Notes
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[1]
Ces enquêtes comparent les niveaux d’acquisition atteints par les élèves de 15 ans dans certains apprentissages. Leurs résultats influencent les politiques éducatives, de manière toutefois inégale selon les pays (Baudelot, Establet, 2009).
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[2]
Recommandation du Parlement européen et du Conseil, 18 décembre 2006.
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[3]
D’abord de manière informelle, puis de manière officielle à partir de 2000. Sa direction est alors passée de René Padieu, membre de l’INSEE, à Claude Seibel, lui aussi membre de l’INSEE et auparavant directeur de la DARES au ministère de l’Emploi. Ce « groupe » identifiable aux anciennes commissions du Plan, a alors été rattaché au CGP.
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[4]
Dans la concurrence pour l’emploi s’activent ainsi les jeunes sortants du système éducatif, les demandeurs d’emploi, les salariés en quête d’une mobilité interne ou externe, ainsi que les inactifs – comme ces mères qui ont interrompu leur activité mais souhaitent retrouver un emploi.
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[5]
Pour la CGT par exemple, face aux risques de perte d’emploi, de classification et de salaire, le diplôme ou la certification doivent être détenus par tous car ce sont les seules propriétés individuelles garanties à vie.
1Le thème de la mondialisation est un puissant initiateur de réformes, portées par les grandes organisations internationales telles que l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), ou par des canaux moins en vue. D’imposants dispositifs internationaux, comme celui des enquêtes PISA [1], et la mise en place de nouveaux modèles politiques fondés sur le lobbying, « la pression par les pairs » ou l’évaluation des performances, conduisent les États à mettre en place de nouvelles réformes pour améliorer les liens entre éducation et économie, ces liens étant considérés comme des instruments parmi les plus efficaces pour affronter la compétition économique et la concurrence qu’elle génère. Bien qu’en matière d’éducation les États restent souverains, même au sein de l’Union européenne (UE), ils font l’objet de diverses recommandations et pressions pour transformer leur système d’enseignement. L’Europe s’est ainsi engagée dans une importante restructuration de l’enseignement supérieur à la fin du XXe siècle (accords de Bologne de 1999), tout en faisant le projet de devenir la première « économie de la connaissance » dans le monde en 2010 (Conseil européen de Lisbonne, mars 2000).
2Pour réaliser une telle ambition, qui repose sur une forte élévation du niveau de formation de la population active, différents objectifs ont été déclinés. Des instruments de référence pour les politiques d’éducation et de formation ont également été mis en place, comme l’ensemble des huit « compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » [2] ou le « Cadre européen des certifications » (CEC), traduction française de « european qualification framework » (JO du 6 mai 2008). Destiné à classer les certifications détenues par les membres de l’UE, ce Cadre européen en 8 niveaux doit favoriser l’identification et la reconnaissance de ces certifications, au profit de la mobilité de leurs titulaires. Il ne repose pas sur des durées de formation, comme le fait la nomenclature interministérielle des niveaux de formation en France, mais sur des résultats d’apprentissage.
3Si ces objectifs et outils ont un fort potentiel réformateur, ils sont appropriés et traduits de manière différente par les États de l’UE. La France a par exemple choisi de consacrer ses efforts à « la formation professionnelle tout au long de la vie », et non pas à « l’éducation et à la formation tout au long de la vie ». L’emploi est par conséquent au cœur des réformes de l’appareil éducatif français, qui doit à la fois accompagner, produire et anticiper la « modernisation du marché du travail » engagée depuis 2008.
4Pour mettre en valeur ses modes d’action dans la compétition économique mondiale et ses capacités à investir dans « le capital humain » (terme institutionnalisé par l’économiste américain Gary Becker en 1964, dont on trouve cependant trace bien avant lui, comme dans le dictionnaire de pédagogie de 1911 dirigé par Fernand Buisson), la France privilégie certains mots-clés, qui justifient les politiques menées et peuvent lui être propres, comme « la certification ». Depuis une quinzaine d’années, l’appel à la professionnalisation du système éducatif, à la certification systématique des compétences et à l’individu « acteur de son parcours », traverse les différents gouvernements et reçoit l’aval des partenaires sociaux. Il prend forme dans des textes institutionnels et législatifs qui restructurent le système d’éducation et de formation mais également le système d’emploi. Les principes sur lesquels il repose ne sont pourtant pas définis, pas plus que les termes qu’ils mobilisent. Professionnaliser les formations et les diplômes pour mieux corréler l’offre et la demande de travail, doter les individus de certifications à vocation professionnelle afin de les rendre porteurs de leur « employabilité » semble ainsi relever de l’évidence.
