Couverture de CJ_210

Article de revue

Intellectuels, histoire et sciences sociales

Pages 127 à 162

Notes

  • [1]
    Georges Politzer, La fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, Paris, Les Revues, 1929 ; le pamphlet, réédité dans les années 1950 aux Éditions sociales, vient d’être republié : G. Politzer, Contre Bergson et quelques autres écrits philosophiques, Paris, Flammarion, 2013.
  • [2]
    Paul Nizan, Les chiens de garde, Paris, Rieder, 1932. Réédition : P. Nizan, Les chiens de garde, Marseille, Agone, 2012.
  • [3]
    Philippe Soulez, Bergson politique, Paris, PUF, 1989 ; P. Soulez et Frédéric Worms, Bergson : biographie. Paris, PUF, 2002 [1997].
  • [4]
    François Azouvi, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, Paris, Gallimard, 2007.
  • [5]
    P. Soulez, Bergson politique, op. cit., p. 209.
  • [6]
    Une correspondance de cinq lettres de Bergson à Ferdinand Buisson, commentée par Gilles Candar, et un article de Souleymane Bachir Diagne traduit et présenté par Yala Kisudiki.
  • [7]
    « Bergson et Jaurès : métaphysique, politique et histoire ». Colloque de l’ENS, Paris, 28 novembre 2009.
  • [8]
    « Y’a-t-il une politique bergsonienne ? Autour des Deux sources de la morale et de la religion ». Colloque de Liège, les 13 et 14 février 2009 ; « Henri Bergson. Les deux sources de la morale et de la religion ». Colloque de Sofia, les 6 et 7 novembre 2009.
  • [9]
    F. Worms (dir.), Annales bergsoniennes. Tome V : Bergson et la politique : de Jaurès à aujourd’hui, Paris, PUF, 2012, désormais cité : BP, pagination.
  • [10]
    Huit volumes parus depuis 2007, auxquels il faut ajouter un volume d’Écrits philosophiques et sa déclinaison en neuf exemplaires d’ « essais et conférences », dits « petits Bergson ».
  • [11]
    Bergson est reçu deuxième, devant Jaurès, troisième.
  • [12]
    Camille Riquier, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mémoire ». BP, p. 120.
  • [13]
    Selon une entreprise qui dit à plusieurs reprises ce qu’elle doit aux travaux d’André Robinet : Jaurès et l’unité de l’être. Paris, Seghers, 1964 ; Bergson et les métamorphoses de la durée. Paris, Seghers, 1965 ; Péguy entre Jaurès, Bergson et l’Église. Métaphysique et politique. Paris, Seghers, 1968.
  • [14]
    C. Riquier, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mémoire », BP, p. 120.
  • [15]
    Cité par Vincent Duclert, « De la dispute des systèmes à la dignité de la philosophie », BP, p. 130.
  • [16]
    Gilles Candar, « Vies normaliennes », BP, pp. 91-106.
  • [17]
    C. Riquier, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mémoire », BP, pp. 119-136.
  • [18]
    Bruno Antonini, « Bergson et Jaurès en vis-à-vis : une métaphysique du politique face à une politique du métaphysique », BP, pp. 137-153.
  • [19]
    F. Worms, « Bergson et Jaurès : la justice et l’histoire », BP, pp. 155-167.
  • [20]
    Ibidem, p. 155.
  • [21]
    F. Worms (dir.), Le moment 1900 en philosophie, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004.
  • [22]
    Yala Kisudiki, « Création, universalisme et démocratie : la philosophie politique de Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion », BP, pp. 245-265.
  • [23]
    David Amalric, « “Ouvrir le clos” : politique bergsonienne et sens pratique des Deux sources », BP, pp. 267-296.
  • [24]
    Y. Kisudiki, « Création, universalisme et démocratie : la philosophie politique de Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion », BP, p. 264.
  • [25]
    Ibidem.
  • [26]
    V. Duclert, « De la dispute des systèmes à la dignité de la philosophie », BP, p. 116.
  • [27]
    Ibidem, p. 117.
  • [28]
    D. Amalric, « “Ouvrir le clos” : politique bergsonienne et sens pratique des Deux sources », BP, p. 273.
  • [29]
    Jean Jaures, L’Intolérable. Anthologie présentée et commentée par G. Candar, Paris, Les Éditions ouvrières, 1984.
  • [30]
    Lettre d’Henri Bergson à Ferdinand Buisson. Villa Montmorency, 5 juin 1912, publiée dans : BP, p. 42.
  • [31]
    Ibidem, pp. 42-43.
  • [32]
    Madeleine Rebérioux, Jean Jaurès : la parole et l’acte, Paris, Gallimard, 1994.
  • [33]
    Alain Corbin, « Le secret de l’individu », in Michelle Perrot (dir.), Histoire de la vie privée, t. IV, Paris, Seuil, 1987, p. 473.
  • [34]
    Marcel Sembat, Les cahiers noirs. Journal 1905-1922 : d’après les manuscrits originaux conservés à l’Ours, Christian Phéline (ed.), Paris, Viviane Hamy, 2007.
  • [35]
    Maurice Halbwachs, « Le rêve et le langage inconscient dans le sommeil », Journal de psychologie normale et pathologique, vol. 39, 1946, p. 11-64.
  • [36]
    Formules empruntées au débat du 19 mars 1908 à la Chambre concernant les crédits pour le transport des cendres de Zola au Panthéon. Jean Jaurès, Œuvres, tome 16, édition établie par Michel Launay, Camille Grousselas, Françoise Laurent-Prigent, Paris, Fayard, 2000, pp. 480-483.
  • [37]
    À Paris X-Nanterre sous la direction de Gilles Le Béguec en 2005, thèse inexactement présentée comme « de 3e cycle » dans la bibliographie du livre. Il faut noter que si la bibliographie est assez complète, elle aurait mérité un classement moins étrange et d’être relue plus attentivement (en particulier beaucoup de directeurs et codirecteurs d’ouvrages en sont présentés comme les auteurs…).
  • [38]
    Jean-René Maillot, Jean Luchaire et la revue Notre temps (1927-1940), thèse de doctorat d’histoire sous la dir. d’O. Dard, Université de Lorraine, 2012. Cette thèse est particulièrement riche sur les prises de position de la revue et de ses différents signataires sur les questions internationales. Le portrait de Luchaire qui s’en dégage est construit dans un tout autre esprit que dans la biographie recensée ici.
  • [39]
    Claude Lévy, Les Nouveaux Temps et l’idéologie de la collaboration, Paris, Presses de la FNSP, 1974.
  • [40]
    Les acquis des recherches d’Olivier Dard sur les nouvelles relèves des années 1930 et sur Bertrand de Jouvenel sont bien peu mis en perspective.
  • [41]
    Laurent Lemire, L’Homme de l’ombre : Georges Albertini : 1911-1983, Paris, Balland, 1990 ; Jean Lévy, Le Dossier Georges Albertini : une intelligence avec l’ennemi, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Roland Gaucher, Philippe Randa, Des rescapés de l’épuration : Marcel Déat et Georges Albertini, Coulommiers, Dualpha, 2007.
  • [42]
  • [43]
    Le lecteur pourra se reporter à : Michel Wieviorka, Craig Calhoun, « Manifeste pour les sciences sociales », Socio, n° 1, mars 2013, pp. 3-38 (accessible en ligne : http://www.msh-paris.fr/news/news/article/manifeste-pour-les-sciences-sociales-par-michel-wieviorka-et-craig-calhoun) ; Manifeste. La connaissance libérée, Paris, Éditions du Croquant/ La Dispute, coll. « Champ libre aux sciences sociales », 2013 (le résumé de ce manifeste est accessible par le lien suivant : http://www.champlibre.org/manifeste-champ-libre-aux-sciences-sociales).
  • [44]
    Marc Bloch, Apologie pour l’histoire (1949), in M. Bloch, L’histoire, la guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2006, p. 833.
  • [45]
    Voir également sur ce sujet (ici pour le genre) le livre de Marie-Emmanuelle Chessel, Consommateurs engagés à la Belle Epoque. La Ligue sociale d’acheteurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, et le compte rendu qui en avait été fait dans les Cahiers Jaurès, n° 205-206, juillet-septembre 2012, pp. 69-73.
  • [46]
    On renverra évidemment à Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006 (1991). Voir également les différents numéros de la série Enquêtes (Éditions de l’EHESS) qui font le point sur un certain nombre de débats épistémologiques (la pensée par cas, le dilemme naturalisme/ constructivisme, etc.).
  • [47]
    Cette volonté s’exprime déjà dans le livre précédent d’un des coordinateurs de l’ensemble : Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009.
  • [48]
    Cf. par exemple J. Beckert, « Where do prices come from ? Sociological approaches to price formation », Socio-economic review, 9 (4), 2011, pp. 757-786.
  • [49]
    Sur l’analyse géométrique et la régression, cf. par exemple H. Rouanet, F. Lebaron, V. Le Hay, W. Ackermann, B. Le Roux, « Régression et analyse géométrique des données : réflexions et suggestions », Mathématiques et sciences humaines, 40 (160), 2002, pp. 13-45. Les développements de l’analyse de réseau l’ont depuis longtemps éloigné de techniques purement descriptives : cf. M. A. J. Van Duijn, M. Huisman, « Statistical models for ties and actors », in J. Scott, P. J. Carrington, (dir.), The SAGE handbook of social network analysis, Londres, Sage, 2011, pp. 459-483.
  • [50]
    Cf. par exemple G. Robbins, “Exponential random graph models for social networks”, in Ibid., pp. 484-501.
  • [51]
    Cf. par exemple A. Abbott, A. Tsay, « Sequence analysis and optimal matching methods in sociology », Sociological methods and research, 29 (1), 2000, pp. 3-33.
  • [52]
    On regrettera néanmoins que l’auteur n’ait pas mis en annexe du livre un tableau des sources consultées ainsi qu’une bibliographie, ceci en cohérence avec son projet de « biographie intellectuelle » de François Furet.
  • [53]
    Jean-Claude Perrot, « Quelques préliminaires à l’intelligence des textes économiques », in J.-C. Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, pp. 7-60, p. 60.
  • [54]
    Christophe Prochasson avait livré en avant-première son étude de la relation intellectuelle entre Furet et Jaurès. Cf. C. Prochasson, « Sur une réception de l’Histoire socialiste de la Révolution française : François Furet lecteur de Jean Jaurès », Cahiers Jaurès, n° 200, avril-juin 2011, pp. 49-67.
English version

Bergson et Jaurès entre philosophie et politique

1Bergson apolitique ? Ni Georges Politzer [1], ni Paul Nizan [2], en leur temps, n’étaient de cet avis, bien au contraire ! Ce lieu commun de l’histoire de la philosophie française, qui trouve peut-être son origine dans le silence obstiné opposé par l’auteur de Matière et mémoire à des « disciples » et des critiques bien empressés d’enrôler son œuvre dans leurs combats séculiers, continue pourtant d’avoir cours, en dépit des recherches pointues qui le démentent [3]. On sait du reste avec quelle ferveur et dans quelles turbulences l’œuvre de Bergson fut reçue en France : son extraordinaire investissement politique, en pleine crise du rationalisme, demeure un phénomène intellectuel inédit et complexe, qui excède le simple caractère du débat philosophique [4]. Au-delà des motifs et des séquences identifiés de la parole et de l’action publiques de l’homme Henri Bergson – les discours de guerre, les deux missions diplomatiques auprès de Woodrow Wilson, la participation aux travaux de la Société des Nations – c’est bien la question de la pensée politique du philosophe qui se pose avec insistance, et de cette pensée singulièrement que l’œuvre philosophique, dans ses interstices et dans ses silences, mais aussi dans ses développements parfois négligés, laisse entendre.

2Questionner, au-delà de l’« effet en retour » [5] de l’action publique, le déploiement d’une pensée politique dans l’œuvre philosophique de Bergson : telle est l’entreprise de cette cinquième livraison des Annales bergsoniennes, qui s’appuie sur un imposant travail collectif de relecture et de mise en perspective de l’œuvre avec celle de quelques contemporains, et de Jean Jaurès en particulier. Dirigé par Frédéric Worms et préfacé par Vincent Peillon, Bergson et la politique figure d’abord comme un solide témoignage de la vitalité des études bergsoniennes en France, si l’on en croit la diversité des travaux qui le composent. Outre deux inédits [6], le lecteur y trouve en effet les actes de trois colloques distincts : l’un organisé en 2009 à l’École Normale Supérieure et consacré à Bergson et Jaurès [7], les deux autres, tenus la même année à Liège et à Sofia, ayant pour objet central Les deux sources de la morale et de la religion[8] ; l’ensemble est clôturé par une série de varia qui donnent à voir la présence et les appropriations de Bergson hors de France [9]. Imposant travail, on le voit, qui participe pleinement de l’entreprise de réactualisation de l’œuvre bergsonienne en France, telle qu’elle est assumée, depuis 2007, par la jeune équipe réunie autour de Frédéric Worms, responsable de la réédition critique des œuvres du philosophe aux PUF [10].

