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Article de revue

Exercices spirituels et voie de la perfection

Pages 89 à 92

Notes

  • [1]
    Voir P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002, p. 21. Le texte précise que « le mot “spirituel” permet bien de faire entendre que ces exercices sont l’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l’individu et surtout il révèle les vraies dimensions de ces exercices : grâce à eux, l’individu s’élève à la vie de l’Esprit objectif, c’est-à-dire se replace dans la perspective du Tout ».
  • [2]
    Ibid., p. 21-22.
  • [3]
    Il naît à Quintin dans le diocèse de Saint-Brieuc en 1595 ; il meurt à Vannes en 1638. Sur la biographie du Père Rigoleuc, voir H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Paris, 1915, tome V, chap. 2 et 3. Le livre de Bremond est consultable en ligne : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/histoiredusentimentreligieux.
  • [4]
    Bremond souligne que la carrière de Rigoleuc a été obscure, que pendant sa troisième année de noviciat à Rouen il s’est dépouillé de toute personnalité pour se revêtir de la pensée de son maître, Louis Lallemant, que toute sa vie a été conduite sous le signe de l’obéissance.
  • [5]
    Entretiens, II, 21.
  • [6]
    Voir M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome III, Le Souci de soi, Gallimard, 1984, chap. 2.
  • [7]
    Ibid., p. 61.
  • [8]
    Marc-Aurèle, Pensées, II, 6 ; I, 15 ; X, 1.
  • [9]
    Ibid., III, 13.
  • [10]
    P. Hadot, La Citadelle intérieure, Fayard, 1992, p. 66.
  • [11]
    Il est nécessaire d’avoir confiance en Dieu : « les sentiments bas et ravalés que nous avons ordinairement de Dieu et de l’amour qu’il nous porte nous éloignent aussi bien de lui que l’orgueil et la présomption » (voir p. 91).
  • [12]
    Marc-Aurèle, Pensées, VI, 13 ; VIII, 24.
  • [13]
    Voir p. 94, 95, 96.
  • [14]
    Entretiens, III, 12.
  • [15]
    Marc-Aurèle, Pensées, IV, 49.
  • [16]
    Voir p. 101.
  • [17]
    Voir p. 104.
  • [18]
    Voir p. 95.
  • [19]
    Voir M. Foucault, op. cit., p. 79-81.

Philosophie et spiritualité

1 Concevoir la philosophie comme une manière de vivre suppose de rattacher l’essentiel de l’activité philosophique à une pratique, à un exercice sur soi : la compréhension théorique est insuffisante si elle ne produit pas d’effets sur l’individu qui réfléchit, si elle ne le transforme pas en profondeur, si la conviction ne s’accompagne pas d’une persuasion. Les philosophes de l’Antiquité, en particulier les Stoïciens, ont recherché quels exercices étaient propres à accomplir une conversion de l’âme ; ces exercices ne sont pas, comme l’explique Pierre Hadot, de simples exercices de pensée, mais des exercices spirituels, parce qu’ils font intervenir l’imagination et la sensibilité, parce qu’ils correspondent « à une transformation de la vision du monde et à une métamorphose de la personnalité [1] ». De tels exercices ne se contentent pas de définir un code de bonne conduite, des actions à faire ou à éviter : ils doivent convertir en profondeur le sujet qui s’y adonne, lui apprendre à vivre, transformer sa manière d’être.

2 Pierre Hadot explique que la méthode de la méditation telle qu’elle a été exposée par Loyola prend ses racines dans les exercices de la philosophie antique [2]. Le petit texte que nous publions, les Conseils de perfection du Père Rigoleuc, s’inscrit dans la tradition mise en place par Loyola et présente des parentés importantes avec des textes de l’Antiquité.

3 Le Père Rigoleuc a vécu en Bretagne au début du XVIIe siècle [3]. Membre de la Compagnie de Jésus, disciple du Père Louis Lallemant, il reprend l’essentiel de l’enseignement dispensé dans La Doctrine spirituelle. Ses œuvres ne sont pas des spéculations théologiques : il n’apporte sur un plan théorique rien de nouveau, certes par humilité et sens de l’obéissance [4], mais sans doute surtout parce que les spéculations intellectuelles l’intéressent moins que le travail de transformation de soi. On songe à Épictète disant à un de ses disciples qu’avant d’apprendre les syllogismes il doit d’abord guérir ses blessures, arrêter le flux de ses humeurs, calmer ses esprits [5]. Les Conseils de perfection analysent les opérations qui effectuent cette transformation, leurs difficultés, leur rythme, leur importance. Les Conseils sont à la perfection ce que la philosophie est à la sagesse : une voie qu’il faut suivre, sans qu’il ne soit jamais trop tôt ou trop tard pour le faire, et qui transforme la vie entière en apprentissage : ils analysent des règles, des procédés qui permettent de se soucier véritablement de soi.

4 Michel Foucault a montré l’importance de la culture de soi dans l’Antiquité, l’art de l’existence étant dominé par l’idée qu’il faut prendre soin de soi-même, s’occuper de soi [6]. Cet art, qui renvoie à Socrate, s’est développé avec des formes spécifiées d’examen et des exercices codifiés. Épictète définit l’être humain comme l’être qui a été confié au souci de soi [7] ; l’application à soi requiert non seulement une préoccupation générale, mais un ensemble d’occupations précises, qui supposent de se fixer un emploi du temps et des tâches à accomplir.

5 Les Conseils de perfection analysent deux opérations fondamentales pour prendre soin de son âme et s’avancer dans la voie de la perfection : l’examen de conscience et la garde du cœur.

L’examen de conscience

6 Épictète et Marc-Aurèle accordent une grande importance à l’examen de conscience : il doit avoir lieu le matin pour préparer les tâches et les obligations de la journée et le soir pour examiner la journée écoulée. L’examen de conscience ne sert pas seulement à mesurer la distance entre la pratique quotidienne et une véritable sagesse, il ranime les principes qui guident l’action : injurier son âme, exiger qu’elle soit droite et non redressée, lui demander si elle sera jamais « bonne, simple, une [8] » produit sur elle un effet. Une âme a beau être convaincue des principes philosophiques, elle n’en est pas pour autant persuadée dans sa pratique quotidienne ; les disciplines de l’assentiment, du désir, de l’impulsion active doivent sans cesse être exercées. Épictète compare la philosophie aux instruments des médecins : nous devons l’avoir sous la main, à notre disposition, savoir l’utiliser dans chaque occasion ; la connaissance et l’action ne sont jamais séparées [9]. Les dogmes stoïciens ne sont pas, selon Pierre Hadot, « des règles mathématiques reçues une fois pour toutes et appliquées mécaniquement » : ils « doivent devenir des prises de conscience, des intuitions, des émotions, des expériences morales qui ont l’intensité d’une expérience mystique, d’une vision [10] ».

7 L’examen de conscience défini par le Père Rigoleuc réactive également la force des principes ; il doit nous faire distinguer les trois voies que nous pouvons suivre : celle des passions et du péché, celle de la nature et des sens, celle de la grâce et de l’esprit. La première voie conduit à la corruption, la seconde à une perfection de surface ; seule la troisième mène véritablement à la perfection, à la paix, au repos, à toute sorte de contentement. Là où les Stoïciens opposaient deux voies, ce qui dépend et ce qui ne dépend pas de nous, ce qui relève de notre véritable nature rationnelle et sociale et ce qui relève des passions et des sens, ce qui fait de nous un élément intégré dans le cosmos et ce qui nous réduit au statut de tumeur ou d’abcès du monde, le Père Rigoleuc distingue trois voies. Le péché originel et la corruption de notre nature interdisent de penser que nous pouvons à nous seuls nous sauver ; les exercices ne sauraient reposer sur notre seule nature, ils supposent le recours à la grâce. Mais le Père Rigoleuc est jésuite et non janséniste, son texte présuppose une conception de la grâce suffisante et non de la grâce efficace : la grâce ne nous est jamais refusée si nous avons confiance en Dieu ; les exercices spirituels rendent possible son action [11].

8 Il reste que la corruption de la nature humaine transforme l’ascèse stoïcienne en mortification : il ne suffit pas de n’accorder aucune importance aux sens et aucune valeur aux plaisirs qu’ils peuvent procurer, de voir dans le vin de Falerne du jus de raisin, dans le bain des cheveux de la crasse, dans l’accouplement le frottement de deux ventres et l’éjaculation d’un liquide gluant [12], il faut pratiquer une « sainte haine » de soi-même, revêtir « les livrées de Jésus-Christ crucifié », comprendre qu’une « abondante effusion de la grâce […] accompagne toujours la croix [13] ». Il ne s’agit plus simplement d’être indifférent à la souffrance, mais de lui accorder une valeur active.

La garde du cœur

9 La pratique de l’examen de conscience n’est pas suffisante ; elle doit s’accompagner de la garde du cœur.

10 Le modèle de la garde et de la sentinelle est stoïcien : Épictète compare le philosophe à un veilleur de nuit qui demande à chaque représentation de lui montrer son laissez-passer [14]. Pour être efficace cette garde doit être constante, alors que l’examen de conscience ne se fait qu’à certains moments de la journée ; elle transforme l’individu qui a établi des guetteurs vigilants en citadelle qu’aucun ennemi ne peut assaillir, en promontoire qui reste immobile tandis que les flots se brisent continuellement contre lui [15].