5Les résultats accumulés par la recherche produisent quelques sons discordants avec cette doxa politique rassembleuse. L’irruption d’une crise économique mondiale comme celle de 2008 montre de son côté les limites de la prospective, qu’elle soit menée au niveau de l’État ou des branches professionnelles. Ambiguïtés et limites se conjuguent, qui donnent à voir sous un autre jour les programmes de réforme. C’est cette dimension occultée que cet article s’attachera à souligner, pour contribuer en même temps à la controverse scientifique et au débat social. Travail de synthèse fondé entre autres sur les multiples travaux que j’ai réalisés sur les diplômes professionnels (Maillard, 2005a et b, 2007a), sur les politiques de certification et sur le rôle qu’y jouent les partenaires sociaux (Maillard, 2007b, 2008, 2011), cet article propose une mise en questions organisée en trois parties. La première partie interroge la professionnalisation des diplômes comme réponse aux besoins des entreprises. La deuxième partie met en valeur les paradoxes de la politique de certification généralisée au nom de la flexicurité professionnelle. Comme l’individu est au cœur de ce programme politique, la troisième partie analyse cette valorisation inédite, qui permet de justifier sans débat les réformes accomplies et à venir.
La professionnalisation des diplômes face aux besoins des entreprises : flous et contre-champs
6Malgré toutes les critiques qu’ont suscitées les tentatives de rapprocher étroitement le système d’éducation et le système productif, dont l’une des plus célèbres est incarnée par l’ouvrage dirigé par Lucie Tanguy sur L’introuvable relation formation-emploi (1986), l’adéquationnisme a repris beaucoup de vigueur en France depuis quelques années. Il s’est même déployé dans l’enseignement supérieur, enjoint à professionnaliser tous ses diplômes, à confier une part des enseignements à des professionnels extérieurs et à garantir l’insertion de ses sortants. Selon le ministre de l’Enseignement supérieur, Laurent Wauquiez, « (…) sur ces sujets d’enseignement supérieur se joue aussi l’avenir de la relation de la France à la mondialisation » (interview donnée à letudiant.fr le 29/07/2011). Pour autant, ce que revêt cette « professionnalisation » n’a pas été défini. Cela n’empêche pas les diplômes de l’enseignement supérieur d’être tous déclarés « professionnels » depuis la loi du 17 janvier 2002, désignation qui les conduit à figurer dans le Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) où ils doivent présenter les compétences et les emplois auxquels ils mènent. Ils doivent par ailleurs en même temps préparer à des « compétences transverses » (cadre de la nouvelle licence, arrêté du 1er août 2011) et répondre aux besoins locaux des entreprises. Mise en cause dès 1994 par Françoise Ropé et Lucie Tanguy dans Savoirs et compétences, cette diffusion des « compétences » a d’abord concerné les diplômes professionnels de l’Éducation nationale au début des années 1980 avant d’atteindre l’ensemble du système éducatif. Signe, pour ces deux auteurs, d’une soumission du système d’éducation aux intérêts du système productif, cette importance accordée aux « compétences » pose d’autant plus question que leur contenu reste lui aussi plutôt approximatif, et qu’elles sont souvent confondues avec les « performances » (Dietrich, 1999).
7Dotées d’une apparente rationalité, telle qu’elle semble ne mériter aucune justification, ces injonctions ne résultent pas d’analyses objectives méthodiquement construites. Dédiées à la réduction des incertitudes, elles se heurtent à de nombreux obstacles mais aussi à leurs propres contradictions.
Des besoins en emplois et en qualifications professionnelles qui sont et resteront difficiles à définir
8Face aux difficultés de déterminer les besoins futurs des entreprises, les méthodes et outils utilisés n’ont cessé de se sophistiquer. Même si la teneur du débat dans lequel s’est lancé Pierre Naville (1946) pour fustiger l’élaboration d’un système scientifique d’orientation des jeunes est toujours d’actualité, les techniques d’identification et de projection des emplois sont devenues de plus en plus robustes, afin de rendre l’avenir plus prévisible.
