Notes
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[1]
Nous suivrons ici la périodisation proposée par Martine Segalen dans le très bel hommage qu’elle a rendu à son collègue (M. Segalen, « Hommage à Jack Goody. Une anthropologie totale. De l’Afrique à l’histoire-monde », Ethnologie française 161, 2016/1, p. 5-12).
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[2]
Cambridge, Cambridge University Press, 1977, trad. fr. J. Bazin et A. Benza, Paris, Minuit, 1979.
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[3]
J. Goody, Au-delà des murs, traduit du manuscrit anglais par M. Kennedy, avec la collab. de G. Seimandi ; postface et entretien D. Albera, Marseille, MMSH, Éditions Parenthèses, 2004. Jean-Marie Privat a commenté cet événement et son retentissement intellectuel chez le jeune Goody (J.-M. Privat, « In memoriam. Pr. Jack Goody (1919-2015) », Revue française de pédagogie 190, 2015, p. 115-119).
-
[4]
Cambridge, Cambridge University Press, 1983, trad. fr. M. Blinoff, Paris, Armand Colin, 1985, 2e éd. 2012.
-
[5]
Au même moment, Bourdieu allait chercher dans l’« hyperempirisme » de l’ethnologue français Marcel Maget les moyens d’échapper à l’abstraction lévi-straussienne (P. Bourdieu, Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris Seuil, 2002, p. 10). Maget soutint son doctorat sous la direction du philosophe nominaliste Maxime Chastaing (M. Maget, Le pain anniversaire à Villard d’Arène en Oisans, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 1989).
-
[6]
Cambridge, Cambridge University Press, 1982, trad. fr. J. Bouniort, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984 ; voir également La culture des fleurs, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, trad. fr. P.-A. Fabre, Paris, Seuil, 1994.
-
[7]
Cambridge, Cambridge University Press, 2006, trad. fr. F. Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2010.
-
[8]
Cambridge, Cambridge University Press, 1996, trad. fr. P.-A. Fabre, Paris, Minuit, 1999.
-
[9]
Cambridge, Polity Press, 2010.
-
[10]
Cambridge, Cambridge University Press, respectivement 2010 et 2012.
-
[11]
C’est le terme employé par des sociologues des sciences inspirés de l’anthropologie sociale britannique. Voir D. Bloor, Socio-logie de logique. Les limites de l’épistémologie, trad. fr. D. Ebnöther, Paris, Pandore, 1983. Bloor se réclame d’E. E. Evans-Pritchard et de M. Douglas.
-
[12]
Pour une récente mise au point, initiée en France par un spécialiste du Japon, voir E. Lozerand (éd.), Drôles d’individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-monde, Paris, Klincksieck, 2014. Pour une déconstruction sociologique des motifs non-scientifiques de l’identification par Louis Dumont de l’« individualisme » occidental et du « holisme » indien, voir R. Lardinois, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRS éditions, 2007.
-
[13]
J. Goody, Le vol de l’histoire, op. cit., p. 449-465.
-
[14]
Id., « Démocratie, valeurs et modes de représentation », Diogène 206, 2004/2, n. 3, p. 12.
-
[15]
Voir M. Detienne, L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, en particulier p. 75-82, 232, 241- 242 ; id. (éd.), Transcrire les mythologies. Tradition, écriture, historicité, Paris, A. Michel, 1994 ; id. (éd.), Qui veut prendre la parole ?, Paris, Seuil, 2003 ; id., Comparer l’incomparable. Oser expérimenter et construire, Paris, Seuil, 2009, p. 138 pour une allusion à Goody.
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[16]
E. Anheim et B. Grévin, « “Choc ces civilisations” ou choc des disciplines ? Les sciences sociales et le comparatisme », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2002/5, N°49-4bis, p. 122-146.
1On peut distinguer quatre séquences dans le parcours du grand anthropologue britannique Jack Goody (1919-2015) : il s’est intéressé à l’écriture et à l’oralité ; mais aussi à la famille et à la parenté ; ensuite à la cuisine et aux fleurs ; enfin, il s’est attaché à dénoncer l’eurocentrisme et le « vol de l’histoire » dont les Occidentaux se sont rendus coupables à l’égard du reste du monde [1].
