Couverture de CDLE_014

Article de revue

L'enseignement du fait religieux dans l'école publique ?

Pages 40 à 58

Notes

  • [1]
    Sa position rejoint ici celle de Thériault (1997) qui démontre d’une manière très convaincante qu’il est impossible de choisir entre la conception libérale et républicaine de la citoyenneté.
  • [2]
    J’ai tenté ailleurs (Ouellet, 2002) de montrer comment la forme originale d’apprentissage en coopération développée à l’université Stanford par E. Cohen (1994), l’« instruction complexe », fournit des moyens de faire face efficacement au « scandale des inégalités ».
  • [3]
    Pour une analyse critique de la question complexe du relativisme, voir Ouellet, 2000a et Boudon, 1995,2000).
  • [4]
    Le Comité catholique et le Comité protestant ont été remplacés par un Comité des affaires religieuses. Ce comité a une fonction de conseil auprès du ministre de l’Éducation sur les questions touchant à la place de la religion à l’école. Dans son premier rapport annuel (Comité des affaires religieuses, 2001), il exprime certaines inquiétudes sur le peu de place réservée à l’enseignement de la religion à l’école dans l’application des dispositions de la Loi 118.
  • [5]
    Le compromis du ministre de l’Éducation comporte également le remplacement du Service d’animation pastorale par un Service d’animation à la vie spirituelle et à l’engagement communautaire. Ce service, contrairement à l’enseignement religieux catholique et protestant, n’est pas confessionnel.
  • [6]
    La sociologie des religions et l’anthropologie auraient sans doute pu être également mentionnées ici.

1Au cours des dernières décades, l’éducation à la citoyenneté est devenue un enjeu éducatif important dans plusieurs pays démocratiques. Les circonstances qui sont à l’origine de cet intérêt diffèrent d’un pays à l’autre, mais on peut penser qu’il est lié plus ou moins directement aux conséquences de la mondialisation de l’économie. La crise de l’État-providence, qui a accompagné le courant néolibéral, a amené plusieurs États à chercher à se servir du système d’éducation pour développer les compétences et les attitudes qui en feraient des acteurs productifs dans la nouvelle économie et qui les rendraient moins dépendants par rapport à l’État. « Plutôt que de vous demander quels sont vos droits et qu’est-ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays »: tel est le message que les autorités éducatives veulent transmettre lorsqu’ils encouragent la formation de citoyens compétents, actifs et responsables. Ce discours suscite toutefois un certain scepticisme lorsqu’on constate que la mondialisation de l’économie profite généralement aux plus riches et que l’écart entre les riches et les pauvres a tendance à s’accroître.

2D’autre part, le processus de mondialisation, qui s’est accéléré au cours des dernières décades, a créé une augmentation des mouvements de populations qui ont modifié la composition démographique de plusieurs pays. La présence de plus en plus visible de populations immigrantes et la montée des revendications identitaires des groupes minoritaires au sein des sociétés démocratiques avancées ont soulevé des inquiétudes pour la cohésion sociale au sein de ces sociétés. La montée de l’individualisme, renforcé par les impératifs de la société de consommation, a également contribué au sentiment d’une fragilisation du lien social. Tous ces facteurs ont sans doute contribué à ramener la question de l’éducation à la citoyenneté à l’avant-scène du débat politique dans plusieurs pays occidentaux. Cette question semble bien liée au sentiment que nos sociétés traversent une période de crise comme il en « […] resurgit régulièrement chaque fois que la société est incertaine de ses fondements, en proie à des troubles et dissensions qui menacent son existence et conduisent à s’interroger sur sa légitimité » (GALICHET, 1998, p. 1).

3S’il existe un certain accord entre les chercheurs sur les causes de l’intérêt croissant pour l’éducation à la citoyenneté depuis quelques années, on entre sur un terrain beaucoup plus controversé et même conflictuel lorsqu’il s’agit de préciser ce que l’école devrait faire dans ce domaine. Galichet voit un premier clivage entre une vision traditionaliste et progressiste de l’éducation à la citoyenneté :

4

« Pour certains, l’exaltation de l’éducation civique signifie purement et simplement un retour à la morale, aux valeurs traditionnelles « qui on fait leur preuve » et dont la civilisation actuelle entraînerait la déliquescence : le goût de l’effort, le respect de la discipline, la soumission à la loi, la conscience de ses devoirs autant et plus que de ses droits sont alors pêle-mêle quelques-unes des finalités que l’éducation à citoyenneté se devrait de restaurer […].
À l’opposé, on peut voir dans l’éducation à la citoyenneté un moyen d’adapter l’institution scolaire aux exigences de la démocratie moderne, davantage fondée que la république parlementaire traditionnelle sur la participation, l’initiative, le débat et l’intervention critique à tous les niveaux. » (Galichet, 1998, p. 1-2).

5La plupart des auteurs s’entendent pour attribuer à l’école une responsabilité dans la formation des citoyens, dans une société démocratique marquée par le pluralisme. Certains vont même jusqu’à préciser les principaux axes de son intervention. Ainsi, Michel Pagé propose cinq « dispositions que l’on pourrait considérer comme des éléments du code de vie du citoyen d’une société pluraliste »: la modération dans l’affirmation de son identité sociale, l’acceptation de la tension entre les forces d’unité et de diversité dans l’identité nationale, le sens politique de la participation à la vie des institutions, l’habileté à juger les dirigeants politiques en collaboration avec d’autres, la sensibilité aux intérêts généraux de la société (Pagé, 1996).

6Toutefois, on aura une interprétation tout à fait différente de chacune de ces dispositions selon que l’on se situe dans l’une ou l’autre des nombreuses traditions politiques qui proposent une vision globale de la société et de la citoyenneté. Kymlicka (1992) identifie huit écoles de pensées qui proposent des conceptions souvent très différentes de la citoyenneté : 1) la Nouvelle Droite qui remet en cause les acquis sociaux de l’État providence qui serait responsable de la passivité des citoyens et insiste sur la « citoyenneté responsable » et sur l’autosuffisance économique; 2) la Nouvelle Gauche et 3) les théoriciens de la société civile qui insistent sur l’importance de l’action volontaire dans divers groupes et associations; 4) les féministes qui soulignent la nécessité d’enlever les obstacles structuraux à la participation politique; 5) les théoriciens de la vertu libérale qui insistent sur la délibération démocratique et la raison publique; 6) les républicains civiques qui mettent l’accent sur la participation à la vie politique; 7) l’individualisme libéral qui cherche à protéger l’individu des intrusions indues de l’État dans sa vie privée et 8) le pluralisme culturel qui cherche à protéger les droits des groupes minoritaires. Il en mentionne une neuvième, le « communautarisme conservateur » dont il décrit ainsi les principales caractéristiques :

7

« Selon cette opinion, l’État devrait favoriser activement l’assimilation au mode de vie traditionnel de la collectivité. L’État ne devrait pas appuyer politiquement les identités de groupes non traditionnels – en fait, il devrait même décourager les tentatives individuelles de maintenir la différence d’un groupe. Être véritablement membre de la collectivité présuppose l’acceptation de valeurs partagées qui découlent des traditions historiques de la collectivité. » (p. 59)

8Ce modèle se rapproche de ce que Schnapper (1991) appelle le « nationalisme ethnique ». Un dixième modèle, qui représente un mélange original des visions libérale et pluraliste, est celui de l’« intégration pluraliste » développé par Spinner, (1994). Cet auteur propose un élargissement de la notion de citoyenneté pour qu’elle devienne inclusive pour des groupes traditionnellement exclus. Il souligne d’une manière nuancée les transformations inévitables de l’ethnicité qu’entraîne l’acceptation des « exigences de la citoyenneté libérale » et la participation politique.

