d’amener les élèves, non pas à aborder des thèmes qu’ils ne connaissent pas (car en réalité ils les connaissent sans quoi on serait en droit de se demander ce que donnerait un débat sur un sujet qui ne ferait absolument pas sens pour eux), mais à les aborder d’une manière inattendue afin qu’ils découvrent de nouvelles perspectives, un nouvel angle sous lequel interroger ce thème.
20 Il apparaît ainsi que si l’enseignant de philosophie se doit d’être « non-dirigiste », cela ne signifie cependant pas qu’il doit laisser faire tout et n’importe quoi. Cette idée trouve une illustration explicite dans l’expérience de pédagogie non-directive de Guillo (1968) : si cette expérience a obtenu de piètres résultats, c’est parce que l’aspect « non-directif » du geste de l’enseignant doit toucher au contenu de la pensée des élèves, non à l’exigence de structuration de la pensée et au cadrage de l’activité des élèves. Rigueur et adaptabilité, double aspect du geste pédagogique que l’on retrouve précisément à l’œuvre dans les DVP : s’il est mentionné que l’animateur des DVP doit accepter de « suivre la discussion où elle va » (Tozzi, 2007), cela ne signifie en aucune manière que cet animateur doit renoncer au philosopher au profit du « papotage » ou de la dispute. Cette adaptabilité concerne le choix de la problématique assumée par les élèves à l’occasion de la discussion sur un thème donné.
21 Enfin, dernier point, mis en évidence par Galichet, Manderscheid et Aventurin relatif aux compétences de l’enseignant de philosophie exerçant en classe de terminale : répondre à la demande institutionnelle de mettre « la culture philosophique en relation avec les problèmes réels que pose la vie morale, sociale et économique » (Galichet et al., 1996, p. 48). Autrement dit, savoir tisser des liens entre la culture philosophique et ce qui fait sens pour les élèves ou plus exactement, leur donner les moyens de tisser eux-mêmes ses liens [2]. Dans la mesure où les DVP laissent les élèves s’exprimer sur les sujets abordés, raconter leur vécu, leurs expériences, leurs espoirs et soumettre leurs hypothèses, on peut considérer que cette mise en lien trouve un terreau fertile dans ce type d’exercice sans que la discussion ne devienne pour autant une succession de récits anecdotiques. Ces auteurs considèrent que sans ce travail de mise en lien qui révèle l’utilité à la vie de l’enseignement philosophique, cet enseignement ne peut réaliser pleinement la mission que lui confère l’école, mission qui consiste à former des hommes libres et citoyens (1996, p. 51).
22 D’un point de vue théorique, il semble donc pertinent de penser que les pratiques visant à initier les enfants au philosopher, comme les DVP, constituent une propédeutique philosophique. C’est principalement parce qu’elles veulent familiariser les élèves avec le long travail rigoureux de structuration de la pensée, grâce à la confrontation, que ce soit avec leurs pairs, l’enseignant ou encore des auteurs, que cet exercice peut développer en eux non seulement leur aptitude à philosopher (Tozzi, 2002 ; Leselbaum, 1983), mais encore le plaisir et le besoin de philosopher.
PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSES
23 Partant du constat toujours actuel, selon lequel, en fin d’année de terminale, on compte « beaucoup de non-philosophes et peu de bons philosophes », Jamet (1990, p. 66) et son groupe de recherche (GREPHON) s’étaient interrogés sur les causes des difficultés des élèves.
24 C’est ainsi qu’ils en étaient venus à déplorer le fait qu’« aucune préparation préalable, aucune culture préalable » ne précédait cet enseignement qui, de ce fait, ne pouvait s’inscrire comme les autres disciplines dans aucune « continuité avec un cursus scolaire antécédent depuis l’école ». Absence d’une « propédeutique philosophique » qui contribue à entretenir un manque d’intérêt pour cette matière, dont les élèves ignorent tout ou pire qu’ils associent à des « représentions fausses » : « spéculation oiseuse », « laïus incompréhensible », l’art d’« avoir réponse à tout », « ils attendent des réponses et non pas un secours dans leurs interrogations » (Jamet, 1990, p. 67). Ce manque d’intérêt se voit souvent accompagné d’un rapport au langage peu élaboré. Jamet remarque en effet que peu d’élèves arrivés en terminale savent tenir un discours sur le discours, peu comprennent en quoi la philosophie fait sens et peu perçoivent sa différence avec le mythe et la science.
