Puisque le romancier n’entre pas dans son roman pour capter les acteurs
et apprécier leurs perceptions, puisqu’il ne tente même pas de déprécier
celles-ci par l’intermédiaire d’un style captieux, chaque perception vaut autant
qu’une autre. Ma vision d’un lac dans le ciel qui se couvre et se découvre
vaut celle d’une montagne dorée qui s’effondre. Des omnibus agglomérés
équivalent aux fusées des cris. Impressions égales : « Des sous pendent
aux arbres ; la fumée des cheminées se traîne ; aboiement, hurlement, cri
“Ferraille à vendre” – et la vérité ? ». Souvenirs des mers indiennes, rêveries
de minarets – « et la vérité ? ». Celle-ci « doit exister », nous en avons
soif ; nous la buvons avidement à l’intérieur des perceptions, nous n’avons
pas pour nous désaltérer à compléter leurs offrandes, nous nous contentons
de leur intimité. À chaque objet sa vérité.
Ne nous représentons-nous donc pas des objets factices ? Mais où
commence et où finit la fiction ? On a conscience de transformer sur la
plage une flaque d’eau en océan, on se dit qu’on rêve et soudain on voit
un monstre « à franges et gantelets » disparaître dans les fissures de la
montagne ; on croit manger avec un vieux collectionneur et une vieille fille,
et on se trouve en compagnie d’un braconnier et d’un furet. On touche à
une table « tout en sentant que c’est un miracle » et on songe régulièrement
à des navigations sur les mers lointaines ; on reforme un pétale de fleur à
l’image d’un navire et on imagine des pétales de [76] fleur dans la lumière
des vague…