9Il est inévitable que cette pluralité de visions de la citoyenneté colore la nature des dispositions/vertus qu’elle devrait chercher à développer. Lamoureux (1996) explicite la conception des droits et « vertus civiques » de trois grandes traditions politiques : la tradition libérale, la tradition républicaine et la tradition « participationniste ». La tradition libérale insiste surtout sur les droits civils qui visent à protéger les individus les uns des autres et des intrusions de l’État dans la sphère privée. Les droits sociaux ont été acceptés sur une base pragmatique, pour empêcher l’instabilité sociale. Voici comment elle décrit les vertus civiques que demande une telle conception du droit :

10

« Sur le plan personnel, ce qui est valorisé, c’est l’obéissance à la loi et la loyauté, à savoir le respect des engagements et de la parole donnée. Sur le plan social, l’accent est mis sur l’indépendance, entendue fondamentalement comme la capacité de se suffire à soi-même et limiter ses désirs, et sur l’ouverture d’esprit nécessaire à la tolérance. Sur le plan économique, on insiste sur l’éthique du travail, sur la capacité de reporter les gratifications, sur l’adaptabilité aux changements économiques et technologiques, bref, sur tout ce qui permet de subvenir soi-même à la satisfaction de ses besoins matériels.
Si la tradition libérale valorise la capacité des individus à s’organiser une vie personnelle bien rangée et à vivre essentiellement dans la sphère privée, elle est très peu exigeante en ce qui concerne l’implication dans la vie politique ou collective. Dans ce domaine, l’individu idéal de la pensée libérale doit beaucoup plus s’abstenir qu’agir, puisqu’il est fondamentalement question du respect des autres, du respect des institutions, de modération dans ses exigences et dans l’expression de ses opinions. » (Lamoureux, 1996, p. 15)

11Dans la tradition républicaine, ce n’est pas le marché qui assure la régulation sociale, mais l’État « qui devient en quelque sorte producteur de sens » par l’intermédiaire de l’école et de l’armée :

12

« L’école a pour fonction de donner des valeurs et des référents communs aux individus, alors que l’armée concrétise l’idée de nation en unissant les individus dans un projet de défense de l’État et de sa souveraineté. » (ibid.)

13Cette tradition véhicule une conception de la nation civique, dont la base est territoriale et non ethnique, et elle met surtout l’accent sur les droits politiques. Elle n’a pas les réticences du libéralisme par rapport aux droits sociaux qui lui apparaissent comme un moyen de renforcer la cohésion sociale. Elle est beaucoup moins méfiante que le libéralisme par rapport à la bureaucratie étatique. Même s’il ne subordonne pas complètement l’individu à la société, comme dans le républicanisme antique, le républicanisme moderne « reste imprégné de la notion de volonté générale qui devrait modeler les comportements individuels ». À cette conception des droits, correspond une vision des vertus civiques qui s’éloigne du modèle libéral :

14

« Sur le plan personnel, la tradition républicaine privilégie elle aussi l’obéissance à la loi et la loyauté, entendue non seulement comme respect des engagements personnels mais également comme amour du pays, en plus de valoriser la sociabilité. Sur le plan social, l’indépendance républicaine exclut l’égoïsme, et la tolérance qu’elle prêche n’implique aucune distance par rapport à la différence, mais plutôt la volonté de se l’assimiler, c’est-à-dire de s’ouvrir dans la mesure où cela force l’autre à s’intégrer. Sur le plan économique, il y a également insistance sur l’éthique du travail et la fidélité à l’entreprise, mais ce qui est surtout valorisé, c’est la solidarité.
Dans cette optique, la tradition républicaine est plus exigeante que la tradition libérale sur le plan politique; celui-ci n’est plus défini sur un mode essentiellement négatif, puisque, dans l’optique républicaine, le politique est le lieu de la « communion civique ». À ce titre, le service militaire, le patriotisme – pouvant aller jusqu’au chauvinisme national – le respect de l’État et l’implication dans un parti politique sont des comportements valorisés, quand ce n’est pas carrément imposé par la Loi. La tradition républicaine demande aux citoyennes et aux citoyens non seulement d’avoir une vie privée bien réglée, mais également de se plier à certains rituels civiques afin de manifester ouvertement et de réitérer leur sentiment d’appartenance à une collectivité politique spécifique. » (ibid.)

15La troisième tradition politique identifiée par Lamoureux, la tradition « participationniste », préconise une citoyenneté active. Elle met l’accent sur les droits sociaux, « c’est-à-dire sur une justice redistributive qui devrait permettre à toutes et à tous de pouvoir satisfaire leurs besoins élémentaires ». Le rôle de l’État est de protéger ces droits, mais il doit laisser la place à la société civile lorsqu’il s’agit de définir la vie des collectivités. C’est par le biais de ses appartenance « communautaires » que l’individu s’insère dans la collectivité nationale. Cette tradition véhicule une vision des vertus civiques très différentes de celle du libéralisme et du républicanisme moderne :

16

« Sur le plan social, ce qui est valorisé, c’est la solidarité, l’appartenance et la disponibilité. Sur le plan économique, l’accent est mis essentiellement sur le partage et sur l’enracinement. Bref, alors que dans les autres traditions l’individuation se mesure essentiellement à l’aune de la capacité de se suffire à soi-même, dans la tradition participationniste, l’individuation passe par la capacité de contribuer de façon originale à la vie sociale.
Sur le plan politique, le modèle participationniste est nettement le plus exigeant. Il s’agit en effet pour les citoyennes et le citoyens, non seulement d’adhérer aux institutions, mais de leur insuffler du mouvement. À cet égard, on valorise l’implication directe dans les milieux de vie et de travail, la capacité de critique, de contestation et de mobilisation, la vigilance par rapport au pouvoir et à l’autorité. » (p. 16)

17Il est évident qu’on aura une conception très différente de l’éducation à la citoyenneté selon que l’on adhère à l’un ou l’autre de ces courants de pensée politique. Lamoureux ne croit pas qu’il faille choisir l’une ou l’autre de ces traditions qui ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients. Elle suggère plutôt un bricolage qui emprunte des éléments de ces trois traditions  [1]. Cette typologie, plus simple que celle de Kymlicka, peut nous aider à voir un peu plus clair dans l’enchevêtrement des différentes positions qui structure les débats contemporains sur l’éducation à la citoyenneté.