25 Ainsi la « propédeutique philosophique » réclamée se devait d’être, pour pallier les difficultés des élèves de terminale, une initiation à la discursivité, à la conceptualisation philosophique, à l’analyse du fonctionnement d’une pensée, à la distinction et à l’évaluation des arguments, à la lecture active et au questionnement d’un texte, à la construire d’une problématique. Autant de compétences pré-requises en terminale et auxquelles pourtant aucun enseignement ne forme les élèves. Face à cette lacune, l’émergence de pratiques philosophiques avec les enfants prétend éveiller la plupart de ces dispositions et développer ainsi leur capacité à philosopher. La problématique à laquelle cet article souhaite répondre est donc la suivante : une pratique philosophique, telle que la DVP, peut-elle effectivement développer la capacité des élèves du primaire à philosopher ?
26 Par philosopher, nous entendons cinq procédés différents (dont nous avons produit une justification dans notre cadrage théorique) : conceptualiser, problématiser, argumenter, produire un contre-exemple et enfin, discuter philosophiquement d’un exemple. Autrement dit, une pratique philosophique, comme la DVP, permet-elle à des élèves du primaire, sinon de maîtriser ces cinq procédés, du moins de progresser dans leur maîtrise de ces cinq procédés ? Inversement, nous avons opposé ces procédés philosophiques à des procédés discursifs non-philosophiques : l’objection sans argument, l’argumentation fallacieuse, la dispute et, enfin, la discussion anecdotique de l’exemple (dont nous avons produit une justification dans notre cadrage théorique). Ainsi, pour vérifier si une pratique philosophique, telle que la DVP, développe effectivement la capacité des élèves du primaire à philosopher (1re hypothèse), nous devrons également vérifier si cette même pratique leur permet conjointement de se libérer de ces procédés discursifs non-philosophiques (2de hypothèse).
MÉTHODOLOGIE
27 Notre première hypothèse posant que la pratique de la DVP développe la capacité des élèves du primaire à philosopher, nous devions vérifier si une classe bénéficiant de cette pratique développait davantage cette capacité qu’une classe n’en bénéficiant pas. Pour mesurer l’impact de cette variable indépendante provoquée, nous avons mis en place une méthodologie de type expérimental afin de comparer l’évolution d’un groupe témoin et d’un groupe expérimental. Le recours au groupe témoin nous a permis de déterminer quels changements observés dans la classe n’étaient pas dus aux seuls ateliers de philosophie. La comparaison des deux groupes a ainsi permis d’isoler les apports spécifiques de cette pratique, en écartant ceux observés dans le groupe témoin (ces derniers n’étant pas dus aux ateliers, s’ils étaient également observés dans le groupe expérimental, on ne pouvait pas les rapporter à la pratique des ateliers de philosophie).
28 Comment mesurer l’évolution de la capacité des élèves à philosopher ? En continuité avec notre cadrage théorique, nous nous sommes intéressés à l’évolution des prises de parole lors des ateliers, nous demandant quelle proportion de ces prises de parole relevait du philosopher. Notre variable dépendante mesurée a été l’évolution de la prise de parole au cours des DVP. Nous pouvons donc dès à présent préciser notre question de recherche : dans quelle mesure la pratique de la DVP impacte-t-elle sur l’évolution de la proportion des prises de parole philosophique des élèves au cours de ces ateliers ? Pour réaliser cette expérimentation, nous avons animé un atelier hebdomadaire de philosophie dans une classe de CM2 d’une école primaire du centre-ville de Marseille (ZEP) pendant une année scolaire.
