Notes
-
[1]
Sophie Coeuré, La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », rééd. 2013.
-
[2]
Très liés après la mort d’Engels (1895), ils s’étaient durablement brouillés à l’occasion de la querelle sur la révision du marxisme autour de 1900.
-
[3]
Christophe Prochasson, « “L’affaire” Andler/Jaurès. Une analyse de controverse », Jean Jaurès cahiers trimestriels, n° 145, juillet-septembre 1997, pp. 45-62 ; Julian Wright, « Socialism and Political Identity : Eugène Fournière and Intellectual Militancy in the Third Republic », French Historical Studies, 36, 3, Fall 2013, pp. 449-478, pp. 470-472.
-
[4]
Charles Andler, La civilisation socialiste, édition critique de Christophe Prochasson, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Bibliothèque républicaine », 2010.
-
[5]
Identité et contrôle. Une théorie de l’émergence des formations sociales, 2011.
-
[6]
Recherche sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, 2011.
-
[7]
Olivier Dard, « Conclusion », in O. Dard (éd.), Georges Valois, itinéraire et réceptions, Berne, Peter Lang, 2011, p. 223. Tout au long de cet exposé, nous nous reporterons à divers travaux y figurant. Cette publication collective a été commentée par François Denord, « Georges Valois ou un parcours politique étrange », Cahiers Jaurès, n° 201-202, juillet-décembre 2011, pp. 168-169.
-
[8]
Alain Chatriot, « Georges Valois, la représentation professionnelle et le syndicalisme », in O. Dard (éd.), Georges Valois…, op. cit., p. 62.
-
[9]
Yves Guchet, « Georges Valois. Bilan d’un itinéraire », in O. Dard (éd.), Georges Valois…, op. cit., p. 12.
-
[10]
En rapport avec les rencontres Valois-Mussolini, voir : Didier Musiedlak, « L’Italie fasciste et Georges Valois », in O. Dard (éd.), Georges Valois…, op. cit.
-
[11]
Simon Epstein, Un paradoxe français. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Paris, Albin Michel, 2008, et Les Dreyfusards sous l’Occupation, Paris, Albin Michel, 2001.
-
[12]
Entretien avec Arnaud, 2009.
-
[13]
C’est ainsi qu’il est nommé dans des articles et des ouvrages des cadres de la NAF, par exemple, Patrice Bertin, Gérard Leclerc et Renouvin ; voir : Humberto Cucchetti, « La Action française en la actualidad : un nacionalismo en extinción ? », in Fortunato Mallimaci, Humberto Cucchetti (dir.), Nacionalistas y nacionalismos. Debates y escenarios en America Latina y Europa, Buenos Aires, Gorla, 2011.
-
[14]
Cf. O. Dard, « Des Maorassiens aux maosoccidents : réflexions sur un label et la pertinence en lisant un essai récent », in Bernard Lachaise, Gilles Richard, Jean Garrigues (dir.), Les territoires du politique. Hommages à Sylvie Guillaume, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
-
[15]
Cahiers du Cercle Proudhon, préface d’Alain de Benoist, Paris, Avatar, 2007.
-
[16]
O. Dard, « Le Nouvel Âge de Georges Valois », in O. Dard (ed.), Georges Valois…, op. cit., p. 87.
-
[17]
Interprétation soutenue par Eugen Weber, L’Action française, Paris, Pluriel, 1985 (1962), p. 242.
Un événement intellectuel et éditorial
1Il faut d’emblée saluer à sa mesure cette imposante édition des Œuvres complètes de Saint-Simon. Il s’agit là d’un événement intellectuel et éditorial capital pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du socialisme et, plus largement encore, à l’histoire intellectuelle du monde contemporain. On sait l’importance de Saint-Simon, penseur auquel on assigne, avec plus ou moins d’approximations, de multiples paternités : socialisme, positivisme, sociologie, père aussi d’un lexique fourni qui montre que la force du sociologue réside beaucoup dans sa capacité à désigner le monde social tout autant qu’à l’expliquer, l’un n’allant pas sans l’autre. Saint-Simon fut de surcroît le maître de plusieurs grands esprits du XIXe siècle : n’eut-il pas pour disciples ou « secrétaires » Augustin Thierry, Auguste Comte mais aussi le grand mathématicien Olinde Rodrigues ainsi que de nombreuses figures marquantes du monde économique comme Michel Chevalier ou Alfred Pereire ?
2Cette brillante postérité a souvent conduit les historiens à davantage s’intéresser aux héritages qu’au « fondateur ». Il est vrai que les écrits de Saint-Simon se présentèrent longtemps dans un ordre dispersé. Amas souvent informe de brochures, d’articles ou de petits ouvrages dont certains furent même publiés anonymement alors même qu’ils sont devenus aujourd’hui des textes-phares comme les fameuses Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, au tout début de la carrière philosophique de Saint-Simon ou encore, le dernier, d’ailleurs resté inachevé, le non moins célèbre Nouveau Christianisme.
3Les tentatives ne manquèrent cependant pas pour réunir l’ensemble des textes de Saint-Simon aux fins de les rendre disponibles à un large public et de leur conférer une cohérence qui ne s’impose pas immédiatement. L’excellente introduction des éditeurs en livre ici une histoire absolument passionnante. Dès la disparition de leur maître, les disciples, d’abord sous la houlette de Rodrigues, entreprirent une telle démarche. Commença alors une chasse aux manuscrits, qui alimenta vite conflits et brouilles qu’entraîne toujours ce qu’il faut bien appeler le trafic des archives. D’autres « vagues éditoriales » succédèrent à ce premier essai qui ne déboucha que sur la réédition de quelques livraisons parmi lesquelles il faut mentionner l’incontournable Parabole qui valut à son auteur quelques mois de prison et le Catéchisme des industriels.
4Ces éditions, confiées à des disciples, ne présentent pas toutes les garanties de l’édition scientifique. C’est le moins que l’on puisse dire. L’absence de confrontations critiques aux manuscrits, des attributions fautives, des oublis importants entachèrent ainsi pour longtemps le corpus accessible des œuvres de Saint-Simon. Les Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, publiées entre 1865 et 1878 et pilotées par un Comité emmené par un saint-simonien modéré, le négociant en soieries François Barthélémy Arlès-Dufour, mêlant les écrits du maître à ceux du disciple, sont les plus représentatives de la faible fiabilité de ces premiers ensembles éditoriaux, encore qu’ils soient tous des pierres apportées à l’édifice actuel. Le XXe siècle lui-même, qui fut plus avare en éditions saint-simoniennes surtout après la petite vague engendrée par le centenaire de sa mort en 1925, n’en proposa pas moins, à son tour, des Œuvres de Claude-Henri de Saint-Simon en 1966 chez Anthropos. Tout aussi utile que pût être cette édition, elle n’était autre que la réimpression anastatique de l’édition coordonnée par Arlès-Dufour.