11 La garde du cœur définie par le Père Rigoleuc repose également sur un travail permanent, d’autant plus nécessaire, d’un point de vue chrétien, que le démon guette et s’empare vite des cœurs abandonnés. L’ennemi à combattre n’est pas la représentation qui pourrait nous séduire et produire en nous un assentiment irrationnel, mais la tentation, le péché, l’intrusion du mal en nous. Si nous devons sans cesse garder notre cœur et ne pas perdre de vue notre intérieur, c’est pour veiller à des instances que nous maîtrisons mal. Nous devons être des sentinelles intérieures, nous ne serons jamais une citadelle intérieure. La garde stoïcienne suppose une tension de l’âme, qui doit être bandée, et lutter contre les ennemis extérieurs ; celle du Père Rigoleuc demande non « une contention violente, qui doive rendre l’esprit abstrait ; mais seulement une attention d’esprit modérée [16] ». On songe à l’attention flottante de la psychanalyse : Dieu ou le démon ne se maîtrisent pas plus que l’inconscient. Garder le fonds de son cœur, ce n’est pas se dominer rationnellement, mais « réprimer les sentiments contraires à la grâce, et suivre les mouvements de l’Esprit de Dieu dans toute leur étendue [17] ». Dans ce silence intérieur, ce n’est pas la raison qui parle, on n’y entend que « la voix de l’époux céleste [18] ». Le Stoïcien jauge la relation entre lui-même et ce qui est représenté ; le chrétien s’interroge sur l’origine profonde, divine ou diabolique de l’idée qui lui vient [19].

12 La prose du Père Rigoleuc est souvent irritante par sa mièvrerie : son style doucereux n’a rien du caractère incisif des textes d’Épictète ou de Marc-Aurèle. Mais il propose également un travail de conversion de soi. Du côté stoïcien, il s’agit de revenir à sa véritable nature, du côté chrétien de la modifier puisqu’elle est corrompue. Dans les deux cas l’enseignement théorique ne sert qu’à apprendre à vivre, et surtout à définir les opérations rendant possible une véritable conversion.

13 La première édition des Conseils de perfection date de 1686, il a été publié par le Père Champion dans un recueil intitulé, La Vie du P. Rigoleuc avec ses conseils de perfection et ses lettres spirituelles.

14 Nous publions les Conseils de perfection d’après l’édition de la Petite bibliothèque chrétienne, Bruxelles, Vromant et Cie, avril 1904.

15 Nous remercions Jean-Pierre Juillet de nous avoir indiqué ce texte sur lequel il travaille.

Notes

  • [1]
    Voir P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002, p. 21. Le texte précise que « le mot “spirituel” permet bien de faire entendre que ces exercices sont l’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l’individu et surtout il révèle les vraies dimensions de ces exercices : grâce à eux, l’individu s’élève à la vie de l’Esprit objectif, c’est-à-dire se replace dans la perspective du Tout ».
  • [2]
    Ibid., p. 21-22.
  • [3]
    Il naît à Quintin dans le diocèse de Saint-Brieuc en 1595 ; il meurt à Vannes en 1638. Sur la biographie du Père Rigoleuc, voir H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Paris, 1915, tome V, chap. 2 et 3. Le livre de Bremond est consultable en ligne : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/histoiredusentimentreligieux.
  • [4]
    Bremond souligne que la carrière de Rigoleuc a été obscure, que pendant sa troisième année de noviciat à Rouen il s’est dépouillé de toute personnalité pour se revêtir de la pensée de son maître, Louis Lallemant, que toute sa vie a été conduite sous le signe de l’obéissance.
  • [5]
    Entretiens, II, 21.
  • [6]
    Voir M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome III, Le Souci de soi, Gallimard, 1984, chap. 2.
  • [7]
    Ibid., p. 61.
  • [8]
    Marc-Aurèle, Pensées, II, 6 ; I, 15 ; X, 1.
  • [9]
    Ibid., III, 13.
  • [10]
    P. Hadot, La Citadelle intérieure, Fayard, 1992, p. 66.
  • [11]
    Il est nécessaire d’avoir confiance en Dieu : « les sentiments bas et ravalés que nous avons ordinairement de Dieu et de l’amour qu’il nous porte nous éloignent aussi bien de lui que l’orgueil et la présomption » (voir p. 91).
  • [12]
    Marc-Aurèle, Pensées, VI, 13 ; VIII, 24.
  • [13]
    Voir p. 94, 95, 96.
  • [14]
    Entretiens, III, 12.
  • [15]
    Marc-Aurèle, Pensées, IV, 49.
  • [16]
    Voir p. 101.
  • [17]
    Voir p. 104.
  • [18]
    Voir p. 95.
  • [19]
    Voir M. Foucault, op. cit., p. 79-81.
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