POPULATION
29 Pour constituer nos deux groupes (expérimental et témoin), tout en contrôlant la variable parasite qu’aurait pu représenter l’intervention de deux enseignants différents dans notre recueil de données, nous avons décidé de maintenir cette variable constante en faisant de la classe de CM2 de l’année scolaire 2008/2009 notre groupe expérimental et la classe de CM2 de l’année scolaire 2009/2010 gérée par le même enseignant, notre groupe témoin.
30 Le profil social et économique des élèves de ces deux classes est sensiblement identique : tous habitent dans le quartier où se situe cette école, c’est-à-dire aux alentours du cours Belsunce, à Marseille ; toutes ces familles ont des revenus modestes ; toutes ces familles sont d’origine maghrébine et de confession musulmane et aucun élève n’a fait de philosophie auparavant. Nous avons choisi de cibler notre expérimentation sur des élèves issus d’un milieu social difficile, pour vérifier si la pratique de la DVP parvenait à avoir un effet sur ce public difficile (faibles revenus des familles, problèmes de comportement, difficulté à se situer culturellement).
DESCRIPTION DU DISPOSITIF ET RECUEIL DES DONNÉES
31 Le groupe expérimental (classe de CM2 de 2008/2009) a bénéficié d’un atelier de philosophie par semaine, animé par nous-même, à raison de 45 minutes en demi-groupes et ce, pendant une année scolaire. Nous avons enregistré, puis retranscrit les deux premiers ateliers des groupes expérimentaux (t1). Soit 4 ateliers en tout, 2 par demi-groupe. Le premier atelier a porté sur le thème « Qu’est-ce qu’il faut pour être heureux ? » (groupe 1) et sur le thème : « Les amis, ça sert à quoi ? » (groupe 2). Le second atelier a porté sur le thème « La mort, qu’est-ce que c’est ? » (groupe 1) et sur le thème : « À quoi ça sert le sport ? » (groupe 2). Nous avons également enregistré, puis retranscrit les deux derniers ateliers des groupes expérimentaux organisés en fin d’année scolaire (t2). Soit 4 autres ateliers, 2 par demi-groupe. L’avant-dernier atelier a porté sur le thème : « Les mariages forcés » (groupe 1) et sur le thème : « Qu’est-ce qui fait qu’une vie vaut la peine d’être vécue ? » (groupe 2). Le dernier atelier a porté sur le thème « Pourquoi fait-on de la philosophie ? » (groupe 1) et sur le thème : « Les mariages forcés » (groupe 2). Soit un total de 8 ateliers enregistrés, 4 par demi-groupe. Plus exactement, 2 ateliers par demi-groupe en t1 et 2 en t2.
32 Le groupe témoin (classe de CM2 de 2009/2010) n’a pas bénéficié de ces ateliers. Cependant pour effectuer les mesures nous permettant d’évaluer l’évolution des prises de parole du groupe expérimental, nous avons dispensé deux ateliers au groupe témoin dans ces mêmes conditions, que nous avons également enregistrés puis retranscrits. Le premier dispensé en début d’année scolaire (t1), le second en fin d’année scolaire (t2), de sorte que l’on puisse retrouver approximativement le même écart de temps entre les premiers et les derniers ateliers de philosophie organisés dans les deux groupes. Le premier atelier du groupe témoin (t1) a porté sur le thème « À quoi ça sert les amis ? » (groupe 1) et sur le thème « Que faut-il pour être heureux ? » (groupe 2). Le second atelier du groupe témoin (t2) a porté sur le thème « À quoi servent les prisons ? » (groupe 1) et sur le thème : « Le sport, à quoi ça sert ? » (groupe 2). Soit un total de 4 ateliers enregistrés, 2 par demi-groupe. Plus exactement, 1 atelier par demi-groupe en t1 et 1 en t2.
33 Les rituels utilisés au cours des ateliers étaient les mêmes et le type des interventions de l’intervenant étaient guidées par la même ligne de conduite : maintenir la discipline, relancer et approfondir le débat, en aucun cas faire un cours de philosophie. Au vu de la diversité des types de propos tenus par chacun des élèves, nous ne les avons pas notés. Aussi, notre évaluation n’a-t-elle pas consisté en une observation de l’évolution de leurs notes.