3Mettre Jaurès et Bergson en regard, tel qu’ils se le proposent aujourd’hui, relève, il faut le dire, du défi. De la relation que les deux philosophes entretinrent, en effet, on ne connaît guère que les petits faits et les anecdotes légués par la légende dorée normalienne : l’ascendant du « cacique » tarnais, le flegme de « la miss », « l’affaire » Ollé-Laprune, le classement à l’agrégation de philosophie [11]… Dépasser l’anecdotique et le légendaire pour documenter cette « relation insaisissable » [12], selon le mot de Camillle Riquier, y compris et surtout dans la construction divergente et concurrente de deux pensées : tel est donc précisément l’intérêt de la démarche promue ici [13].

4Une certitude, d’abord, et un point de départ : Jaurès a beaucoup fait la guerre à Bergson, une « guerre à sens unique » [14] faite des attaques voilées et des provocations polémiques du premier, auxquelles n’a d’ailleurs jamais répondu que le silence du second. Le motif de Jaurès ? Le combat politique et philosophique de l’irrationalisme sous toutes ses formes. « Sous le nom de philosophie de l’instinct ou de l’intuition », le député de Carmaux entrevoit et dénonce très tôt le risque d’une « abdication de l’intelligence », comme il le dit, en 1914 encore, aux obsèques de Francis de Pressensé [15]. Au-delà des seules forces antirépublicaines, royalistes ou cléricales, c’est bien la tendance au fossoyage intellectuel de l’esprit émancipateur et critique, du sapere aude des Lumières qui est ici visé. Dans une contribution consacrée aux accords et aux désaccords des deux philosophes, Vincent Duclert rappelle utilement les motifs d’une divergence de vues politiques et conceptuelles liée à une appréhension fondamentalement différente du statut de la raison, de la connaissance et de l’action. Motifs profonds, motifs sérieux, mais qui n’empêchent pas toute forme de dialogue ultérieur.

5Car ce que disent et maintiennent les intervenants de ce recueil, c’est que la somme des points d’achoppement entre les deux œuvres de Bergson et de Jaurès dissimulent autant qu’ils les manifestent des points de convergence inattendus. Revenant de façon liminaire sur la séquence biographique normalienne des deux philosophes, Gilles Candar montre bien le respect et l’estime mutuels qui sous-tendent leur relation [16]. Après l’École, entre 1889 (date de parution de l’Essai sur les données immédiates de la conscience) et 1891 (celle de la thèse principale de Jaurès De la réalité du monde sensible), les œuvres des deux philosophes entrent d’ailleurs à bien des égards en résonance, sinon en dialogue. Dans une contribution de grande tenue, Camille Riquier redéploie cette séquence intellectuelle inaugurale, en proposant l’hypothèse d’une reprise par Bergson, dans le premier chapitre de Matière et mémoire, de la critique de l’idéalisme subjectif développé dans la thèse principale de Jaurès, et du concept moins préhensible d’« images en soi » [17]. Dans une démarche similaire, mais d’inspiration plus comparative, Bruno Antonini relit les deux œuvres au prisme de la notion d’évolutionnisme [18], quand Frédéric Worms choisit de les travailler à l’aide des concepts de justice et d’histoire, les plus opérants en effet pour laisser entrevoir le profond hiatus entre les pensées de Jaurès et de Bergson, et ce qui pourtant les réunit dans une exigence et un questionnement communs [19]. Il y a, écrit Frédéric Worms, « un point commun ultime, décisif, entre ces deux hommes, entre ces deux pensées, voire entre ces deux actions, avec cette affirmation, résolue, d’une idée de justice, absolue » [20].

6Au fil des contributions se forge et se déploie d’ailleurs un matériel conceptuel fécond pour penser et animer le dialogue, et non plus seulement la comparaison ou la confrontation, entre les deux philosophes. On regrette seulement que, chevillés à cet éventail de concepts, d’autres noms, d’autres œuvres – ceux et celles de Le Roy, de Péguy, de Sorel notamment – ne soient pas davantage convoqués, ou trop vite évoqués. On se demande aussi parfois si pareil exercice de mise en convergence conceptuelle, tel qu’il est tenté et défendu par les auteurs, n’encourt pas le risque implicite de gommer les particularités et les partis pris de deux œuvres fortes, qui valent aussi et surtout par leur irréductible singularité et leur incommunicabilité réciproque. Creuser davantage les incompréhensions, aviver les – nombreux – contrastes entre ces deux pensées eût aussi parfois été utile pour faire saillir la force et la complexité des enjeux à l’œuvre dans un dialogue conceptuel et politique difficile, parce que dès l’origine et dans le fond largement redevable d’un « moment 1900 » auquel Frédéric Worms lui-même a donné tout son poids contextuel [21].

7Pour autant, le point d’entrée choisi par les organisateurs du dialogue Jaurès-Bergson est largement ratifié par la lecture de la seconde partie du dossier consacré à Bergson et la politique, à travers l’étude serrée des Deux sources de la morale et de la religion. Indexées aux deux notions centrales introduites par ce dernier pan de l’œuvre bergsonien – l’ouvert et le clos – les contributions de cette deuxième partie sont massivement traversées de thèmes jaurésiens – la guerre, la morale, la démocratie, l’individu, la collectivité… – de sorte qu’ils composent pour le lecteur un prolongement nécessaire de la réflexion entamée dans la première partie du volume. On y prend mieux la mesure de ce qui rapproche, malgré tout, Jaurès et Bergson – et la conception et l’expérience de la guerre en tout premier lieu. Sur ce chapitre, et depuis l’assassinat de Jaurès, Bergson a varié, comme beaucoup d’autres, de ses discours de guerre du temps de l’Union sacrée à un pacifisme marqué dans les années 1920 puis 1930. Ce que les intervenants des colloques de Liège et de Sofia apportent par leur travail, c’est la traduction de cette évolution dans l’œuvre philosophique, et les soubassements qui la déterminent. Les contributions de Yala Kisudiki [22] et de David Amalric [23] sont à ce titre essentielles, en ce qu’elles précisent l’esquisse d’une politique bergsonienne tout en prenant acte des limites inhérentes à sa formulation. « Que faire pratiquement de la philosophie politique de Bergson, si elle n’est qu’une traduction de sa métaphysique ? » [24], s’interroge Yala Kisudiki, qui synthétise dans le même temps l’intention et la lettre d’une politique bergsonienne, telle qu’elle se donne à lire dans les Deux sources : celle d’une société « ouverte », fruit d’un « universalisme conséquent » [25] qui attribue à l’individu créateur, dans un monde menacé par la prédation technique et par la guerre, le statut et la dignité d’une personne titulaire de droits[26].

8C’est bien là que l’on retrouve Jaurès, dont la lecture politique du social s’accorde dans une certaine mesure avec la « lecture politique de l’humanité » [27] tardivement développée par Bergson. La guerre, « expérience historique décisive » [28], la Grande Guerre que ne vit pas Jaurès et qui marqua profondément Bergson, est à la croisée de ces deux cheminements politiques et intellectuels, qui sont aussi deux méthodes. Il y a une prudence exploratoire chez Bergson, comme il y a une indignation fondamentale chez Jaurès, qui est le sentiment de l’intolérable [29]. La chose n’a rien d’une évidence qu’il serait superflu d’énoncer. Car au-delà des questions de méthode ou de tempérament, elle souligne très sûrement les visions du monde dont procèdent deux actions et deux pensées. « Je cherche la vérité en dehors de toute arrière-pensée d’application immédiate » [30], déclare ainsi Bergson à Ferdinand Buisson pour expliquer son refus d’associer son nom à ce qui semble être la Ligue française d’éducation morale, dans une lettre inédite présentée par Gilles Candar en début de volume.

9

« En accomplissant, pour la première fois de ma vie, une démarche publique qui ne me serait pas commandée, imposée, par la suite même de mes réflexions et de mes recherches, en me jetant brusquement dans l’action ou en laissant croire que j’ai l’intention de m’y jeter, je risque de compromettre l’œuvre à laquelle je travaille depuis bientôt trente ans, sans qu’il en puisse résulter grand avantage pour la cause de l’éducation morale : je crois au contraire qu’il est nécessaire […] que je continue à travailler dans le domaine de la spéculation pure, jusqu’à ce que cette spéculation soit mûre pour la pratique. » [31]

10L’« universalisme conséquent » de Bergson, à rebours de l’universalisme conquérant de Jaurès, procède de cette exigence fondamentale, qui entend diriger toute action selon une ontologie qui en établit la vérité.

11Fonder en conséquence l’action sur l’œuvre, investir résolument l’œuvre (et l’écriture, et la parole) comme action [32] : on ne peut guère à la fin imaginer deux aventures intellectuelles aux prémices plus différents. Enracinées au même terreau – celui de l’excellence scolaire républicaine – les deux œuvres originales et puissantes qu’elles nous lèguent ont néanmoins quelque chose d’essentiel en partage, que l’on oublie peut-être un peu parfois : le sentiment d’une dignité incoercible de l’humain, condition d’une société rendue aux potentialités de la création (Bergson) et de l’émancipation (Jaurès), de la philosophie et du socialisme.

12Frédéric Worms (dir.). Annales bergsoniennes, tome V, Bergson et la politique : de Jaurès à aujourd’hui, préface de Vincent Peillon. Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2012, 531 p.

13Amaury Catel

Sociologie et politique en Roumanie

14Sous le titre « Sociologie et politique en Roumanie (1918-1948) » la revue Les Études Sociales consacre un dossier à la fois consistant et passionnant à ce que fut la manifestation par excellence de la sociologie roumaine pendant l’entre-deux-guerres – l’« École sociologique de Bucarest ». Une entreprise originale dominée par la figure de son initiateur – le professeur Dimitrie Gusti (1880-1955) – au point où l’on parle couramment en Roumanie aujourd’hui de « l’école de Gusti » pour désigner ce projet – à la fois intellectuel, sociétal et politique – qui ambitionna de faire de la sociologie – discipline naissante dans le pays – une « science de la nation ». On doit au professeur Zoltan Rostàs la redécouverte, dans la Roumanie d’après 1989, de la figure de Gusti et la reconstitution du portrait collectif de son « école ». Ce spécialiste reconnu de l’histoire de l’entreprise gustienne signe d’ailleurs, dans ce dossier, plusieurs contributions dont un portrait de Gusti en organisateur de la recherche sociologique et auteur de son institutionnalisation par le double biais de la justification idéologique et des rapports précoces et profitables avec le pouvoir politique. La nouveauté que représente dans le paysage roumain – à partir de 1925 – les campagnes d’enquêtes de l’« école sociologique de Bucarest » ressort de plusieurs études dont celui de David Mihai Gaita sur la cristallisation du cadre théorique de la recherche ou celui de Theodora-Eliza Vacarescu sur la composante féminine de l’ « école » – singulière dans l’Europe de l’époque – et sur la place des femmes dans les enquêtes monographiques menées en milieu rural et l’intervention sociale développée – dans leur sillage – pendant la deuxième moitié des années 1930. Zoltan Rostàs résume aussi l’histoire, peu connue, d’un événement qui n’a pas eu lieu – le XIVe Congrès international de sociologie de 1939 – dont le déroulement était prévu à Bucarest (Marc Bloch était une des personnalités françaises qui devait s’y rendre comme l’atteste sa correspondance avec Lucien Febvre) et qui devait signaler à la fois la reconnaissance internationale de l’« école » de Gusti et celle de la « nouvelle Roumanie » que le protecteur de ce dernier, le roi Charles II, voulait bâtir y compris avec l’aide d’une « sociologie militante ».

15Les prémisses du « militantisme sociologique » que Dimitrie Gusti a imprimé au projet incarné dans son « école » résident dans ce que note Rose-Marie Lagrave au début du recueil d’articles : ancien étudiant de Georg Simmel, Gusti qui « aurait pu… devenir le précurseur des études urbaines en Roumanie » à une époque de modernisation en marche choisit, par contre, de se tourner vers le rural grâce au poids, encore très important, du monde paysan dans la société roumaine et en suivant une tendance très importante dans les différentes manifestations de la culture nationale depuis l’époque romantique. L’originalité de Gusti réside dans la ténacité avec laquelle il projeta dans ce monde rural non pas la nostalgie des littérateurs et des philosophes de la culture mais un penchant pour la recherche empirique doublé et progressivement phagocyté par une utopie volontariste d’ingénierie sociale qui poussera sa démarche sur le terrain des allégeances politiques et, notamment, des rapports étroits avec un pouvoir monarchique autoritaire. Auteur d’un important livre, récemment publié, sur l’imbrication entre sociologie et politique dans la Roumanie de l’entre-deux-guerres, Antonio Momoc propose une réflexion à la fois synthétique et utile qui implique une comparaison – surtout pertinente pour la seconde moitié des années 1930 – entre la « sociologie militante » de Gusti et le projet « régénérateur » de type fasciste. Une comparaison d’autant plus utile que l’entreprise sociologique gustienne finit par devenir – sous la forme d’un ample projet d’intervention sociale – l’instrument politique d’un régime de « dictature royale » (1938-1940) qui cultive ostensiblement le style fasciste comme une marque extérieure de dynamisme et de renouveau. Il est, toutefois, difficile de considérer « l’école » de Gusti, comme le fait Rose-Marie Lagrave, « une des matrice de la version roumaine du fascisme ». La version roumaine du fascisme porte un nom : La Légion de l’Archange Michel, fondée en 1927 et mieux connue comme la Garde de Fer – mouvement antisystème dont le farouche et sanglant volontarisme « régénérateur » est d’ordre éthique et mystique-orthodoxe. Gusti fut toujours un homme de l’« establishment » politique et intellectuel roumain même lorsque celui-ci choisit, en s’installant dans le régime du roi-dictateur Charles II, d’adopter certaines apparences du style « dynamique » du fascisme international. Sauf à considérer le régime dictatorial de Charles II comme une deuxième version, distincte, de fascisme roumain – les manifestations – importantes et indéniables – de mimétisme fascisant que ce régime affiche furent – tout comme l’instrumentalisation du projet de Gusti dans sa dernière phase – des éléments d’une riposte autoritaire face à un fascisme autrement « authentique », celui de la Garde de Fer à laquelle Charles II livra, dans les années 1938-1939, une guerre sanglante.