18Toutefois, l’analyse de Lamoureux laisse dans l’ombre un courant qui a pris une importance grandissante dans les débats récents sur l’éducation à la citoyenneté : le courant de la démocratie délibérative dans lequel Habermas a eu une influence déterminante (Gutmann et Thompson, 1996; Pourtois, 1993, Weinstock, 1999, Lefrancois, 2001; Duhamel, Weinstock et Tremblay, 2001). De plus, sa discussion ne reflète pas la diversité des positions au sein de la tradition libérale elle-même. En effet, la possibilité de faire une place aux revendications sociales, ethniques ou nationales de groupes particuliers au sein des démocraties libérales soulève des débats importants parmi les libéraux. Plusieurs craignent que cela ne mette en péril la stabilité de l’ensemble politique (Schnapper, 2002).

19Pagé (2001) proposait récemment une typologie plus complète que celle de Lamoureux. Il distingue quatre conceptions dans la pensée des théoriciens qui décrivent la citoyenneté vécue par les citoyens des démocraties d’aujourd’hui : 1) la conception libérale qui met l’emphase sur les droits qui protègent la liberté des citoyens d’investir dans leur épanouissement personnel, familial, professionnel, sans trop se soucier de la participation civique, sauf lorsque ces droits sont menacés; 2) la conception délibérative pluraliste qui insiste sur la participation à la délibération de la communauté politique, seule garantie que les décisions prises en vue du bien commun soient des compromis acceptables par toute la diversité des citoyens; 3) la citoyenneté civile différenciée qui met aussi l’emphase sur la participation, mais à l’échelle de la société civile seulement, où les citoyens estiment pouvoir plus sûrement contribuer à la création de biens communs qui satisfont les espérances convergentes des communautés ou des groupes restreints auxquels ils appartiennent; 4) la conception nationale unitaire qui favorise davantage l’épanouissement d’une identité collective forte qui constitue la base de la cohésion de la société, dans le respect des droits des citoyens.

20Selon Pagé, il n’est pas possible pour le chercheur d’opter pour l’une ou l’autre de ces quatre conceptions théoriques de la citoyenneté, car elles sont toutes « légitimes en regard de la norme fondamentale de l’égalité intégrale de tous les citoyens dans une société démocratique » (p. 50). On est en présence d’une « diversité de formules de citoyenneté qui devraient être étudiées dans l’éducation à la citoyenneté comme autant de manières légitimes de vivre la citoyenneté » (p. 10). Et c’est par la recherche empirique qu’on pourra déterminer quelle est celle qui rallie davantage l’adhésion des citoyens.

21Le développement d’un programme d’éducation à la citoyenneté suppose qu’on tienne compte de la diversité des conceptions de la citoyenneté qui coexistent légitimement dans la société. Toutefois, cette diversité peut rendre difficile l’accord sur les finalités de ce programme. Galichet (1998) fournit des pistes intéressantes pour aider les éducateurs à s’orienter dans cette diversité de conceptions. Il identifie deux défis éthiques centraux dans les débats contemporains sur l’éducation à la citoyenneté : la crise de légitimité des valeurs sous-jacentes à cette éducation et le scandale des inégalités persistantes dans les sociétés démocratiques  [2]. Je voudrais ici tenter de montrer comment l’exploration des systèmes symboliques et des questions de sens pourrait apporter une contribution originale à une éducation à la citoyenneté susceptible d’aider les élèves à s’orienter face à la crise de légitimité des valeurs.

La crise de légitimité des valeurs et l’enseignement des questions controversées

22Des changements profonds ont transformé les sociétés démocratiques contemporaines et rendent inopérantes les approches classiques pour déterminer la légitimité des valeurs sous-jacentes à l’éducation à la citoyenneté. Galichet fournit une analyse intéressante du processus qui a conduit à cette crise. Selon lui, il n’y a qu’un seul principe de légitimité dans la conception républicaine classique : « c’est le suffrage universel, adossé à l’idée des droits de l’homme et du citoyen qui constitue le préambule et le fil conducteur de tout débat démocratique » (p.134). Ce principe de légitimité se subdivise en trois grands principes qui paraissent s’intégrer harmonieusement :

23

  • « la raison théorique, c’est-à-dire ce qu’on appellerait aujourd’hui l’expertise, détermine et délimite le champ du possible;
  • la raison esthétique, c’est-à-dire l’affrontement des jugements, des exigences, des espérances de ceux qu’on appellerait aujourd’hui les « militants » (des partis politiques, mais aussi des mouvements associatifs), nourrit et précise le débat en définissant – de manière uniforme et contradictoire – le souhaitable;
  • enfin, la raison pratique, symbolisée par l’élection au suffrage universel et la représentation qui s’en dégage, décide de ce qui sera effectivement réalisé et accompli. » (p. 135)

24La crise actuelle de la légitimité provient en premier lieu de changements récents qui ont détruit l’harmonie que la vision classique postulait entre ces trois principes :

  • l’expertise, héritière de l’ancienne raison théorique semble elle-même divisée et déchirée : sur tous les dossiers brûlants – pollution, sida, etc. – les experts s’affrontent et chaque camp a les siens, de telle sorte que le terme « bataille d’experts » marque bien à quel point depuis Condorcet, la science est un enjeu plutôt que le tribunal qu’elle a un temps rêvé d’être;
  • le suffrage universel s’est lui aussi démultiplié, avec la diversification des échelons de la démocratie (locale, régionale, nationale, européenne, voire mondiale avec la multiplication des conventions internationales primant les droits nationaux). On sait bien qu’entre ces divers échelons des conflits existent, qui ne trouvent pas toujours leur arbitrage;
  • enfin, la mobilisation citoyenne prend une importance croissante avec l’extension du champ politique vers des questions (urbanisme, santé, environnement) qui mettent directement en jeu la vie quotidienne et suscitent des mouvements de résistance et de militantisme, parfois canalisés par le biais des mouvements associatifs, parfois purement spontanés (cf. les « manifestations lycéennes » qui, à plusieurs reprises, ont fait reculer le pouvoir légal et l’ont amené à renoncer à des projets pourtant régulièrement votés par le Parlement) (p. 137).