OUTILS D’ANALYSE
34 À partir des retranscriptions, nous avons procédé à un classement de chacune des prises de parole des élèves afin de déterminer la proportion des prises de parole philosophiques et la proportion des prises de parole non-philosophiques. Autrement dit, ce classement nous a permis de comptabiliser le nombre de conceptualisations (C.), de problématisations (Pb.), d’arguments (Arg.), de contre-exemples (C.-e.), de discussions philosophiques des exemples (D.p.e.), ainsi que le nombre d’objections sans argument (O.), d’arguments fallacieux (Arg. f.), de disputes (D.) et enfin de discussions anecdotiques des exemples (D.a.e.) que contenait chacun des ateliers enregistrés. En annexe sont présentés des extraits d’ateliers illustrant ces différentes catégories. L’organisation du recueil de données et des analyses nous a permis d’écarter nos observations personnelles lors de cette expérimentation et ainsi d’éviter que le biais de l’observation participante ne viennent fausser nos analyses, bien que nous ayons été amenée à animer nous-mêmes ces DVP.
PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
Évolution de la proportion des prises de parole philosophiques du groupe expérimental.
Sous-catégories : | C. | Pb. | Arg. | C.-e. | D.p.e. | Total [3] : | Proportion : |
t1 | 7 | 1,5 | 7,25 | 2,25 | 5,5 | 23,5 (/95,5) | 25 % |
t2 | 2,5 | 1,5 | 12 | 0,5 | 13,25 | 29,75 (/76,5) | 39 % |
Évolution de la proportion des prises de parole philosophiques du groupe expérimental.
35 Chacune des données représente l’ensemble moyen des prises de parole relatives à chaque catégorie sur l’ensemble des deux ateliers enregistrés en début d’année (2 ateliers par demi-groupe en t1) et en fin d’année (2 ateliers par demi-groupe en t2). Ainsi, on dénombre en moyenne 7 prises de parole qui témoignent d’une conceptualisation dans les deux ateliers enregistrés en début d’année. De même, les prises de parole philosophiques comptabilisées lors des deux premiers ateliers représentent en moyenne 23,5 prises de parole sur les 95,5 comptabilisées en tout lors de ces mêmes ateliers.
36 Autrement dit, en fin d’année scolaire, le groupe expérimental produisait en moyenne 2,5 conceptions, 1,5 problématisations, 12 arguments, 0,5 contre-exemple, 13,25 discussions philosophiques de l’exemple par atelier (une moyenne obtenue sur les deux ateliers organisés en t2). Soit une proportion de prises de parole philosophiques représentant 39 % de l’ensemble des prises de parole, contre 25 % en début d’année scolaire. Il semblerait donc, selon ce premier résultat que les élèves du groupe expérimental aient développé leur capacité à philosopher. Une tendance confirmée par le fait que cette même proportion ne semble pas avoir évolué chez le groupe témoin.
Sous-catégories : | C. | Pb. | Arg. | C.-e. | D.p.e. | Total : | Proportion : |
t1 | 2 | 0 | 4 | 0 | 23 | 29 (/101) | 29 % |
t2 | 3 | 0 | 3 | 5 | 17 | 28 (/106) | 27 % |
37 Autrement dit, il semblerait que la proportion des prises de parole philosophiques dans le groupe témoin soit restée sensiblement identique entre t1 et t2.
38 Soit la représentation graphique n° 1 :
Représentation graphique de l’évolution de la capacité à philosopher du groupe expérimental et du groupe témoin.
Représentation graphique de l’évolution de la capacité à philosopher du groupe expérimental et du groupe témoin.
39 Ainsi, alors que l’ensemble des prises de parole philosophiques représentait en moyenne 25 % de l’ensemble des prises de parole du groupe expérimental lors des premiers ateliers de philosophie, cet ensemble représente en moyenne 39 % des discussions de fin d’année. Une évolution corroborée par le fait que l’ensemble des prises de parole philosophiques du groupe témoin ne semble pas avoir évolué.