9Après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de la politique de reconstruction de la France, la planification a ainsi connu ses heures de gloire… puis ses défaites (Braudel et Labrousse, 1993). L’essor de la mondialisation économique et la fin de la croissance continue qui a marqué les « trente glorieuses » entre 1945 et 1975 l’ont en effet rendue obsolète. La prospective a pris sa place (Freyssinet, 1991), toujours sous l’égide du Commissariat général du Plan (CGP), remplacé en 2006 par le Centre d’Analyse Stratégique (CAS). Institué en 1998 [3], le « Groupe Prospective des Métiers et des Qualifications », interministériel et paritaire, a réalisé plusieurs ouvrages consacrés à la prospective des métiers et des qualifications, ouvrages de méthodologie pour certains, d’analyse critique pour d’autres, ou d’exposé de données pour les prochaines années. Fort de l’appui de grandes institutions publiques comme l’INSEE, la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) et le Céreq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications) pour la partie quantitative, de celui de nombreux chercheurs invités pour exposer les résultats d’enquêtes qualitatives, et prenant appui sur le dialogue avec les partenaires sociaux, ce groupe de travail a produit de très intéressants ouvrages, publiés à La Documentation française. L’avenir y est présenté sous la forme de différents scénarios, afin d’éviter les erreurs que contenaient immanquablement les exercices prévisionnels qui accompagnaient la planification. La prospective se distingue ainsi de la prévision, en multipliant les variables et en ouvrant le champ des différents possibles.
10La richesse des données produites, des analyses et des interrogations dont les publications font état n’empêche pas cependant quelques erreurs notables. La perspective du « choc démographique » annoncé dans Avenirs des métiers (2002) a ainsi rapidement été invalidée sous l’effet du prolongement de la durée de la vie active, imposé par la loi Fillon de 2003. Alors que l’ouvrage s’inquiétait du manque de diplômés de l’enseignement supérieur face au départ massif en retraite de toute une génération de salariés très qualifiés, le recul de l’âge de départ à la retraite a éradiqué la possibilité d’un tel manque. Si un « choc » a bien eu lieu, c’est entre les représentations annoncées - avec les politiques qu’elles sous-tendaient - et l’action gouvernementale. Plus que la pénurie de diplômés, c’est le niveau de formation des sortants du système éducatif qui est devenu un objet d’inquiétude, les questions « d’inflation scolaire » (Duru-Bellat, 2006) et de « déclassement » des diplômés (Peugny, 2009 ; Poullaouec, 2010) s’imposant dans les débats scientifiques et publics après vingt ans de hausse continue du niveau général d’éducation.
11Quelque temps plus tard, en 2009, sous l’effet de la crise financière mondiale qui a éclaté en 2008, la destruction de centaines de milliers d’emplois, même dans des secteurs longtemps épargnés comme le commerce (qui emploie un salarié sur sept), a mis en cause non seulement une bonne part des projections réalisées pour Les métiers en 2015 (Chardon et Estrade, 2007), mais aussi les propositions qui les accompagnaient.
12Malgré les progrès de l’économétrie et la multiplication des variables qu’ils incorporent, les scénarios proposés achoppent sur l’irruption d’une nouvelle politique publique, d’une crise financière mondiale, ou sur cette catégorie difficile à appréhender qu’on appelle « le comportement des acteurs ». Si les entreprises se montrent très inconstantes en matière de management et mettent en œuvre des pratiques qui peuvent contredire leurs discours, les individus ne se conduisent pas non plus comme les acteurs intentionnels et rationnels que décrit la doctrine économique orthodoxe. Autrement dit, ils ne font pas forcément ce que l’on attend d’eux.
13Le bilan est le même lorsqu’on observe les résultats des contrats d’études prospectives (CEP) du ministère de l’Emploi. Demandées et financées en partie par les branches professionnelles, réalisées avec leur concours, les études réalisées dans ce cadre offrent a priori les meilleures conditions pour envisager l’avenir proche et répondre aux attentes des entreprises. Les erreurs de prospective y sont pourtant nombreuses, certaines croyances semblant toujours l’emporter sur l’objectivation. La recrudescence de l’emploi non qualifié dans la décennie 1990 n’a ainsi pas été envisagée par les auteurs des CEP ni par leurs comités de pilotage, sans doute parce que la hausse du niveau d’éducation de la population paraissait incompatible avec une baisse du niveau de qualification de la main-d’œuvre. Cette baisse a pourtant bien eu lieu (Méda et Vennat, 2004), les employeurs utilisant la concurrence entre les demandeurs d’emploi et la peur du chômage pour légitimer la précarité, le déclassement et l’affaiblissement des salaires. Les politiques d’aide à l’emploi et la multiplication des stages de formation, à tous les niveaux d’enseignement, y ont également contribué. De plus, le repli de telles études sur le périmètre de la branche empêche de prendre en compte une part des métiers qui y interviennent (ceux qui ne sont pas propres à la branche comme les métiers de secrétaire, de comptable, d’informaticien etc.), et incite à sous-estimer les évolutions extérieures à la branche. Les focalisations sur les dimensions locales ou régionales, auxquelles le gouvernement invite les universités pour élaborer leur offre de formation, courent le même risque de myopie.
