Couverture de CAPH1_163

Article de revue

Alain Corbin, Terra incognita. Une histoire de l’ignorance, Albin Michel, 2020

Pages 105 à 108

Notes

  • [1]
    P. Bayle, Dissertation concernant le projet d’un Dictionnaire critique à M. du Rondel, Dictionnaire historique et critique, 5e éd., Amsterdam, 1734, t. V, p. 698-713.

1En 1692, Bayle projetait d’écrire un Dictionnaire critique « auquel on pût avoir recours, pour être assuré si ce que l’on trouve dans les autres Dictionnaires, et dans toutes sortes d’autres livres est véritable [1] ». Ce livre aurait contenu un recueil des faussetés énoncées dans tous les autres textes ; on aurait eu ainsi une sorte de pierre de touche de la lecture : tout ce qui figurerait dans l’œuvre d’un auteur et qui n’aurait pas été signalé par Bayle serait vrai. Bayle a fini par changer son plan et a écrit un Dictionnaire historique et critique, où figurent à la fois des informations historiques et des analyses et des commentaires sur bien des erreurs qu’on trouve dans les bibliothèques.

2En 2020 Alain Corbin se propose un objet historique qui n’est pas moins paradoxal que celui de Bayle : il ne s’agit plus de travailler sur l’erreur, mais sur l’ignorance. Partant d’une des citations de Jules Verne où un héros constate qu’on pourrait faire des centaines de volumes avec tout ce qu’on ne sait pas, Alain Corbin montre comment la recherche de l’ignorance est une recherche fondamentale pour l’historien. Il est impossible en effet de connaître les hommes sans discerner ce qu’ils ne savaient pas, soit parce que tout le monde l’ignorait, soit parce qu’ils n’étaient pas en situation de le savoir. Maintenant il est clair que la connaissance de l’ignorance pose autant de problèmes que celle des erreurs et A. Corbin doit bien limiter son objet : dans Terra incognita, il a choisi un champ, la Terre, en travaillant sur l’effacement ou le maintien de ses mystères. Et il a également établi des limites temporelles en travaillant sur l’évolution de l’ignorance de 1755 au début du xxe siècle. Effectuer cette recherche a supposé de discerner différentes configurations en séparant ce qui ne pouvait être que rêvé parce que c’était inexplorable (les profondeurs marines ou les pôles), ce qui était observable et inexplicable (les tremblements de terre, les brouillards secs) et enfin ce qui commençait à être exploré et permettait ainsi un recul de l’ignorance.

3Mais cette question de l’ignorance est d’autant plus complexe qu’elle n’est pas traitable de façon universelle à un certain moment. Il est fondamental pour A. Corbin d’étudier ce qu’il appelle le feuilletage des ignorances, c’est-à-dire les différents degrés d’ignorance d’hommes vivant à la même époque. À partir du xviiie siècle ce feuilletage va aller en s’élargissant entre ceux qu’on considère comme des savants et la masse des individus. Et il est difficile pour l’historien d’être capable de faire abstraction de ses propres connaissances, de faire taire toutes les images de la Terre qu’il porte en lui quand il lit un roman de Balzac, de Dickens ou de Stendhal.

4Le livre d’A. Corbin est divisé en trois grandes parties : la première porte sur la faible connaissance de la Terre au siècle des Lumières, la seconde sur le lent recul des ignorances entre 1800 et 1850, et la troisième sur la Terre et le recul de l’ignorance de 1860 à 1900.