5Après avoir magistralement retracé l’histoire tourmentée de l’édition des écrits de Saint-Simon, les éditeurs proposent une tout aussi intéressante histoire de ses manuscrits. Dans l’esprit des travaux actuels traitant de l’histoire des archives – songeons au désormais classique Archives spoliées de Sophie Coeuré qui vient de donner lieu à une nouvelle édition [1] – dans un registre parfois voisin du « polar », le tableau historique des manuscrits de Saint-Simon est d’abord le récit d’une aventure où se constituent, de façon parfois énigmatique, deux principaux fonds d’archives (La Sicotière et Pereire) et une collection (Fournel), devenus les gisements bien connus de tous les spécialistes de Saint-Simon. Retracer leur formation au travers d’aléas, que l’on a quelque mal à restituer, relevait de la gageure. Le pari a été réussi, brillamment.
6Le parti pris des éditeurs a été de présenter les textes de Saint-Simon dans l’ordre chronologique, ce qui en facilite évidemment la lecture et réinstalle l’étrange philosophe dans une histoire politique et intellectuelle dont on le détache trop souvent. Bizarre, surprenant, déroutant même, Saint-Simon n’en est pas moins les deux pieds dans son temps. Suivre son œuvre au fil des événements contribue ainsi à le réincarner et à lui ôter un peu de l’exceptionnalité à laquelle peut-être trop de commentateurs l’ont réduit. Chaque texte est soigneusement présenté par de brèves introductions érudites et éclairé de notes très utiles qui jamais n’écrasent indûment le texte. À l’encontre de certaines traditions érudites qui mettent en avant le commentateur au détriment de l’auteur, les quatre éditeurs se sont modestement tenus en retrait. Ils valorisent ainsi l’auteur qu’ils ont choisi de promouvoir. Ils revendiquent même la plus extrême discrétion en refusant toute espèce d’interprétation, laissant toute liberté aux lecteurs. C’est une très sage position qui assurera une durable postérité à leur entreprise. Une copieuse bibliographie internationale clôt les quatre volumes.
7Voici donc pourquoi cette nouvelle édition à quatre mains, fruit d’un travail de longue haleine, est un événement. Sans prétendre être une édition définitive – qui pourrait se vanter, dans un enchevêtrement si complexe d’écrits, d’établir une fois pour toute les contours de l’œuvre d’un auteur aussi foisonnant et à l’œuvre aussi fragmentée ? –, ces quatre volumes constituent désormais l’édition de référence pour qui veut pénétrer dans l’œuvre de Saint-Simon.
8Henri de Saint-Simon, Œuvres complètes, Paris, PUF, 2012, 4 volumes. Introduction, notes et commentaires par Juliette Grange, Pierre Musso, Philippe Régnier et Frank Yonnet, 3 564 p.
9Christophe Prochasson
Les Saints-simoniens
10Nous sommes ici conviés à un voyage stimulant dans le sillage d’un des courants les plus énigmatiques et – à en croire les nombreux chapitres de cet ouvrage – des plus influents de la pensée européenne du XIXe siècle. « De Sorèze à l’Égypte » : le cadrage géographique donne d’emblée un sens du développement plein de surprises, mais captivant, de la pensée saint-simonienne. On ne saurait certes être surpris de voir ici mentionnée l’Égypte, associée par exemple à l’islamophilie d’un Ismaÿl Urbain, mais l’importance de Sorèze, petite bourgade du Tarn, au pied de la montagne noire, reste sans doute moins connue, bien qu’elle fût, outre le lieu de naissance d’Élise Lemonnier, un des foyers de cette pensée du monde moderne (et terrain de recherche pour l’érudit et infatigable historien Jules-Louis Puech). Si le livre nous mène à la rencontre de personnages illustres, Flora Tristan, Jean Jaurès, Napoléon III, Michel Chevalier, ou les frères Pereire, il convoque également des figures quelque peu oubliées dont il démontre l’importance : les féministes Suzanne Voilquin, Emma Rousseau, ou Ole Jacob Broch et Marcus Thrane, deux Norvégiens influencés probablement par les idées du maître. À travers les 21 chapitres, organisés en quatre parties (courants socialistes ; développement économique ; féminisme ; l’Europe, l’Islam et la Méditerranée), ce beau livre au format in-folio, qu’agrémentent de nombreuses photographies, reproductions de tableaux et images d’archives, nous offre une vitrine des recherches actuelles sur l’odyssée saint-simonienne. En chemin – et c’est l’un des mérites de l’ouvrage – un bon nombre de lieux communs sont écartés au profit de quelques mises au point d’importance : Napoléon III aurait été bien plus influencé par la tradition saint-simonnienne qu’il ne pouvait l’admettre ; les rapports entretenus par Marx et Engels avec cette pensée ne se réduisent pas à ce que leurs critiques de l’utopisme pourraient laisser croire ; Jaurès, en 1903, trouvait encore chez Saint-Simon – et ce, malgré son indifférence à la démocratie – un héritier socialiste de la Révolution française ; Michel Chevalier, qui ne participa directement au courant que pendant trois petites années, de la révolution de 1830 à l’échec de l’expérience de Ménilmontant en 1833, porta le flambeau de cette pensée jusqu’au Second Empire ; en ouvrant une banque dédiée à la construction des infrastructures, les frères Pereire incarnaient les idéaux saints-simoniens. Sont enfin rappelés à notre mémoire les journaux féministes du tout début de la monarchie de juillet, presque oubliés déjà en 1848, et largement écartés de la tradition par l’historiographie.
11La postface de Michelle Perrot, toujours précise et portée par une belle langue, se lit comme un hommage aux chercheurs et aux idéaux sociaux de cette école. Nous comprenons la déception qui la pousse à écrire que « le saint-simonisme n’a pas changé le monde. Sa tragédie est celle du siècle. » Certes. Et pourtant, c’est tout un pan de l’histoire du XIXe siècle et de cette première globalisation que, sur la trace des Saint-Simoniens, nous avons ici parcouru : construction des premiers chemins de fer, premiers trains entre l’Atlantique et la Méditerranée ; colonisation de l’Afrique du Nord ; fondation des premières Écoles professionnelles de femmes et bien d’autres projets féministes ; prototypes de villes ouvrières avec le Familistère de Guise ; projets de construction de l’Europe ; invention des premières banques d’investissement dans le transport et infrastructures, sans oublier le rôle central joué par les Saint-Simoniens dans la construction d’un socialisme français. Aussi, l’ouvrage une fois refermé, sommes-nous peut-être moins convaincus que le Saint-Simonisme n’a pas bouleversé le cours des choses. Le grand livre de synthèse sur les Saint-Simonien est peut-être encore à venir, mais ce volume, qu’il nous faut saluer, fait déjà une partie du chemin.