2Au premier moment appartient notamment The Domestication of the Savage Mind, traduit en français en 1979 sous le titre La raison graphique dans la collection « Le sens commun » de Pierre Bourdieu [2]. Le titre original avait le mérite de souligner que Goody n’avait rien d’un laudateur des prouesses rendues possibles dans la rationalité occidentale par le développement de l’écriture. Au contraire, il se posait d’emblée en comparatiste sensible à la pensée des autres, rétif aux tentatives ou aux tentations de domestiquer celle-ci en la fixant par l’écrit. Il avait lui-même rapporté comment, prisonnier en Italie pendant la Seconde Guerre mondiale, il était parvenu à s’évader et avait été recueilli par des paysans analphabètes des Abruzzes. Le contact du jeune « cambridgien » avec des sociétés sans écriture devait durablement le marquer [3].
3En s’engageant dans l’étude de la parenté, avec L’évolution de la famille et du mariage en Europe [4], Goody marquait ses distances à l’égard d’un structuralisme de surplomb par son souci constant de rapporter les systèmes de parenté à la sphère matérielle de la production. L’attention au contexte socio-historique qui se manifestait à cette occasion témoignait d’un « hyperempirisme » méthodologique et, si l’on osait un mot de philosophe pour caractériser l’approche d’un penseur amoureux du concret, d’un parti pris nominaliste [5]. Goody distinguait clairement les situations en Afrique, en Europe et en Asie, vers laquelle il orientait alors ses recherches.
4Les ouvrages sur la cuisine et sur les fleurs se présentent explicitement comme des études de « sociologie comparative » : tel est le sous-titre de Cuisines, cuisine et classes [6]. Pourquoi, se demande Goody, la cuisine du quotidien et la grande gastronomie ne diffèrent-elles pas entre elles en Afrique comme c’est le cas sur d’autres continents ? Pourquoi, en Afrique, n’a-t-on pas cultivé les fleurs comme on l’a fait ailleurs ?
5Mais c’est dans le quatrième et dernier moment de son œuvre que Goody donne à ses tendances comparatistes leur plein épanouissement anthropologique et politique – on serait tenté de dire « cosmopolitique » –, en une contestation à la fois frontale et de grande ampleur de la thèse du « grand partage » entre Nous et les Autres. Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde [7] eut un retentissement particulier. Il avait été précédé et préparé par L’Orient en Occident [8], il fut suivi et prolongé par une série d’ouvrages dont certains seulement ont été traduits en français. The Eurasian Miracle [9] est de ceux-là, avec Renaissances. The One or the Many ? et Metals, Culture and Capitalism. An Essay on the Origins of the Modern World [10].
6Dès qu’on entre dans le détail socio-historique des pratiques et des représentations, on se rend compte que la « civilisation », le « capitalisme » ou la « démocratie » ne sont pas l’apanage de l’Ouest. C’est pourtant ce que l’Europe s’est employée à faire accroire aux peuples qu’elle s’est soumise par les armes, au terme d’une histoire courte de quelques centaines d’années qui lui a permis de conquérir sur les Autres une légère avance technologique. Il faut déconstruire la téléologie implicite du discours occidental, qui conduit à prétendre que, si l’Occident l’a emporté, c’est qu’il devait l’emporter ; et que, s’il devait l’emporter, c’est que les germes de sa supériorité historique l’animaient dès le départ. Il est trop facile d’affirmer que l’esprit du capitalisme découle de l’éthique protestante seulement ; que la civilisation et la démocratie singularisent en droit et par essence l’Athènes classique par rapport à la barbarie des non-Grecs et au despotisme prévalant dans d’autres civilisations. L’anthropologue doit tout remettre à plat, en recontextualisant aussi bien nos « inventions » que le supposé retard des autres. Les Grecs eurent, par moments, leurs tyrans, et la « Renaissance » qui relança en Europe le « miracle grec » mérite d’être à la fois complexifiée et pluralisée : il y eut sans doute des Renaissances et, si l’on tient à parler de miracle, il faudra l’étendre à toute l’Eurasie et parler de « miracle eurasien ».
7L’individualisme a fait, tout autant que la démocratie, l’objet d’un vol. La démocratie représente l’« aspect politique » de l’individualisme. Or les Européens pensent avoir été démocrates parce qu’ils auraient eu seuls une claire conscience de leur individualité. Mais confronté à toutes les réalisations et à toutes les idéations dont se prévaut l’Europe, le comparatiste aura à cœur de déployer le double mouvement d’une « symétrisation » [11]. D’une part, il montrera qu’il n’y a pas d’évidence à l’avènement européen de l’individualisme et de son expression politique, la démocratie. D’autre part, il soulignera qu’il n’existe pas d’impossibilité de principe à ce que se déploient ailleurs des formes psycho-sociales de l’individualité et, corrélativement, des formes démocratiques du politique. De fait, au Japon, dont on prétend souvent qu’il ne fait aucune place à l’individu – qu’il s’agisse des personnes vivantes et agissantes ou du concept même d’individualité – se sont manifestées des formes singulières d’individualisme, par exemple dans l’éthique de l’honneur des samouraïs [12].
