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Article de revue

L’individualisme

Pages 128 à 132

Notes

  • [17]
    Nous remercions Juliet Mitchell et Polity Press pour nous avoir autorisé à traduire et publier les pages qui suivent, tirées de l’introduction à The Eurasian Miracle (Cambridge, Polity Press, 2010, « L’individualisme », p. 27-32), ainsi que Martine Segalen pour nous avoir permis d’entrer en contact avec eux.
  • [18]
    [Note de l’éditeur : Il s’agit de la parenté, qui a fait l’objet des paragraphes précédents, au sein d’un chapitre (le chapitre 3) qui a pour titre « Aspects domestiques du “miracle” » (J. Goody, The Eurasian Miracle, Cambridge, Polity Press, 2010, p. 20-40). Nous indiquons la pagination originale entre crochets dans le texte même.]
  • [19]
    J. Bossy, « Blood and baptism : kinship, community and Christianity in Western Europ from the fourteenth to the seventeenth centuries », in D. Baker (ed.), Sanctity and Secularity : The Church and the World, Cambridge, Cambridge University Press, 1973, p. 130 ; K. Thomas, Religion and the Decline of Magic, London, Weidenfeld & Nicolson, 1971 ; A. Marfarlane, The Origins of English Individualism, Oxford, Blackwell, 1978.
  • [20]
    J. Bossy, « Blood and baptism… », art. cit., p. 131.
  • [21]
    M. N. Sheehan, « The formation and stability of marriage in fourteenth-century England : the evidence of an Ely Register », Medieval Studies 33, 1971, p. 229.
  • [22]
    M. Mann, The Sources of Social Power, vol. II : A History of Power from the Beginning to A. D. 1760, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
  • [23]
    E. L. Jones, The European Miracle : Environments, Economics, and Geopolitics, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
  • [24]
    Ibid., p. 13, je souligne. Mais, bien sûr, ces formes extensives d’agriculture furent découvertes dans bien d’autres parties du monde et on peut grandement douter que les acteurs puissent raisonnablement être dits plus « individualistes », en quelque sens global que ce soit, que les gens soumis à une division du travail plus poussée (à la vérité, l’argument de Durkheim à propos de la solidarité mécanique et de la solidarité organique pourrait suggérer le contraire).
  • [25]
    Ibid., p. 3.
  • [26]
    J. M. Blaut, The Colonizer’s Model of the World : Geographical Diffusionism and Eurocentric History, London, Guildford Press, 1993, p. 25. [Note de l’éditeur : Cet ouvrage a été traduit en français sous le titre Le modèle des colonisateurs du monde : diffusionnisme géographique et histoire eurocentrique, trad. fr. P. Verdrager, Créteil, Les Presses de Calisto, 2018.]
  • [27]
    E. Ikegami, The Taming of the Samurai : Honorific Individuals and the Making of Modern Japan, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1995, p. 330.
  • [28]
    Ibid., p. 331, je souligne.
  • [29]
    Ibid., p. 350.
  • [30]
    E. Ikegami, The Taming of the Samurai, op. cit., p. 352.

1L’autre thème majeur, fortement associé au premier [18], est l’avènement de l’individualisme. L’Ouest s’est approprié l’individualisme (essentiellement vu comme un attribut masculin) comme un concept censé expliquer l’esprit d’entreprise et la modernisation de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique, où il est une qualité typique de l’aventurier mâle qui s’en va vivre sur la frontière mouvante. L’argument a été accepté par de nombreux historiens et sociologues en relation avec l’émergence de cette qualité en Europe à l’époque de la Réforme. La thèse porte le sceau d’intellectuels tels que les sociologues du xixe siècle Spencer et Durkheim, mais elle entre également en résonance avec des conceptions populaires du passé. Dans leurs livres sur l’Angleterre des Tudor, les historiens Thomas et Macfarlane ont tous deux vu un lien entre l’émergence de l’individualisme économique au xvie siècle et les attitudes envers la magie et la sorcellerie [19]. Le problème avec cet argument n’est pas qu’il est complètement faux – nous avons bien raison de penser que [28] d’importants changements s’opérèrent à cette époque – mais que le concept est inadéquat pour traiter de ces changements. La résolution du problème par Macfarlane consiste à chercher les origines de l’individualisme dans une période antérieure de l’histoire anglaise. L’« individualisme » a été découvert à des périodes antérieures, non seulement en Angleterre mais dans l’Europe de l’Ouest considérée dans son ensemble. Une partie de l’intérêt de l’historien de la religion John Bossy est liée à sa vision selon laquelle la théorie du mariage comme sacrement promue par l’Église catholique apporta des « implications individualistes » qui ont été mises en valeur par le droit canon depuis environ 1300 [20]. L’historien Sheehan [21] insiste également sur les implications individualistes de la théorie consensuelle du mariage adoptée par Alexandre III et Innocent III, et développée par les spécialistes du droit canon et les théologiens entre le xiie et le xive siècles. L’individualisme ne fut pas, par conséquent, une invention de la Réforme. Néanmoins, Weber a été d’avis qu’il a été encouragé par le protestantisme calviniste. Cette branche du protestantisme se caractérisa par un individualisme religieux découlant de la conviction selon laquelle un croyant n’a pas besoin d’intermédiaires spirituels avec Dieu (comme c’est le cas dans le catholicisme), et c’est la raison pour laquelle de telles personnes étaient en possession d’un arrière-plan mental marqué par une accentuation de la confiance en soi et de l’autonomie. Leur confiance dans la conscience, estima Weber, favorisa les individus qui prenaient des risques.