16« Sociologie et politique en Roumanie (1918-1948) », Les Études sociales, dossier coordonné par David Mihai Gaita et Zoltan Rostas, n° 153-154, 2011, 244 p.

17Florin Turcanu

Rêver et faire rêver

18Il y a plus de vingt-cinq ans déjà, au détour d’un paragraphe sur le secret de l’individu contenu dans le tome IV de l’Histoire de la vie privée, Alain Corbin émettait « l’hypothèse anti-freudienne » d’une possible « historicité du rêve » [33]. Une histoire inédite demeurait à construire, la suggestion étant jusque-là restée lettre morte. C’est cette histoire des rêves entre 1800 et 1945 que nous offre Jacqueline Carroy dans ce livre d’une très grande richesse et d’une belle érudition.

19L’intention du livre est ambitieuse et étayée : les hommes ne sont pas les seuls êtres vivants à faire des rêves, mais ils sont les seuls à se les remémorer, à en témoigner, à les partager, « à les écrire et parfois à les publier ». Le rêve est donc aussi un phénomène social et culturel qui relève de l’histoire « mais de quelle histoire ? », se demande l’auteur.

20Jacqueline Carroy répond à sa question introductive en multipliant les regards disciplinaires et en maniant le rêve comme un outil historique aux multiples fonctions. Un outil qui sert d’abord à interroger le social. La façon dont on parle de ses rêves, ce qu’on en dit ou ce qu’on en tait, les lieux pour en parler, les croyances qui y sont attachées, les livres qui les diffusent – par exemple les succès formidables des clefs des songes au XIXe siècle dont l’auteur offre un précieux tableau – sont autant de phénomènes culturels qui renseignent sur les variations du statut du rêve et des images oniriques dans la société des hommes.

21C’est ensuite un outil littéraire. Les savants ou écrivains, parfois les hommes politiques, tiennent des « mémoriaux » ou des « nocturnaux », par lesquels les rêves se transforment en récit. L’historien Alfred Maury, proche de Napoléon III, ami d’Ernest Renan et de Gustave Flaubert, alimente le sien pendant plus de trente ans (1844-1878), celui de Gabriel Tarde rédigé au jour le jour de mars 1870 à Septembre 1872, semble « l’ébauche d’un livre » (p. 155) et Marcel Sembat parvient dans son journal [34] à s’affranchir de toute pudeur dans la mise en récit de sa sexualité onirique (p. 341). Ainsi le rêve se raconte et s’écrit ; il devient « genre littéraire » à part entière pour certains écrivains qui dans la lignée de Joris-Karl Huysmans tendent, tel Jacques Le Lorrain, à produire des récits esthétiques à caractère érotique.

22Jacqueline Carroy s’empare également du rêve comme un outil qui permet de renouveler les histoires de l’individu pris dans des configurations singulières. Á titre d’exemple, elle s’intéresse aux rêves en guerre – ceux d’Etienne Tanty et ceux de Léon Frédéricq entre 1914 et 1918 – et aux rêves de guerre (ceux de Maurice Halbwach). Ce faisant, elle offre tout simplement un champ novateur sur la Première Guerre mondiale, prouesse en soi si l’on considère l’extrême densité de la production historienne sur la Grande Guerre au cours des trois dernières décennies. Les hommes en guerre ont une intense vie onirique et leurs rêves semblent leur permettre de tenir pendant la guerre, mais aussi de tenir après elle. Elle suggère en effet que le rêve devenant remémoration, offre parfois une nouvelle chance de dire la souffrance, comme celle énoncée tardivement par Maurice Halbwach dans « Le rêve de mon ami L. » [35] (pp. 399-407)

23Enfin (et surtout ?) le rêve est devenu, au cours de la période étudiée, un outil savant à fort enjeu scientifique. Il s’agit là d’une des questions essentielles auxquelles l’ouvrage apporte des réponses : de quoi hérite le Traumdeutung de Freud, son Interprétation des rêves publiée pour la première fois en 1900 ? Qu’est-ce qui fait de ce texte phare de la psychanalyse un texte de son temps et qu’est-ce qui en fait une œuvre radicalement nouvelle ? Comment Freud a-t-il lu les travaux du XIXe siècle et en retour comment les savants rêveurs ont-ils accueilli son travail ? Ici, l’auteur se détache de deux postures qu’elle renvoie dos à dos : celle qui verrait dans la parole freudienne un dogme inamovible et tombé du ciel pourrait-on dire, et ceux qui par principe, tempère les inventions freudiennes au nom de l’existence de catégories ou de notions approchantes dans la littérature psychologique du XIXe siècle. L’objectif de replacer L’interprétation des rêves dans son temps semble parfaitement atteint. Freud connaissait parfaitement les travaux déjà publiés sur les rêves. Il lit et renvoie à la lecture d’Alfred Maury (Le sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent, 1861) ou du « subtil » Joseph Delboeuf (Le sommeil et les rêves, 1885). En 1914, il suggère même que certain de ses concepts, et non des moindres, sont nés de suggestions d’autres auteurs. Par exemple, les notions de « latent » et de « manifeste », lui ont été inspirées par un passage d’Hervey de Saint-Denis (Les rêves et les moyens de les diriger, 1867) « privilégiant l’idée par rapport à la vision du rêve » (p. 318). Freud a donc des prédécesseurs. Mais il est aussi un découvreur qui « réenchante […] le monde onirique » (p. 319) en avançant que le rêve est d’abord la satisfaction d’un désir inconscient de nature sexuelle. Un novateur qui a mis en avant une théorie exclusive et un mode de lecture inédit si puissant qu’il domine encore les lectures contemporaines des rêves occidentaux. Ces derniers sont en effet toujours saisis par des conceptions et des classifications principalement freudiennes qui font que nous rêvons, aujourd’hui encore, non plus comme au XIXe siècle mais comme au début du XXe siècle pourrait-on dire, avec Freud et par Freud.

24Jacqueline Carroy, Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-1945), Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, 459 p.

25Emmanuel Saint-Fuscien

Le maurrassisme en toutes lettres

26Jaurès a prêté une attention certaine aux premiers romans de Léon Daudet : même après l’article du Figaro contre « l’épave du ghetto » Dreyfus en janvier 1895, « Le Liseur » consacre encore quelques lignes à un romancier qui « [l’] effraie un peu », et pour cause ! Méfiant devant tout décadentisme, qu’il décèle chez lui dès Les Morticoles (1894), Jaurès se défie aussi de la haine contre le romantisme et le naturalisme qui anime les « compagnons d’armes » de Barrès, « depuis Maurras jusqu’à Lasserre », parce qu’il y voit la poursuite de la guerre contre « l’esprit de la révolution appliqué à l’art [36] ». C’est à l’étude de ce combat, finalement très XIXe siècle, qu’est consacré le quatrième (et dernier ?) volume de la série de colloques consacrés à Maurras par une très large équipe d’historiens depuis 2008. Dirigé par Michel Leymarie, Olivier Dard et Jeanyves Guérin, ce nouvel opus consacré aux rapports entre maurrassisme et littérature ne déroge pas à la règle fixée au départ : renouveler par une approche transdisciplinaire et transnationale l’histoire du paysage politique d’Action française.

27L’ouvrage, malgré la diversité de ses interventions, s’ouvre sur un mystère consubstantiel au maurrassisme : la revendication matricielle, proclamée par Maurras dans Les Français ne s’aimaient pas (1916), d’un nationalisme d’origine esthétique. Cette vocation de défense de la France et des « services et […] hommages rendus à la beauté et à la vérité par les hommes de sang français » imprègne en profondeur le combat d’Action française en matière de lettres et de culture : mené au nom du classicisme contre la dégénérescence romantique et moderne, la culture n’est pas pour lui un terrain de jeu annexe. Maurras entend au contraire exercer sur les Lettres françaises une influence pour « déterminer un état d’esprit » destiné à « suggérer, susciter, seconder […] un coup de force […] dirigé contre le régime qui tue la France » (1907). L’historien Martin Motte, qui livre une passionnante contribution sur Mistral et Maurras, nous prend même à contrepied lorsqu’il présente un Maurras prisonnier d’une conception politique où « le poème est l’acte par excellence » (p. 34). Sans doute pourrait-on discuter de la portée de cette affirmation de Maurras lui-même, qui trahit comme le souligne l’auteur, un certain romantisme. Toujours est-il qu’à travers la succession des portraits d’écrivains et de revues du volume, se recompose l’image d’une influence intellectuelle majeure, largement oubliée et niée même par la mémoire collective recomposée après 1945, malgré les Hussards (dont Marc Dambre livre un portrait de groupe très en nuance) et le travail d’édition des proscrits de la Libération par les éditions de La Table ronde, étudiée à travers son fondateur Roland Laudenbach.

28Le magistère maurrassien est incontestable, mais il est personnel, à éclipse et sans véritable postérité. Les circonstances – les deux guerres, en particulier – lui confèrent ou lui rendent une force indéniable, mais passagère. Avant 1914, l’AF a besoin de parrains, qu’elle trouve en Paul Bourget et Jules Lemaitre, dont les itinéraires sont étudiés par Laurent Joly. Lemaitre, fondateur de la Ligue de la Patrie française, a trouvé en Maurras un repère qui lui dispensa la « plénitude de sa sécurité morale et politique » (p. 47) : ce n’est pas rien pour les écrivains inquiets, même si en retour l’AF l’a usé jusqu’à la corde, en propagandiste itinérant et bon à tout faire. Quant à Bourget, le ralliement à l’AF en 1900 lui permettait de « porter témoignage d’un monde fatalement perdu » (p. 48). Mais la notoriété venant, l’AF s’est affranchi de ces tuteurs pour devenir un point de ralliement d’hommes de lettres estimant ou admirant Maurras. La question des générations et des relèves est ici centrale : pour les Hussards, mais aussi pour les intellectuels de la jeune droite des années 1930 étudiés par Olivier Dard, parmi lesquels s’ébauche à la guerre un retour temporaire à Barrès dans un mouvement de balancier qui reflète, jusque dans leur postérité, les relations complexes entre les deux hommes. Quelle qu’ait été l’influence de Maurras sur les jeunes générations de nationalistes, il ne fut jamais le « prince de la jeunesse » auquel Blum ou Aragon conservèrent une forme d’estime.

29Maurras n’a jamais lésiné sur les moyens pour asseoir sa réputation littéraire, qui est aussi faite du jugement des pairs. Cette stratégie est couronnée par son élection à l’Académie française en juin 1938, étudiée par Jean Touzot : l’influence des maurrassiens y a grandi dès 1935, et la conquête du siège est orchestrée avec une grande habileté par Henry Bordeaux, malgré les résistances de Mauriac et la haine recuite de Daudet contre la vénérable institution. Ce prestige personnel a séduit loin et beaucoup, mais il ne s’est pas traduit par une production proprement maurrassienne, c’est-à-dire appliquant les préceptes de l’École romane imaginée avec Jean Moréas puis plus largement les « idées » d’AF. La comparaison avec le réalisme socialiste vient immédiatement à l’esprit et elle est d’ailleurs discutée par la conclusion du volume : en fait, l’unanimité esthétique dans le mouvement est de « pure façade » (p. 288). Quant à l’École romane, son influence s’est fanée dès le début des années 1920. Maurras lui-même s’est défendu de l’esprit de système en matière de culture, et on se surprend à découvrir chez Daudet et Maurras des goûts littéraires plus amples que la violence de leur rhétorique pouvait laisser deviner. Maurras « flirte » avec Gide jusqu’au premier après-guerre (Pierre Masson), et Daudet proclame son goût pour Proust, Bernanos et Céline (Jean El Gammal). Du moins pour le Bernanos du Soleil de Satan (1926) et le Céline du Voyage (1932) : la fin du flirt sonne en général l’heure de l’invective.