8Goody ne soutient pas à proprement parler de thèse sur l’individualisme, pas plus que sur la démocratie. Il n’est pas philosophe mais anthropologue, et il s’emploie à montrer qu’on rencontre des individus partout, en Europe comme dans le reste du monde, et qu’à bien y regarder il y a des moments en Europe où l’on n’a pas vraiment su promouvoir le concept d’individualité. Il en va de même de la démocratie, régime politique qui offre la possibilité aux individus de s’exprimer librement. Ce n’est pas là une définition de Goody lui-même, d’un Goody philosophe qui nous livrerait sa conception de la démocratie. C’est l’idée que les gens en Europe se font de la démocratie. On dira qu’une telle définition est banale et très répandue, philosophiquement peu originale. Mais c’est précisément la raison pour laquelle l’anthropologue Goody la reprend : partant de la conception de la démocratie communément partagée en Occident, il souligne que le reste du monde a toujours dû tenir compte du point de vue des individus, démocratie ou pas, qu’aussi bien le reste du monde a eu accès au concept de démocratie et a expérimenté des formes de vie politique démocratiques, enfin, symétriquement, que nous-mêmes n’avons pas toujours été démocrates, ou que si nous l’avons été ou si nous le sommes, c’est sous une forme très particulière, dont on peut se demander parfois si elle correspond bien, pratiquement, à ce que devrait être à nos propres yeux la démocratie. Dans la section sobrement titrée « La démocratie » du Vol de l’histoire, Goody, moyennant force détails puisés dans des contextes (pays et époques) très divers, en vient ainsi à se demander si nous, Occidentaux, défendons toujours sous le nom de « démocratie » les meilleures procédures de consultation et de représentation du peuple qui soient [13].
9Dans un article publié en français en même temps que la version anglaise du Vol de l’histoire et qui reprend certains de ses développements, il répond à des critiques qui ont « contesté » sa « description » de la démocratie : on lui reproche de faire de la démocratie une « forme de culture » lorsqu’il en parle comme d’une « forme de représentation » du peuple. La critique est habile, et pour tout dire retorse : au fond, qu’attendre de l’anthropologue confronté au politique, sinon qu’il culturalise, c’est-à-dire anthropologise à outrance, le problème de la forme du gouvernement politique ? Mais un tel reproche n’atteint pas Goody : il n’est pas question pour lui d’étendre hors du domaine du politique les caractéristiques propres à la démocratie occidentale pour en faire un ingrédient de la culture européenne. Comme il le souligne en répondant à ses critiques, « même là où les pratiques électorales sont utilisées dans la sphère politique, elles ont rarement cours dans d’autres domaines, par exemple dans celui de l’emploi ou de la famille » [14]. Autrement dit, quand Goody décrit la démocratie comme la pratique européenne qui consiste à donner son opinion politique par le biais d’élections régulières, dont les échéances sont arbitrairement fixées, il a beau décrire une conception typiquement occidentale du politique, il n’entend pas en faire un trait politique de la culture occidentale en général. Il lui est en revanche possible de relever – et de déplorer – que cette définition occidentale du politique soit projetée dans d’autres contextes que le contexte européen, comme si elle pouvait valoir absolument, au mépris des pratiques et des conceptions du politique promues dans d’autres cultures.
10On cherchera donc en vain une théorie « goodienne » de la démocratie. Goody procède à l’analyse d’une multiplicité de cas qui fait irrésistiblement penser à une mise en balance pyrrhonienne. La symétrisation est au fond une opération sceptique : tantôt, du côté oriental, l’anthropologue exhibe des cas de démocratie, tantôt, du côté occidental, il souligne la difficulté à parler de démocratie dans de nombreux cas. Les Autres sont plus démocrates qu’on ne le pense et qu’on ne le dit ; nous-mêmes, nous ne le sommes jamais autant que nous nous le figurons. Un coup à droite (à l’est), un coup à gauche (à l’ouest), et l’équilibre est rétabli, le vol de l’histoire est réparé, au moins théoriquement.