Des contradictions qui posent problème
14À ces difficultés inhérentes aux exercices de prospective, qui font dire à l’économiste Jean Vincens que les entreprises sont bien incapables de repérer leurs besoins en main-d’œuvre (2001), s’ajoutent les stratégies des politiques publiques et des employeurs, lorsqu’ils réclament la création d’un diplôme professionnel, stratégies qui peuvent avoir peu de rapports avec les besoins du marché du travail.
15Jean-Michel Chapoulie évoque ainsi les contradictions inscrites dans les politiques éducatives (2010), qui ont souvent recours à l’invention de diplômes professionnels pour atteindre des objectifs quantitatifs, d’élévation du niveau d’éducation ou de généralisation de l’accès à un diplôme. La création du baccalauréat professionnel en 1985 puis de la licence professionnelle en 1999 relève d’une telle volonté, même si l’argument de l’emploi et des besoins des entreprises a été mobilisé (Prost, 2002). Comme l’ont montré les premières études réalisées sur le bac pro, son identification par les employeurs s’est révélée difficile (Veneau et Zarifian, 1993 ; Eckert, 1999) ; dix ans après sa création, son « espace de qualification » était encore déclaré « flou » (Campinos, 1995).
16Tout en invoquant leurs besoins, les évolutions de l’économie et l’influence de la mondialisation comme facteur de changement, les employeurs peuvent réclamer un diplôme dans le but de changer les règles de gestion de leur personnel. La grande distribution et le secteur bancaire ont ainsi pu modifier les règles de mobilité interne et les grilles de salaires (Maillard, 2005a). C’est également dans ce registre que s’inscrit la réforme des formations d’enseignants engagée en 2009, dans la mesure où son enjeu est moins la question des compétences que celle des recrutements et des carrières dans la fonction publique. En tant qu’employeur, la fonction publique se sert des diplômes comme leviers de changement, à l’instar des entreprises publiques sur la voie de la privatisation, qui ont recours à de nouveaux diplômes et à l’apprentissage pour rompre avec les traditions en usage et faire accepter sans encombres l’instauration d’un nouveau modèle de recrutement et de gestion des ressources humaines (Kergoat, 2011).
17Lorsqu’on interroge les employeurs sur leurs besoins en recrutement, comme j’ai eu maintes fois l’occasion de le faire, leurs réponses sont marquées par l’incertitude. Celle-ci est renvoyée au caractère cyclique de l’économie et à sa globalisation, brandie comme argument pour expliquer leur indécision ou l’érection de nouvelles règles. Les employeurs corrèlent en outre très rarement les profils qu’ils recherchent à des diplômes précis. Ils se repèrent plus souvent au niveau de formation estimé par la durée (« bac+2 » par exemple) qu’à un diplôme bien identifié, et encore moins à une spécialité de formation. Face à 1 500 licences professionnelles, à environ 2 000 masters ou à 180 Brevets de technicien supérieur (BTS), dont les contenus et les intitulés changent en permanence, cette difficulté relève moins de la réticence que d’une réelle impossibilité d’identification. La multiplication de diplômes et de spécialisations professionnelles plus ou moins opaques, au nom de besoins difficiles à estimer et qui peuvent être pourvus par maints moyens (les employeurs disposant de l’immense variété de profils que présentent les offreurs de travail) [4], procède d’un volontarisme politique peu perméable aux avancées scientifiques. Souvent prises au nom du caractère inéluctable des réformes que la mondialisation nécessite, les initiatives gouvernementales en matière d’éducation et de formation ressortissent de stratégies politiques imprégnées d’une certaine forme d’indigénéité. Soulignée par les travaux de comparaison des chercheurs (Maurin, 2007 ; Baudelot et Establet, 2009), cette particularité a récemment fait l’objet d’une critique adressée par l’OCDE à la France, dont le système d’éducation est jugé trop inégalitaire (2011).