40 Plus précisément, nous avons pu observer que les ateliers de philosophie avaient appris aux élèves du groupe expérimental à argumenter davantage et mieux, ainsi qu’à exploiter philosophiquement les exemples qui leur étaient proposés. En effet, la proportion des prises de parole témoignant de l’évolution de la maîtrise de ces procédés philosophiques est bien plus importante en fin d’année scolaire (t2) qu’en début d’année (t1), alors que cette même proportion ne semble pas avoir évolué de manière notoire pour le groupe témoin.
41 Pour vérifier, regardons l’évolution de la proportion des prises de parole non-philosophiques.
Évolution de la proportion des prises de parole non-philosophiques du groupe expérimental.
Sous-catégories : | O. | Arg. f. | D. | D.a.e. | Total : | Proportion : |
t1 | 1,25 | 9,25 | 4,25 | 17,5 | 32,25 (/95,5) | 34 % |
t2 | 1 | 6,25 | 4,5 | 8,25 | 20 (/76,5) | 26 % |
Évolution de la proportion des prises de parole non-philosophiques du groupe expérimental.
42 Autrement dit, en fin d’année scolaire, le groupe expérimental produisait en moyenne 1 objection sans argument, 6,25 arguments fallacieux, 4,5 disputes et 8,25 discussions anecdotiques de l’exemple par atelier (une moyenne obtenue sur les deux ateliers organisés en t2). Soit une proportion de prises de parole non-philosophiques représentant 26 % de l’ensemble des prises de parole, contre 34 % en début d’année scolaire. D’après ce résultat, il semblerait que les élèves du groupe expérimental aient développé leur capacité à philosopher en apprenant à ne plus avoir recours à des procédés non-philosophiques. Une évolution d’autant plus remarquable que cette même proportion des prises de parole non-philosophiques a très nettement augmenté chez le groupe témoin.
Évolution de la proportion des prises de parole non-philosophiques du groupe témoin.
Sous-catégories : | O. | Arg. f. | D. | D. a. e. | Total : | Proportion : |
t1 | 2 | 3 | 3 | 5 | 13 (/101) | 13 % |
t2 | 7 | 12 | 0 | 20 | 39 (/106) | 37 % |
Évolution de la proportion des prises de parole non-philosophiques du groupe témoin.
43 Il semblerait donc que la proportion des prises de parole non-philosophiques dans le groupe témoin soit devenue plus importante entre t1 et t2. Pour expliquer cette évolution, on peut avancer l’hypothèse que les élèves du groupe témoin n’ayant pas bénéficié de la pratique régulière des ateliers de philosophie ont pris de mauvaises habitudes discursives et n’ont pas appris, à la différence des élèves du groupe expérimental, à se saisir philosophiquement des exemples amenés dans la discussion, maintenant ainsi l’échange dans le registre de l’anecdote.
44 Soit la représentation graphique n° 2 :
Représentation graphique de l’évolution du recours à des procédés non-philosophiques par le groupe expérimental et le groupe témoin.
Représentation graphique de l’évolution du recours à des procédés non-philosophiques par le groupe expérimental et le groupe témoin.
45 Ainsi, l’évolution du recours à des procédés non-philosophiques par le groupe expérimental et le groupe témoin semble confirmer les résultats relatifs au développement de la capacité à philosopher des élèves ayant bénéficié de la pratique régulière des ateliers de philosophie. Ces résultats témoignent d’une progression possible quant au développement de la capacité des élèves du primaire à philosopher. En ce sens, le recours à ce genre de pratique pourrait constituer une propédeutique philosophique.