2Ce rapport de l’individualisme avec l’Europe tardive et l’Amérique a été défendu par de nombreux historiens occidentaux, à vrai dire par la plupart d’entre eux. Mais l’individualisme est, au mieux, très difficile à définir à des fins analytiques et son rôle diffère dans des contextes différents. Il a des facettes politico-légales, économiques, familiales et même religieuses. L’aspect politique est associé à la notion de démocratie par opposition au despotisme oriental, aux empires et à l’autoritarisme ; d’un point de vue chronologique, il remonte aux cités-États de la Grèce ancienne (bien qu’elles aient eu à l’occasion des tyrans et en permanence des esclaves). Autoriser les gens à voter ou à être consultés par d’autres voies put être considéré comme plus individualiste. Cela permit aux individus d’exprimer leurs opinions personnelles et pas simplement d’accepter des formes autoritaires de gouvernement. Mais il y eut des consultations ailleurs, la démocratie ne fleurit pas seulement en Europe, et là elle ne fleurit pas avant au moins le xviiie [29] siècle. Aucune tradition de démocratie politique n’y fut établie de manière permanente après l’Antiquité, à part dans les esprits et les écrits des savants de l’Europe tardive (et peut-être parmi les pirates, les rebelles et les groupes marginaux du même ordre). Bien sûr, les opinions des gens furent prises en compte, mais il a bien fallu que ce soit le cas dans la plupart des régimes.

3L’« individualisme » économique, l’entreprenariat, est une caractéristique propre aux marchands partout, pas seulement un héritage occidental incarné par Robinson Crusoé ; il caractérise la recherche des métaux qui a suivi l’Âge de Bronze, l’échange des biens avec des étrangers et de nombreuses autres transactions réalisées à une échelle mondiale. L’individualisme, spécialement quand il est appliqué à l’Europe, est souvent associé à la « rationalité » et à la capacité à élaborer le meilleur plan d’action (dont on pense que la collectivité lui est nuisible). En même temps que la capacité d’innovation et d’exploration, elles sont vues par les savants européens comme des attributs de leurs propres sociétés dans leur effort pour expliquer les origines du « capitalisme » à l’Ouest. Mais la rationalité est tout aussi difficile à définir systématiquement que l’individualité, et dans tous les cas se rencontre encore dans certains contextes de toutes les sociétés, comme c’est le cas pour l’individualisme.

4Eu égard à la famille, la notion d’individualisme est rattachée à celle des foyers nucléaires ou petits par opposition aux « familles étendues » ou même aux clans et aux lignages. Elle est liée à la famille occidentale supposément unique et trouve son origine, selon certains, chez les Indo-Européens anciens. Elle est associée par Mann et d’autres avec l’agriculture pluviale (plutôt qu’avec l’agriculture d’irrigation), les forêts et le peuplement dispersé, à des facteurs géographiques au long cours qui menèrent à leur tour à l’élaboration de la propriété privée et du capitalisme.