18Une autre contradiction à considérer tient aux tensions que génère la définition des curricula. Formaliser des réponses locales signifie a priori proposer des diplômes spécialisés, ce qui peut en même temps limiter la mobilité de leurs titulaires et aggraver le chômage juvénile. Les résultats des enquêtes d’insertion ont tellement mis en valeur ce point que le ministère de l’Éducation nationale s’est pendant toute une période (1980-2000) interrogé sur la pertinence même de la notion de « métier » (Maillard, 2007a). Comme les professions les plus qualifiées sont aussi celles qui doivent reposer le plus sur la polyvalence, l’adaptabilité, l’autonomie, des compétences de conception et de management qui ne sont pas liées à un métier précis, la préparation de diplômes très spécialisés dans l’enseignement supérieur a longtemps été considérée comme une limite plus que comme un avantage. Dans cette mesure, l’appel conjoint au métier, à la territorialisation et à la mondialisation apparaît plutôt paradoxal. Il structure néanmoins l’offre de formation et produit une vive concurrence entre les établissements de formation quels qu’ils soient. Cette institutionnalisation d’un marché de la formation, désormais étendu à la formation initiale et plus seulement réservé à la formation continue, a peu à voir avec des ambitions de démocratisation scolaire. Elle favorise en outre le développement d’indicateurs de performance à l’origine de stratégies commerciales plus ou moins scrupuleuses de la part des établissements – certaines écoles de design de mode (Divert, 2012), de journalisme (Bouron et Chupin, 2012) ou de comédiens (Katz, 2012), peuvent ainsi faire valoir des taux d’insertion sans aucun fondement.
19Comme l’ont bien montré les travaux sur le recrutement (Moncel, 2008 ; Marchal et Rieucau, 2010), l’allocation des emplois ne relève ni de la science ni de la transparence de l’information – contrairement à ce qu’affirme la doxa économiciste. De nombreux critères interagissent, même lorsque le recours à des méthodes multiples et la quête de rigueur sont de mise. À partir de cette observation, François Eymard-Duvernay et Emmanuelle Marchal ont ainsi pu signer en 2000 un article intitulé : « Qui calcule trop finit par déraisonner : les experts du marché du travail ».
L’accès du plus grand nombre à la certification professionnelle : un garant de la flexicurité professionnelle à l’échelle européenne ?
20En s’engageant dans l’édification de la première société de la connaissance dans le monde, l’Union européenne a déterminé plusieurs objectifs. Développer l’éducation et la formation tout au long de la vie, favoriser la transparence des « qualifications », faciliter la mobilité des actifs et réduire le nombre des non-qualifiés en font partie. Dans les textes européens, le terme anglais de « qualification » sert de référence. En France, ce terme a deux traductions possibles : qualification et certification. Il peut ainsi renvoyer aussi bien à ce qui relève du système d’éducation et de formation qu’à ce qui relève de l’emploi, prêtant largement à confusion.
Des politiques publiques en faveur de la labellisation individuelle des compétences
21Depuis que les travaux du Céreq ont souligné l’importance de la possession d’un diplôme pour accéder à l’emploi, cette possession est devenue un objectif majeur de la politique éducative. Tout en prévoyant de conduire en 2000 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, la loi d’orientation sur l’école de 1989 envisage aussi de mener 100 % d’une génération à « une qualification » de niveau CAP ou BEP. Propriété individuelle inaliénable et intemporelle, garant de « l’employabilité », le diplôme est depuis lors considéré comme la protection la plus efficace contre le chômage et la précarité. En outre, comme les statistiques sur l’emploi ont montré que cet avantage s’appliquait également aux actifs expérimentés, les diplômés subissant moins souvent que les autres le chômage de longue durée et les risques d’éviction du marché du travail, la généralisation de la détention d’un diplôme est devenue une ambition politique nationale. En quelques années le diplôme a ainsi changé de statut : rare et non indispensable jusqu’à la décennie 1980 (ce qui apparaît nettement dans les recensements de la population active, jusqu’à celui de 1990), il est devenu un bien ordinaire que tout actif doit posséder. Cette possession est même devenue une norme sociale, l’absence de diplôme tendant désormais à s’apparenter à une absence de compétences (alors que dans les autres pays de l’UE, une formation ne conduit pas forcément à un titre).