25Ces tiraillements incessants entre les experts, les militants et les politiciens engendrent, toujours selon Galichet, un second changement qui contribue à invalider le modèle classique d’établissement de la légitimité des normes morales communes : la fluctuation constante des frontières entre « morale publique » et « morale privée ». Ainsi, par exemple, « les pratiques hygiéniques que les manuels de la fin du siècle dernier présentaient comme un devoir social, voire moral (assimilant la malpropreté à l’alcoolisme, et celui-ci au vol et à la dépravation), sont peu à peu passées dans le champ de la libre initiative individuelle (chaque couple pouvant librement faire son choix dans la panoplie proliférante des manuels de puériculture qui se disputent le marché) » (p. 137).

26Ces transformations profondes ont évidemment des répercussions sur la façon dont on peut concevoir l’éducation à la citoyenneté aujourd’hui. Dans un contexte de « légitimités contradictoires et concurrentes », éduquer à la citoyenneté « ne peut être désormais qu’apprendre à gérer ces légitimités contradictoires qui déchirent les sociétés et les individus. […] Éduquer à la citoyenneté ne saurait aller désormais sans éduquer au conflit et apprendre à gérer ce conflit qui n’est pas simplement un conflit d’opinions ou d’intérêts, mais véritablement une conflit de légitimités, c’est-à-dire de normativité (p.142-143). Dans une société qui n’est plus marquée par un « ensemble cohérent et bien déterminé de valeurs, mais plutôt par des normativités multiples et exclusives » (p. 143), on ne peut plus s’attendre à ce qu’il y ait une correspondance complète entre les valeurs des enseignants et celles des divers groupes de citoyens et exiger de lui qu’il professe une sorte de morale commune qui serait celle du groupe. Et pourtant, on ne saurait pas davantage se contenter du constat relativiste  [3] et individualiste selon lequel « à chacun selon ses valeurs ». Car un tel constat signifie la négation de toute éducation, et du reste aussi de toute pensée (p. 144). Dans le contexte actuel, il ne suffit pas d’éduquer à la reconnaissance et au respect de l’autre. Il faut aussi apprendre à ébranler la « suffisance identitaire » et à s’intéresser à l’autre par delà les divergences et les conflits de valeurs :

27

« On saisit à partir de là les principes de ce que pourrait être une éducation à la citoyenneté et à la responsabilité. Le problème n’est pas d’inculquer telle valeur ou ensemble de valeurs plutôt que tel autre. Il est de permettre l’émergence d’un questionnement, d’une inquiétude qui arrache l’enfant ou l’adolescent au confort d’un plein et serein accord avec soi-même et de l’acceptation passive de l’altérité d’autrui : « Lui, c’est lui, moi c’est moi ». Il est donc moins de « construire une identité » que, à l’inverse, d’ébranler une identité trop massive et d’y introduire la divergence et la dissonance; il n’est pas de préparer à la coexistence et à la tolérance, mais au contraire, de mettre en scène l’incommensurable abîme qui me sépare d’autrui et m’oblige (au sens moral du terme) à m’intéresser à lui. C’est donc une « pédagogie du conflit » à la fois entre les individus mais aussi en chacun. » (p. 146)

28La pédagogie du conflit que propose ici Galichet comme solution à la crise de légitimité des valeurs dans les sociétés contemporaines s’inscrit dans une conception de l’éducation de l’éducation à la citoyenneté où « l’enseignement des questions controversées » (Crick, 1998; Lorcerie, 2002, p.181-182) occupe une place centrale. Une approche de l’éducation à la citoyenneté apparaît particulièrement bien adaptée à la situation de tension entre plusieurs conceptions légitimes de la citoyenneté qui a été évoquée plus haut.

L’exploration des systèmes symboliques et des questions de sens à l’école publique au Québec et en France

29L’exploration des systèmes symboliques et des questions de sens dans le cadre de cours d’histoire et de sciences sociales des religions apparaît comme un des lieux où cette conception de l’éducation à la citoyenneté pourrait effectivement être mise en œuvre. Des voix de plus en plus insistantes et articulées plaident pour l’introduction de tels cours dans les écoles publiques françaises. Dans une situation où l’Église catholique ne réussit plus à transmettre la foi aux nouvelles générations (Willaime, 1998, p.12), et où on constate une certaine « laïcisation de la laïcité » dans le contexte scolaire (Willaime, 2001, p.220), il devient de plus en plus possible d’envisager un enseignement du fait religieux dans l’école laïque française.

30Au Québec, l’abolition en 1997 des clauses de la Constitution canadienne qui garantissaient le caractère confessionnel des écoles publiques a suscité un large débat sur la place de l’enseignement religieux dans les écoles publiques. La question de l’exploration des systèmes symboliques et des questions de sens dans l’éducation des citoyens a été centrale dans ce débat. Il paraît dont pertinent ici d’en présenter les grandes lignes. J’établirai ensuite un parallèle entre les propositions du rapport Laïcité et religions dont les recommandations sont à l’origine de ce débat, et le rapport Debray qui recommande la mise sur pied d’une vaste opération de formation des maîtres pour les habiliter à aborder l’étude du fait religieux dans l’école laïque. Je tenterai ensuite de montrer comment les orientations proposées pour l’exploration des systèmes symboliques et des questions de sens à l’école pourraient apporter une contribution originale à l’éducation à la citoyenneté.

Le débat québécois sur l’enseignement culturel des religions

31Le système scolaire québécois est un des rares où l’enseignement religieux confessionnel faisait jusqu’à récemment partie du curriculum officiel de l’école publique. Mais plusieurs développements récents, en particulier l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec en 1975, celle de la Charte canadienne des droits et libertés et les modifications apportées en en 1997 à l’article 93 de la Constitution canadienne (Gouvernement du Québec, 1999, p. 1-5), ont rendu de plus en plus difficile le maintien de la confessionnalité du système scolaire québécois. On peut identifier quatre problèmes de fond soulevés par l’enseignement religieux confessionnel à l’école publique :

  1. Division des élèves sur la base de l’appartenance religieuse des parents ou de leur adhésion à un courant de pensée séculière.
  2. Inégalité des services offerts aux élèves des groupes majoritaires et minoritaires; pression à la conformité et problèmes de liberté de conscience pour les enseignants et les élèves.
  3. Écart entre l’opinion des enseignants et des enseignantes qui souhaiteraient majoritairement que l’enseignement religieux ne soit pas dispensé à l’école et celle des parents dont la majorité souhaite un enseignement de la religion à l’école. L’école n’apparaît donc pas comme un milieu propice à un enseignement confessionnel de qualité.
  4. « Effets déculturants » de la désaffection d’une proportion de plus en plus grande d’élèves par rapport à l’enseignement religieux confessionnel.

