1
Philosophe et enseignant, Alain Ménil, dont le dernier ouvrage, Les Voies de
la créolisation : essai sur Édouard Glissant, est paru en octobre 2011 chez De
l’incidence éditeur, est mort le 5 juin 2012 d’un cancer du poumon qui l’a emporté en quelques
mois.
Qu'est-ce qu'une vie philosophique ? C'est, sans doute, une vie qui ne cesse de se réfléchir dans les concepts de la philosophie, de s’orienter philosophiquement,
de rejouer philosophiquement son sens à certains moments décisifs. C’est aussi une manière
de pratiquer la philosophie sans cesse traversée par les ressources de la vie même,
ses puissances, ses problèmes : pratique par quoi la philosophie, loin de s’abîmer dans
une scolastique académique, est une expérience de l’être. Alain Ménil a été un très
grand professeur de philosophie, qui a marqué des générations d’élèves et d’étudiants
de classes préparatoires. S’il a pu exercer cette influence, que certains de ses élèves,
lors de la cérémonie de ses obsèques, ont qualifiée de décisive, c’est certainement
du fait de son inflexible, sévère et exigeante rigueur. Mais c’est aussi, et peut-être
avant tout, parce que son enseignement s’adossait à un travail complexe d’élaboration
et de méditation, dont ses livres conservent la trace.
Les travaux d’Alain Ménil ont portés sur trois domaines très différents, qui correspondent d’ailleurs à différentes étapes de sa vie, comme on peut le constater en suivant
la chronologie des ouvrages qu’il a publiés.
2 Le premier domaine concerne le cinéma et le théâtre. En 1991, il publia aux Presses universitaires de Lyon son premier livre, L’Écran du temps. Il s’agissait en réalité d’une version abrégée de sa thèse de doctorat en philosophie, version rédigée pendant l’été 1985. L’ouvrage est placé sous la forte influence de Gilles Deleuze. Son propos est d’abord de montrer que le cinéma brouille la distinction opérée par Lessing entre les arts plastiques, ou arts de l’espace, et les arts du temps, dans la mesure où il est avant tout un art de l’espace-temps. Au-delà du mouvement des corps et des images, la vocation la plus secrète du cinéma serait de rendre manifeste l’indissociable unité de l’espace et du temps au sein de l’apparaître. Cette hypothèse est soutenue par une attention singulière à divers aspects de l’image cinématographique qui nous rendent sensible la manière dont l’espace est habité par le temps : passage des nuages, enveloppement du monde par le brouillard, reflets multiples de l’eau et des miroirs. Ceux qui connaissaient Alain Ménil comme un grand lecteur, un homme de haute culture dont la vie et l’appartement étaient peuplés de livres, lui découvraient une passion toute baudelairienne pour les images. Le livre est aussi l’occasion d’interroger les œuvres de cinéastes comme Epstein, Godard, Ozu, Antonioni, Wenders, œuvres qui sont examinées comme autant d’expériences théoriques.
3 Au livre sur le cinéma, qu’accompagnèrent plusieurs articles publiés dans la revue Cinématographe, succéda en 1995 une trilogie consacrée au rapport de Diderot au théâtre. Ce travail correspond à une nouvelle étape de la carrière de professeur d’Alain Ménil, qui, enseignant la philosophie en hypokhâgne au lycée Claude-Monet de Paris, se vit confier dans la même classe un enseignement d’études théâtrales. Dans sa bibliothèque, aux rayons consacrés au cinéma, s’est adjoint un important département « théâtre », plus imposant chaque année. Alain Ménil s’est d’ailleurs expliqué sur les rapports entre théâtre et cinéma dans un bel article publié dans le cinquantième numéro de la revue Trafic (2004) : « De théâtre en cinéma : passions chassées-croisées ? »
4 Le travail d’Alain Ménil sur Diderot constitue sa contribution au monde savant et académique. Il donna d’abord, sous le titre général Diderot et le Théâtre, deux volumes intitulés Le Drame et L’Acteur (Pocket, coll. « Agora », 1995). Il s’agit d’éditions savantes (mais pas critiques) des Entretiens sur le fils naturel et du Discours sur la poésie dramatique (tome I) ; du Paradoxe sur le comédien et des Lettres à Mademoiselle Jodin (tome II). Les textes de Diderot sont à chaque fois précédés par une importante préface, et suivis d’un volumineux dossier présentant des textes significatifs de la théorie dramaturgique française et allemande de Corneille à Restif de La Bretonne. Préfaces et dossiers témoignent aussi d’une connaissance approfondie de la bibliographie contemporaine sur les différents aspects de l’art du théâtre, et des écrits d’artistes comme Jacques Copeau, Louis Jouvet, Stanislavski, Meyerhold, Lee Strasberg et Antoine Vitez. Le volume consacré à l’acteur est particulièrement précieux, car il donne le texte de Rémond de Sainte-Albine, Le Comédien (1747), que le Paradoxe, entre autres visées, prétendait réfuter, et qui n’avait jamais été réédité depuis 1825. Il est regrettable que ces deux livres si utiles, fruit d’un travail et d’une connaissance considérables, soient désormais indisponibles. Alain Ménil fit suivre son travail d’éditeur de textes d’un essai théorique, Diderot et le Drame : théâtre et politique (PUF, 1995). Cette courte synthèse, considérée dans le monde universitaire comme un des meilleurs textes sur Diderot et le théâtre, est également indisponible.
5 Le deuxième domaine qui retint l’attention d’Alain Ménil philosophe fut celui, nécessairement plus personnel, plus intime, voire douloureux, de la maladie. Il ne s’en cachait pas, même s’il ne passait pas son temps à en parler sur la place publique : il était homosexuel, il vivait son homosexualité sans drame ni mystère, aidé en cela par des parents d’une grande liberté d’esprit, et il avait malheureusement contracté le VIH, à une époque où l’information sur la pandémie de sida était peu sûre, lacunaire, hésitante. À cette époque, les gens mouraient par ignorance. Alain Ménil est passé à travers les mailles de ce terrible filet. Il faut ici parler de chance, même si sa profonde rationalité et sa grande vitalité l’ont certainement aidé à conserver cette vie qu’il aimait tant. Il eut donc la chance, non seulement de survivre, mais de continuer à mener une vie pleine, joyeuse, partagée entre le travail, l’amour (la mort l’a frappé alors qu’il partageait depuis vingt-deux ans sa vie avec le danseur et chorégraphe Alain Buffard, dont la dernière pièce, Baron Samedi, a été créée au théâtre de Nîmes le 25 avril 2012, en présence d’Alain Ménil déjà très diminué par sa fatale maladie), et, on y reviendra, l’engagement. Cependant, cette vie ne pouvait plus être la même que celle qui avait précédé la contraction du virus. Outre la lourdeur des thérapies et leurs effets secondaires, Alain Ménil eut à subir plusieurs conséquences pathologiques plus ou moins graves de son sida, dont la dernière eut raison de lui. Pendant vingt-cinq ans, sa vie a été moins diminuée qu’affectée par la maladie. C’est sur cette expérience de la maladie, de la vie toujours vivante mais néanmoins malade, de l’équilibre que sans cesse elle cherche, trouve, reperd et récupère, de cette quête homéostatique où la guérison n’est jamais certaine et de toute façon ne signifie jamais rémission, que plusieurs textes d’Alain Ménil réfléchissent : « Le sida sans détour ni transcendance : critique de l’interprétation et de ses grands prêtres » (Les Temps modernes, n° 588, juin-juillet 1996), Sain (t) s et saufs : sida, une épidémie de l’interprétation (Les Belles Lettres, 1997), et, tout récemment encore, « “Vivre-avec” ou les plissements de l’existence » (Cahiers philosophiques, n° 125, 2e trimestre 2011, « Être patient, être malade »). Tous ces textes approfondissent la question « comment vivre quand guérir est un vœu illusoire ? » À partir de cette question, Alain Ménil interroge les représentations de la maladie, afin de penser à nouveaux frais son expérience : l’expérience d’une vie qui se sait malade, mais qui continue, qui « vit avec », et qui intègre à la fois les affections pathologiques et les soins dont le patient est le sujet et pour partie l’agent, dans l’horizon de ce qui constitue au fond quelque chose comme un genre de vie ou une forme de vie. Genre de vie non sans rapport, même s’il en diffère autant que la vie de Joë Bousquet de celle de Socrate, avec ce que les études de philosophie antique désignent sous cette appellation. Sous cet aspect, les textes d’Alain Ménil consacrés à la maladie participent d’une tradition d’anthropologie de la maladie, illustrée en France par Georges Canguilhem et François Laplantine (Anthropologie de la maladie, Payot, 1993).
6 Cependant, cette dimension anthropologique n’épuise pas les enjeux de ces textes sur la maladie. Parallèlement à cette méditation qu’on pourrait dire existentielle, Alain Ménil y déploie, sur un mode beaucoup plus polémique, et même parfois révolté, un propos fortement politique. Dans Sain (t) s et saufs, il réfute avec force toutes les thèses qui prétendent ramener la pandémie de sida à des causes sociales ou morales. Il s’insurge contre les absurdités d’« essayistes » comme André Glucksmann, Jean Baudrillard ou Dominique Fernandez, qui tous s’acharnent à voir dans le sida la preuve a contrario de quelque valeur transcendante, tels l’amour, la fidélité ou l’art. Ces hypothèses ridicules, qu’on jugera également frivoles et odieuses, témoignent surtout d’une grande impuissance à penser le sida dans sa réalité, à le regarder en face, et à réclamer de l’État qu’il engage une politique de santé publique adéquate. Qu’on travestisse le réel, qu’on recouvre l’expérience des malades sous des métaphores douteuses, et qu’au lieu de préconiser une action efficace on moralise au nom du culte de divinités moribondes comme la souffrance mère du grand art ou la fidélité preuve du grand amour, c’était ce que le rationalisme d’Alain Ménil ne pouvait tolérer. À propos de ce livre, l’écrivain Edmund White déclara : « Dans ce tourbillon de folie, de frivolité et de banalités qui fait rage autour du sida et face à l’incompétence tragique des politiques de santé publique et des discours officieux, résonne ici la voix de la raison, solitaire et peut-être unique. » La source de l’indignation, et même de l’exaspération, était chez Alain Ménil un rationalisme en acte, qui toujours cherchait à saisir l’expérience du réel dans sa vérité. Il lui importait de penser les causes pour en déduire l’action juste, et ceux qui lui paraissaient s’opposer à ce mouvement l’horripilaient.
7 On l’aura compris, dans l’épidémie du sida, Alain Ménil fut, pas seulement parce qu’il était des leurs, du côté des malades ; et aussi, et surtout, du côté de ceux qui se battent. Pour ceux qui le connaissaient, cette position politique apparut comme une étape logique dans une vie marquée du sceau d’une constance rare dans l’engagement au côté des opprimés, et de ceux qui luttent. Il reconnaissait sans hésitation qu’il y avait des victimes dans l’histoire, mais il répugnait à l’identité victimaire. Son tempérament, et là encore sa raison, le situaient du côté de l’action, opposition ou résistance selon les contextes.
8 Pour lui, la pensée avait sa rigueur, qui tenait à distance la tentation de l’idéologie, mais si elle avait pour conséquence l’action, alors il était de la responsabilité du penseur d’assumer cette conséquence. Cet entrelacs du scholarship et du commitment trouve son aboutissement dans son dernier ouvrage, somme monumentale de 670 pages, consacrée à l’analyse minutieuse des essais d’Édouard Glissant. Ce livre vient couronner le troisième domaine de recherche d’Alain Ménil, et il couronne aussi sa vie, sur quoi il jette un éclairage rétrospectif. Pendant assez longtemps, parce que, comme il l’écrit dans son livre, il ne ressemblait pas à « l’image très superficielle que l’on se fait en France d’un métis des îles », ce qui le laissait maître de dévoiler ou non son origine, peu de gens ont su qu’il était en effet un métis, octavon né à Fort-de-France en 1958. De temps à autre, un article signalait ou rappelait cette identité et cette provenance – tel le magnifique et méconnu « Retour au Latino bar » (Tanyaba, Société d’anthropologie, 1993 ; le titre est un hommage au film Latino Bar réalisé par le cinéaste mexicain Paul Leduc en 1991), méditation esthétique et mélancolique sur le déracinement (notion à laquelle le livre sur Glissant substituera celle de « désenracinement ») et l’appartenance, saisis à travers une analyse du « blues tropical ». Dans les dernières années de sa vie, Alain Ménil a tenu à mettre en avant cet aspect de son identité. « Au milieu du chemin de ma vie, je me trouvais perdu dans une forêt obscure… » Que fut, pour lui, ce milieu du chemin, cette perte à partir de laquelle il faut s’engager dans une nouvelle voie ? On ne peut ici qu’avancer des conjectures, mais nul doute qu’ait été déterminante la perte en 2002, à quelques mois de distance, de son père, l’avocat martiniquais engagé Emmanuel Ménil, et de sa mère Geneviève Ménil, ancienne secrétaire général de la CGTM-Éducation (le livre sur Glissant leur est dédié) ; la perte aussi, en 2004 de son grand-oncle René Ménil, philosophe, écrivain, ami et collaborateur d’Aimé Césaire, et l’un des fondateurs du Parti communiste martiniquais, à qui le livre fait de très nombreuses références, et rend le plus bel hommage en poursuivant sa réflexion sur la paradoxale identité antillaise.
9 C’est d’une manière assez complexe que, dans son dernier ouvrage, Alain Ménil assume cette identité comme une nouvelle orientation décisive de sa vie philosophique : il le fait en interrogeant avec attention la pensée de Glissant, en dépliant le concept de créolisation qui justement fait droit à la complexité de cette « identité antillaise » si peu identitaire, et en s’exposant lui-même dans son discours beaucoup plus qu’il n’est d’usage dans les travaux savants. C’est une des originalités de cet ouvrage considérable, véritable livre-monde, puisqu’il analyse la pensée d’un auteur majeur, mais aussi une notion – la créolisation – et son évolution : son extension, ses déplacements, ses usages. Le livre parcourt toutes les médiations nécessaires pour comprendre comment la créolisation, phénomène d’abord historique et local, non seulement linguistique mais culturel, lié à la conquête de l’Amérique, à la traite, à l’économie de plantation, devient, dans l’interprétation de Glissant, un modèle pour penser un rapport original au monde, faisant intervenir la catégorie de la relation et l’idée du « Tout-monde ». La créolisation, tout en restant un phénomène historique déterminé, devient ainsi une « idée », chargée d’une grande valeur esthétique, poétique, pratique et politique. L’interprétation du phénomène historique le constitue en processus paradoxalement exemplaire, soutenant une hypothèse sur le devenir souhaitable du monde : « le monde se créolise ». D’autre part, il n’est pas seulement question du monde dans l’ouvrage, mais aussi du passé colonial de la France. Alain Ménil déploie une ample méditation sur la manière dont la notion de créolisation permet de s’approprier la mémoire coloniale, y compris dans sa dimension centrale d’absence, d’oubli, d’effacement ou de refoulement. De nombreux rapprochements s’imposent avec la colonisation de l’Afrique noire et de l’Afrique du Nord.
10 Malheureusement, Alain Ménil n’est plus là pour les opérer. Certes, Les Voies de la créolisation constituent un livre magistral. Par l’ampleur et la profondeur de sa réflexion, par l’étendue impressionnante de son savoir (Alain Ménil semble avoir tout lu sur son objet de travail), il mérite de devenir un ouvrage classique dans le champ des postcolonial studies. Mais il n’avait pas été écrit comme une somme définitive. Il aurait dû être le support de nombreux travaux à venir. Le sort ne l’a pas voulu. À l’instar de Proust, un de ses écrivains favoris, Alain Ménil a sans doute mis sa vie en jeu dans l’énorme travail qu’il a accompli pour finir son livre. Celui-ci restera le point final de sa recherche personnelle, et de sa vie philosophique.