30Ces façons de transiger avec la « ligne » maurrassienne auraient pu permettre au mouvement de devenir un « foyer de création » (p. 289). L’AF après tout possède un incontestable pouvoir de consécration, un lectorat conquis d’avance, des réseaux, des personnalités, toutes choses qui contribuent au succès littéraire. Mais on aperçoit, à la lecture des différentes contributions qui mêlent des figures majeures d’écrivains pro-et anti-maurrassiens de droite (en particulier Bernanos et Claudel, remarquablement étudiés par Denis Labouret et Pascale Alexandre-Bergues), plusieurs explications à cet échec et à l’absence d’une réelle postérité. L’une tient au décalage croissant entre le projet maurrassien et les évolutions du champ littéraire après 1919 (p. 290), et tout particulièrement en matière romanesque. L’autre procède de la puissance montante de la NRF, surtout après l’arrivée de Jacques Rivière, bien décidé à contrer l’influence maurrassienne (« je me charge, écrit-il à Gallimard en août 1918, de river leur clou [à ces gens-là] »). La Revue universelle, étudiée par Michel Leymarie, reste au second plan. Et des pans entiers de la création artistique échappent à l’influence maurrassienne : ses poètes sont de troisième ordre, et le théâtre pour l’essentiel lui « a échappé ou résisté », selon Jeanyves Guérin. Le monarchisme de Maurras, rationnel et badigeonné de christianisme, est une construction bizarre qui n’en convainc quelques-uns qu’à moitié, entre les « monarchistes de lassitude » comme Mistral et des chrétiens monarchistes qui rêvent finalement d’un royaume étranger à celui de Maurras.

31Mais cet échec tient surtout au danger intrinsèque que contient le mot d’ordre du « politique d’abord » : parce qu’il heurte bien des intellectuels profondément chrétiens qui ne sauraient s’y résoudre sans renier leur foi, alors qu’ils sont la clientèle intellectuelle privilégiée du mouvement. Parce qu’il trahit sans doute l’absence d’une politique culturelle à part entière : il existe bien un « Parti de l’Intelligence », mais ce n’est pas l’AEAR. La culture selon l’AF est un champ amputé par toute sorte d’exclusives nationalistes, alors même que le maurrassisme résonne en Roumanie, en Belgique et au Portugal, par les canaux monarchistes ou de la « fraternité latine », étudiés par trois fortes contributions en fin de volume. Parce qu’enfin il heurte le sens même d’une œuvre que son auteur conçoit volontiers, même quand elle est inachevée, comme un tout autonome et original. L’intérêt de ce volume, par le riche questionnaire qu’il déploie, est au fond de remettre à l’ouvrage cette double illusion : du pouvoir politique sur l’art, et de l’art sur lui-même.

32Michel Leymarie, Olivier Dard, Jeanyves Guérin (dir.), Maurrassisme et littérature. L’Action française culture, société, politique (IV), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012, 320 p.

33Romain Ducoulombier

Jacques Decour, l’Allemagne et les nazis

34C’est d’un jeune homme précoce qu’il sera ici question, et d’une trajectoire météorique : celle de Daniel Decourdemanche, né en février 1910, qui commença à publier livres et articles sous le pseudonyme de Jacques Decour à partir de 1930. Deux romans, chez Gallimard où l’a repéré Jean Paulhan, en 1930 et 1936, une quinzaine de recensions et un texte de fiction dans les colonnes de la NRF entre les mêmes dates – on aurait aimé en lire quelques-unes ici, mais sans doute les droits de reproduction en sont-ils difficiles à négocier – et en 1932 le remarquable Philisterburg, recueil d’articles sur l’Allemagne tirés d’un séjour comme professeur de français à Magdebourg, d’abord publiés au printemps dans trois livraisons successives des très bourgeoises Annales politiques et littéraires de Gérard Baüer et Pierre Brisson. L’année suivante, l’auteur commence une carrière dans l’enseignement, ayant réussi à 22 ans – c’était un record de précocité – l’agrégation d’allemand. Sa carrière est rapide : Reims, Tours et dès 1937 un lycée parisien, celui qui porte aujourd’hui son nom et qui était à l’époque le lycée Rollin. Parallèlement, le jeune professeur milite au sein des jeunesses puis du Parti communistes, dont il devient membre en 1936.

35Les articles proposés ici par Pierre Favre, biographe de Decour (Jacques Decour, l’oublié des lettres françaises, Farrago, 2002) et Emmanuel Bluteau, responsable des éditions La Thébaïde – dont il faut saluer l’ambition intellectuelle comme le professionalisme éditorial – sont classés en deux parties d’égal volume : « Avant-guerre » et « Dans la clandestinité », cette dernière présentant les textes (par définition signés de pseudonymes autres que celui utilisé par l’auteur en temps de paix) selon leur vecteur de parution : L’Université libre, La Pensée libre, Les Lettres françaises – tous titres à l’origine desquels fut Jacques Decour, ce qui est assez dire le rôle considérable qu’il joua dans la structuration de la Résistance intellectuelle. De cette Résistance il ne devait guère voir les retombées puisque, arrêté quelques jours avant son trente-deuxième anniversaire, il fut fusillé au Mont-Valérien le 30 mai 1942, une semaine après ses camarades de parti Georges Politzer et Jacques Solomon, co-fondateurs avec lui des deux premiers de ces journaux.

36Le titre choisi aujourd’hui par l’éditeur de cette quarantaine de textes, de format et de nature variables, La Faune de la collaboration, est celui qui sert de chapeau à deux copieux articles publiés, l’un en février 1941 l’autre un an plus tard, dans les deux livraisons successives (il n’y en aura plus d’autres après l’arrestation du trio Decour-Politzer-Solomon) de La Pensée libre. Le premier de ces articles est sous-titré « Écrivains français en chemise brune », le second « L’Allemagne de Goethe condamne l’Allemagne de Hitler ». Dans l’un comme dans l’autre Decour s’y révèle impeccable analyste – ainsi, dans « Mythes et ersatz en littérature », met-il en évidence la faiblesse absolue des écrivains de la Révolution nationale – et pamphlétaire mordant – les pages consacrées à Alphonse de Chateaubriant, « débris de l’aristocratie réactionnaire », et à son mysticisme de pacotille sont d’une jubilatoire et dévastatrice ironie – le second témoignant en outre de ce qui fait sa force et sa spécificité au sein de la Résistance intellectuelle, à savoir sa connaissance et son amour de la culture allemande : celle de Goethe, de Heine et de Thomas Mann – déjà convoqués dans « L’humanisme allemand », magnifique texte publié en février 1939 dans Commune – non celle d’Alfred Rosenberg que les écrivaillons ratés de la collaboration entendent inculquer à la France.

37Jacques Decour n’a pas eu le temps de devenir un germaniste marquant : sa thèse sur la religion romantique en Allemagne, dont il déposa le sujet en 1934, n’avança guère, du fait de la multiplicité de ses engagements, littéraire, politique puis résistant. De même n’est-il sans doute pas Nizan : bien que réédités à quelques reprises depuis la Libération, ses romans n’ont pas, ou pas encore, rencontré leur public. En revanche, les extraits qui en sont présentés ici donnent une envie furieuse de lire l’intégralité de son Philisterburg, témoignage de la montée du nazisme dans une ville prussienne, à mi-chemin des romans d’Isherwood et les eaux-fortes de Grosz.

38Je suis moins enthousiasmé par les articles ayant pour fonction de transmettre les consignes du Parti : encore en mars 1941, dans L’Université libre, Jacques Decour renvoie-t-il dos-à-dos « l’or de la banque d’Angleterre et de la Federal Reserve [et celui] de la Reichsbank, de la Banque d’Italie ou du Japon », ajoutant même que « M. Hitler crie bien fort sa foi en la victoire, M. Churchill aussi ; et tous [deux] mettent en prison ceux qui veulent la paix des peuples ». C’est un beau signe d’honnêteté de la part des éditeurs de ne pas cacher ce type d’écrits qui, s’ils n’ajoutent rien à la gloire de leur auteur, sont une pièce de plus à verser au dossier déjà épais du rapport des intellectuels au communisme dans la seconde moitié des années 1930.

39Mais du coup, par effet de contraste, quelle bonne idée a eue Emmanuel Bluteau de publier en lever de rideau cette « Note sur la Culture », adressée en octobre 1935 par Jacques Decour à Paulhan ! On a envie de citer l’intégralité de ces trois pages, lumineuses d’intelligence et de sensibilité, avec l’espoir qu’elles trouveront ainsi des lecteurs – y compris du côté de la rue de Valois. Je ne le fais pas afin que nombreux soient, je l’espère, ceux qui, comme moi, auront le plaisir de découvrir ce livre, de s’y instruire comme de s’y émouvoir au souvenir d’un héros de trente ans.

40Jacques Decour, La Faune de la collaboration : articles 1932-1942, réunis et présentés par Pierre Favre et Emmanuel Bluteau, Le Raincy, La Thébaïde, 2012, 349 p.

41Marc Olivier Baruch

Une biographie d’une curieuse figure de la presse et de la politique française

42Jean Luchaire est aujourd’hui une figure bien oubliée. Journaliste et animateur de revues dans les années 1920 et 1930, auteur d’un ouvrage qui dit l’époque Une génération réaliste en 1929, briandiste et partisan d’un rapprochement avec l’Allemagne, il fait le choix de la collaboration en 1940, devient le patron de la presse sous l’Occupation, fuit à Sigmaringen et il est finalement fusillé en février 1946. Cédric Meletta en propose une biographie à la fois bien informée et parfois un peu trop surprenante dans sa forme. L’auteur avait auparavant écrit une thèse d’histoire inédite sur la Fédération des jeunesses laïques et républicaines [37].

43Le plan du livre, strictement chronologique, insiste surtout sur la présentation de Luchaire en son milieu social et intellectuel. Héritier d’une dynastie républicaine de professeurs, fils de Julien Luchaire – l’homme de l’Institut français de Florence puis de l’Institut international de coopération intellectuelle –, Jean Luchaire a au départ un parcours marqué par ce milieu (né à Sienne en Italie, son retour à Paris se caractérise par des soutiens variés dans les milieux intellectuels et artistiques). La tâche du biographe n’était pas simple car il ne disposait pas de fonds d’archives constitué autour de Luchaire. Il y a remédié par une recherche très large qui a porté ses fruits même si les très nombreuses archives collectées (dont des correspondances intéressantes) sont souvent surtout riches sur l’entourage de Luchaire. Peut-être est-ce pourquoi cette biographie ressemble souvent à la manière d’un type particulier d’histoire des intellectuels à des longues listes de noms, l’influence et les réseaux étant ici plus supposés que démontrés…

44La présentation de l’expérience de Notre Temps est un peu rapide ou plus exactement elle ne considère pas assez le contenu de la publication, mais il est vrai qu’une thèse récente le fait par contre remarquablement [38]. Ainsi Meletta s’intéresse peu à la manière dont Luchaire parvient à garder durant de longs mois les signatures du radical Pierre Mendès France et du socialiste Pierre Brossolette dans des pages où ses prises de positions pro-allemandes dépassent un simple pacifisme. Le biographe insiste sur cette séduction du personnage dont son ami André Sauger disait en 1930 : « Luchaire, girouette charmante qui tourne au gré des vents, est en vérité des plus joyeux ». Il signale aussi combien Luchaire journaliste est dépendant des fonds secrets du Quai d’Orsay.

45Sur la période de la collaboration, Meletta propose d’intéressants compléments au travail ancien mais important de Claude Lévy [39]. La proximité de Luchaire avec Otto Abetz depuis l’entre-deux-guerres lui permet d’un seul coup d’être remis en scène et de retrouver pouvoir et argent. Il fait en quelques mois des Nouveaux Temps le symbole de la presse collaborationniste. L’éphémère titulaire d’un commissariat à l’Information dans le cabinet de fantômes à Sigmaringen signe sa chute qui s’achève après son procès face au peloton d’exécution.

46Si ce travail est bien informé factuellement, l’auteur semble parfois s’éloigner du savoir historique [40] pour des effets de style trop rhétoriques dont on peut penser qu’ils ne sont pas tous heureux et parfois même assez ridicules.

47Cédric Meletta, Jean Luchaire. L’enfant perdu des années sombres, Paris, Perrin, 2013, 450 p.

48Alain Chatriot

De l’opportunisme en politique

49Il n’y a sans doute pas meilleur exemple d’opportunisme politique que la trajectoire du « héros » de ce livre. Tour à tour socialiste, nazi (pourquoi hésiter sur les termes ?) et finalement conservateur bon teint, Georges Albertini a servi tous les pouvoirs qui lui semblaient combattre l’hydre communiste. C’est à cette passion de l’anticommunisme que s’attache Pierre Rigoulot ou, du moins, qu’il aurait dû s’attacher. Car à quoi à bon produire un récit d’une grande érudition sur un tel personnage, si ce n’est pour expliquer les ressorts de son action ?