32La persistance de ces problèmes n’est sans doute pas étrangère à la décision de la ministre de l’Éducation de mettre sur pied en octobre 1997 un groupe de travail qui devait préciser les responsabilités de l’État en matière de religion à l’école et proposer des aménagements compatibles avec les Chartes québécoise canadienne des droits de la personne. Les membres de ce groupe de travail ont produit un rapport substantiel, Laïcité et religions. Perspectives nouvelles pour l’école québécoise (Gouvernement du Québec, 1999), qui analyse les dimensions juridiques, politiques et pédagogiques de la question. Les membres du groupe de travail ont cherché à évaluer en fonction de cinq paramètres les solutions possibles aux problèmes que pose l’enseignement confessionnel à l’école publique : le principe d’égalité et de liberté de conscience, les normes juridiques contraignantes, les choix de sociétés du Québec en matière sociale et culturelle, les attentes des citoyens et la faisabilité pratique. Trois options ont fait l’objet d’un examen systématique parce qu’elles apparaissaient conforme aux prescriptions des Chartes des droits :

  1. Aucun enseignement religieux confessionnel à l’école; possibilité d’une étude « objective » des phénomènes religieux en histoire et en sciences humaines.
  2. Enseignement religieux multiconfessionnel et enseignement culturel des religions.
  3. Enseignement culturel des religions et des courants de pensée séculière commun pour tous les élèves.

33L’enseignement culturel des religions et des courants de pensée séculière commun pour tous les élèves est la solution retenue par le groupe de travail. Cet enseignement serait offert en complémentarité avec l’enseignement moral et non plus en option avec lui, comme c’était le cas pour l’enseignement religieux confessionnel. Le rapport donnait quatre raisons de son option en faveur de cette solution :

34

  • « elle est conforme aux finalités et aux principes qui doivent guider l’État en matière de religion, aussi bien en ce qui concerne la neutralité religieuse qu’à l’égard des buts qu’il doit poursuivre à l’école en vue d’un exercice responsable de la citoyenneté;
  • elle est conforme aux normes juridiques des chartes qui garantissent l’égalité de tous et la liberté de conscience et de religion;
  • elle est cohérente par rapport aux buts sociétaux qui consistent en la construction d’un espace civique commun et en la socialisation des jeunes au sein d’une société pluraliste et valorisant la diversité des patrimoines religieux;
  • elle concilie, dans un compromis qui nous paraît acceptable, les attentes des parents et des autres acteurs de l’école. Elle nous semble concilier les deux courants sociaux dominants de notre société en ce qui a trait à la place de la religion à l’école (Gouvernement du Québec, 1999, p. 214). »

35Cette solution se rapprochait de celle qui a été expérimentée avec un certain succès au cours des trente dernières années en Grande-Bretagne (Jackson, 1997) et qui était pratiquée depuis plusieurs années dans le secteur protestant au Québec. Le groupe de travail a fait siens les principes directeurs de l’enseignement culturel des religions tels qu’ils ont été définis par un comité chargé de définir les paramètres d’un tel enseignement :

36

  1. « Il s’adresse à tous les élèves, quelles que soient leurs options et celles de leurs parents sur le plan religieux. Ce principe implique le respect de la liberté de conscience et de religion et reconnaissance de l’égalité de tous les élèves.
  2. Il aborde les phénomènes religieux et les courants de pensée séculière selon les perspectives des sciences humaines et sociales.
  3. Il reflète la diversité des traditions religieuses et des courants de pensée séculière présents dans la société québécoise et dans le monde.
  4. Il accorde une place importante à l’étude de la tradition chrétienne.
  5. Il présente les traditions religieuses et les courants de pensée séculière dans leur richesse et leur complexité.
  6. Il prépare les élèves à vivre dans une société marquée par le pluralisme idéologique, culturel et religieux.
  7. Il tient compte du développement cognitif des élèves, de leurs contextes de vie et de la diversité de leurs intérêts (Gouvernement du Québec, 1999, p. 68) »

37La recommandation de remplacer l’enseignement religieux confessionnel par un enseignement culturel des religions a été reçue très positivement par la majorité des éditorialistes des grands journaux québécois et par de nombreux groupes et organismes représentant de larges secteurs de la population québécoise (Ouellet, 2000a). Mais les représentants de plusieurs groupes religieux et des parents catholiques se sont mobilisés contre cette recommandation. Ces opposants à un enseignement culturel des religions offert à tous les élèves, quelles que soient leurs options au plan religieux, réclamaient un enseignement spécifique pour chacune des traditions religieuses principales présentes à l’école au nom du « droit » des parents à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement religieux conforme à leurs convictions. Le gouvernement québécois a rejeté cette demande et a décrété une déconfessionnalisation des structures de l’État  [4], de l’administration scolaire, des écoles et du service d’animation pastorale. Toutefois, il reconnaît que l’école « doit, notamment, faciliter le cheminement spirituel de l’élève afin de favoriser son épanouissement » (Loi sur l’instruction publique, Art. 36). Pour ce qui est de l’enseignement de la religion, le gouvernement a opté pour une position « pragmatique »: maintien au primaire et au premier cycle du secondaire de l’option entre enseignement religieux confessionnel catholique ou protestant et l’enseignement moral et création d’un nouveau cours d’éthique et de culture religieuse pour tous les élèves au second cycle du secondaire (Gouvernement du Québec, 2000). Toutefois, le temps réservé à cet enseignement dans la grille horaire est réduit de moitié par rapport à la situation antérieure  [5].

38Ce compromis n’a suscité que très peu de réactions dans la population. Dans les milieux de l’éducation, il semble avoir été perçu comme une étape vers la disparition de l’enseignement de la religion à l’école (Comité des affaires religieuses, 2001). Par ailleurs, les groupes religieux semblent avoir cessé de compter sur l’école pour la transmission de la foi aux jeunes de leur communauté et prennent en charge l’organisation de cours de catéchèse du dimanche, ce qui a contribué à clarifier les rôles respectifs de l’État et des groupes religieux en matière d’enseignement de la religion à l’école. Comme le montre bien Milot (2001), la forme même qu’a pris le débat sur la place de la religion à l’école dans les dernières années reflète une diminution importante de la capacité de l’Église catholique d’influencer les décisions de l’État québécois. Cela laisse à celui-ci une plus large marge de manœuvre pour donner à l’enseignement de la religion à l’école une orientation plus conforme à ses objectifs généraux dans le domaine de l’éducation à la citoyenneté. Dans ce nouveau contexte, l’implantation d’un programme commun d’éthique et de culture religieuse pour tous les élèves du primaire et du secondaire devient une possibilité politiquement envisageable (Ouellet, 2002a). Les développements récents en France suite à la publication du Rapport Debray paraissent également susceptibles de favoriser une évolution en ce sens.