22Si les mesures prises par la politique éducative ont abouti à ce résultat, il a également été produit par la politique de l’emploi. Pour favoriser le maintien en emploi des actifs, l’accès au diplôme leur a été facilité. L’institution en 2002 de la procédure de validation des acquis de l’expérience (VAE), qui met à parité l’expérience professionnelle et la formation formelle pour accéder à un diplôme, visait ainsi à munir la majorité des actifs d’une ou plusieurs certifications professionnelles. Il s’agissait également de réduire les inégalités de traitement entre les jeunes sortants du système éducatif, pour la plupart diplômés et à des niveaux de formation de plus en plus élevés, et les actifs des générations plus anciennes, au mieux titulaires d’un CAP (Certificat d’aptitude professionnelle, diplôme de niveau V) ou d’un baccalauréat. En créant, parallèlement à la VAE, la Commission nationale de la certification professionnelle (CNCP) et le Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP), la loi du 17 janvier 2002 a institutionnalisé en même temps le terme de « certification professionnelle » et l’existence de multiples parchemins aux origines et aux contenus divers (15 000 en 2002). Elle a légitimé le marché de la certification professionnelle, imposé une finalité professionnelle à tous les titres et fait de l’insertion un indicateur de la qualité de ces titres. Elle a contribué ainsi à l’instauration d’un nouveau régime d’éducation et de formation, centré sur l’objectif de professionnalisation et sur l’emploi.
23Faites en réponse aux exigences de transparence des qualifications édictées par la Commission européenne, au programme de modernisation du marché du travail et à la lutte contre ses rigidités, ainsi qu’à la quête de flexibilité des emplois et des travailleurs censée permettre à l’Europe d’occuper une bonne position dans la concurrence mondiale, ces innovations correspondent à des choix français. Pour le gouvernement français et pour les partenaires sociaux, qui adhèrent sans condition à ce projet (Maillard, 2011) [5], la massification de l’accès à une certification professionnelle est l’un des axes fondateurs de la flexicurité professionnelle (Dayan, 2009). Ce projet ne va pourtant pas sans poser question.
La certification au regard de la sécurisation des parcours
24Malgré l’intervention du législateur, ce que revêt la « certification professionnelle » reste assez mal déterminé. Aucune définition juridique ne lui a été donnée (Caillaud, 2008), absence qui est à l’origine des débats qui traversent la CNCP pour l’inscription des parchemins au RNCP. Comme cette inscription permet de bénéficier du label de l’État, nombreuses sont les demandes d’homologation. Pour cet enregistrement, ni le contenu, ni la durée de formation, ni les ambitions intellectuelles des certifications ne comptent, seuls les résultats importent : les compétences et les emplois cibles, les performances d’insertion. La condition professionnelle prime. Pour le système éducatif, le changement de perspective est radical. Il influence sa structure et ses missions, le métier de ses agents, la définition des diplômes et des curricula…
25Si la métamorphose du système éducatif est à l’œuvre, les effets de protection qui en sont attendus sont beaucoup moins garantis. D’une part, parce que l’adéquation certification-emploi est inaccessible, d’autre part parce qu’il y a une différence entre certification et qualification professionnelle. Contrairement à ce que laissent supposer les discours officiels, mais aussi certains textes issus du ministère de l’Éducation nationale (comme le Code de l’éducation), certification et qualification ne sont pas synonymes. Même lorsqu’une certification procède de l’expérience ou d’une formation continue, sa reconnaissance sur le marché du travail dépend de l’emploi obtenu. Autrement dit, la qualification professionnelle à laquelle elle permet d’accéder dans le système d’emploi relève de l’employeur, dans le cadre des conventions collectives. Sur ce point, le pouvoir de l’employeur est légalement « discrétionnaire ». Les mises en équivalence des diplômes et des emplois, comme celle que propose la nomenclature interministérielle des niveaux de formation (Tanguy, 2002), ne sont pas le reflet des pratiques et elles n’ont pas non plus de capacités démiurgiques.
26Si les travaux de recherche et les enquêtes statistiques montrent bien les bénéfices apportés par la détention d’un diplôme, ils révèlent aussi que seul un diplômé sur deux occupe un emploi en rapport étroit avec son diplôme. Noté dès les premières années du Céreq, dans la décennie 1970, ce résultat est toujours vrai aujourd’hui. Il s’avère en outre que la détention de diplômes très spécialisés, sauf dans quelques niches particulières et dans les professions réglementées, peut être pénalisante (Céreq, 2007). En revanche, on sait peu de choses sur les apports des certifications comme les titres d’organismes de formation privés ou les certificats de qualification professionnelle (CQP) des branches professionnelles, dont certains s’adressent à des segments spécifiques, parfois très étroits, d’activités professionnelles. Leur inscription dans le Cadre européen des certifications suffira-t-elle à leur valorisation au sein de l’Union européenne ? La multiplication des certifications professionnelles en France, même rendues lisibles par le RNCP et le Cadre européen des certifications, peut-elle attirer attention et reconnaissance hors de nos frontières ?