12Rémy Cazals (dir.), Le Mouvement saint-simonien de Sorèze à l’Égypte, Actes du colloque Abbaye-École de Sorèze, Portet-sur-Garonne, Éditions Midi-Pyrénées, 2012, 143 p.
13Steve Sawyer
Les derniers échanges entre Bernstein et Kautsky
14Les éditions Campus Verlag poursuivent leur publication audacieuse de la correspondance entre les deux grands ténors de la social-démocratie allemande, Karl Kautsky et Eduard Bernstein ; après un premier ensemble en 2003 centré sur la période où la polémique « révisionniste » occupait une part importante, voici la publication d’un ensemble documentaire passionnant, qui va de la veille de 1914 à la mort en 1932 d’Eduard Bernstein.
15Comme toujours avec ce type de publication se mêlent des découvertes passionnantes et d’importantes frustrations : la correspondance est discontinue et il manque ainsi des appréciations sur des événements essentiels. Entre 1912 et 1922, on doit ainsi se contenter de peu de lettres, parfois au contenu très maigre. Les conditions politiques de l’époque l’expliquent amplement, même si on peut trouver des éléments sur leur rapprochement [2] en 1915, quand il s’agit de critiquer la conduite de la guerre par l’aile la plus belliciste de la social-démocratie allemande.
16Après 1920, la marginalisation progressive de Karl Kautsky (qui après avoir perdu la direction de la Neue Zeit joue un rôle secondaire dans la nouvelle revue Die Gesellschaft dirigée par Hilferding) se conjugue avec la tristesse personnelle de Bernstein, qui perd sa femme en 1923. Ce dernier se retrouve par ailleurs en désaccord avec de nombreux membres du parti sur la responsabilité de celui-ci pendant la Première Guerre mondiale, ce qui contribue aussi à l’éloigner des affaires courantes… Le pragmatisme et l’horizon politique immédiat de la « génération Ebert » s’accommodent mal des discussions théoriques, entraînant un certain désarroi chez le « révisionniste » le plus célèbre de la social-démocratie.
17C’est à ce moment-là que les contacts reprennent vraiment, au moment où Kautsky se stabilise à Vienne et Bernstein à Berlin. Des retrouvailles qui s’accompagnent d’une mise au point, dans un climat apaisé, entre un théoricien « pur » et celui qui fonde davantage sa lecture en se basant sur les faits pratiques, comme le rappelle un tour d’horizon de leurs relations depuis des décennies dans une lettre d’avril 1924 (p. 140). L’année suivante, en 1925, ils publient pour la première fois certains de leurs échanges antérieurs dans le cadre d’une édition regroupant les lettres de Bernstein à Engels. La genèse de cette édition est présentée ici, dans un contexte de vive concurrence avec les entreprises éditoriales soviétiques qui, sous la houlette de Riazanov, entendent bien damner le pion aux « traîtres » que sont pour les bolcheviks Bernstein et Kautsky (voir notamment la critique acerbe de Kautsky sur le travail de l’Institut Marx-Engels de Moscou, p. 298). Cette volonté de publier tout ce qui a trait à leurs rapports à Marx et Engels et aux échanges de ces derniers avec Lassalle, constitue une des continuités les plus nettes avec la période d’avant-guerre. Même au milieu des troubles politiques de la fin des années 1920, l’édition de ces textes occupe toujours pour eux un rôle fondamental. Le retour sur la polémique révisionniste et leur appréciation de la conception matérialiste de l’histoire à l’occasion de la parution du grand ouvrage de Kautsky sur la question (pp. 308-310), entre autres exemples, le montrent amplement. L’enjeu des archives, comme le signale utilement l’introduction, se poursuivra avec les archives de Bernstein lui-même, dont une partie se retrouvera après la période 1933-1945 à Moscou…
18À noter l’importance de Luise Kautsky (la compagne de Karl) qui écrit directement à Bernstein et dont le rôle est présenté dans une introduction scientifique d’excellente facture, indiquant le lien important que cette femme représentait pour la jonction avec d’autres correspondants du mouvement ouvrier international.
19Voici donc publiés de nombreux échanges entre deux figures majeures qui, après 1920, n’occupent plus le devant de la scène, tout en conservant un certain prestige dans les rangs des social-démocraties allemande et autrichienne. Les deux théoriciens échangent sur de nombreux sujets sans partager toujours, bien qu’ayant retrouvé une entente commune sur l’essentiel, la même appréciation sur des phénomènes politiques de première importance. Ainsi Kautsky consacre une partie importante de son temps à la dénonciation du bolchevisme et de l’URSS, dont il fut un des critiques les plus féroces à l’époque, à tel point qu’il sera considéré ensuite comme un des penseurs du totalitarisme rapprochant fascisme et stalinisme. Bernstein n’en fait pas un sujet essentiel ; dans une réédition à son texte sur les Présupposés du socialisme en 1921, il y voit, moins qu’un phénomène politique nouveau, un nouvel épisode de ce qu’il avait déjà dénoncé en 1899. À Vienne, de telles prises de position contribuent à la marginalisation, même relative, de Kautsky, le principal dirigeant du parti Otto Bauer refusant de condamner l’URSS avec la même virulence, en voyant même certains aspects positifs dans l’expérience soviétique, ce qui ne manque pas de provoquer l’aigreur de l’ancien « pape du marxisme ». Le dernier Bernstein se montre quant à lui plus attentif à son identité juive ainsi qu’au sionisme politique. Tout en comprenant les motivations du sionisme et les arguments de Bernstein, qui n’adhère pas totalement aux projets sionistes mais marque son intérêt dans le contexte de l’antisémitisme de la fin des années 1920, Kautsky les juge difficilement défendables, car associés pour lui à une politique dangereuse à l’égard des palestiniens.
20Parmi les autres sujets évoqués, outre des commentaires parfois intéressants de la situation politique, mentionnons tout particulièrement la discussion à propos des risques de contre-révolution sous la République de Weimar (30 janvier 1924, p. 116) ou encore la découverte d’un Bernstein méconnu, auteur d’articles de critique littéraire sur Schiller et Bernard Shaw.