5A. Corbin commence par analyser l’état des connaissances, et par là même l’importance de l’ignorance au siècle des Lumières. Il part de l’exemple de la catastrophe de Lisbonne : en 1755, un raz de marée (que nous appellerions aujourd’hui un tsunami), suivi d’un incendie, dévaste Lisbonne, occasionnant plus de dix mille morts. Fort nombreux, les tremblements de terre avaient été régulièrement décrits, et bien souvent expliqués par des causes divines : soit comme des châtiments, soit comme des œuvres de miséricorde, destinées à prévenir la damnation. Progressivement, on a pris en compte les causes secondes que Dieu laisse opérer. Les savants, pendant plus de cinquante ans, se sont opposés sur les causes de cette catastrophe, en invoquant différentes explications : une inflammation souterraine, des secousses, des phénomènes électriques. De 1755 au début du xixe siècle, une série d’interrogations ont émergé, qu’on voit apparaître aussi bien dans l’Encyclopédie que dans les dictionnaires savants, livres qui semblent avant tout effectuer un inventaire des incertitudes, pour ne pas dire des ignorances.

6Question de l’âge de la Terre : Bossuet dans le Discours sur l’histoire universelle estime qu’elle doit avoir à peu près six mille ans, montrant ainsi ce que l’on pensait de l’ancienneté de la Terre quand on se posait la question. Question de sa structure interne, les travaux de Sténon en 1669 jettent les bases de la stratigraphie, mais quelle que soit leur importance ils n’ont pas eu d’écho immédiat, et n’ont donc pu agir en profondeur sur l’histoire des savoirs et des ignorances. Et s’il y a bien au xviiie siècle une éclosion de la géologie, il est clair que la majorité de la population ne se posait guère de questions à son propos, et que même les individus qui lisaient ne pouvaient réussir à arriver à une conception claire entre des théories désaccordées, des bribes d’expériences, des observations imprécises. Les plus cultivés des voyageurs préféraient alors se laisser aller au rêve et évoquer les poètes plutôt que de s’imprégner des théories inabouties des savants.

7Ignorance des pôles : s’il y avait eu au début du xviie siècle des expéditions maritimes, leur échec avait conduit à renoncer aussi bien à l’espoir de trouver un passage du Nord-Ouest qu’à celui de découvrir un continent antarctique. Ignorance tout aussi grande des abysses : les cordes à plomb utilisées au xviiie siècle ne pouvaient pas atteindre plus de 730 mètres de profondeur ; selon Buffon la profondeur de la mer ne devait pas dépasser 450 mètres, selon Kant elle ne pouvait excéder 100 mètres.

8Ignorance également de la montagne : longtemps considérée comme un lieu horrible, comme le territoire du diable, la moyenne montagne devient à la mode au début du xviiie siècle, le Valais est idéalisé par Rousseau, les peintres et les graveurs la représentent, les thérapeutes vantent les qualités de son air. Il reste que la montagne continue à beaucoup inquiéter, les avalanches y semblant d’autant plus terrifiantes qu’elles sont imprévisibles. Quant aux glaciers ils semblent complètement incompréhensibles puisqu’on ne connaît ni les mécanismes de leur formation, ni ceux de leur glissement. Les volcans, quant à eux, fascinent autant qu’ils inquiètent ; les Anglais prolongent leur Grand Tour vers le sud de l’Italie, les peintres les représentent : le volcan est à la mode. Mais on ne sait pas expliquer les éruptions, et les brouillards secs observés lors de l’éruption du Laki en Islande en 1783 inquiètent d’autant plus que tout le monde en ignore la cause. Enfin de très nombreux météores rendent la Terre angoissante, des tempêtes aux cyclones, des brouillards aveuglants aux orages violents. L’ignorance à leur sujet est quasiment totale, on ne connaît ni leur cause, ni leur itinéraire, on est incapable de les prévoir ; en revanche un phénomène comme la tempête est fort bien documenté par les navigateurs, et le naufrage est un topos fondamental de la peinture et de la littérature du siècle des Lumières. L’invention du paratonnerre par Franklin en 1752 commença d’amoindrir la terreur inspirée par la foudre.