11Une parenté troublante, un parallélisme dans l’évolution intellectuelle, se révèle avec le parcours de l’helléniste Marcel Detienne. Parti d’une contestation, inspirée de Goody, du logocentrisme de la science occidentale des mythes, Detienne en est venu à s’interroger avec des chercheurs venus de tous les horizons sur la portée de la transcription écrite des mythologies, avant de relativiser l’exceptionnalité du rapport européen à la démocratie et d’en appeler à un comparatisme expérimental fondé sur l’entre-fécondation des disciplines [15]. On pourra juger que l’érudition de Goody est d’une autre solidité, et son argumentation autrement plus sérieuse, que ne le sont les derniers développements, polémiques, de Detienne [16]. Il n’empêche que, jusqu’au cœur de la controverse, Detienne parvient à mettre au jour les assises d’une anthropologie historique et comparée dont la réactivation pourrait apporter de l’eau méthodologique au moulin de la pratique comparatiste de Goody.
Notes
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[1]
Nous suivrons ici la périodisation proposée par Martine Segalen dans le très bel hommage qu’elle a rendu à son collègue (M. Segalen, « Hommage à Jack Goody. Une anthropologie totale. De l’Afrique à l’histoire-monde », Ethnologie française 161, 2016/1, p. 5-12).
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[2]
Cambridge, Cambridge University Press, 1977, trad. fr. J. Bazin et A. Benza, Paris, Minuit, 1979.
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[3]
J. Goody, Au-delà des murs, traduit du manuscrit anglais par M. Kennedy, avec la collab. de G. Seimandi ; postface et entretien D. Albera, Marseille, MMSH, Éditions Parenthèses, 2004. Jean-Marie Privat a commenté cet événement et son retentissement intellectuel chez le jeune Goody (J.-M. Privat, « In memoriam. Pr. Jack Goody (1919-2015) », Revue française de pédagogie 190, 2015, p. 115-119).
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[4]
Cambridge, Cambridge University Press, 1983, trad. fr. M. Blinoff, Paris, Armand Colin, 1985, 2e éd. 2012.
-
[5]
Au même moment, Bourdieu allait chercher dans l’« hyperempirisme » de l’ethnologue français Marcel Maget les moyens d’échapper à l’abstraction lévi-straussienne (P. Bourdieu, Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris Seuil, 2002, p. 10). Maget soutint son doctorat sous la direction du philosophe nominaliste Maxime Chastaing (M. Maget, Le pain anniversaire à Villard d’Arène en Oisans, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 1989).
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[6]
Cambridge, Cambridge University Press, 1982, trad. fr. J. Bouniort, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984 ; voir également La culture des fleurs, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, trad. fr. P.-A. Fabre, Paris, Seuil, 1994.
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[7]
Cambridge, Cambridge University Press, 2006, trad. fr. F. Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2010.
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[8]
Cambridge, Cambridge University Press, 1996, trad. fr. P.-A. Fabre, Paris, Minuit, 1999.
-
[9]
Cambridge, Polity Press, 2010.
-
[10]
Cambridge, Cambridge University Press, respectivement 2010 et 2012.
-
[11]
C’est le terme employé par des sociologues des sciences inspirés de l’anthropologie sociale britannique. Voir D. Bloor, Socio-logie de logique. Les limites de l’épistémologie, trad. fr. D. Ebnöther, Paris, Pandore, 1983. Bloor se réclame d’E. E. Evans-Pritchard et de M. Douglas.
-
[12]
Pour une récente mise au point, initiée en France par un spécialiste du Japon, voir E. Lozerand (éd.), Drôles d’individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-monde, Paris, Klincksieck, 2014. Pour une déconstruction sociologique des motifs non-scientifiques de l’identification par Louis Dumont de l’« individualisme » occidental et du « holisme » indien, voir R. Lardinois, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRS éditions, 2007.
-
[13]
J. Goody, Le vol de l’histoire, op. cit., p. 449-465.
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[14]
Id., « Démocratie, valeurs et modes de représentation », Diogène 206, 2004/2, n. 3, p. 12.
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[15]
Voir M. Detienne, L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, en particulier p. 75-82, 232, 241- 242 ; id. (éd.), Transcrire les mythologies. Tradition, écriture, historicité, Paris, A. Michel, 1994 ; id. (éd.), Qui veut prendre la parole ?, Paris, Seuil, 2003 ; id., Comparer l’incomparable. Oser expérimenter et construire, Paris, Seuil, 2009, p. 138 pour une allusion à Goody.
-
[16]
E. Anheim et B. Grévin, « “Choc ces civilisations” ou choc des disciplines ? Les sciences sociales et le comparatisme », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2002/5, N°49-4bis, p. 122-146.