21Soulignons enfin un appareil critique remarquablement détaillé et précis, véritablement exceptionnel au regard des critères de la plupart des éditions scientifiques francophones. Un autre volume, dont les Cahiers Jaurès rendront compte, vient de paraître sur la période antérieure à 1895. Remercions donc Campus Verlag de permettre l’édition de tels travaux, utiles et ambitieux.
22Eva Bettina Görtz (éd.), Eduard Bernsteins Briefwechsel mit Karl Kautsky (1912-1932), Francfort-Main, New York, Campus Verlag, 2011, 633 p.
23Jean-Numa Ducange
Une ancienne et méconnue histoire de la social-démocratie
24Qui se souvient de Franz Mehring ? Il n’est assurément pas celui que l’histoire a le plus retenu parmi les dirigeants de la social-démocratie allemande ; à côté de Rosa Luxemburg ou même de Karl Kautsky, son nom reste confiné à quelques spécialistes ou au milieu militant informé. C’est à ce dernier que l’on doit, plus exactement à une petite maison d’édition proche de Lutte ouvrière, cette première traduction et édition en français de l’Histoire de la social-démocratie allemande de 1863 à 1891. Entreprise dont l’ampleur doit être immédiatement saluée : ce sont plus de 700 pages de l’allemand (en petits caractères !) qui sont traduites ici. Ce n’est certes « que » le second volume de l’Histoire de la social-démocratie allemande qui est rendu disponible, mais l’ensemble constitue déjà un véritable exploit éditorial qu’il convient de souligner. Ce texte de Mehring s’inscrivait dans un ensemble plus vaste, resté inachevé, qui constituait le premier « grand récit » historique marxiste tel que l’envisageait la social-démocratie allemande au milieu des années 1890. Eduard Bernstein a par exemple publié dans la même série son histoire de Cromwell et de la Révolution anglaise.
25L’ambition de la présente édition est clairement militante, et non universitaire. Il serait donc absurde de reprocher à cette édition ce qu’elle ne veut pas être. L’introduction et l’appareil critique ont été réalisés par Anne Deffarges, germaniste de l’université de Clermont-Ferrand. Une utile biographie de Mehring accompagne une présentation des principaux partis ainsi que des notices sur les figures citées, sans oublier un index. L’introduction restitue les enjeux majeurs de la période de façon claire et limpide. Néanmoins, la lecture du texte de Mehring lui-même est rendu difficile par l’absence presque complète de notes tout au long du texte, qui auraient certainement permis de mieux se repérer dans un ensemble historique complexe. La (très) abondante bibliographie sur Mehring en allemand aurait pu être résumée, non encore une fois dans une perspective d’exhaustivité, mais afin d’exposer ce qui fut un enjeu politique de première importance. Mehring fut en effet en quelque sorte au cœur de la guerre froide puisque, réhabilité à la fin des années 1950 en RDA, ses écrits servirent de fondement à l’écriture de l’histoire de l’Allemagne à l’Est. Or, cette mise en avant ne s’est pas déroulée sans heurts : Mehring insiste en effet sur le rôle décisif de Lassalle dans la constitution du mouvement ouvrier allemand, là où la doxa d’alors était beaucoup plus sévère sur l’adversaire de Marx. Il s’agit là d’un exemple parmi d’autres. De tels enjeux peuvent être difficilement passés sous silence, puisqu’ils sont d’ailleurs très présents dans cette Histoire…
26À noter que, même en l’état, le texte se lit comme un véritable roman, présentant la politisation progressive d’une partie du monde ouvrier allemand. Mais là encore, il serait nécessaire de signaler un certain nombre de points ; l’enthousiasme militant d’un Mehring, fort compréhensible dans le contexte de la croissance de la social-démocratie allemande, pouvant masquer d’autres réalités moins glorieuses, et mises en exergue depuis par les historiens… Voilà néanmoins un texte fondamental édité en français. On peut même espérer que la traduction du premier volume de cette histoire suivra !
27Franz Mehring, Histoire de la social-démocratie allemande de 1863 à 1891, Pantin, Les Bons caractères, « Collection Histoire », 2013, 762 p., (traduction de Monique Tesseyre et Dominique Petitjean).
28Jean-Numa Ducange
Relire Brousse
29Paul Brousse (1844-1912) est un des plus importants leaders socialistes de l’époque charnière de la fin du XIXe siècle, et on reconnaît une fois de plus l’importance de cette période comme moment fondateur pour le mouvement socialiste en France, grâce à la série de rééditions dirigées par Le Bord de l’Eau et sa « Bibliothèque républicaine ». Avec la réédition de la plaquette de Brousse sur la propriété collective et les services publics, on rencontre un autre élément du kaléidoscope qu’étaient la pensée et l’activité socialiste des années 1880. Ce qui nous permet brièvement de nous attarder sur la contribution de ce projet de rééditions, et d’en tirer une leçon plus générale.
30C’est précisément au moment où l’organisation du socialisme français se trouve le plus fracturé, au moment où le mouvement est en quête de leaders, mais où les capitaines potentiels sont toujours divisés entre eux, qu’une veine très riche de pensée sur l’idée de la République sociale peut émerger. L’ironie de cette situation se trouve dans le fait que les personnalités les plus déterminées à pousser plus loin dans la théorie et la pensée socialiste sont eux-mêmes à couteaux tirés. Ceux d’entre nous qui ont lu les travaux de Benoît Malon et Eugène Fournière présentés au sein de la collection de la Bibliothèque républicaine sont inévitablement poussés à poser la question : quelle force aurait eu le mouvement des socialistes réformistes ou libertaires si seulement ils avaient réussi à bâtir un consensus entre Malon, Brousse et Allemane – et peut-être au-delà avec Millerand d’un côté et Pelloutier d’un autre ? Avant le leadership unitaire de Jaurès, qu’aurait pu faire ce mouvement libertaire, avec plus d’unité ?
31Bruno Antonini nous rappelle que Brousse s’éloigne du courant guesdiste au moment du congrès de Marseille (1879). Mais ce n’est point alors fini de l’histoire des petites chapelles et des scissions. Toutefois, on peut se demander, suivant l’échange de regrets de Charles Andler et Eugène Fournière en 1913, si, après tout, cette époque de petites chapelles, de luttes internes n’est pas plus encourageant pour la libre critique et un vrai échange d’idées que l’organisation d’un parti central doté d’un apparat qui avait pour but le contrôle de la propagande socialiste [3].