L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque française

39La publication au printemps 2002 par Régis Debray d’un rapport sur l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque constitue une étape importante pour tous ceux qui, en France, militent pour que l’histoire et la sociologie des religions occupent une plus grande place dans l’éducation des citoyens. Dans ce rapport, commandé en décembre 2001 par Jack Lang, le ministre de l’Éducation nationale, Debray prend pour acquis que « L’opinion française, dans sa majorité, approuve l’idée de renforcer l’étude du religieux dans l’école publique » (Debray, 2002, p. 13). La « rupture des chaînons de la mémoire nationale et européenne », « l’angoisse d’un démembrement communautaire des solidarités civiques », « la recherche […] d’un fonds de valeurs fédératrices, pour […] tempérer l’éclatement des repères, la diversité sans précédent […] des appartenances religieuses dans un pays d’immigration » (p. 13-14), voilà quelques-unes des raisons qui expliquent selon lui cette constatation surprenante dans un pays où l’école républicaine s’abstient de toute intervention dans ce champ controversé. Il ajoute à cela une « raison plus proprement pédagogique »:

40

« L’effondrement ou l’érosion des anciens vecteurs de transmission que constituaient églises, familles, coutumes et civilités reporte sur le service public de l’enseignement les tâches élémentaires d’orientation dans l’espace-temps que la société civile n’est plus en mesure d’assurer. » (p. 13)

41L’Éducation nationale est confrontée selon Debray à un problème « d’inculture religieuse » qui n’est qu’un aspect d’une inculture plus générale, « d’une perte des codes de reconnaissance affectant tout uniment les savoirs, les savoir-vivre et les discernements ». Il ne s’agit donc pas de « réserver au fait religieux un sort à part », mais plutôt de permettre à des collégiens et des lycéens « de rester pleinement civilisés, en assurant leur droit au libre exercice du jugement ». « On ne renforcera pas l’étude du religieux sans renforcer l’étude tout court » (p. 16). Selon Debray, l’histoire des religions pourrait apporter une contribution importante pour corriger cette situation déplorable  [6] :

42

« Et c’est ici que l’histoire des religions peut prendre sa pleine pertinence éducative, comme moyen de raccorder le court au long terme, en retrouvant les enchaînements, les engendrements longs propres à l’humanitude, que tend à gommer la sphère audiovisuelle, apothéose répétitive de l’instant. » (p. 17)

43Selon Debray, il est possible de distinguer « catéchèse et information, proposition de foi et information » (p. 23) et l’approche objectivante ne fait pas concurrence à l’approche confessante :

44

« L’optique de foi et l’optique de connaissance ne font pas un jeu à somme nulle cette dernière commence par faire le partage, à titre liminaire, entre le religieux comme objet de culture (entrant dans le cahier des charges de l’instruction publique qui a pour obligation d’examiner l’apport des différentes religions à l’institution symbolique de l’humanité) et le religieux comme objet de culte (exigeant un volontariat personnel, dans le cadre d’associations privées). » (p. 28)

45Par ailleurs, l’approche républicaine française, qui a conduit à exclure de l’école publique non seulement l’enseignement de la religion mais également l’enseignement sur le fait religieux, risque de conduire à des dérives inquiétantes :

46

« La relégation du fait religieux hors des enceintes de la transmission rationnelle et publiquement contrôlée des connaissances favorise la pathologie du terrain au lieu de l’assainir. Le marché des crédulités, la presse et la librairie gonflent d’elles-mêmes la vague ésotérique et irrationaliste. [….] Il a été prouvé qu’une connaissance objective et circonstanciée des textes saints comme de leurs propres traditions conduit nombre de jeunes intégristes à secouer la tutelle d’autorités fanatisantes, parfois ignares ou incompétentes. » (p. 26-27)

47Debray invite donc les éducateurs français à « étendre les discours de raison au domaine de l’imaginaire et du symbolique, sans fuir devant la difficulté » (p. 41) et il les invite à passer « d’une laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de comprendre) » (p.43). Il voit là une façon de poursuivre le « combat pour la science » qui affranchit des peurs et des préjugés.

48Toutefois, il rejette l’hypothèse d’un programme spécifique d’histoire des religions :

49

« Promouvoir l’histoire des religions, dans l’enseignement secondaire, en discipline spécifique serait lui rendre le pire des services puisqu’elle ne pourrait, dans un calendrier plein comme un œuf, qu’occuper une place décorative et un horaire à la marge, celui du cours de musique. » (p. 34)

50Plutôt que d’opter pour la création d’un nouveau programme, le Rapport Debray propose de fournir aux enseignants en lettres et en langues, en philosophie, en arts et en histoire et géographie un appui concret qui leur permettra d’être mieux équipés pour faire face aux défis que soulève l’insertion de l’enseignement du fait religieux dans les programmes existants :

51

« C’est donc sur les contenus d’enseignement, par une convergence plus raisonnée entre les disciplines existantes, et surtout sur la préparation des enseignants qu’il convient de faire porter l’ambition. Ce sont ces derniers qu’il faut inciter, rassurer et déshinhiber et, pour ce faire, mieux armer intellectuellement et professionnellement face à une question toujours sensible car touchant à l’identité la plus profonde des élèves et des familles. Une meilleure compétence en appui sur un sujet jugé non sans raison épineux ou compliqué […] devrait permettre de décrisper, de dépassionner et même, osons le mot, de banaliser le sujet, sans lui enlever, tout au contraire, sa dignité intrinsèque. » (p. 35)

52Ce qui fait l’intérêt principal du Rapport Debray, c’est qu’il ne se contente pas d’avancer des arguments généraux à l’appui de l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, mais qu’il propose une stratégie articulée pour permettre de le mettre en place. Cette stratégie comprend quatre éléments principaux :

53

  • « Un examen des programmes scolaires pour bien identifier les points d’insertion d’un enseignement du fait religieux.
  • La mise en marche d’une opération systématique de formation initiale et de perfectionnement des enseignants pour qu’ils développent les compétences nécessaires pour aborder l’enseignement du fait religieux.
  • L’élaboration d’outils pédagogiques à l’intention des maîtres et des élèves.
  • La création d’un Institut européen en sciences des religions dont la mission serait principalement de supporter et d’alimenter la formation et le perfectionnement des enseignants ainsi que l’élaboration du matériel pédagogique. » (p. 47-59)

54Il reste à voir si ces recommandations seront acceptées par le nouveau gouvernement de droite qui a pris le pouvoir en France au printemps 2002. Quelques signes encourageants laissent présager que des actions seront entreprises pour mettre en œuvre la stratégie proposée par le rapport Debray. Le nouveau ministre de l’Éducation nationale a annoncé récemment la création de l’Institut européen en sciences des religions.