27En prônant la certification de toutes les compétences et de tous les individus, les politiques publiques assimilent certification et qualification. Inexacte, cette assimilation apparaît d’autant plus inappropriée que les statistiques sur l’emploi ne cessent de mettre en valeur les écarts entre les caractéristiques détenues par les individus et les emplois qui leur sont octroyés. Alors que le niveau d’éducation en France a considérablement augmenté depuis 25 ans, les travaux du Céreq sur l’accès à l’emploi des sortants du système éducatif montrent que le niveau moyen des salaires à l’embauche a baissé, en se rapprochant toujours plus du SMIC (2007). Les diplômes ont pourtant suivi un vaste mouvement de professionnalisation, les référentiels de certification focalisés sur les compétences se sont universalisés et les stages figurent dans la quasi-totalité des formations. L’information dont les employeurs ont besoin pour limiter l’incertitude du recrutement est donc abondante. La reconnaissance inégale qu’ils accordent aux formations et aux diplômes tient-elle alors aux individus ?
L’individu comme petite forteresse mobile : une figure réformatrice
28Pour faire advenir la société de la connaissance, l’UE a choisi de privilégier l’individu et d’en faire le constructeur de sa carrière. Le livre blanc de la Commission européenne de 1995 qui a inspiré la stratégie de Lisbonne affirme ainsi : « la société du futur sera une société qui saura investir dans l’intelligence, une société où l’on enseigne et où l’on apprend, où chaque individu pourra construire sa propre qualification, en d’autres termes, une société cognitive ». En promouvant la labellisation des individus par la certification professionnelle et en les dotant de nouveaux droits individuels, les responsables politiques qui se succèdent à la tête du gouvernement français s’inscrivent dans ce mouvement. Ils font même partie des précurseurs puisque la centralité des politiques d’éducation et d’emploi sur l’individu est à l’œuvre depuis le début des années 1980.
29De multiples droits individuels ont ainsi été créés en France, où chacun dispose désormais d’un droit à la formation professionnelle initiale (loi d’orientation sur l’école de 1989), d’un droit à la certification professionnelle (loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002), d’un « droit individuel à la formation » tout au long de la vie (loi sur la formation tout au long de la vie et le dialogue social du 4 mai 2004), et depuis peu d’un droit à l’information, à l’orientation et à la qualification professionnelles (loi du 24 novembre 2009 relative à l’orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie)… Par ailleurs, le nouveau Code du travail déclare que « Tout travailleur engagé dans la vie active ou toute personne qui s’y engage a droit à la qualification professionnelle et doit pouvoir suivre, à son initiative, une formation lui permettant, quel que soit son statut, d’acquérir une qualification correspondant aux besoins de l’économie prévisibles à court ou moyen terme » (article L6314.1). Une fois encore, on remarque le glissement sémantique qui touche la « qualification ». La « qualification professionnelle » dont il s’agit désigne en fait les certifications professionnelles accessibles en France, puisque l’article précise qu’elles doivent être « enregistrées dans le RNCP, citées dans la grille de classification d’une convention collective ou dans la liste établie par la CPNE d’une branche professionnelle ». Néanmoins, le droit à la qualification évoqué ne se limite pas à la certification puisqu’il est également stipulé que la formation professionnelle « vise à permettre à chaque personne, indépendamment de son statut, d’acquérir et d’actualiser des connaissances et compétences favorisant son évolution professionnelle, ainsi que de progresser d’au moins un niveau de qualification au cours de sa vie professionnelle ». Cette fois, c’est de la classification dans l’emploi dont il est question. Si le droit est nommé, sa consistance est en revanche moins discernable.
30Tous ces droits dédiés aux individus sont censés leur permettre de forger leur employabilité, de la renforcer, de la reconstituer au besoin, et de circuler avec aisance sur le marché du travail, quelles que soient les circonstances. Le principe constitutif de cette activité législative et des réformes en cours est qu’un individu bien informé et donc bien orienté, doté de certifications en tous genres et de multiples droits, peut devenir une véritable petite forteresse mobile sur le marché du travail mondial. L’individu ainsi identifié est un acteur intentionnel, rationnel et calculateur, celui même qui est au cœur de la doctrine néo-libérale (Bruno, Clément, Laval, 2010).