32Or, quelle inspiration tirons-nous aujourd’hui de cette « Bibliothèque républicaine » qui met en lumière tant de textes riches pour la gauche aujourd’hui ? Est-ce que la vitalité intellectuelle de l’époque des petites chapelles pourrait-elle vraiment donner quelque chose à l’ère du mandat présidentiel ?
33Le pamphlet de Brousse apporte une solution particulière au problème du parti ouvrier : comment choisir le chemin à poursuivre ? Investir la municipalité, la commune, comme locus essentiel de réforme socialiste dans la République, voilà ce qui est essentiel si l’on ne veut pas que le socialisme devienne tout simplement (par voie guesdiste ou par voie ministérialiste) un renfort pour un État centralisateur. Brousse partage avec César de Paepe et Benoît Malon l’espoir que le mouvement ouvrier puisse éventuellement dissoudre le conflit théorique entre anarchie et étatisme, en poursuivant les développements sociaux évoluant au sein de la municipalité socialiste.
34Les conditions fluides de l’économie sociale au tournant du XXe siècle sont en cela un encouragement, car c’est dans leur évolution même que les conditions du socialisme peuvent émerger. Bruno Antonini nous rappelle que le « possibilisme » de Brousse veut lancer une théorie de l’État qui soit capable de démontrer comment un mouvement ouvrier en pleine évolution pourrait se dresser contre un État capitaliste lui-même en train d’évoluer avec un nouvel intérêt pour la création de services publics.
35Brousse est certain que la plus grande question qui se pose pour le mouvement ouvrier est celle de trouver la meilleure façon de réagir en face de l’État bourgeois en quête de transformer le salarié opprimé du secteur privé en salarié opprimé du secteur public. Il y a, dans les transformations du social au niveau local, une opportunité encourageante :
« si, en opposant la commune à l’État, tel parti à tel autre, le parti ouvrier peut obtenir des pouvoirs bourgeois, soit la fourniture du capital et de l’outillage, le travail étant demandé aux sociétés ouvrières, soit l’établissement d’ateliers municipaux dans lesquels les conditions de travail seraient meilleures que dans les ateliers patronaux, le prolétariat a tout intérêt à ce que ces entreprises ou ces ateliers municipaux soient. Dans ces deux cas, nier serait un enfantillage de sectaire ».
37Mais le problème est de comprendre les transformations sociales de l’époque. Quels sont, précisément, les opportunités de transformation socialiste qui se présente au mouvement – et quels sont les menaces, les signes d’un État capitaliste qui veut accroître « le pouvoir gouvernant de la bourgeoisie » ? Comment donc peut-on lire l’économie moderne ? Si Brousse avait bien raison, cette difficulté-là demeure la question essentielle pour le mouvement socialiste, en 1883 ainsi qu’en 1910, au moment où il réédite sa brochure, Bruno Antonini n’a pas moins raison en expliquant que nous ne sommes pas si avancés dans la quête d’une meilleure compréhension de ce problème de nos jours. Les cadres ont changé, mais la nécessité d’une « redéfinition des missions et de la propriété collective » est toujours à l’ordre du jour.
38Paul Brousse, La propriété collective et les services publics, Lormont, Éditions le Bord de l’Eau, 1883, 1910, rééd. 2011, présentation par Bruno Antonini, coll. « Bibliothèque républicaine », 96 p.
39Julian Wright
Rosenthal, l’art et le socialisme
40L’historien de l’art Bertrand Tillier et ses collègues de l’université de Dijon poursuivent un travail méthodique et approfondi sur les conceptions artistiques des socialistes au début du XXe siècle. Ils se sont intéressés plus particulièrement à un personnage emblématique et décisif, Léon Rosenthal (1870-1932). Normalien, longtemps professeur de lycée, Rosenthal se passionne pour une discipline nouvelle, l’histoire de l’art. Il s’inscrit dans le sillage de l’art social que défend Roger Marx (1859-1913), dont il épouse la nièce. Dreyfusard, laïque, actif dans les Universités populaires, Rosenthal reste longtemps ce qu’on pourrait appeler un « compagnon de route » du socialisme. Élu dans la municipalité Barabant à Dijon en 1904, il adhère à Paris à la SFIO en 1908, déçu sans doute comme d’autres par le radicalisme au pouvoir de Clemenceau. Il participe surtout à un militantisme éducatif et culturel, soutenant l’Art à l’école de Roger Marx et du sénateur radical Maurice Couyba. De 1913 à 1917, ce professeur au lycée Louis-le-Grand est en outre rédacteur chargé des questions artistiques à L’Humanité. Pendant la guerre, il adhère pleinement à la logique de défense nationale et se situe à la pointe du courant le plus « patriotique » du socialisme français. Il s’éloigne de la SFIO et se rapproche des milieux radicaux, notamment de son ancien condisciple Herriot. En 1924, il devient à la fois professeur d’histoire de l’art à la Faculté des lettres de Lyon et directeur des musées de la ville. Il publie jusqu’à sa mort plusieurs plaquettes et études d’histoire de l’art.
41À Dijon, un site internet a été créé, un colloque de synthèse précédé de plusieurs journées d’études a eu lieu, les articles de Léon Rosenthal parus dans L’Humanité ont été publiés. Ce dernier livre est un fort volume qui va du premier article, paru le 3 mai 1909, au dernier, daté du 18 novembre 1917. Les premières parutions sont très épisodiques, liées aux Salons. Rosenthal devient un rédacteur à part entière avec le lancement de L’Humanité à six pages, en janvier 1913. Il faut replacer sa rubrique dans le cadre général d’un essai de civilisation socialiste qu’affirme au même moment Charles Andler dans sa conférence sur la civilisation socialiste [4] et qui se retrouve dans nombre de revues, mouvements et aspirations fréquemment étudiés par Christophe Prochasson et quelques autres. L’idéal socialiste que cherchent à définir ces intellectuels n’est pas univoque, mais on y retrouve le plus souvent une aspiration à un ordre fondé sur la justice et la raison, le travail et la solidarité. Rosenthal n’est pas un avant-gardiste, mais un progressiste. Il se méfie des esthètes cultivant leurs réussites ou leurs propres sensibilités avec un individualisme extrême. L’art pour lui est au service d’une société meilleure, qui sache faire sa place à tous. Il réfléchit particulièrement à l’urbanisme, surtout dans le cadre des réflexions sur les villes à reconstruire après guerre ou aux arts décoratifs destinés à embellir la vie par la simplicité et la sincérité. Il goûte un art français, démocratique, idéaliste, qui sache parler au peuple. Ses grands hommes sont Rodin en sculpture, Maurice Denis et les grands Anciens que sont Cézanne et Degas en peinture. Ses articles se lisent avec intérêt et plaisir, à la confluence entre histoire de l’art et histoire. Il ne peut offrir dans ces articles de presse des analyses très approfondies, mais on y lit et on y apprécie une esthétique et une politique. On prend en compte aussi tout ce que ce quotidien socialiste dirigé par Jaurès souhaitait apporter comme éléments de réflexion et d’analyse au public militant qui en constituait le lectorat. On le fait non sans mélancolie car la plus grande partie de ces articles est écrite sous l’ombre portée de la Grande Guerre.