46 Nous avons bien conscience que le nombre restreint d’élèves observés pour cette expérience ne peut suffire à affirmer une quelconque vérité pédagogique. Cependant, nous avons maintenu le choix d’une méthodologie de type expérimental, pour nous assurer de la validité de la moindre évolution observée. C’est pourquoi, ces résultats ne prétendent pas garantir l’efficacité des pratiques philosophiques introduites au primaire comme propédeutique philosophique mais visent davantage à confirmer la pertinence de ce champ de recherche. À défaut de prouver l’efficacité de ces pratiques, cette expérience révèle que les élèves de primaire sont capables d’apprendre à philosopher, c’est-à-dire d’apprendre à avoir recours à des procédés philosophiques identifiés comme tel et requis en classe de terminale. Les différents aspects de cet apprentissage et du développement possible de cette capacité restent à découvrir, cette expérience ne pouvant aucunement à elle seule en donner la mesure. Sans compter que les pratiques philosophiques sont multiples. Nous n’avons analysé qu’une seule de ces pratiques : la DVP. On peut donc s’attendre à ce que des élèves bénéficiant d’une autre pratique philosophique développent une capacité à philosopher ne présentant pas les mêmes caractéristiques que les progrès mis en lumière ici. De même pour le type d’intervention de l’enseignant lors de l’animation des échanges : il est évident que selon ses priorités quant à l’importance des différents procédés philosophiques (certains enseignants privilégieront, par exemple, le travail de conceptualisation plutôt que celui de l’argumentation), les aptitudes développées par les élèves ne seront pas les mêmes.
CONCLUSION
47 L’expérimentation que nous avons conduite et qui consistait à dispenser une DVP hebdomadaire à une classe de CM2 pendant une année scolaire, confirme notre hypothèse selon laquelle cette pratique semble développer la capacité des élèves du primaire à avoir recours à des procédés philosophiques et semble constituer, de ce fait, une propédeutique philosophique pertinente au sens ou l’entendait Jamet (1990).
48 En familiarisant les élèves du primaire aux procédés philosophiques attendus en classe de terminale et en nourrissant leur intérêt pour cette matière, tout en les amenant à construire un rapport plus élaboré au langage dès le plus jeune âge, ces pratiques pourraient sans aucun doute les préparer tout au long du cursus scolaire à une meilleure assimilation des enseignements prodigués en dernière année du lycée. Cette propédeutique instaurerait une continuité dans les apprentissages. Demeure cependant la question de la légitimité de l’introduction de ces pratiques philosophiques à l’école primaire, les instructions ne faisant nulle mention d’un quelconque enseignement de philosophie ou d’une quelconque initiation au philosopher.
49 Rappelons alors, en guise de conclusion, que déjà dans ses Essais, Montaigne (1580/1969) préconisait explicitement et, avant tout autre enseignement, d’apprendre aux enfants à philosopher. D’après lui, cet enseignement n’avait pas pour seul bénéfice de leur apprendre à mettre en œuvre une certaine rationalité dans leur réflexion mais également de contribuer à former des citoyens à la fois critiques et tolérants. Or, l’éducation à la citoyenneté constitue bien à ce jour l’une des prérogatives de l’école.
EXEMPLES DE PROPOS D’ÉLÈVES ILLUSTRANT LES DIFFÉRENTES CATÉGORIES CONSTRUITES.
50 Nous avons sélectionné trois extraits des retranscriptions des ateliers de philosophie menés auprès des groupes expérimentaux qui permettent d’illustrer chacune des catégories d’analyses construites. Ces extraits ont été découpés de manière à garantir la compréhension par le lecteur du contexte discursif dans lequel chaque prise de parole est apparue.
51 Ainsi, ces extraits permettent d’illustrer l’ensemble des catégories d’analyses construites : « conceptualisation », « argumentation », « problématisation », « contre-exemple », « discussion philosophique de l’exemple », « argument fallacieux », « objection sans argument », « discussion anecdotique de l’exemple » et « dispute », qui sont notées entre crochets.
- Extrait de la retranscription de l’un des ateliers menés auprès du groupe expérimental en t1 sur le thème de l’amitié : « Les amis, à quoi ça sert ? »
« Président : Samira.