50Fait rare pour un « homme de l’ombre », trois biographies avaient déjà été consacrées à Georges Albertini (1911-1983) [41]. Il faut dire que sa trajectoire politique détonne dans le paysage intellectuel français. Elle l’a mené du socialisme au conservatisme (ce qui n’a certes rien d’original), mais en passant par la collaboration et l’adhésion sincère au « socialisme national ». Bras droit de Marcel Déat, tant au sein du Rassemblement national populaire qu’au ministère du Travail, Albertini fait partie de ces jeunes socialistes, en apparence solidement formés intellectuellement, qu’un mélange de pacifisme et d’anticommunisme ont jeté dans les bras d’Hitler. Sa planche de salut aura été d’avoir partagé durant l’Épuration la cellule d’Hypolite Worms à Fresnes. Gracié en 1948, il trouve auprès de cet homme d’affaires un soutien financier pour se lancer dans ce qui lui semble la grande bataille du moment : la lutte contre le « péril » communiste. Le patronat, en particulier le GIMM de la Région parisienne, subventionne largement ses activités. On prête à Georges Albertini une grande influence durant ces années de Guerre froide. Lui-même se pense volontiers comme le conseiller officieux de la plupart des gouvernements français (ce qui ne l’empêche pas d’avoir en horreur certaines personnalités de premier plan comme Pierre Mendès France). La période pompidolienne constitue une sorte d’apogée : bénéficiant de l’oreille attentive de Pierre Juillet et de Marie-France Garaud, Albertini vit Jacques Chirac s’affirmer comme leader politique et, par l’intermédiaire des revues et de centres de documentation qu’il animait, entreprit la reconversion politique de jeunes militants venus de l’extrême droite (Alain Madelin, notamment). Son seul objectif : faire barrage à l’union de la gauche ; empêcher les communistes d’exercer le pouvoir par tous les moyens. Comme le note Pierre Rigoulot : « Voilà tout Albertini : le communisme était tout particulièrement dangereux quand il semblait ne pas l’être et il était toujours le même lorsqu’il paraissait changer » (p. 314).

51Cette nouvelle biographie de Georges Albertini est certainement la plus complète publiée jusqu’à présent. Non seulement, parce qu’elle traite de l’ensemble de sa carrière politique (et pas uniquement de la phase collaborationniste). Mais aussi, parce qu’elle mobilise une très abondante documentation collectée en France (principalement à l’Institut d’histoire sociale, fondée en 1935 par Boris Souvarine, que Pierre Rigoulot dirige) et aux États-Unis (à la Hoover Institution de Stanford). Ces sources, complétées par des entretiens et la grande familiarité de l’auteur avec « l’empire Albertini », permettent de dépeindre minutieusement l’homme privé (jusque dans son intimité), de décortiquer ses réseaux et ses pratiques politiques (financement de campagnes, lobbying, fichage de militants communistes, etc.). L’approche biographique, bien que très classiquement chronologique et descriptive, éclaire tant l’histoire de la collaboration, que celle des reclassements d’après-guerre. L’anticommunisme de Guerre froide fût une lessiveuse idéologique qu’on peine à se remémorer aujourd’hui. On la voit ici en pleine action.

52Georges Albertini met visiblement l’auteur mal à l’aise. Celui-ci qualifie certes sa démarche d’empathique, et non de sympathique, mais en tant que responsable de l’Institut d’histoire sociale, il ne peut qu’y « percevoir partout l’ombre de Georges Albertini » (p. 11). Difficile de se dire « antitotalitaire » quand on doit assumer l’héritage d’un sulfureux collaborateur antisémite, dont les plus proches ont piloté l’IHS pendant de longues années, comme Guy Lemonnier (alias Claude Harmel). Tout le discours d’une instance comme l’IHS s’est construit sur la mise en parallèle des régimes fascistes et du communisme. Aurait-elle bénéficié du soutien très actif d’un pourfendeur de la « juiverie », prônant l’interdiction des « mariages juifs-aryens » (p. 119) ? L’enjeu aura été pour Pierre Rigoulot de comprendre, sans juger, de retracer le parcours d’Albertini en préservant une certaine distance. Cette posture cathartique présente cependant d’indiscutables limites. L’auteur ne cache pas qu’Albertini est indéfendable. Faut-il louer son combat anticommuniste sans tenir compte de ces diatribes antisémites répugnantes ? Pierre Rigoulot tente de rester le plus objectif possible. On a du coup l’impression de faire face à un néant idéologique et peine à comprendre le cheminement du socialisme national au chiraquisme. Sauf à considérer que sur le plan économique et social, Albertini faisait siennes les idées de ceux qui lui apparaissaient comme les opposants les plus farouches au communisme, ou à tout le moins, ceux qui semblaient capables de l’emporter dans la bataille électorale. Mais là encore, cet anticommunisme viscéral intrigue : comment s’effectue (avant le pacte germano-soviétique) le lien entre pacifisme et anticommunisme ?

53Autrement dit, le défaut principal de cette biographie est que l’objet politique Georges Albertini ne semble pas suffisamment construit. On le présente comme un homme de réseaux. Mais au cœur de « ses réseaux » se trouve un groupe d’intellectuels plus ou moins affiliés à l’IHS (sa bibliothèque conservait la plupart de leurs fonds [42]) dont les trajectoires présentent bien des analogies avec la sienne : René Belin, Achille Dauphin-Meunier, Lucien Laurat, Georges Lefranc ou encore Ludovic Zoretti, tous socialistes, pacifistes, syndicalistes CGT, ralliés à la collaboration ou à Vichy et fermement anticommunistes. Comment un étonnant cocktail d’aveuglement et de préscience leur fit accepter l’inacceptable ? Ou, plus crûment, pourquoi voulurent-ils toujours être du bon côté du manche ? C’est sans doute là la limite essentielle de cette biographie : elle apporte énormément sur Georges Albertini, mais sans interroger l’objet qui aurait dû être le sien : un opportunisme, idéologiquement fondé, dont Albertini n’est qu’un des représentants (certes exemplaire), et dont on comprend que le moteur reste la volonté de préserver l’ordre social et soi-même. Evidemment cette thèse n’est pas celle de l’auteur, mais c’est bien ce qui manque à cette biographie, encore une fois si bien renseignée : une thèse.

54Pierre Rigoulot, Georges Albertini. Socialiste, collaborateur, gaulliste, Paris, Perrin, 2012, 410 p.

55François Denord

Faire des sciences sociales

56Le lecteur curieux qui ouvrira l’un des trois volumes (disponibles séparément ou en coffret) de Faire des sciences sociales n’y rencontrera pas forcément ce à quoi il s’attend. Il n’y lira aucun de ces essais ou de ces expertises dont regorgent les pages des quotidiens ou des think thanks sur la crise, l’ascenseur social ou la frénésie mémorielle. Il n’y pas trouvera pas, du moins pas directement, ces concepts étendards que sont par exemple le genre, l’histoire connectée, la globalisation, les cultural studies, etc. Il n’y verra pas de dénonciation, d’appel à sauver les sciences sociales critiques, ni de manifeste [43] visant à retrouver un âge d’or perdu, celui des années 1960-1970, le temps où ces sciences, autour de quelques grands « maîtres » (Lévi-Strauss, Braudel, Foucault, Bourdieu), auraient régné sans partage, à la fois dans l’espace académique et dans la sphère publique. Mais il pourra y observer des chercheurs à l’œuvre, au travail, soucieux à la fois de présenter la singularité de leur objet et de les inscrire dans une perspective plus générale. Si ces chercheurs sont réunis par leur commune appartenance à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), leurs terrains sont aussi variés que leur discipline d’origine (histoire, anthropologie, ethnologie, sociologie bien sûr, mais aussi linguistique, économie, géographie, philosophie).

57Sans doute en parcourant ces articles dont les thèmes vont de la présence des servantes – nymphes dans l’art aux catégories linguistiques, de la gestion des fleuves à l’anthropologie religieuse en passant par les capitales des deux Corée ou les interrelations méditerranéennes à l’époque moderne, le même lecteur doit-il consentir à une certaine… ascèse. Les auteurs et les directeurs de l’ouvrage se montrent en effet aussi exigeants à son égard qu’ils l’ont sans doute été pour eux-mêmes et certains passages peuvent paraître difficilement accessibles. Il reste que cette difficulté même, et l’envie qu’elle donne de la vaincre, entre dans l’indéniable plaisir intellectuel que procure l’ensemble. « Aux yeux de quiconque n’est point un sot, en trois lettres, écrivait Marc Bloch, toutes les sciences sont intéressantes », même si ajoutait-il « chaque savant n’en trouve pour finir qu’une (un peu plus ?) dont la pratique l’amuse. [44] » Pourquoi pas ne pas convenir avec lui que, à moins d’être des bureaucrates de la recherche, on fait aussi des sciences sociales un métier en raison du plaisir et de l’intérêt qu’elles suscitent ? Cet appétit ou ce désir, les trois volumes le comblent, à la fois par la pluralité des cas abordés et par la diversité des modes d’approche. Quelle que soit notre bonne volonté interdisciplinaire en effet, dans le cours normal de nos lectures, nous nous cantonnons le plus souvent à une discipline (la nôtre) et à celles qui sont immédiatement connexes. Ici, l’occasion est donnée d’aborder des rivages ou des langages moins connus, tels que par exemple (pour l’historien), ceux de la linguistique ou de la philosophie de l’esprit. Chacun peut trouver au détour d’un article l’occasion de faire un pas de côté (vers la raison humanitaire, la question du rapport aux sciences cognitives pour l’analyse des comportements sociaux ou encore une analyse au plus près de la guerre) et en même temps des ressources pour envisager autrement ses propres objets.

58La construction des volumes joue également dans la stimulation qu’apporte l’ensemble. Le choix a été fait de passer non par des catégories, des objets ou des échelles mais par la clarification d’un certain nombre d’opérations de l’esprit, considérées comme fondamentales et présentes dans toute démarche de science sociale. En l’occurrence ici elles sont trois (le rythme ternaire conserve ses droits !), qui correspondent chacune à un tome : critiquer, comparer, généraliser. Dans tous les cas, l’introduction vise à ressaisir la signification de chaque opération. Pour le premier volume, il s’agit de définir l’acte critique non dans le sens militant (la lutte contre la domination) qui lui est parfois donné (par exemple quand on parle d’histoire critique) mais comme une part intrinsèque de la démarche du chercheur, celle qui consiste à penser autrement un objet problématique, à ouvrir ou à rouvrir l’enquête à propos d’un cas qui interroge ou d’une situation indéterminée. D’une manière un peu similaire, le but est, dans le deuxième tome, de montrer que la comparaison n’est pas un accessoire supplémentaire, ou plus prosaïquement un élément rhétorique presque obligatoire lors de la présentation d’un projet de recherche, mais qu’elle est consubstantielle au cheminement : on ne définit pas son objet « dans le vide », on le pose toujours, en le comparant, implicitement ou explicitement, à d’autres ou à d’autres grilles d’analyse. Tout n’est cependant pas réglé avec ce constat : à quelles fins comparer ? Avec quels outils et sous quelles formes ? Comment aborder de la question de l’incommensurable ? Le dernier livre enfin s’attaque à ce qui peut constituer aujourd’hui la visée généraliste des sciences sociales, aux manières de l’incarner (par quelles méthodes ?) alors que se sont estompées les grandes grilles de lecture marxistes ou structuralistes.

59Le tout n’a certes pas la sage apparence du catalogue des nouveaux thèmes de la recherche ; il présente en revanche de vrais avantages. La spécificité (qui n’implique pas de supériorité) du rôle de chercheur par rapport à celui de journaliste ou d’expert ou d’artiste y éclate beaucoup mieux, beaucoup plus concrètement, que dans n’importe quelle proclamation théorique (voir par exemple la contribution de Stéphane Breton sur les différences entre le regard, au sens propre, du journaliste, du romancier et de l’ethnologue). De plus, si les nouveaux centres d’intérêt des chercheurs depuis ces trente dernières années apparaissent bel et bien, qu’il s’agisse de la recherche de nouvelles échelles, transnationales, d’analyse, de la prise en compte du genre ou du poids du colonial, ils perdent de leur allure de dogme ou, pire, de phénomène de mode. On voit, de manière plus transversale et aussi plus apaisée, comment ils peuvent être traités pratiquement et comment leur prise en compte peut venir enrichir différents types d’enquête [45]. Ainsi, la question des échelles d’analyse et du transnational est ici traitée, et à chaque fois sous de nouvelles facettes, par un philosophe (Olivier Remaud sur la raison cosmopolite), par des historiens (Jérôme Baschet à propos d’un Moyen-Age mondialisé, Jocelyne Dakhlia sur les relations méditerranéennes, Jean-Frédéric Schaub et Catarina Madeira Santos concernant l’histoire impériale et coloniale d’Ancien Régime) et par une géographe (Valérie Gélézeau pour la/ les Corée dans les sciences sociales).