5Ces arguments concernant la relation de la famille, de l’individualisme et de la rationalité au développement, dans la sphère économique comme dans la sphère démographique, ont été développés dans le Grand Débat, mené par de nombreux historiens, savants de sciences sociales et démographes européens, poursuivi même par quelques-uns en Asie quand leur préoccupation a été de savoir pourquoi l’Ouest avait mené à bien la modernisation, le capitalisme, l’industrialisation, et pourquoi cela n’avait pas été le cas de l’Est (du moins, pas au même moment). Les [30] aspects démographiques de cette préoccupation et ses implications pour l’histoire de la famille sont souvent formulés en termes malthusiens, notamment en ce qui concerne le contraste entre l’Europe et la Chine. Bien sûr, l’idée que l’Europe a été plus individualiste n’a pas été propre à Malthus et aux démographes. Comme nous l’avons remarqué, en Amérique elle fut associée à « la frontière » (comme si là seulement la limite était attirante). À un niveau historique plus large, elle a été très tôt trouvée dans la Grèce « démocratique » et ses successeurs, par opposition à l’Orient arbitraire ou « despotique », ou en termes écologiques dans l’agriculture paysanne pluviale de l’Ouest par opposition au contrôle de l’irrigation requis par l’Est aride. Les systèmes occidentaux furent plus tard liés au féodalisme décentralisé dans lequel la propriété seigneuriale évoluait vers la propriété privée complète, en opposition à quoi, du point de vue de Weber et de beaucoup d’autres, en Orient le monarque conservait la propriété entre ses mains.

6Tel est l’argument développé par Mann dans son livre The Sources of Social Power [Les sources du pouvoir social] [22], qui suit la trace de l’individualisme européen en repartant du paysan européen de l’Âge de Fer. Ces Indo-Européens avaient bénéficié de l’enseignement des civilisations du Proche-Orient et du monde classique, mais ne furent pas entravés par les mêmes obstacles. L’individualisme est aussi associé, comme chez l’anthropologue Louis Dumont, au christianisme ; cette religion, affirme-t-il (en suivant Weber), a promu une « conduite individuelle éthique ». Selon lui, ces facteurs encouragèrent particulièrement en Europe l’émergence du capitalisme. Le même thème est également central dans l’argument plus écologique d’Eric Jones, auteur de The European Miracle [Le miracle européen] [23], selon lequel l’agriculture extensive dans l’Europe ancienne, avec des exploitations dispersées (et des familles nucléaires), produisit « le style de vie hautement consommateur en énergie, clos sur lui-même, et les performances individualistes des tribus germaines et celtiques » [24]. Il en résulte que les Européens seuls savent comment conserver les dons de leur environnement et ne pas les gaspiller « dans un développement déraisonnable du style de vie commun », comme les Chinois de Malthus [25]. Cette capacité se développa avec leur pratique, non de l’irrigation, mais d’un type d’agriculture plus simple.

7Ces dernières années, quelques savants non-Européens ont lourdement critiqué de telles idées sur le développement, en mettant [31] au jour des « germes de capitalisme », et par suite de l’individualisme et de l’esprit d’entreprise, dans leurs propres sociétés ; mais ils ont mis du temps à exercer leur influence sur les études sur la famille et la démographie en Europe. Dans le contexte européen, un des critiques les plus tranchants a été le géographe américain J. M. Blaut, qui affirme que la thèse selon laquelle l’individualisme, spécialement en ce qui concerne les droits de propriété, doit sa conception à Rome et à l’ancienne Germanie, et que de telles idées étaient absentes des cultures non-européennes, était erronée mais cohérente avec l’affirmation colonialiste d’une absence de droits de propriété chez les peuples conquis (le mythe colonial du vide) de telle façon que leurs terres pouvaient se voir imposer la loi de propriété occidentale, ouvrant la voie à la modernisation, à l’aliénation, au développement [26].

8Même Marx a repris cette idée, qu’il voit liée à celle du despotisme oriental (marqué par l’absence de liberté qui accompagna l’occidentalisation). L’idée fut également centrale dans le travail de Weber. Cette thèse a été récemment critiquée par une historienne japonaise des samouraïs, qui déclare que, dans la période la plus tardive (Tokagawa),

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la présence d’un sens évident de l’individualité résistante a émergé dans les expressions de l’auto-affirmation combinée avec la dignité et la fierté. Un sens de l’individualité est profondément associé à la capacité d’être courageux et de délibérer, qui sont nécessaires pour initier le changement... Ce sens profond de l’identité pouvait, à condition d’être correctement associé à une visée sociale appropriée, être mobilisé afin de produire une initiative pour le changement social [27].