31Officiellement, la centralité de l’individu dans des textes juridiques et institutionnels peut apparaître comme sa valorisation, l’enjeu affiché étant de le rendre « constructeur de sa carrière ». Le droit à la qualification est cependant déclaré « de portée limitée » par Marie-Laure Morin (2003, p. 172), spécialiste du droit du travail. Quant au « droit à l’évolution professionnelle d’essence conventionnelle » qui prend forme depuis peu, il ne s’agit dans bien des cas, selon Christophe Guitton, chercheur au Céreq, que « de réintroduire une forme de progression à l’ancienneté » dans les accords de branches, l’évolution professionnelle à l’ancienneté ayant été exclue de nombre de conventions collectives, pour être remplacée par les compétences liées à l’expérience (Guitton, 2003, p. 137).
32Pour Alain Supiot, professeur de droit et spécialiste du travail, la multiplication des droits individuels revient à une « déconstruction du Droit social » (2010, p. 54). Selon lui, « La pulvérisation du Droit en droits subjectifs » (ibid.) aboutit à la mise en concurrence d’individus censés disposer des mêmes armes et qui n’auraient plus d’autre recours que celui de leurs propres forces, savoirs, capacités… dont la capacité à les mobiliser efficacement.
33Ainsi entendue, l’accumulation de nouveaux droits individuels apparaît moins comme un progrès que comme une responsabilisation forcenée de l’individu, réduit à sa dimension de producteur, et comme le revers de l’effacement des garanties collectives offertes aux actifs. La figure de l’individu en petite forteresse mobile, armé de titres, d’outils d’information et de communication et d’innombrables droits, intervient par conséquent comme une utopie réformatrice, qui légitime ruptures et innovations. Incarnation de la modernité, « l’individu » est brandi pour transformer l’organisation sociale. Les inégalités cessent d’être « sociales » pour ne plus être qu’« individuelles », ce qui renvoie à certaines conceptions de la politique et ouvre la voie à encore bien d’autres réformes.
Conclusion
34Mis au service de l’employabilité des individus et de la compétition économique, l’appareil d’éducation et de formation se voit subordonné aux intérêts immédiats de l’économie. Si une telle subordination met en cause son autonomie et contribue à redéfinir les savoirs à transmettre comme les formes de leur transmission, elle l’inscrit également dans le temps court et la réforme permanente. Outre la concurrence entre les établissements de formation et entre les individus qu’instaure cette politique, c’est à la réorganisation incessante qu’elle conduit en raison de l’impossible adéquation entre système éducatif et système productif. La mobilité en jeu n’est donc pas seulement celle des individus mais aussi celle des institutions, qui ont et auront elles aussi à faire la preuve constante de leur efficience.
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Mots-clés éditeurs : diplôme, parcours professionnel, qualification, professionnalisation, mobilité, certification, employabilité
Mise en ligne 16/01/2013
https://doi.org/10.3917/cdle.034.0029Notes
-
[1]
Ces enquêtes comparent les niveaux d’acquisition atteints par les élèves de 15 ans dans certains apprentissages. Leurs résultats influencent les politiques éducatives, de manière toutefois inégale selon les pays (Baudelot, Establet, 2009).
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[2]
Recommandation du Parlement européen et du Conseil, 18 décembre 2006.
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[3]
D’abord de manière informelle, puis de manière officielle à partir de 2000. Sa direction est alors passée de René Padieu, membre de l’INSEE, à Claude Seibel, lui aussi membre de l’INSEE et auparavant directeur de la DARES au ministère de l’Emploi. Ce « groupe » identifiable aux anciennes commissions du Plan, a alors été rattaché au CGP.
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[4]
Dans la concurrence pour l’emploi s’activent ainsi les jeunes sortants du système éducatif, les demandeurs d’emploi, les salariés en quête d’une mobilité interne ou externe, ainsi que les inactifs – comme ces mères qui ont interrompu leur activité mais souhaitent retrouver un emploi.
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[5]
Pour la CGT par exemple, face aux risques de perte d’emploi, de classification et de salaire, le diplôme ou la certification doivent être détenus par tous car ce sont les seules propriétés individuelles garanties à vie.