42Léon Rosenthal, Chroniques d’art de L’Humanité 1909-1917, édition établie et introduite par Vincent Chambarlhac, Thierry Hohl, Bertrand Tillier, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Sources », 2012, 560 p.
43Gilles Candar
Une traduction d’un philosophe américain trop méconnu
44George Herbert Mead (1863-1931) reste un philosophe américain très peu connu en France, associé seulement à la fondation du pragmatisme. Or, il a aussi écrit de nombreux textes sur le temps et son appréhension dans lesquels ils marient sa réflexion philosophique et une prise en compte approfondie sur les théories qui révolutionnent la physique au début du XXe siècle. Des textes inédits en français viennent d’être traduits et publiés. Si certaines de ses pages sont parfois ardues, elles sont un élément important aussi bien pour l’épistémologie de l’histoire que pour les rapports entre sciences sociales et sciences de la nature.
45Les introductions successives à ce volume (près d’une centaine de pages) permettent en tout cas de bien restituer la trajectoire de Mead. Proche de John Dewey, il enseigne pendant plus de trente ans à l’Université de Chicago. Mais son parcours d’enseignement et de recherche est aussi marqué par des engagements sociaux et politiques. Il a fait ses études pour partie à l’Oberlin College puis à Harvard et a séjourné au tournant des années 1880-1890 en Allemagne où il s’est familiarisé avec les idées et actions socialistes. Les engagements de Mead dans les milieux réformateurs à Chicago sont par la suite nombreux, même s’ils se tarissent quelque peu après le Premier Conflit mondial. Cette publication est aussi l’occasion de saluer cette collection lancée récemment par les éditions de l’EHESS sous le nom de « translations », ce volume est le troisième de la série après des textes d’Harrisson C. White [5] et Carl Menger [6]. Les deux traductrices de ce volume, Michèle Leclerc-Olive et Cécile Soudan reviennent dans un texte introductif sur les enjeux de leur travail, insistant sur le fait que pour la traduction « les sciences sociales [sont] des langues particulières ». Elles nous donnent à voir l’atelier de leur travail et montrent en particulier la nécessaire prise en compte des traditions de réception de l’œuvre qui informent sur la manière dont elle a été lue.
46George Herbert Mead, La philosophie du temps en perspective(s), traduit de l’anglais par Michèle Leclerc-Olive et Cécile Soudan, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « translations », 2012, 342 p.
47Loïc Hanatrait
La réédition d’un document historique : Valois vu par Valois
48Pour quelles légitimes raisons une maison d’édition universitaire prendrait-elle la décision de procéder à la réédition d’une œuvre historique épuisée ? Et, en particulier, pourquoi rééditer les souvenirs par Georges Valois de son parcours activiste de 1918 à 1928 dans son ouvrage L’homme contre l’argent ? La présentation par Olivier Dard de cette réédition par les Presses universitaires du Septentrion est particulièrement éloquente et justifie largement la gageure documentaire de ces presses universitaires. Il vaut également d’être souligné que, dans une œuvre collective dédiée à Valois, Dard lui-même avait soutenu que, après 1945, l’homme et son action « sont devenus beaucoup moins une référence pour la politique qu’un objet d’étude historique » [7].
49Il est nécessaire, dès lors, d’aborder le sens historique, c’est-à-dire passé, de cet objet. Que nous dit Valois sur ces dix années ? Il va sans dire que, comme dans tout récit autobiographique, les distorsions sautent immédiatement aux yeux ; l’auteur retravaille constamment son histoire, réinterprète ses opinions sur sa propre trajectoire, montre comment il créa, défit et recréa des alliances et des inimitiés selon les exigences du moment. Il est facile de détecter, particulièrement dans son cas, l’accent mis sur ses propres actions, sur le rôle essentiel qu’il aurait joué et les intrigues et complots innombrables dont il aurait été l’objet… de la part d’éminentes personnalités du « monde ploutocratique ». Comme il a déjà été signalé, face à l’absence d’autres sources, ses discours empêchent de reconnaître la véritable portée de l’action déployée [8].
50Cependant, le Georges Valois qui se raconte dégage des éléments, au niveau de la signification et dans celui de la relation entre l’individu qui s’engage et son/ses organisation(s) d’appartenance, qui sont d’une grande valeur pour l’analyse scientifique. Son œuvre rapporte une variante de phases auxquelles nous allons nous intéresser. Protagoniste de l’Action française de l’après-guerre, il tente d’édifier une réflexion économique dans le royalisme et de déployer un ensemble d’activités en vue de mettre en place des noyaux associatifs de producteurs – en 1920, par exemple, en créant la Confédération de l’Intelligence et de la Production française. Par ces initiatives, Valois s’essaie à fédérer les éditeurs français, à produire une coalition entre patrons industriels et syndicats ouvriers. Il promeut, également, diverses campagnes contre la faillite du franc.
51À partir de 1924, il commence à ébaucher les structures d’un mouvement fasciste en France. C’est ainsi qu’au terme de l’année 1925 naît le Faisceau, un mouvement dont il prend les rênes et au travers duquel il tente d’imprimer une ligne permettant l’union des combattants, patriotes et communistes contre l’argent. Son autorité se voit souvent récusée par les cercles les plus conservateurs du groupe [9] qui chercheront, en revanche, à accentuer nettement la propagande anticommuniste. C’est dans ce contexte qu’achève de se cristalliser le conflit qui l’oppose à l’Action française, conflit qui se transforme en antagonisme féroce. Lorsque la direction de l’hebdomadaire Nouveau Siècle, organe de presse du Faisceau, décide de le faire paraître sous format quotidien, la rupture avec Maurras est consommée ; l’un des corollaires de cette scission est un affrontement acharné entre Valois et l’AF autour du contrôle de la Librairie Nationale.