Les questions de sens dans l’éducation à la citoyenneté

55S’il est mis en place dans des conditions satisfaisantes, l’enseignement culturel des religions au Québec et l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque française pourraient apporter une contribution significative à l’éducation à la citoyenneté. L’exploration de la richesse et de la complexité des systèmes symboliques d’ici et d’ailleurs pourrait fournir aux élèves des outils pour mieux comprendre certaines dimensions du monde actuel. Les événements du 11 septembre 2001 nous rappellent en effet, avec une violence intolérable, que ce monde ne se limite pas à l’environnement immédiat (Ouellet et Vatz-Laroussi, 2002). Cette étude constituerait un lieu privilégié pour mettre en œuvre la conception « réaliste » de l’éducation à la citoyenneté préconisée par Galichet et pour produire l’ébranlement de la « suffisance identitaire » qu’il souhaite comme retombée importante de cette éducation. Elle fournirait également des pistes intéressantes pour aider les élèves à faire face à ce que Galichet présente comme l’un des grands défis éthiques de notre époque : la crise de légitimité des valeurs. Le fait même de réunir tous les élèves, quelles que soient leurs options au plan religieux, dans un même cours portant sur l’exploration des systèmes symboliques et la réflexion sur les questions de sens les préparerait à vivre dans une société marquée par le pluralisme des visions du monde et des traditions culturelles et religieuses. Ce dernier point avait été particulièrement bien explicité par le Comité sur l’éducation au phénomène religieux. Selon ce comité dont les recommandation ont servi de point d’appui aux recommandations du Groupe de travail sur la place de la religion à l’école, l’un des buts de l’enseignement culturel des religions est de « contribuer à l’éducation à la citoyenneté des élèves et les préparer à vivre dans une société marquée par le pluralisme idéologique, culturel et religieux ». Le comité fournissait une description très éclairante de cette contribution :

56

«… l’enseignement culturel des religions ne relevant d’aucune confession religieuse particulière, il peut grandement contribuer à la construction d’un espace public commun où la diversité des traditions religieuses et des options personnelles sur les plans religieux ou séculier est reconnue. Il peut fournir un apport essentiel à l’éducation à la citoyenneté en initiant les élèves aux règles de vie sociale qui permettent d’atteindre un équilibre entre les exigences de l’espace civique et les droits de la personne en matière de liberté de conscience et de religion. L’apprentissage du « vivre ensemble » se compose aussi d’attitudes et de dispositions fondées sur la connaissance et l’appréciation juste des visions du monde diversifiées selon les communautés et les groupes particuliers.
L’éducation à la citoyenneté comporte l’apprentissage des principes et règles qui président à l’aménagement de rapports harmonieux entre les personnes et les groupes divers dans l’espace civique commun, principes et règles qui ne font pas partie, à strictement parler, du champ des religions et des courants de pensée séculière. Un enseignement culturel des religions ne saurait donc prétendre englober tout le domaine de l’éducation à la citoyenneté. Il contribue cependant à cette éducation en procurant aux élèves des connaissances et des instruments de compréhension des différences religieuses et idéologiques qui composent le tissu social. » (Comité sur l’éducation au phénomène religieux, 1999; reproduit dans Ouellet, 2000a, p. 21-22.)

Conclusion

57On peut constater, à la lumière des documents analysés dans cet article, que l’opportunité d’un enseignement du fait religieux à l’école publique fait maintenant l’objet d’un large consensus parmi les éducateurs et les citoyens. L’enjeu, maintenant, est de trouver des moyens efficaces pour qu’un tel enseignement devienne une réalité dans les écoles. La stratégie française de mettre l’accent sur le support aux enseignants des diverses matières scolaires susceptibles de fournir des points d’ancrage pour un tel enseignement paraît intéressante. Mais elle soulève une difficulté de taille : comment l’enseignement du fait religieux pourra-t-il se faire une place dans le curriculum s’il n’est pas porté par des spécialistes des sciences des religions ? Il sera certainement très difficile de convaincre les enseignants des différentes disciplines scolaires de se donner une formation suffisante dans ce domaine pour que cet enseignement acquière un statut équivalent à celui des autres matières scolaires aux yeux des élèves.

58Par ailleurs, l’approche québécoise visant à mettre sur pied un programme distinct d’éthique et de culture religieuse soulève également des problèmes. Comment sera-t-il possible d’accorder à cet enseignement une place suffisante dans un curriculum déjà surchargé pour qu’il n’apparaisse pas aux yeux des élèves comme une « petite matière » sans importance ? Les perspectives d’enseignement dans ce domaine seront-elles suffisamment attrayantes pour que les futurs maîtres choisissent de se donner une formation en sciences sociales des religions ? Il serait sans doute préférable de concentrer cet enseignement dans un trimestre ou une année, comme on le fait pour la géographie, par exemple, plutôt que de l’offrir tous les ans à raison d’une période par semaine. D’autre part, les critiques formulées par la Commission des programmes d’études du ministère de l’Éducation sur la version pour expérimentation du programme d’éthique et de culture religieuse soulèvent la question de l’opportunité de joindre en un seul programme deux disciplines aussi différentes que l’éthique et la culture religieuse. Sur ce point, il faudra sans doute en revenir à la recommandation du Groupe de travail sur la place de la religion à l’école qui proposaient deux programmes distincts.

59Ces difficultés ne pourront être surmontées que si l’on met en place des stratégies bien ciblées comme celle que propose le rapport Debray pour la France. Il faut espérer que ces mesures seront effectivement mises en œuvre et qu’elles auront un effet d’entraînement de ce côté-ci de l’Atlantique.