60Au fil des articles sont à nouveau remis sur le métier certains des débats et des clivages qui ont traversé et pour beaucoup traversent encore les sciences sociales [46] : comment établir des sciences qui n’ont à faire qu’à des cas contingents, singuliers, humains et ne peuvent obéir aux mêmes règles que les sciences de la nature ? Quels défis imposent dans ce domaine les tentations hégémoniques des sciences cognitives d’une part (brutalement dit, le social est-il une affaire de neurones ?), des sciences économiques revendiquant la perfection de leur modèle mathématique de l’autre (voir les contributions de Jérôme Dokic et de Sébastien Le Chevalier) ? Après la fin des illusions naturalistes, mais alors que s’épuisent aussi les formes les plus radicales de constructivisme (celles qui disent que tout phénomène social n’est qu’une construction), quels usages faire des mots et des catégories (ainsi l’article de Jean-Pierre Cavaillé) ? Quel est le rapport de la réalité et de la fiction ? On aurait tort de faire de ces questions des jeux gratuits d’intellectuels, seulement destinés à donner un supplément d’âme aux travaux considérés, eux, comme vraiment sérieux et utiles (ceux des sciences mathématiques, physiques et biologiques, et économiques). Après tout, comme le remarque Caterina Guenzi à propos des anthropologues (Comparer, p. 289), les questions posées ne font que traduire en d’autres termes des questions en apparence plus simples et qui sont au fondement de nos sociétés : pourquoi certaines personnes sont-elles puissantes ? Comment savons-nous ce qui est vrai ? Quel individu ou quel collectif parle au nom de qui, en vue de quelle action à entreprendre de façon individuelle ou commune (Généraliser, p. 26) ?

61Aucun des chercheurs qui contribuent aux trois volumes ne prétend pouvoir répondre définitivement à ces questions, et face à elles, ils ne convoquent pas non plus, ou peu, de grands paradigmes unifiant abrités sous quelque grande autorité magistrale. On peut ne pas regretter le temps passé des mandarins, des guides ou des statues du commandeur et observer au contraire avec une certaine sérénité que ce collectif fait apparaître moins une quelconque génération que des profils de chercheurs démocratiques. Comme l’ouvrage le montre, cette démocratisation n’implique pas forcément l’affadissement des individualités savantes ; celles-ci au contraire transparaissent que ce soit dans le style, l’œuvre déjà construite ou le rapport à l’objet. Cependant aucune personnalité n’écrase les autres, ni ne se revendique en chef d’école. On a à faire ici à des chercheurs moins sûrs de détenir la clef, moins surplombants, plus conscients aussi des problèmes constants que pose la navigation entre la sphère académique et la sphère publique, entre les usages savants et les usages quotidiens. Ainsi nombre d’auteurs se montrent-ils attentifs au fait que les opérations de l’esprit déployées ici, et parfois les travaux qui en résultent, se retrouvent également dans les pratiques des acteurs sociaux qui à leur tour comparent, critiquent, généralisent, qui observent parfois les chercheurs autant qu’ils sont observés par eux. Il n’y a dans cette situation aucune matière à indignation ou à une quelconque défense obsidionale, mais il y a là une source de réflexion.

62C’est elle que poursuivent les divers contributeurs, en même temps qu’ils s’interrogent sur l’usage de l’héritage structuraliste (pour les anthropologues ou les linguistes), qu’ils poursuivent le questionnement sur les grammaires de l’action, qu’ils mettent en lumière la plasticité (qui n’est pas synonyme d’inexistence) des espaces et des catégories. Même si, on l’a dit, on ne peut résumer Faire des sciences sociales à aucune théorie, à aucun cadre de pensée unique, on est tenté, après avoir traversé l’ensemble, de faire deux remarques. Tous ces chercheurs, les historiens aussi bien sûr, cherchent à comprendre un présent observé, sinon avec inquiétude (concernant des risques, perçus comme grandissants, de corruption, de destruction ou d’entropie), du moins avec le sentiment qu’il est un temps de transition pour lequel les grands récits ordonnateurs des périodes précédentes ne valent plus. Simultanément une bonne partie d’entre eux manifestent, y compris hors du volume consacré spécifiquement à ce sujet, la volonté de sortir du relativisme, de trouver de nouveaux langages communs aux sciences sociales, de penser de manière plus générale, de chercher à nouveau des règles universelles pour l’analyse des sociétés.

63Même s’il est trop tôt pour statuer définitivement sur ce point, il y a peut-être ici l’indice d’un changement [47]. Les années 1980-1990 ont été, pour l’écrire très vite, marquées par la fragmentation, la mise en doute des grilles de lecture globalisantes, l’insistance sur le micro, le retour de l’acteur, etc. Elles ont également été caractérisées par toutes les formes possibles de déconstruction et de critique des catégories et des concepts préétablies, considérées comme autant de constructions et à vrai dire d’illusions masquant la « vraie » nature du réel. Il semble qu’aujourd’hui les sciences sociales, au moins la partie la plus dynamique et la plus innovante d’entre elles, soient à la recherche, sinon de reconstruction, au moins de dépassement et d’un nouvel universalisme méthodologique. Le contexte actuel de globalisation n’est pas forcément une aide : comme le remarque par exemple Michel de Fornel à propos des catégories linguistiques, il est au moins autant une incitation à la valorisation des particularités et des cas singuliers qu’à la quête de dynamiques générales. Par ailleurs, et les auteurs de l’ouvrage en sont conscients, l’équilibre est toujours difficile à trouver entre l’attention prêtée précisément aux cas et les tentatives de généralisation. Il reste que le dépassement, l’ambition de recherche de l’universel, de ce qui est commun à l’humanité et au fonctionnement des mondes sociaux ne peut être abandonnée. C’est sans doute dans la réaffirmation de cette ambition, et tout simplement d’une ambition intellectuelle, que gît tout le prix et toute la portée de l’ouvrage.

64Faire des sciences sociales, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, 3 vol. :

65Pascale Haag et Cyril Lemieux (dir.), Critiquer, 350 p.

66Olivier Remaud, Jean-Frédéric Schaub et Isabelle Thireau (dir.), Comparer, 317 p.

67Emmanuel Désveaux et Michel de Fornel (dir.), Généraliser, 326 p.

68Marion Fontaine

Où en est l’histoire économique ?

69L’ouvrage dirigé par Jean-Claude Daumas, L’histoire économique en mouvement, entre héritage et renouvellements, publié en 2012 aux Presses Universitaires du Septentrion, constitue un jalon important dans le développement de l’histoire économique en France, dont il s’attache à reconstituer l’histoire, à proposer une manière de bilan et à préciser les perspectives et les enjeux des développements futurs. Le volume rassemble une vingtaine de chapitres qui, pour la plupart, ont été produits dans le cadre d’un Réseau Thématique Pluridisciplinaire d’histoire économique créé par le CNRS en mai 2007 afin de faire le point sur la situation de l’histoire économique en France, ainsi que sur l’évolution de ses objets, de ses problématiques et de ses méthodes. Il est divisé en deux parties articulées sur une logique géographique (« L’histoire économique en France aujourd’hui » et « L’histoire économique vue d’ailleurs »), mais il est sans doute plus efficace d’y reconnaître six blocs successifs. Les deux premiers chapitres proposent des bilans généraux du développement de la discipline depuis la fin des années 1960, avant que ne soient proposés des bilans plus spécialisés : d’abord, trois chapitres organisés chronologiquement (sur l’histoire économique de l’antiquité, du Moyen-Âge et de l’époque moderne), puis trois chapitres thématiques (sur l’histoire économique des campagnes, des institutions et de la finance). Quatre chapitres détaillent ensuite des enjeux attachés à la construction des objets de l’histoire économique, qu’ils s’articulent autour d’une approche spécifique comme celle de la Business history, autour d’un dialogue interdisciplinaire (avec l’économie ou les sciences sociales) ou des liens entre histoire économique et histoire sociale. Les deux derniers blocs placent ces bilans essentiellement centrés sur la France dans une perspective internationale, d’abord avec deux chapitres présentant l’un la situation de l’histoire économique en Italie et l’autre la manière dont la recherche française en histoire économique est reçue à l’étranger, avant que six chapitres ne présentent des travaux marquant produits ailleurs qu’en France au cours des vingt dernières années, mobilisant notamment des méthodes quantitatives ou les problématiques de l’histoire globale.

70Au simple énoncé de la liste des chapitres, on comprend la variété des sujets abordés dans l’ouvrage et l’impossibilité d’en résumer le propos de manière linéaire. Il est cependant possible d’y repérer des points de consensus et de baliser quelques-unes des lignes qui semblent structurer les débats au sein de la communauté des historiens de l’économie. Le point le plus consensuel de l’ouvrage renvoie à la trajectoire de l’histoire économique au cours des quarante dernières années, qui serait celle d’une perte d’hégémonie. La trajectoire de la discipline sur laquelle s’accordent ses praticiens n’est cependant pas linéairement déclinante. Elle se structure, sommairement, en trois temps. Celui, tout d’abord, où l’histoire économique est censée dominer la discipline historique dans son ensemble, d’abord en raison de la place que les programmes de recherche impulsés par F. Braudel et E. Labrousse lui réservent, ensuite parce que la remontée de la chaîne des causes fait alors classiquement remonter du politique ou du mental vers le social, et du social vers l’économique. La domination de l’histoire économique – que J.-C. Daumas s’attache cependant à la nuancer – est progressivement remise en cause sous l’effet d’une série de mouvements qui, pour certains, tiennent à des dynamiques internes aux sciences sociales, qu’elles soient méthodologiques (l’essoufflement des programmes de recherche d’histoire quantitative), théoriques (le développement de perspectives davantage compréhensives et centrées sur l’acteur) ou disciplinaires (avec l’avènement de la micro-histoire et le poids croissant de l’anthropologie dans le jeu des alliances interdisciplinaires) et qui, pour d’autres, semblent relever davantage d’une forme de Zeitgeist dont la fin de l’influence du marxisme et la montée du néo-libéralisme semblent constituer les symptômes les plus tangibles. Cette remise en cause de la position de l’histoire économique qui la voit céder sa place, dans son articulation privilégiée à l’histoire sociale, à l’histoire culturelle et à celle des mentalités, ne se traduit cependant pas par un effacement pur et simple des objets économiques de l’agenda de l’historien. Les années 1990 et 2000 sont en effet celles d’un redéploiement des questionnements que l’histoire adresse aux pratiques, aux formes d’organisation et aux modes de pensée économiques. Selon les périodes, les objets ou les auteurs, ces interrogations renouvelées sont présentées en rupture totale avec celles qui les précédaient : c’est le cas de l’histoire rurale présentée par G. Béaur, qui s’attache par exemple à montrer comment le paysan, loin de s’inscrire dans la logique exclusive d’une économie de subsistance et d’auto-consommation, est désormais replacé dans des chaînes marchandes plus ou moins longues mais qui interdisent de reconduire le mythe du « paysan hors-marché » de l’ancienne historiographie. Dans le cas de l’époque moderne au contraire, D. Terrier insiste sur la manière dont les nouveaux travaux se nourrissent de ceux qui les ont précédés, comme dans le cas de l’analyse des migrations, dont ils approfondissent les constats au point de souvent les remettre en cause.

71L’histoire économique se renouvelle, donc, et avec ce renouvellement d’anciennes questions ne manquent pas d’être reformulées, à nouveaux frais. Ainsi, par exemple, des alliances interdisciplinaires, qui semblent se jouer sur deux fronts bien distincts. Celui, tout d’abord, des relations avec la science économique : alors que certains auteurs (J.-C. Daumas, Y. Cassis) appellent de leurs vœux un rapprochement avec la science économique (rapprochement dont ils ne discutent pas les conditions épistémologiques de possibilité), il apparaît que cette articulation, plus que jamais peut-être, promet de se heurter à des obstacles malaisés à lever. Ainsi, les économistes C. Diebolt et J.-L. Demeulemeester rappellent l’un des enseignements fondamentaux qu’avait en son temps mis en évidence, après Max Weber, J.-C. Passeron : qu’économistes et historiens ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Lorsqu’on les lit énoncer, avec une suffisance que ne masquent qu’imparfaitement leurs maladresses d’écriture, que l’économie, dans son rapport à la matière historique, est du côté de la modernité et de la science en ce qu’elle tente toujours, via le recours à la modélisation, de généraliser en les décontextualisant ses propositions pour mieux repousser l’histoire sur les rives épistémologiquement incertaines de la postmodernité, on ne peut s’empêcher de penser que si leur caractérisation de la manière scientifique de l’économie semble bien correspondre au canon de leur discipline, leur compréhension de l’articulation du comprendre et de l’expliquer qui prévaut dans le reste des sciences de l’homme reste, pour le dire de manière charitable, rudimentaire. Il n’en reste pas moins – et la césure toujours très nette entre les travaux « historiens » et ceux des cliométriciens est là pour le rappeler – qu’au-delà des enjeux de technicité mathématique dans lesquels les économistes aiment à se draper, le rapprochement de l’histoire avec la science économique est loin d’aller de soi.