52À partir du milieu de l’année 1926, Georges Valois se trouve placé face à une coalition récusant fermement son leadership dans l’organisation fasciste dont il a été l’instigateur et qui se voit, elle-même, étranglée par des problèmes financiers (problèmes exacerbés, selon Valois, par les manœuvres du millionnaire François Coty). Dès lors, sa conception du fascisme commence à perdre son caractère antirépublicain et à se démarquer de l’influence italienne. L’auteur commente que c’est alors qu’il « entra dans la République ». Si l’on fait fi de l’emphase qu’il semble privilégier, il est certain que cette affirmation a des caractéristiques concrètes et qu’elle débouche sur la recherche par Valois de terrains d’action, d’associés et d’interlocuteurs nouveaux, ce qui devait le conduire à publier des auteurs des Jeunes équipes dans l’idée de régénérer les élites technocratiques françaises. Le Valois qui oppose de manière si mordante l’Argent et le Peuple, n’hésite pas à insister sur l’égale prépondérance du clivage Argent, valeur de la bourgeoisie, et Talent, qualité qu’il attribue à la classe nouvelle (pp. 36 et 39). C’est sur cette note qu’il achève son œuvre, précisément dans sa lettre adressée à son ex-camarade sorélien, Édouard Berth, par un appel aux serviteurs du peuple, les techniciens, « toute une classe nouvelle, faite d’hommes qui doivent leurs places à leurs talents » (p. 358).
53Le récit esquissé dans cette œuvre confirme de quelle manière le témoignage individuel, en dépit de ses anachronismes et ses inexactitudes, permet de revisiter une époque déterminée. Valois met en parallèle la vie politique française des années 1920 avec ses propres milieux d’appartenance et les méandres de sa trajectoire personnelle. Nous le voyons interagir avec diverses personnalités du monde nationaliste (Charles Maurras, Léon Daudet), du patronat (Eugène Mathon, François Coty), de la politique française (Marcel Delagrange, Marcel Bucard), et même de la politique internationale (en particulier, ses liens avec le fascisme italien et sa rencontre avec Benito Mussolini en 1924 [10]), pour ne citer que quelques noms. Certes, il ne faut pas se laisser abuser par la grandiloquence dont il use pour rehausser sa propre action, mais il serait également peu judicieux de ne pas reconnaître la valeur de son influence dans différents milieux associatifs, activistes et intellectuels, qui s’inscrivent tout au long de son passage du royalisme au fascisme et du fascisme vers une nouvelle gauche de cadres, encore en gestation. De même, la singularité de son cas ne saurait occulter des dynamiques plus vastes qui le dépassent amplement, sachant que de nombreux nationalistes antisémites achèvent leur parcours dans la Résistance [11].
54Force est de constater que l’œuvre de Valois demeure sans héritiers. Dans la propre Action française l’on récupère une faible fraction de son legs, souvent à contre-courant des positions de l’Action française officielle – l’auteur et Maurice Pujo cultivaient l’un envers l’autre une animosité ostensible et c’est Pierre Pujo, fils de ce dernier, qui devait contrôler l’appareil organisationnel pendant une grande partie de la seconde moitié du XXe siècle. Mais cette synthèse entre nationalisme et question sociale n’a pas été entièrement oubliée dans la toujours plus étique histoire du monarchisme français de l’après-guerre. Aujourd’hui, certains récits militants insistent sur (la légende des) les origines contestataires de l’Action française. Et la fusion de nation et révolution réveille les spectres de Georges Sorel comme de Valois. Un ancien militant d’Action française reconnaît que ce fut la lecture de Georges Valois qui le conduisit à adhérer au royalisme [12]. Si nous remontons quelques décennies, la rupture de 1971, connue sous le nom de Nouvelle Action française (NAF), est réalisée au nom des origines révolutionnaires du royalisme, non d’un Maurras pièce de musée, mais d’un autre Maurras, du Maurras-socialiste [13] (évidemment pas dans le sens marxiste), de l’AF qui se serait exprimée, par Valois interposé, dans le Cercle Proudhon [14]. Dans les bastions de la Nouvelle Droite, en particulier par la plume d’Alain de Benoist attirée également par des idées anticapitalistes, aussi bien Valois que Berth ont été revisités, et les Cahiers du Cercle Proudhon réédités. Si Pierre Andreu est l’auteur de la préface de la réédition de 1976, de Benoist est le préfacier de celle de 2007 [15].
55L’itinéraire de Valois, dont dix ans sont reflétés dans L’homme contre l’argent, témoigne du fait que les échecs, les expériences biographiques, les recherches incessantes, sont des dimensions révélatrices des processus historiques. S’il a été rappelé avec insistance que Valois ne fut ni un organisateur, ni un chef politique [16], il pourrait être défini, à juste titre, en tant qu’intellectuel entrepreneur. Son récit, du fait même de ses déformations, de ses connotations égotistes qui le poussent à se mettre au niveau des grandes figures du monde économique de l’époque, comme Horace Finaly et François Coty, dévoile une « cuisine » fort révélatrice du monde associatif : les problèmes de financement des entreprises politiques, les difficultés d’ordre organisationnel, les sabotages, les complots, le monde bigarré du nationalisme français, les faiblesses politiques de la conception maurrassienne de la prise de pouvoir, etc. Il montre également le rôle de l’intrigue dans les négociations et la politique concrète – en faisant état des intrigues menées à son encontre, Valois dénonce d’ailleurs sa propre image dans ce monde-là.
56Cette idée d’entrepreneur constant, que n’ébranle pas ses innombrables ruptures, met en évidence que son conflit avec l’Action française n’obéit pas uniquement au profil contrasté qui l’éloigne des dirigeants monarchistes – lui, économiste ; eux, philosophes et écrivains [17]. Il y a là un conflit organisationnel : Valois utilise l’Action française pour réaliser différentes initiatives destinées à rassembler les producteurs, tentant ainsi d’attirer audience et légitimité, mais il ne satellise pas ses démarches dans l’orbite de l’organisation – même si celle-ci, souligne-t-il dans son ouvrage, prend profit de ses succès. Intellectuel et entrepreneur, le Nouveau Siècle et le Faisceau, sont vus comme une compétition directe tendant à affaiblir la prépondérance de l’Action française. En résumé, il n’agit pas avec la fidélité qu’impliquerait le rôle de courroie de transmission.