BIBLIOGRAPHIE

  • BOUDON, R.(1995). Le juste et le vrai. Études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance. Paris : Fayard.
  • BOUDON, R. (2000). « Pluralité culturelle et relativisme », dans KYMLICKA, W. et Mesure, S. Revue de philosophie et de sciences sociales, n° 1, « Comprendre les identités culturelles », p. 311-319.
  • COMITÉ DES AFFAIRES RELIGIEUSES, Rapport annuel 2000-2001. Québec : Ministère de l’Éducation, 15.11.2001.
  • COHEN, E. (1994). Le travail de groupe. Stratégies d’enseignement pour la classe hétérogène. Montréal : La Chenelière/McGraw-Hill. Traduction par F. OUELLET de Designing Groupwork. Strategies for the Heterogeneous Classroom, 2e édition, New York : Teachers College Press.
  • COMITÉ DES AFFAIRES RELIGIEUSES (15 novembre 2001). Rapport annuel 2000-2001. Québec : Ministère de l’Éducation.
  • COMITÉ SUR L’ÉDUCATION AU PHÉNOMÈNE RELIGIEUX (1999). L’enseignement culturel des religions. Principes directeurs et conditions d’implantation. Québec : ministère de l’Éducation.
  • CRICK, B. (1998). Education for Citizenship and the Teaching of Democracy in Schools, Final report of the Advisory Group on Citizenship, London, Qualifications and Curriculum Authority.
  • DUHAMEL, A., WEINSTOCK, D. ET TREMBLAY, L. B. (2001). La démocratie délibérative en philosophie et en droit : enjeux et perspectives. Montréal : Thémis.
  • GALICHET, F. (1998). L’éducation à la citoyenneté. Paris : Anthropos, 1998.
  • DEBRAY, R. (2002). L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque. Paris : Odile Jacob/Sceren-CNDP.
  • GOUVERNEMENT DU QUÉBEC (1999). Laïcité et religions. Perspectives nouvelles pour l’école québécoise. Québec : ministère de l’Éducation.
  • GOUVERNEMENT DU QUÉBEC (2000). Dans les écoles publiques du Québec : un réponse à la diversité des attentes morales et religieuses. Québec : ministère de l’Éducation.
  • JACKSON, R. (1997). Religious Education. An interpretive approach. London : Hodder & Stoughton.
  • KYMLICKA, W. (1992). Théories récentes sur la citoyenneté. Ottawa : Multiculturalisme et Citoyenneté Canada.
  • KYMLICKA, W. (1995). Multicultural Citizenship. Oxford : Oxford University Press.
  • KYMLICKA, W.Les droits des minorités et le multiculturalisme : l’évolution du débat anglo-américain », dans KYMLICKA, W. et MESURE, S. (2000). Revue de philosophie et de sciences sociales, n° 1, « Comprendre les identités culturelles », p. 141-171.
  • LAMOUREUX, D. (1996). « Droits et vertus civiques ». Dans : Bulletin de la Ligue des droits et libertés, vol. XV, n° 1, p. 14-16.
  • LEFRANÇOIS, D. (2001), « L’éducation à la citoyenneté et l’apprentissage de la discussion », dans L’éducation à la citoyenneté, M. PAGÉ, F. OUELLET et L. CORTESAO, éditeurs, Sherbrooke : Éditions du CRP, p. 79-93.
  • LORCERIE, F. (juin 2002). « Éducation interculturelle : état des lieux », dans L’école et les cultures. VEI Enjeux, n° 129, p. 170-189.
  • MENDEL, G. (1972). Pour décoloniser l’enfant. Paris : Payot, 1972.
  • MILOT, M. « La religion à l’école, une mutation des rapports de forces entre l’État et l’Église au Québec » Éducation et francophonie, Volume XXIX, n° 2, automne 2001. (http :// www. acelf. ca/ revue/ XXIX-2/ articles/ 04-Milot. html).
  • OUELLET, F. (2000). Essais sur le relativisme et la tolérance. Québec : Presses de l’Université Laval/Paris : L’Harmattan.
  • OUELLET, F. (2000a). L’enseignement culturel des religions. Le débat. Sherbrooke : Les éditions du CRP.
  • OUELLET, F. (2002). Les défis du pluralisme en éducation. Essais sur la formation interculturelle. Sainte-Foy : Presses de l’Université Laval/Paris : L’Harmattan.
  • OUELLET, F. (2002a). « Les événements du 11 septembre et l’étude de la religion à l’école », Les enjeux interculturels des événements du 11 septembre. Sherbrooke : Les éditions du CRP, p 111-128.
  • OUELLET, F. (juin 2002). « L’éducation interculturelle et l’éducation à la citoyenneté. Quelques pistes pour s’orienter dans la diversité des conceptions », dans L’école et les cultures. VEI Enjeux, n° 129, p. 146-167.
  • OUELLET, F. ET VIEL, A. (1984), « Intérêt, motivation et attitudes des étudiants du secondaire face à l’étude des religions ». Studies in Religion/Sciences religieuses, 13/1, p. 64-85.
  • POURTOIS, H. (1993). « La démocratie délibérative à l’épreuve du libéralisme politique », Le défidu pluralisme. Lekton, vol. 3, n° 2, p. 105-134.
  • SCHNAPPER, D. (1991). La France de l’intégration. Paris : Gallimard.
  • SCHNAPPER, D. (2000). Qu’est-ce que la citoyenneté ? Paris : Gallimard.
  • SCHNAPPER, D. (2002). La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine. Paris : Gallimard.
  • SPINNER, J. (1994). The Boundaries of citizenship. Race, Ethnicity and Nationality in the Liberal State. Baltimore et Londres : John Hopkins University Press.
  • THÉRIAULT, J.-Y. (1997). « Les deux écoles de la démocratie », dans MILOT, M. et OUELLET, F. dir. Religion, éducation et démocratie, Montréal : Harmattan,
  • WEINSTOCK, D. (1999). « Le problème de la boîte de Pandore », dans SEYMOUR, M., dir., Nationalité, citoyenneté et solidarité. Montréal : Liber, p. 18-40.
  • WILLAIME, J.-P. (1998), « École et religions : une nouvelle donne ? » Revue française de pédagogie, n° 125, octobre-décembre, 1998, p. 7-20.
  • WILLAIME, J.-P. (2001). « École, religion, citoyenneté : débats et perspectives françaises », dans PAGÉ, Michel et OUELLET, Fernand, L’éducation à la citoyenneté, Sherbrooke : CRP, p. 211-224.

Date de mise en ligne : 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/cdle.014.0040

Notes

  • [1]
    Sa position rejoint ici celle de Thériault (1997) qui démontre d’une manière très convaincante qu’il est impossible de choisir entre la conception libérale et républicaine de la citoyenneté.
  • [2]
    J’ai tenté ailleurs (Ouellet, 2002) de montrer comment la forme originale d’apprentissage en coopération développée à l’université Stanford par E. Cohen (1994), l’« instruction complexe », fournit des moyens de faire face efficacement au « scandale des inégalités ».
  • [3]
    Pour une analyse critique de la question complexe du relativisme, voir Ouellet, 2000a et Boudon, 1995,2000).
  • [4]
    Le Comité catholique et le Comité protestant ont été remplacés par un Comité des affaires religieuses. Ce comité a une fonction de conseil auprès du ministre de l’Éducation sur les questions touchant à la place de la religion à l’école. Dans son premier rapport annuel (Comité des affaires religieuses, 2001), il exprime certaines inquiétudes sur le peu de place réservée à l’enseignement de la religion à l’école dans l’application des dispositions de la Loi 118.
  • [5]
    Le compromis du ministre de l’Éducation comporte également le remplacement du Service d’animation pastorale par un Service d’animation à la vie spirituelle et à l’engagement communautaire. Ce service, contrairement à l’enseignement religieux catholique et protestant, n’est pas confessionnel.
  • [6]
    La sociologie des religions et l’anthropologie auraient sans doute pu être également mentionnées ici.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions