Couverture de CAPH_124

Article de revue

Note de lecture

White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Brian O’Doherty, JRP-Ringier/La maison rouge, 2008

Pages 123 à 126

White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Brian O’Doherty, Zurich/Paris, JRP-Ringier/La maison rouge coll. « Lectures Maison rouge », 2008, 208 p. ISBN : 978-3-03764-002-9

1« Quand le Vide est-il un plein ? Qu’est-ce qui, changeant tout, demeure soi-même inchangé ? Qu’est-ce qui, n’ayant ni temps ni lieu, cependant fait époque ? Qu’est-ce qui, partout, est le même endroit ? » Réponse à cette parodie d’« énigme zen » : le « white cube », le célèbre « cube blanc » de la galerie. Le succès de la formule, devenue étiquette triomphante et auto-satisfaite, signe de ralliement du monde de l’art (où elle joue aujourd’hui encore le rôle de certificat de bon goût et de modernité), a recouvert son origine : les écrits de l’artiste et critique d’art Brian O’Doherty. La publication de White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie donne enfin à lire en français les trois articles mythiques, publiés par O’Doherty en 1976 dans Artforum, qui ont thématisé le cube blanc, et que viennent compléter deux textes ultérieurs : « La galerie comme geste » (1981) et « L’atelier et le cube » (2007). En dépit de la légèreté apparente du style, qui mêle analyses et boutades, la lecture de ces articles est exigeante et se révélerait parfois difficile, dans ses digressions, renvois et allusions, sans le très riche appareil critique conçu par Patricia Falguières pour cette édition.

2 L’ensemble met en lumière ce que masque, paradoxalement, l’expression même de « cube blanc », quand elle est coupée du contexte essentiellement critique de son élaboration. En effet, loin d’en faire l’apologie, O’Doherty démonte la construction historique du cube blanc et met à jour la somme de dénégations qu’il résume. La neutralité et l’atemporalité revendiquées par l’espace de la galerie sont avant tout l’aboutissement de la victoire de l’interprétation formaliste et prétendument apolitique du modernisme portée par Greenberg, que plus de dix ans d’attaques incessantes ont, en 1976, rendu visible. Ces textes sont en effet indissociables de la période d’effervescence, d’expérimentations et de politisation intense des avant-gardes, durant laquelle ils ont été écrits. Politisation qui signifie alors prise en charge réflexive de l’art comme réalité économique et politique : l’artiste n’est pas dans un face à face avec une réalité extérieure qu’il chercherait à subvertir sans lui appartenir, mais prend conscience que l’art lui-même constitue un monde réel, que le monde de l’art n’est pas une interface abstraite mais une partie du monde, un espace idéologiquement et économiquement déterminé. La réflexion de O’Doherty accompagne ainsi, même si elle ne s’y réduit pas, la « critique institutionnelle » des années 1970, qui est autant le fait de critiques que d’artistes qui, comme Michael Asher, Marcel Broodthaers ou Hans Haacke, font de l’analyse politique, économique et sociologique du champ de l’art l’objet même de leur œuvre, qui influence la recherche de nouvelles formes, la manière de penser les relations entre art et vie et donc, en particulier, les lieux de l’art que sont le musée et la galerie.

3 Dans le premier article de la série, « Notes sur l’espace de la galerie », O’Doherty remonte au « papier peint de tableaux », caractéristique des accrochages du XIXe siècle. Celui-ci révèle une conception dans laquelle chaque œuvre est considérée comme une unité indépendante, capable, avec l’aide du cadre, de s’isoler par elle-même de ses voisines : le tableau de chevalet est une « fenêtre portable » qui traverse l’épaisseur du mur. Avec le triomphe moderniste de la planéité greenbergienne ou de l’objectité (objecthood) friedienne, la toile se convertit en « membrane » sans profondeur. Sa relation à la surface du mur devient par conséquent essentielle et exige en retour la transformation de l’espace expositif. Devenu territoire à conquérir, le mur est l’objet de « guerrilla frontalière » dans les expositions collectives balkanisées où la peinture Color Field, que O’Doherty qualifie de « comble de l’art capitaliste », se montre la plus « impériale ». Il lui faut un « espace blanc, idéal », qui a d’abord pour fonction de l’isoler dans un milieu qui préserve son autonomie. « Quelque chose de la sacralité de l’église, du formalisme de la salle d’audience, de la mystique du laboratoire expérimental s’associe au design chic pour produire cette chose unique : une chambre d’esthétique », où règne un « champ magnétique perceptif » dont la puissance confère aux œuvres le statut qu’elles peuvent perdre en la quittant. À tel point que le dépouillement calculé des lieux ferait d’un objet quelconque, un cendrier à pied par exemple, « presque un objet sacré ».

4 Ainsi, « à mesure que le modernisme vieillit, le contexte devient le contenu ». Cette idée, inséparable de l’analyse du cube blanc, est développée dans le troisième article du feuilleton (« Le contexte comme contenu »), qui voit son acte de naissance dans deux « gestes de galerie » historiques accomplis par Duchamp. Le « Générateur-Arbitre » de l’Exposition internationale du surréalisme (galerie Beaux-Arts, Paris, 1938) met littéralement, avec ses 1 200 sacs de charbon, le sol au plafond, et le plafond au sol, et est alors le premier à « subsum[er] la totalité de la galerie d’un seul geste ». L’artiste réitère l’expérience en 1942, quand il installe son Mile de ficelle (First Papers of Surrealism, Whitelaw Reid Mansion, New York) qui obstrue, tel une toile d’araignée géante, tout l’espace de la galerie, gêne les déplacements des visiteurs et fait apparaître « chaque particule de l’espace intérieur ». L’intégration du contexte au contenu produit « un singulier retournement » puisque « c’est l’objet introduit dans la galerie qui “encadre” la galerie et ses lois ». Au moment donc où le mur de la galerie indique et souligne sa neutralité, il n’est plus un « support passif » mais un véritable « protagoniste ». Anastasi expose ainsi en 1967 chez Dwan des sérigraphies tirées de photographies à peine réduites des murs mêmes où elles sont accrochées : il recouvre « un mur de l’image de ce mur », si bien qu’une fois les œuvres décrochées, le mur lui-même apparaît comme un ready-made. La neutralité illusoire du cube blanc a donc une fonction esthétique, et elle « suppose un consensus, une communauté assurée de ses idées et de ses présupposés » – de même que la toile blanche qui « recèle, avant même qu’un pinceau ne s’y pose, les présupposés implicites de l’art de son temps ». Plus prosaïquement, elle a également un rôle économique et commercial puisqu’elle fait de la galerie une « boutique de grand style » qui peut mettre en scène la rareté, et donc la valeur, par l’isolement de ce qui est exposé, dans une sorte de sas qui assure la possibilité d’une rencontre sans heurts entre « la figure de l’artiste irresponsable, [qui] est une invention bourgeoise », et sa clientèle. À ce propos, et alors que ses références théoriques explicites sont rares, O’Doherty renvoie à plusieurs reprises à l’adresse « Aux Bourgeois » qui ouvre le Salon de 1846 de Baudelaire, attaque véhémente qu’il juge prophétique en ce qu’elle dessine déjà l’interdépendance de la bourgeoisie et de l’avant-garde, le jeu de l’opposition dans laquelle elles se nourrissent réciproquement.

5 La blancheur renvoie enfin à la propreté, à une « espèce d’éternité » qui « confère à la galerie un statut comparable à celui des limbes ; pour se trouver là, il faut être déjà mort » : le corps est devenu un « meuble bizarre » dont la présence est « superflue ». O’Doherty présente sous la forme d’un « conte de fées pour adultes » l’affrontement bouffon et finalement complice des deux adversaires que sont « L’Œil et le Spectateur » (titre du deuxième article de la série). L’« Œil » est ce regard désincarné, purement optique, coupé du reste du corps, en vertu du dogme greenbergien de la spécificité du médium, « le gardien de l’espace sans couture de la galerie, de ses murs plans tendus de coutil ». « De fait, il est tellement spécialisé qu’il en vient parfois à se regarder lui-même », ajoute ironiquement O’Doherty. Au contraire, l’art « impur », à commencer par le collage, ce « sale gosse » que l’Abstraction et le Plan Pictural essaient périodiquement de mettre à la porte, préfère à l’Œil le Spectateur qu’il méprise, en ce qu’il réintroduit corps et espace réel dans la galerie. Ici, dans la lignée de l’exposition décisive que fut The Art of Assemblage (conçue par William Seitz au MoMA en 1961), O’Doherty réactive la filiation d’une tradition parallèle, longtemps occultée par la domination de Greenberg, celle de dada et du collage, dont se revendique également Allan Kaprow quand il théorise le happening. Mais là où Kaprow ne voit dans la galerie qu’une « boîte », qui enferme, norme, classe, isole, et contre laquelle il choisit le désordre de l’atelier, ou d’autres l’espace public, l’étrangeté des lieux non destinés à l’art, O’Doherty se montre plus nuancé : le collage et le Spectateur jouent effectivement contre le plan pictural sacralisé et le pur regard de l’Œil, mais pas contre le cube blanc, ou du moins pas univoquement. En effet, le collage lui-même en a besoin pour devenir art. Et O’Doherty fait d’ailleurs remonter la « galerie-chambre de transformation » en art au Merzbau de Schwitters. Dès lors : « On ne peut congédier sommairement le cube blanc, mais on peut le comprendre. » « Il a été l’incubateur d’idées radicales qui visaient à l’abolir. Nous n’avons rien d’autre que l’espace de la galerie, et l’art a presque toujours besoin de lui. »

6 Les figures de l’Œil et du Spectateur sont finalement aussi cousines qu’adversaires, puisqu’elles viennent « suspendre et doubler nos sens » lors de la visite de la galerie et « nous rapport[er] ce que nous aurions vu si nous avions été là ». Elles découlent toutes deux de l’impossibilité moderne d’une expérience non médiatisée, de même que la photographie, dans la vie privée, invente l’expérience plus qu’elle ne se contente de la rappeler ; et se retrouvent pour finalement coopérer dans le minimalisme, la performance et le Body Art.

7 La radicalité artistique et critique des années 1970, qui tient moins aux œuvres elles-mêmes qu’aux « attitudes adoptées envers l’institution artistique », au « foisonnement de genres hétérogènes » contre l’uniformité de l’académisme moderniste, semble déjà loin quand, en 1986, O’Doherty donne à ses articles une postface au ton amer et désenchanté. Si, comme il l’écrit, « l’art insaisissable et risqué de la période qui s’étend entre 1964 et 1976 est en train de sombrer, et ses leçons avec lui, hors de portée de notre regard », ce n’est pas le moindre des mérites de cette édition de Inside the White Cube que de le faire revivre pour le lecteur.


Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/caph.124.0123

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