9On voit donc qu’à la fin du xviiie siècle les ignorances demeuraient immenses, et que leur feuilletage social était très resserré, l’élite savante étant fort étroite. A. Corbin montre bien à quel point il est difficile pour nous de pénétrer le cerveau des hommes du siècle des Lumières finissant et d’imaginer leurs représentations de la Terre, alors que se produisait à ce moment-là une révolution des émotions et de la sensibilité ⊠ ce qu’on appelle le romantisme ⊠ qui nous est beaucoup plus familière. Si le siècle des Lumières voulut s’opposer à l’ignorance et à la superstition, il a atteint ses objectifs de façon très limitée pour ce qui concerne la connaissance de la Terre.

10La seconde partie du livre étudie le lent recul des ignorances au début du xixe siècle : Louis Agassiz, convaincu par l’hypothèse d’une glaciation passée, bouleverse la vision de la temporalité de la surface de la Terre ; la géologie fait également de grands progrès, mais la pauvreté de la vulgarisation a dû limiter le retrait social de l’ignorance. Restent encore bien des phénomènes inexpliqués et en particulier l’énigme des brouillards secs : de 1815 à 1818 des brouillards secs recouvrent la Terre en raison de l’éruption du Tambora en Indonésie, et personne dans le monde occidental ne peut soupçonner que la présence de ce film d’aérosols s’explique par une éruption en Indonésie. Quant aux abysses ils restent totalement inconnus : les marins sondent sans relâche, mais le plus souvent leurs câbles sont trop courts. Et les pôles restent également le siège de nombreux mystères. En revanche, les nuages commencent à être connus : Luke Howard met en évidence les mécanismes de leur formation et leur durée ; il est à l’origine de la nomenclature des nuages ; les Sky studies de Constable semblent un livre d’illustrations des propos du savant. Cela dit, on ne doit pas surestimer le nombre d’individus dont le regard porté vers le ciel s’est transformé.

11La troisième partie du livre porte sur le recul de l’ignorance durant la seconde partie du xixe siècle. On fait l’inventaire des abysses marins : on réussit à mettre en place un télégraphe électrique allant de l’Angleterre aux États-Unis, on inventorie la faune et la flore, en présentant, en particulier à Monaco, les premières collections d’espèces abyssales. La météorologie fait aussi beaucoup de progrès ; on commence à élaborer une sismologie, à mesurer l’empire de la glace, à résoudre les énigmes posées par les cours d’eau. On arrive progressivement à une nouvelle lecture de l’espace terrestre, même si la question des pôles reste entière et qu’on continue à se demander s’il existe une mer libre au pôle.

12Mais, et c’est l’aspect le plus intéressant du livre d’A. Corbin, la vulgarisation concernant la connaissance de la Terre a été lente, et cela a considérablement compliqué le feuilletage des ignorances. L’école, la presse, les conférences, les expositions ont joué un rôle important en amplifiant ce feuilletage. Et le choses ici sont loin de s’améliorer : A. Corbin montre comment le feuilletage des ignorances s’accroît depuis trente ans dans des proportions vertigineuses, gênant ainsi l’échange des individus : pouvoir se parler suppose un socle de connaissances et d’ignorances communes ; et il voit dans l’augmentation de ce feuilletage une des raisons du déclin des bistrots et des cafés.

13Ce livre d’A. Corbin ouvre ainsi une recherche essentielle : il est important de faire une histoire des ignorances concernant chaque période de l’histoire afin de mieux connaître les hommes qui la vivaient. C’est la seule façon de réussir à comprendre leurs décisions et leur cadre de pensée. En écrivant un Dictionnaire historique et critique, Bayle montrait le rôle qu’ont pu jouer des erreurs historiques, lorsqu’on les considérait comme vraies ; A. Corbin met, lui, en évidence la nécessité de prendre conscience des ignorances pour pouvoir réussir à comprendre les raisonnements des hommes du passé.

Notes

  • [1]
    P. Bayle, Dissertation concernant le projet d’un Dictionnaire critique à M. du Rondel, Dictionnaire historique et critique, 5e éd., Amsterdam, 1734, t. V, p. 698-713.
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