10Comparant l’analyse weberienne de l’éthique protestante à sa propre étude de la culture samouraï, Ikegami conclut que « à partir d’une matrice culturelle complètement différente les samouraïs japonais ont également élaboré une société qui a été propice au contrôle de soi et à la concentration sur des fins à long terme, tout autant qu’une attitude individualiste qui encourage la prise de risque » [28]. L’Europe une fois de plus n’eut pas de monopole.

11Une telle association de l’individualisme avec l’Est met à mal les vues des Occidentaux sur le caractère exceptionnel de leurs cultures, [32] lesquels Occidentaux considèrent souvent la conformité comme la caractéristique dominante des sociétés orientales. Il est généralement vrai que les gens voient dans la conformité aux normes la marque des « autres », tandis que nous sommes nous-mêmes mus par des critères rationnels, individualistes. L’auteure de cette étude, Ikegami, quant à elle, insiste sur le fait que dans l’histoire japonaise une contre-culture « soutient des actions et des expressions individualistes » [29] ; ce qu’elle appelle l’« individualisme honorifique » se rencontre fréquemment chez des individus « qui osent prendre des initiatives en faveur du changement tout en prenant des risques personnels et sociaux significatifs ». Cet « individualisme honorifique » émerge « comme une forme d’“individualisme possessif”, une conviction à propos du soi qui se développa au sein des élites foncières, qui requit un sens ferme de la possession de soi parallèlement à leur fierté dans la possession de la terre » [30], rappelant ainsi l’association des philosophies politiques de l’individualisme du xviie siècle avec la propriété foncière ; le mode de propriété des biens était lié au mode de compréhension de soi.

Notes

  • [17]
    Nous remercions Juliet Mitchell et Polity Press pour nous avoir autorisé à traduire et publier les pages qui suivent, tirées de l’introduction à The Eurasian Miracle (Cambridge, Polity Press, 2010, « L’individualisme », p. 27-32), ainsi que Martine Segalen pour nous avoir permis d’entrer en contact avec eux.
  • [18]
    [Note de l’éditeur : Il s’agit de la parenté, qui a fait l’objet des paragraphes précédents, au sein d’un chapitre (le chapitre 3) qui a pour titre « Aspects domestiques du “miracle” » (J. Goody, The Eurasian Miracle, Cambridge, Polity Press, 2010, p. 20-40). Nous indiquons la pagination originale entre crochets dans le texte même.]
  • [19]
    J. Bossy, « Blood and baptism : kinship, community and Christianity in Western Europ from the fourteenth to the seventeenth centuries », in D. Baker (ed.), Sanctity and Secularity : The Church and the World, Cambridge, Cambridge University Press, 1973, p. 130 ; K. Thomas, Religion and the Decline of Magic, London, Weidenfeld & Nicolson, 1971 ; A. Marfarlane, The Origins of English Individualism, Oxford, Blackwell, 1978.
  • [20]
    J. Bossy, « Blood and baptism… », art. cit., p. 131.
  • [21]
    M. N. Sheehan, « The formation and stability of marriage in fourteenth-century England : the evidence of an Ely Register », Medieval Studies 33, 1971, p. 229.
  • [22]
    M. Mann, The Sources of Social Power, vol. II : A History of Power from the Beginning to A. D. 1760, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
  • [23]
    E. L. Jones, The European Miracle : Environments, Economics, and Geopolitics, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
  • [24]
    Ibid., p. 13, je souligne. Mais, bien sûr, ces formes extensives d’agriculture furent découvertes dans bien d’autres parties du monde et on peut grandement douter que les acteurs puissent raisonnablement être dits plus « individualistes », en quelque sens global que ce soit, que les gens soumis à une division du travail plus poussée (à la vérité, l’argument de Durkheim à propos de la solidarité mécanique et de la solidarité organique pourrait suggérer le contraire).
  • [25]
    Ibid., p. 3.
  • [26]
    J. M. Blaut, The Colonizer’s Model of the World : Geographical Diffusionism and Eurocentric History, London, Guildford Press, 1993, p. 25. [Note de l’éditeur : Cet ouvrage a été traduit en français sous le titre Le modèle des colonisateurs du monde : diffusionnisme géographique et histoire eurocentrique, trad. fr. P. Verdrager, Créteil, Les Presses de Calisto, 2018.]
  • [27]
    E. Ikegami, The Taming of the Samurai : Honorific Individuals and the Making of Modern Japan, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1995, p. 330.
  • [28]
    Ibid., p. 331, je souligne.
  • [29]
    Ibid., p. 350.
  • [30]
    E. Ikegami, The Taming of the Samurai, op. cit., p. 352.
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