72Qu’en est-il alors de l’autre front, le long duquel – si l’on suit toujours Passeron – les tensions épistémologiques propres à l’articulation du modèle et du récit sont moins fortes, celui de l’histoire et des sciences sociales ? Plusieurs auteurs rappellent que ce que l’on peut appeler le « tournant pragmatiste » des années 1980 a vu l’histoire se rapprocher de l’anthropologie – mais l’on peut aujourd’hui se demander si le partenaire le plus fécond pour l’historien des choses économiques ne serait pas, en un retour aux temps fondateurs des Annales, le sociologue de l’économie. Les auteurs rappellent de manière quasi-rituelle les importants développements qui, depuis une trentaine d’années, se sont faits jour en sociologie économique. Les références précises qui y sont faites demeurent cependant peu nombreuses : ainsi, à l’exception du chapitre d’A. Chatriot et de C. Lemercier qui se livre à une recension des différentes acceptions de l’institution en économie, en sociologie et en science politique, les références à la sociologie économique se contentent très souvent de signaler la compréhension renouvelée, de K. Polanyi à M. Granovetter, de la question de l’encastrement. Or, c’est pensons-nous sur des questions beaucoup plus précises – plus techniques, pourrait-on se risquer à écrire – que sociologues et historiens auraient le plus à apprendre l’un de l’autre : ainsi, par exemple, de l’analyse de la formation des prix au sein des économies médiévales dont les questionnements, les terrains et les résultats rencontrent directement les intérêts des sociologues des marchés pour qui la question de la valeur et des prix constituent désormais une interrogation centrale [48].

73Un autre sujet d’interrogations, plus récurrent encore peut-être, touche au rapport que l’histoire économique entretient (ou doit entretenir à l’avenir) avec le matériau quantitatif. En comprendre les termes suppose de replacer l’histoire économique (contemporaine) dans un double vis-à-vis. D’abord, face à ses déclinaisons antérieures, qui avaient fait de la construction de séries longues d’indicateurs chiffrés – du prix du blé, par exemple – l’un de ses outils fondamentaux. C’est à l’essoufflement de ces techniques de recueil et de traitement de données que, nous l’avons vu, les historiens imputent souvent le grand retournement des années 1970 et 1980. L’enjeu est pour eux de renouer avec une forme d’histoire quantitative sans se risquer à explorer de nouveau les impasses qu’ils pensent avoir arpentées il y a plus de trente ans. Le second vis-à-vis replace l’historien face à l’économiste – et, une nouvelle fois, C. Diebolt et J.-L. Demeulemeester permettent de poser les termes du débat avec la clarté que l’on peut reconnaître à la caricature : l’historien quantitativiste serait comme sommé de choisir son camp entre les techniques « explicatives » des économistes (pour simplifier, les analyses de régressions) et celles, « essentiellement descriptives » (p. 231) et, selon eux, souvent solidaires d’analyses inspirées de Bourdieu, qui relèvent en particulier de l’analyse géométrique des données et de l’analyse de réseau – les constats que ces techniques descriptives permettent de dresser seraient ensuite livrées à l’imagination interprétative de l’historien. Outre que l’opposition entre des méthodes « explicatives » et « descriptives » a été, de longue date, discutée et remise en cause [49], il semble que l’alternative méthodologique que dessinent nos collègues économistes renvoie à une méconnaissance de l’éventail des outils statistiques qui s’offrent aux historiens. Ces outils permettent par exemple de soulever des questions décisives pour les historiens, comme l’articulation des niveaux d’analyse micro et macro [50], ou encore la prise en compte des dynamiques processuelles – via l’analyse de séquences notamment [51]. Reste la question, qui revient sous la plume de différents auteurs, de la formation des historiens à ces techniques, qui trop souvent ferait défaut. On peine à penser, cependant, qu’imposer des formations efficaces aux techniques quantitatives dans les cursus d’histoire soit un obstacle à ce point gigantesque qu’il ne puisse être surmonté : les techniques statistiques sont identifiées, les outils qui permettent de les mettre en œuvre sont désormais aisément accessibles, et le caractère impérieux du recours aux méthodes quantitatives est trop souvent rappelé dans l’ouvrage pour que l’on puisse douter de la volonté des historiens de voir leurs étudiants s’y former.

74Dans cette évocation trop rapide des thèmes qui courent d’une contribution à l’autre de l’ouvrage, on retiendra un dernier constat, consensuel lui aussi, mais dont les implications ne sont pas simples à tirer : que leurs objets soient définis sur une base chronologiques ou thématiques, les historiens en disent systématiquement l’éclatement et l’hétérogénéité. L. Feller souligne ainsi plaisamment que peu de ses collègues médiévistes qui travaillent sur les marchés, les échoppes ou le crédit se diraient spontanément « historien de l’économie » : ils se disent soit « médiévistes », et c’est l’objet qui disparaît au profit du seul cadre chronologique ; soit « historien du crédit », « de la monnaie » ou « des patrimoines », et le zoom est alors trop précis pour que l’on puisse se risquer à discerner un ensemble où ces pratiques viendraient s’insérer. Derrière ce qui renvoie à la dynamique scissipare qu’engendre l’accroissement de la division du travail inséparable du développement de toutes les disciplines scientifiques, se dessine une question délicate : celle des conditions de possibilité d’agrégation des résultats et de leur mise en cumulativité ou, pour le dire, autrement, de l’articulation des niveaux d’analyse, entre la saisie micro de pratiques et de formes d’organisations saisies dans l’idiosyncrasie d’une indexation spatio-temporelle souvent extrêmement stricte, et la nécessité d’agencer ces constats pour en faire une voie d’accès à l’intelligence de séquences historiques plus vastes. C’est tout l’enjeu du terme même d’« histoire économique » : si l’on admet que les pratiques économiques ne s’agencent pas de manière aléatoire et désarticulées, mais qu’elles dessinent des configurations (le plus souvent conflictuelles), alors l’historien (comme son cousin sociologue) doit trouver les voies d’une remontée en généralité qui, trop souvent, fait encore défaut.

75Jean-Claude Daumas (dir.), L’histoire économique en mouvement. Entre héritages et renouvellements, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, 405 p.

76Pierre François

Relire Furet et le comprendre

77Christophe Prochasson signe avec cette biographie intellectuelle un grand livre. Disons d’emblée que le sujet, l’œuvre scientifique et politique de cet historien de l’alphabétisation sous l’Ancien Régime, de la Révolution française et du communisme, exigeait que l’étude fusse à la hauteur, tant François Furet en imposait, humainement et intellectuellement. Christophe Prochasson a écrit un livre d’inspiration et de pensée furetiennes, mais avec les outils de l’enquête la plus méticuleuse en terme d’histoire intellectuelle. Aidé par Élisabeth Dutrartre, la remarquable documentaliste du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron, il a exploré les archives Furet ouvertes libéralement par Deborah Furet. Il a exhumé de nombreux écrits inédits, visionné ou écouté des émissions de radio et de télévision. Il a lu et relu l’œuvre éditée dont les ramifications sont nombreuses [52]. Il n’a pas, en revanche, conduit d’enquêtes orales auprès des témoins, à la fois parce que « plusieurs d’entre eux avaient publié leurs témoignages dans des formes suffisamment précis » (p. 15) et parce que, surtout, cette approche plus existentielle ne convenait pas au projet de « biographie intellectuelle » défendu dans ce livre. Ce concept emprunte aux propositions de l’historien de l’époque moderne Jean-Claude Perrot vise à sortir de l’altérité d’une vie pour aborder un itinéraire de pensée qui ne se résume pas aux seules idées, dont l’histoire peut rendre « patentes et vérifiables des formes d’interaction entre histoire individuelle, expériences collectives et programme de recherche. En poursuivant cet objectif formel, la biographie cesse d’accumuler pour eux-mêmes les mille faits de hasard que les archives renferment [53] ». On pourrait critiquer Prochasson pour cette pirouette sémantique un peu facile : comment faire une biographie sans tomber dans le travers de l’ « illusion biographique » (Pierre Bourdieu) sinon en accolant « intellectuelle » voire « politique » après « biographie » ?

78Pour autant, l’ambition du programme de travail dessiné par Jean-Claude Perrot a été relevée. L’auteur démontre effectivement comment une œuvre scientifique d’historien a été façonnée – moins par le vécu de la personne qu’à travers des choix idéologiques (le passage au communisme puis la rupture avec le PCF par exemple), intellectuels et philosophiques venus d’une pensée critique toujours à l’œuvre. Et comment, à l’inverse, ces choix que l’on pourrait qualifier de « politiques » ont été construits dans l’expérience de la recherche et l’écriture scientifiques. Ces croisements porteurs de sens déterminent le plan de l’ouvrage, l’historien d’une part, le politique de l’autre. Mais on trouve dans l’une et l’autre des parties autant d’analyses du double absent. La remise en cause de l’icône révolutionnaire par la critique historienne de la Terreur et des usages de l’historiographie marxisante a par exemple posé la question démocratique au communisme français qui l’avait soigneusement évitée. À l’inverse, Furet politique permet à Christophe Prochasson de dessiner le portrait d’un « historien internationalisé » avant la lettre, qui avait compris que l’histoire nationale avait tout à gagner de comparaisons et de confrontations avec l’histoire monde.

79D’où le chapitre central du livre, au croisement des deux parties, Qu’est-ce qu’un historien français ?, véritable essai dans le livre qui fait écho à l’ouvrage pionnier du sociologue des savoirs Jean-Louis Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe français ? – que Prochasson connaît particulièrement bien puisqu’il l’a édité aux éditions de l’EHESS en 2010. Pour l’un comme pour l’autre, s’il y a un style français des sciences sociales, ce serait moins pour des socles épistémologiques distinctifs que par le fait des pratiques sociales et politiques de recherche – que l’historien décrypte ici avec précision et intelligence. Pour clore ce chapitre et nommer sa dernière section, Christophe Prochasson emprunte au titre de la leçon inaugurale de Pierre Rosanvallon au Collège de France, « une histoire conceptuelle du politique » (p. 296). Tenant de l’« histoire-problème », François Furet l’avait, dans son Atelier de l’histoire, qualifiée d’ « histoire conceptualisante ». Celle-ci avait trouvé son lieu, où pouvaient se déployer des pratiques sociales et intellectuelles renouvelées, avec le Centre Raymond-Aron créé en 1984 par l’École des hautes études en sciences sociales alors que Furet en était encore président. Ses bases en avaient été jetées dès 1977 avec un « groupe informel de lecture », où se côtoyèrent historiens et philosophes et où se forgèrent « de quasi inusables amitiés intellectuelles ».

80L’histoire de la politique à laquelle François Furet parvint réinstaurait l’importance des idées mais ne se réduisait pas à leur simple histoire. Ce qui intéressait Furet était davantage la manière dont des historiens réfléchissaient au mouvement historique jusqu’à faire œuvre de philosophe sans toutefois produire une philosophie de l’histoire. C’est ainsi qu’il contribua fortement, comme Raymond Aron auquel Prochasson l’associe souvent, à juste raison, à faire redécouvrir l’œuvre de Tocqueville, de Quinet, d’Élie Halévy, et aussi de Jaurès [54], des historiens-philosophes auxquels on peut dire qu’il succéda. Il dialogua avec leurs œuvres et sut en tirer la matière de grands livres, dont Le Passé d’une illusion qui tente de penser les extrémités révolutionnaires du XXe siècle avec la pensée critique du XIXe siècle. La nostalgie que pourrait révéler une telle approche se fait, avec Furet, « mélancolie », quand un historien s’applique à comprendre comment la pensée des classiques, si elle s’est révélée incapable de résister à « l’ère des tyrannies » (Élie Halévy) avait tout au moins défini les armes intellectuelles pour s’y opposer. Ramener vers le présent, dans un monde déchiré, ce corpus historique et philosophique de la liberté classique définit profondément la vie de François Furet. Et donc sa biographie, forcément « intellectuelle ».

81Christophe Prochasson, François Furet. Les chemins de la mélancolie, Paris, Stock, coll. « Biographies », 2013, 564 p.

82Vincent Duclert

Les souvenirs de Pierre Lévêque

83Les Souvenirs du vingtième siècle publiés par Pierre Lévêque chez L’Harmattan ressemblent à leur auteur et sont bien attachants : deux tomes précis, documentés, à la fois emplis de la plus grande modestie et utiles à l’histoire. Pierre Lévêque, né le 3 juillet 1927, est l’enfant unique, aimé et choyé d’un couple d’instituteurs bourguignons. Les premiers chapitres font revivre un monde qui peut sembler très lointain, voué au travail, rude mais solidaire, dans le cadre du village d’Izeure, dans la plaine de la Saône, à une vingtaine de kilomètres de Dijon. Le lecteur se souvient des études de Jacques et Mona Ozouf, ou songe aux films de Georges Rouquier ou dans un autre genre de René Féret. Le récit pourrait parfois paraître idyllique, et le lecteur se laisser gagner par la nostalgie des « présents de cochon » aux enseignants, mais historien rigoureux, l’auteur ne dissimule pas les drames qui affleurent, tel celui vécu par sa tante Germaine. Ce n’était pas l’âge d’or.