Samira : Alors moi, je suis pas du tout d’accord avec Maurice, parce que quand l’un de nos meilleurs amis nous fait euh… Du mal, entre parenthèse, c’est comme si il nous avait trahi quoi ! [Conceptualisation, car l’élève met en lien l’idée d’amitié et celle de trahison]
Maurice : Non ! [Objection sans argument]
Samira : Bah si, c’est comme si il nous avait trahi, parce qu’on lui faisait confiance. Voilà, c’est tout ce que je veux dire. [Argument, car l’élève justifie le lien qu’elle pose entre l’idée de pardon et celle de trahison]
Président : Maurice.
Maurice : Moi, si un ami te fait du mal, tu peux lui pardonner parce que c’est ton ami [Argument fallacieux, car l’élève n’avance aucun argument, l’idée d’amitié fait autorité].
(...)
Président : Maurice.
Maurice : Quand il nous prend notre copine et, beh, on se dispute, après, on se pardonne, parce que notre copine, elle reste notre copine, non ? [Discussion anecdotique de l’exemple, car l’élève propose un dénouement possible à une anecdote précédemment évoquée]
Président : Samira.
Samira : Alors moi, je suis, je suis un peu d’accord avec Ouarda parce que, parce que, des fois, c’est vrai, j’ai connu ça, dans mon ancienne école, en fait, ils parlaient de moi, ils parlaient de moi et, après, devant moi, ils disaient « ha, t’es meilleure amie » et tout, et c’était pas vrai jusqu’à ce que, ce que je le sache, voilà, c’est parti en biberon.
Président : Ouarda.
Ouarda : Tu répètes ça et je le dis à la maîtresse !
Maurice : Quoi !
Ouarda : T’as dit Ourdoudou ! Parfois, je pense que les amis ça sert à rien, parce que parce que, des fois, ils nous font du mal, ça se cumule dans notre cœur et ça nous rend complètement fou et ça nous énerve et, après, on se sent coupables et ça donne plus envie d’être ami avec quelqu’un. [Argument, l’élève justifie l’idée que, parfois, les amis, ça ne sert à rien]
Président : Maurice.
Maurice : Tu dis ça parce que t’en as pas. [Dispute, provocation]
Président : Sofiane.
Sofiane : Je suis ni d’accord avec Ouarda, ni d’accord avec les autres, parce que les amis, ça peut servir à quelque chose et, souvent, ça peut servir à rien. Parce que, souvent, on peut être lâche et souvent on peut être amis pour de vrai. [Argument]
Président : Marie.
Intervenante : Je suis d’accord avec toi, Sofiane. Et je voulais savoir si ça vous était déjà arrivé de pardonner quelque chose qui était quand même pas facile à pardonner à un ami. Parce que là, par exemple, Maurice, tu dis « oui, on peut tout pardonner, on peut tout pardonner », mais est-ce que t’as déjà eu un copain qui t’a vraiment fait quelque chose de mal et tu lui aurais quand même pardonné.
Président : Maurice.
Maurice : On peut pas savoir parce que c’est quand on est grand, euh… Il peut nous faire des trucs quand on est grand. [Argument fallacieux, l’âge qui fait autorité]
Président : Ouarda.
Ouarda : Parfois les amis, et parfois, il y en a qui sont pas des amis, ils se moquent de vous et après comme toi, très drôle, parfois, ils se moquent de nous et ça fait mal au cœur et parfois, après, on se sent tout triste et ça fait mal au cœur d’être tout seul. [Discussion anecdotique de l’exemple, l’élève revient sur le développement d’une anecdote, mais reste dans le descriptif]
Président : Nathan.
Nathan : Ça m’est déjà arrivé de pardonner. C’est comme si tu gaspillais de l’argent et quand tu pardonnes, il te rend la monnaie » [Conceptualisation, car l’élève tente d’expliquer ce qu’est le pardon par une comparaison].
- Extrait de la retranscription de l’un des ateliers menés auprès du groupe expérimental en t2 sur le thème du bonheur : « Qu’est-ce qui fait qu’une vie vaut la peine d’être vécue ? »
« Président : Aladin.