57Au terme de l’année 1925, la rupture est consommée et le dissident s’empresse de diriger une salve d’accusations vers ses anciens compagnons du nationalisme intégral. De manière très suggestive, Olivier Dard trace une ligne de consonance entre Valois et d’autres dissidents (p. 23) ; ces ex-militants dénoncent les faiblesses de l’AF en tant qu’enclave activiste et la sclérose intellectuelle qui s’en empare. La liste des « transfuges » pourrait, en fait, s’étendre jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle et bien que chaque cas soit porteur de dynamiques différentes, l’inventaire inclurait des figures comme Pierre Boutang et La Nation française, Bertrand Renouvin et la NAF. À la même époque, se multiplient les départs vers le néofascisme français et le Front national, les abondantes dispersions et purges prenant place dans une Action française soumise au contrôle du tandem Pierre Pujo-Pierre Juhel, pour en arriver à l’expulsion de Thibaud Pierre à la fin de la première décennie de ce siècle.
58Les lectures de l’ouvrage de Georges Valois, L’Homme contre l’argent, peuvent se révéler extrêmement fécondes en tant qu’objet susceptible de dégager une réflexion scientifique.
59Georges Valois, L’homme contre l’argent. Souvenirs de dix ans 1918-1928, édition présentée par Olivier Dard, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012 (1928), 373 p.
60Humberto Cucchetti
Zola, la vérité en marche
61Vincent Duclert réédite dans la collection de poche « Texto » non seulement le recueil de textes zolien ainsi intitulé et pour la première fois publié en 1901, mais un dossier très fourni sur Zola dreyfusard. Il ajoute en effet au recueil initial, d’ailleurs remanié et allégé de quelques développements répétitifs ou périphériques, les principaux textes de l’écrivain relatifs à l’Affaire, y compris des extraits du roman Vérité, ainsi que le célèbre discours prononcé par Anatole France lors de ses obsèques, le débat de 1908 à la Chambre des députés où Barrès et Jaurès s’affrontent autour de la mémoire de Zola et de son engagement civique. Le livre bénéficie d’une présentation, de notes, d’une bibliographie comme d’utiles compléments biographiques issus de L’Affaire Dreyfus. Les événements fondateurs déjà paru chez Armand Colin. L’introduction explicite avec beaucoup de netteté les conditions dans lesquelles Zola s’engage dans l’Affaire, publie son « J’accuse… » et poursuit son combat, pour Dreyfus et pour la justice. C’est un ouvrage de référence clair et pédagogique qu’a voulu réaliser Vincent Duclert pour que l’ensemble des textes de Zola puisse être lu et compris par une nouvelle génération de lecteurs. Sa destinée est nettement assumée au service d’une morale de l’engagement civique. Il est donc possible, étant donné les nouvelles fonctions de l’auteur à l’Inspection Générale, que ce livre marque aussi une indication sur d’éventuels et attendus nouveaux programmes d’histoire dans l’enseignement secondaire, qui couronneraient et accompagneraient l’effort entrepris dans toute une série de travaux par l’historien du dreyfusisme. En tout cas, pour ce livre, c’est une belle réussite.
62Ajoutons une remarque d’histoire éditoriale : pour la première fois, nous semble-t-il, dans la collection « Texto », le nom de l’éditeur, présentateur et annotateur des textes, figure en couverture du livre alors que celui du directeur de la collection s’estompe dans le pourtour de la reproduction du célèbre tableau de Henry de Groux, Zola aux outrages (1898).
63Émile Zola, La Vérité en marche, textes sur l’affaire Dreyfus présentés par Vincent Duclert, Paris, Tallandier, « Texto », 2013, 416 p.
64Robert Lindet
Notes
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[1]
Sophie Coeuré, La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », rééd. 2013.
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[2]
Très liés après la mort d’Engels (1895), ils s’étaient durablement brouillés à l’occasion de la querelle sur la révision du marxisme autour de 1900.
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[3]
Christophe Prochasson, « “L’affaire” Andler/Jaurès. Une analyse de controverse », Jean Jaurès cahiers trimestriels, n° 145, juillet-septembre 1997, pp. 45-62 ; Julian Wright, « Socialism and Political Identity : Eugène Fournière and Intellectual Militancy in the Third Republic », French Historical Studies, 36, 3, Fall 2013, pp. 449-478, pp. 470-472.
-
[4]
Charles Andler, La civilisation socialiste, édition critique de Christophe Prochasson, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Bibliothèque républicaine », 2010.
-
[5]
Identité et contrôle. Une théorie de l’émergence des formations sociales, 2011.
-
[6]
Recherche sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, 2011.
-
[7]
Olivier Dard, « Conclusion », in O. Dard (éd.), Georges Valois, itinéraire et réceptions, Berne, Peter Lang, 2011, p. 223. Tout au long de cet exposé, nous nous reporterons à divers travaux y figurant. Cette publication collective a été commentée par François Denord, « Georges Valois ou un parcours politique étrange », Cahiers Jaurès, n° 201-202, juillet-décembre 2011, pp. 168-169.
-
[8]
Alain Chatriot, « Georges Valois, la représentation professionnelle et le syndicalisme », in O. Dard (éd.), Georges Valois…, op. cit., p. 62.
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[9]
Yves Guchet, « Georges Valois. Bilan d’un itinéraire », in O. Dard (éd.), Georges Valois…, op. cit., p. 12.
-
[10]
En rapport avec les rencontres Valois-Mussolini, voir : Didier Musiedlak, « L’Italie fasciste et Georges Valois », in O. Dard (éd.), Georges Valois…, op. cit.
-
[11]
Simon Epstein, Un paradoxe français. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Paris, Albin Michel, 2008, et Les Dreyfusards sous l’Occupation, Paris, Albin Michel, 2001.
-
[12]
Entretien avec Arnaud, 2009.
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[13]
C’est ainsi qu’il est nommé dans des articles et des ouvrages des cadres de la NAF, par exemple, Patrice Bertin, Gérard Leclerc et Renouvin ; voir : Humberto Cucchetti, « La Action française en la actualidad : un nacionalismo en extinción ? », in Fortunato Mallimaci, Humberto Cucchetti (dir.), Nacionalistas y nacionalismos. Debates y escenarios en America Latina y Europa, Buenos Aires, Gorla, 2011.
-
[14]
Cf. O. Dard, « Des Maorassiens aux maosoccidents : réflexions sur un label et la pertinence en lisant un essai récent », in Bernard Lachaise, Gilles Richard, Jean Garrigues (dir.), Les territoires du politique. Hommages à Sylvie Guillaume, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
-
[15]
Cahiers du Cercle Proudhon, préface d’Alain de Benoist, Paris, Avatar, 2007.
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[16]
O. Dard, « Le Nouvel Âge de Georges Valois », in O. Dard (ed.), Georges Valois…, op. cit., p. 87.
-
[17]
Interprétation soutenue par Eugen Weber, L’Action française, Paris, Pluriel, 1985 (1962), p. 242.