84La vie bascule au cours des années 1930 : la famille s’installe à Talant dans un cadre plus urbain, l’actualité politique et sociale se fait plus pressante avec la crise, le Front populaire et la guerre. Pourtant, Pierre Lévêque affronte personnellement des épreuves plus cruelles dans les premières années de l’après-guerre. Alors que, somme toute, il est bien parti pour entrer à l’École Normale Supérieure, il est frappé par la maladie et doit vivre alité au sanatorium des étudiants de Saint-Hilaire-du-Touvet. Les pages qu’il consacre à sa vie et à celle de ses camarades, à leurs relations politiques, culturelles et sociales, entre 1946 et 1951, constituent sans doute l’acmé du livre. On est impressionné par son discret courage, par son ouverture d’esprit qui n’exclut pas une forte capacité à prendre ses responsabilités et par la précision de ses souvenirs. Dans toutes les occasions, l’auteur a dû d’ailleurs écrire des notes ou tenir des journaux qui s’avèrent ainsi précieux au moment du témoignage. Il sait aussi faire revivre la foule des personnes rencontrées, futurs universitaires ou politiques, ou plus anonymes : rien de ce qui est humain ne lui reste étranger. Et la vie est parfois surprenante : on retrouve ainsi François Furet en jeune secrétaire de cellule consciencieux ou critique des déviations hétérodoxes des premiers travaux d’Albert Soboul.

85Pierre Lévêque relate avec minutie sa vie personnelle comme sa carrière professionnelle : diplômes et concours, l’enseignement aux lycées de Colmar et de Dijon, puis à l’Université, la faculté de Dijon et les contacts avec Paris, la recherche, la thèse et les livres, le mariage et les enfants, les destins de la famille, des amis et des anciens élèves. On peut estimer trop précis et détaillés les indications données, à la façon des tableaux des maîtres flamands, mais c’est la manière de l’auteur et on en comprend la logique : apporter des éléments concrets et vérifiables à une histoire des évolutions et des pratiques sociales, culturelles et politiques du XXe siècle. Aimable et modeste, Pierre Lévêque est en effet aussi un militant. Son itinéraire est à la fois un peu singulier et typique : sympathisant socialiste mais anticolonialiste, réticent devant les alliances à droite, il évolue de la gauche indépendante et neutraliste vers un compagnonnage avec le Parti Communiste qui le conduit à adhérer en 1952. La suite se laisse deviner : éloignement progressif après le XXe congrès, départ discret en 1961, réinvestissement dans le syndicalisme (le SNES après l’UNEF des années 1950), puis les clubs, la Convention des institutions républicaines, les espérances du Programme commun et des candidatures de François Mitterrand. Toujours militant socialiste, Pierre Lévêque se souvient, avec un regard bienveillant mais lucide et jamais sectaire, de ces engagements successifs et des batailles perdues et gagnées. Il finit par brosser un portrait assez convaincant et exemplaire de l’homme de gauche au XXe siècle, du moins d’une de ses incarnations possibles.

86Pierre Lévêque, Souvenirs du vingtième siècle, Paris, L’Harmattan, 2012, 2 tomes, 246 et 224 p.

87Gilles Candar

Notes

  • [1]
    Georges Politzer, La fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, Paris, Les Revues, 1929 ; le pamphlet, réédité dans les années 1950 aux Éditions sociales, vient d’être republié : G. Politzer, Contre Bergson et quelques autres écrits philosophiques, Paris, Flammarion, 2013.
  • [2]
    Paul Nizan, Les chiens de garde, Paris, Rieder, 1932. Réédition : P. Nizan, Les chiens de garde, Marseille, Agone, 2012.
  • [3]
    Philippe Soulez, Bergson politique, Paris, PUF, 1989 ; P. Soulez et Frédéric Worms, Bergson : biographie. Paris, PUF, 2002 [1997].
  • [4]
    François Azouvi, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, Paris, Gallimard, 2007.
  • [5]
    P. Soulez, Bergson politique, op. cit., p. 209.
  • [6]
    Une correspondance de cinq lettres de Bergson à Ferdinand Buisson, commentée par Gilles Candar, et un article de Souleymane Bachir Diagne traduit et présenté par Yala Kisudiki.
  • [7]
    « Bergson et Jaurès : métaphysique, politique et histoire ». Colloque de l’ENS, Paris, 28 novembre 2009.
  • [8]
    « Y’a-t-il une politique bergsonienne ? Autour des Deux sources de la morale et de la religion ». Colloque de Liège, les 13 et 14 février 2009 ; « Henri Bergson. Les deux sources de la morale et de la religion ». Colloque de Sofia, les 6 et 7 novembre 2009.
  • [9]
    F. Worms (dir.), Annales bergsoniennes. Tome V : Bergson et la politique : de Jaurès à aujourd’hui, Paris, PUF, 2012, désormais cité : BP, pagination.
  • [10]
    Huit volumes parus depuis 2007, auxquels il faut ajouter un volume d’Écrits philosophiques et sa déclinaison en neuf exemplaires d’ « essais et conférences », dits « petits Bergson ».
  • [11]
    Bergson est reçu deuxième, devant Jaurès, troisième.
  • [12]
    Camille Riquier, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mémoire ». BP, p. 120.
  • [13]
    Selon une entreprise qui dit à plusieurs reprises ce qu’elle doit aux travaux d’André Robinet : Jaurès et l’unité de l’être. Paris, Seghers, 1964 ; Bergson et les métamorphoses de la durée. Paris, Seghers, 1965 ; Péguy entre Jaurès, Bergson et l’Église. Métaphysique et politique. Paris, Seghers, 1968.
  • [14]
    C. Riquier, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mémoire », BP, p. 120.
  • [15]
    Cité par Vincent Duclert, « De la dispute des systèmes à la dignité de la philosophie », BP, p. 130.
  • [16]
    Gilles Candar, « Vies normaliennes », BP, pp. 91-106.
  • [17]
    C. Riquier, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mémoire », BP, pp. 119-136.
  • [18]
    Bruno Antonini, « Bergson et Jaurès en vis-à-vis : une métaphysique du politique face à une politique du métaphysique », BP, pp. 137-153.
  • [19]
    F. Worms, « Bergson et Jaurès : la justice et l’histoire », BP, pp. 155-167.
  • [20]
    Ibidem, p. 155.
  • [21]
    F. Worms (dir.), Le moment 1900 en philosophie, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004.
  • [22]
    Yala Kisudiki, « Création, universalisme et démocratie : la philosophie politique de Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion », BP, pp. 245-265.
  • [23]
    David Amalric, « “Ouvrir le clos” : politique bergsonienne et sens pratique des Deux sources », BP, pp. 267-296.
  • [24]
    Y. Kisudiki, « Création, universalisme et démocratie : la philosophie politique de Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion », BP, p. 264.
  • [25]
    Ibidem.
  • [26]
    V. Duclert, « De la dispute des systèmes à la dignité de la philosophie », BP, p. 116.
  • [27]
    Ibidem, p. 117.
  • [28]
    D. Amalric, « “Ouvrir le clos” : politique bergsonienne et sens pratique des Deux sources », BP, p. 273.
  • [29]
    Jean Jaures, L’Intolérable. Anthologie présentée et commentée par G. Candar, Paris, Les Éditions ouvrières, 1984.
  • [30]
    Lettre d’Henri Bergson à Ferdinand Buisson. Villa Montmorency, 5 juin 1912, publiée dans : BP, p. 42.
  • [31]
    Ibidem, pp. 42-43.
  • [32]
    Madeleine Rebérioux, Jean Jaurès : la parole et l’acte, Paris, Gallimard, 1994.
  • [33]
    Alain Corbin, « Le secret de l’individu », in Michelle Perrot (dir.), Histoire de la vie privée, t. IV, Paris, Seuil, 1987, p. 473.
  • [34]
    Marcel Sembat, Les cahiers noirs. Journal 1905-1922 : d’après les manuscrits originaux conservés à l’Ours, Christian Phéline (ed.), Paris, Viviane Hamy, 2007.
  • [35]
    Maurice Halbwachs, « Le rêve et le langage inconscient dans le sommeil », Journal de psychologie normale et pathologique, vol. 39, 1946, p. 11-64.
  • [36]
    Formules empruntées au débat du 19 mars 1908 à la Chambre concernant les crédits pour le transport des cendres de Zola au Panthéon. Jean Jaurès, Œuvres, tome 16, édition établie par Michel Launay, Camille Grousselas, Françoise Laurent-Prigent, Paris, Fayard, 2000, pp. 480-483.
  • [37]
    À Paris X-Nanterre sous la direction de Gilles Le Béguec en 2005, thèse inexactement présentée comme « de 3e cycle » dans la bibliographie du livre. Il faut noter que si la bibliographie est assez complète, elle aurait mérité un classement moins étrange et d’être relue plus attentivement (en particulier beaucoup de directeurs et codirecteurs d’ouvrages en sont présentés comme les auteurs…).
  • [38]
    Jean-René Maillot, Jean Luchaire et la revue Notre temps (1927-1940), thèse de doctorat d’histoire sous la dir. d’O. Dard, Université de Lorraine, 2012. Cette thèse est particulièrement riche sur les prises de position de la revue et de ses différents signataires sur les questions internationales. Le portrait de Luchaire qui s’en dégage est construit dans un tout autre esprit que dans la biographie recensée ici.
  • [39]
    Claude Lévy, Les Nouveaux Temps et l’idéologie de la collaboration, Paris, Presses de la FNSP, 1974.
  • [40]
    Les acquis des recherches d’Olivier Dard sur les nouvelles relèves des années 1930 et sur Bertrand de Jouvenel sont bien peu mis en perspective.
  • [41]
    Laurent Lemire, L’Homme de l’ombre : Georges Albertini : 1911-1983, Paris, Balland, 1990 ; Jean Lévy, Le Dossier Georges Albertini : une intelligence avec l’ennemi, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Roland Gaucher, Philippe Randa, Des rescapés de l’épuration : Marcel Déat et Georges Albertini, Coulommiers, Dualpha, 2007.
  • [42]
  • [43]
    Le lecteur pourra se reporter à : Michel Wieviorka, Craig Calhoun, « Manifeste pour les sciences sociales », Socio, n° 1, mars 2013, pp. 3-38 (accessible en ligne : http://www.msh-paris.fr/news/news/article/manifeste-pour-les-sciences-sociales-par-michel-wieviorka-et-craig-calhoun) ; Manifeste. La connaissance libérée, Paris, Éditions du Croquant/ La Dispute, coll. « Champ libre aux sciences sociales », 2013 (le résumé de ce manifeste est accessible par le lien suivant : http://www.champlibre.org/manifeste-champ-libre-aux-sciences-sociales).
  • [44]
    Marc Bloch, Apologie pour l’histoire (1949), in M. Bloch, L’histoire, la guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2006, p. 833.
  • [45]
    Voir également sur ce sujet (ici pour le genre) le livre de Marie-Emmanuelle Chessel, Consommateurs engagés à la Belle Epoque. La Ligue sociale d’acheteurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, et le compte rendu qui en avait été fait dans les Cahiers Jaurès, n° 205-206, juillet-septembre 2012, pp. 69-73.
  • [46]
    On renverra évidemment à Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006 (1991). Voir également les différents numéros de la série Enquêtes (Éditions de l’EHESS) qui font le point sur un certain nombre de débats épistémologiques (la pensée par cas, le dilemme naturalisme/ constructivisme, etc.).
  • [47]
    Cette volonté s’exprime déjà dans le livre précédent d’un des coordinateurs de l’ensemble : Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009.
  • [48]
    Cf. par exemple J. Beckert, « Where do prices come from ? Sociological approaches to price formation », Socio-economic review, 9 (4), 2011, pp. 757-786.
  • [49]
    Sur l’analyse géométrique et la régression, cf. par exemple H. Rouanet, F. Lebaron, V. Le Hay, W. Ackermann, B. Le Roux, « Régression et analyse géométrique des données : réflexions et suggestions », Mathématiques et sciences humaines, 40 (160), 2002, pp. 13-45. Les développements de l’analyse de réseau l’ont depuis longtemps éloigné de techniques purement descriptives : cf. M. A. J. Van Duijn, M. Huisman, « Statistical models for ties and actors », in J. Scott, P. J. Carrington, (dir.), The SAGE handbook of social network analysis, Londres, Sage, 2011, pp. 459-483.
  • [50]
    Cf. par exemple G. Robbins, “Exponential random graph models for social networks”, in Ibid., pp. 484-501.
  • [51]
    Cf. par exemple A. Abbott, A. Tsay, « Sequence analysis and optimal matching methods in sociology », Sociological methods and research, 29 (1), 2000, pp. 3-33.
  • [52]
    On regrettera néanmoins que l’auteur n’ait pas mis en annexe du livre un tableau des sources consultées ainsi qu’une bibliographie, ceci en cohérence avec son projet de « biographie intellectuelle » de François Furet.
  • [53]
    Jean-Claude Perrot, « Quelques préliminaires à l’intelligence des textes économiques », in J.-C. Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, pp. 7-60, p. 60.
  • [54]
    Christophe Prochasson avait livré en avant-première son étude de la relation intellectuelle entre Furet et Jaurès. Cf. C. Prochasson, « Sur une réception de l’Histoire socialiste de la Révolution française : François Furet lecteur de Jean Jaurès », Cahiers Jaurès, n° 200, avril-juin 2011, pp. 49-67.
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