Aladin : J’ai une question à poser à, à Ishem. Est-ce que toi tu peux, est-ce que tu peux vivre sans femme ? [Discussion philosophique de l’exemple, car l’élève revient sur un exemple pour interroger la sincérité de celui qui l’a produit]
Président : Ishem.
Ishem : Euh, ben, euh, je sais pas encore, parce que, euh, je suis pas grand, et peut-être, euh, oui, ben, peut-être, non. [Discussion philosophique de l’exemple, car l’élève admet l’incertitude de l’anticipation]
Président : Ouarda.
Ouarda : Euh, d’abord, c’est, je pense, y en a qui disent qu’on doit vivre sans mari ou sans femme… Ishem : Sans femme ! [Objection sans argument]
Ouarda : Enfin, sans femme, euh, sans mari, euh, voilà et je pense que, d’abord, se marier en fait, moi, je pense que c’est pas trop, pas trop important puisque les…! Y en a qui sont pas mariés et ils vivent leur vie normal ! Y en a qui sont pas mariés et ils vivent leur vie normal, euh, comme si, euh… Je sais pas moi, ils vivent leur vie normal, ils sont pas, euh, et... [Discussion philosophique de l’exemple, car l’élève revient sur l’exemple pour lui donner une portée différente et soutenir une opinion qui n’a pas encore été énoncée]
(...)
Président : Aladin.
Aladin : C’est, euh, pour euh, répondre à la question de Marie, de Marie, c’est, c’est pas, c’est pas obligé d’avoir une femme, euh, une femme ou un mari dans, dans… Dans sa vie, on peut s’amuser avec les copains, même à 70 ans, c’est pas obligé, c’est pas obligé qu’on soit marié » [Argument, en faveur de l’idée que le mariage n’est pas indispensable au bonheur].
- Extrait de la retranscription de l’un des ateliers menés auprès du groupe expérimental en t2 sur le thème de la philosophie : « Pourquoi fait-on de la philosophie ? »
« Maurice : Moi, non, et c’est impossible parce qu’on n’est pas en terminale, on peut pas apprendre la philo. Sauf si nous parents, si nos parents, ils font l’éducment de philosophie [Argument fallacieux, c’est le niveau scolaire – celui des élèves ou des parents – qui fait autorité].
Président : Leila.
Leila : Tu as dit que c’est impossible, mais là, on est en train de faire de la philo ! [Contre-exemple, évocation d’un cas qui oblige l’autre élève à revoir sa position]
Président : Jessica.
Jessica : Moi, j’ai jamais fait de la philo en dehors mais je voulais poser une question. C’est parce que la philo qu’on fait là, c’est facile, mais pourquoi on n’a le droit d’en faire qu’en terminale ? Alors qu’on peut très bien en faire dans toutes les autres classes. » [Problématisation, car l’élève interroge la légitimité d’une situation – celle de l’enseignement de la philosophie – en mettant en tension, les idées de droit et de capacité].
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Mots-clés éditeurs : réussite scolaire, école primaire, philosophie, propédeutique philosophique, continuité de l’enseignement, progrès scolaire, pratiques philosophiques
Date de mise en ligne : 20/11/2013
https://doi.org/10.3917/cdle.036.0181Notes
-
[1]
Notamment le GREPHON, Groupe de recherches sur l’enseignement philosophique de Fontenay.
-
[2]
Dans cet article Galichet et al., (1996) relatent une expérience pédagogique en classe de terminale où l’éducation à la santé (prévention du sida) est mise en synergie avec les enseignements de français et de philosophie, pour redécouvrir des textes classiques à la lumière des problèmes actuels.
-
[3]
Nous précisons dans cette colonne le nombre moyen des prises de parole pour que le calcul de la proportion des prises de parole philosophiques soit compréhensible (le nombre moyen des prises de parole comprend les prises de parole philosophiques, les prises de parole non-philosophiques et d’autres prises de parole qui sans être philosophiques ne sont pas non plus « non-philosophiques » au sens où nous l’avons défini).