Couverture de CJ_205

Article de revue

Penser le politique et le droit

Pages 105 à 135

Notes

  • [1]
    Nous avions rendu compte de ce dernier volume dans nos pages (Cahiers Jaurès, n° 193-194, juillet-décembre 2009, pp. 113-116). Rappelons pour mémoire que la première trilogie centrée sur l’expérience française depuis 1789 rassemblait Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France (1992), Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France (1998) et La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France (2000). Par ailleurs, deux autres volumes se répondent aussi et complètent cette première trilogie : L’État en France. De 1789 à nos jours (1990) et Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours (2004).
  • [2]
    Pour une perspective sur ce parcours, on peut consulter l’interview donné à Laurent Godmer et David Smadja le 30 mai 2011 et publié dans Raisons politiques, n° 44, 2011, pp. 173-199, accessible sous cairn. Cet entretien est accompagné d’un texte des deux interviewers synthétique sur le parcours intellectuel de Pierre Rosanvallon, à noter qu’une large partie de son œuvre historique et particulièrement celle portant sur le XIXe siècle, est largement minorée dans cette présentation par ces deux politistes. Dans une perspective différente, un autre entretien a été récemment publié : « Écrire une histoire générale de la démocratie », Participations, n° 1, 2011, pp. 335-347, l’article revient en particulier de manière intéressante sur la question de l’autogestion.
  • [3]
    Point important du raisonnement, Pierre Rosanvallon y insiste dans son texte donné en réponse à différents intellectuels dans Le Débat, 169, mars-avril 2012, pp. 113-146 pour l’ensemble du dossier critique sur ce livre. À noter que parmi les contributeurs mobilisés par cette revue, le parlementaire Christian Paul cite Jaurès pour son texte « socialisme et liberté » publié dans La Revue de Paris en 1898 qualifié de « très grand texte » (p. 124 : Christian Paul, « L’égalité, enjeu premier de 2012 », Le Débat, n° 169, mars-avril 2012, pp. 118-124).
  • [4]
    Pour une présentation de cette dimension de l’ouvrage, cf. Jacques Le Goff, « Bibliothèque. La Société des égaux », Esprit, janvier 2012, pp. 167-172 ; pour des lectures plus sociologiques : cf. François Dubet, « Les livres. La Société des égaux », Revue française de sociologie, 2012, n° 2, pp. 335-338 et Danilo Martuccelli, « Comptes rendus. Pierre Rosanvallon, La Société des égaux », Sociologie, n° 1, 2012, pp. 105-108. On ne peut que regretter (s’étonner ?) que les grandes revues d’histoire continuent de ne pas faire un travail critique comparable à l’encontre de l’œuvre de Pierre Rosanvallon.
  • [5]
    Christophe Prochasson, « Nouveaux regards sur le réformisme », Mil Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 30, 2012, pp. 5-20.
  • [6]
    Philippe Georges, « Rousseau et le malheur de l’inégalité : les “funestes hasards” de l’extrême en question », p. 27.
  • [7]
    Françoise Brunel, Jacques Guilhaumou, « Extrême, extrêmes : réflexions sur Marx, le côté gauche et les Montagnards », p. 96.
  • [8]
    Déborah Cohen, « Des excès du peuple aux excès des partis du peuple. Continuités et transferts des représentations », p. 33.
  • [9]
    Haim Burstin, « L’expérience de la radicalité ou comment devient-on “extrémiste”. Notes à partir des journées parisiennes de 1789 », p. 153.
  • [10]
    Jean-Numa Ducange, « Stigmatiser la gauche “extrême”, violence et terreur révolutionnaire en Allemagne, 1918-1919 », p. 66.
  • [11]
    Ludivine Bantigny, « Penser le pouvoir, prendre le pouvoir. Le centre et la marge dans la culture communiste révolutionnaire (1968-1981) », p. 327.
  • [12]
    Stendhal, La vie de Napoléon, Paris, Divan, 1930, p. 23.
  • [13]
    Sous la Monarchie de Juillet, Stendhal écrit : « Le calembour est incompatible avec l’assassinat » dans La Chartreuse de Parme, Bruxelles, Hauman, 1839, p. 209.
  • [14]
    Talcott Parsons, « The Distribution of Power in American Society ; The Power Elite by C. Wright Mills », World Politics, vol. 10, n° 1, oct., 1957, pp. 123-143, Stable URL: http://www.jstor.org/stable/2009229.
  • [15]
    Auteurs, respectivement, de deux livres remarqués issus de leur thèse : Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, coll. Le lien social, 2009 ; Alexandre Siné, L’Ordre budgétaire. L’économie politique des dépenses de l’État, Paris, Économica, 2006. Rappelons également le collectif sur le XIXe siècle dont nous avions rendu compte dans ces pages : P. Bezes, Florence Descamps, Sebastien Kott, Lucile Tallineau (dir.), L’invention de la gestion des finances publiques. Élaborations et pratiques du droit budgétaire et comptable au XIXe siècle (1815-1914), Paris, CHEFF, 2010.
  • [16]
    Nicolas Delalande, « Jaurès, les socialistes et l’impôt : un débat historique (1880-1914) », Cahiers Jaurès, n° 197, juillet-septembre 2010, pp. 3-26 ; et Marion Fontaine, « L’impôt dans la République [Recension du livre de N. Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2011, 445 p.] », Cahiers Jaurès, n° 201-202, juillet-décembre 2011, pp. 57-61.

Sur un retour du républicanisme

1Qu’est-ce que le républicanisme ? Faut-il parler de républicanismes ou bien de grands moments du républicanisme, de l’Antiquité à nos jours ?

2Il semble qu’il y ait un républicanisme qui parcourt les siècles depuis la Rome républicaine, et que Maurizio Viroli nous retrace théoriquement jusqu’à Rousseau et historiquement jusqu’à notre époque où le républicanisme tente d’articuler liberté individuelle et liberté collective.

3Professeur d’histoire et de philosophie politique aux Universités de Princeton et de Lugano, Maurizio Viroli est devenu l’un des principaux théoriciens du républicanisme et s’est illustré ces dernières années en Italie par son combat contre le berlusconisme. Il est en tout cas un de ceux qui clament que la pensée républicaine est de retour depuis les années 1980. Les derniers événements politiques et rendez-vous électoraux le signifient, en France en particulier, un pays incontournable en la matière, et que Viroli ne manque pas d’étudier philosophiquement et historiquement.

4Mais qu’est-ce donc que le républicanisme, pas qu’en son moment français, mais en son fond, en sa généalogie et en sa base commune à tous les républicanismes ? Cette question est d’autant plus intéressante qu’un certain flou conceptuel a fini par s’installer aujourd’hui du fait de son succès et du consensus croissant dont il fait l’objet, note l’auteur. Si son enjeu est bien aujourd’hui de contrecarrer et même de se substituer au libéralisme (dans son acception actuelle), au marxisme et au socialisme, ce défi politique et historique de l’idée républicaine sans cesse relevé est aussi un renouvellement du républicanisme.

5C’est ce que Viroli souligne dans son chapitre premier en rappelant que cette vieille tradition commence en Italie, où la République est, en tant que res publica, la « chose publique » que Cicéron assimilait à la « chose du peuple » (res populi) : autant dire le bien commun, l’intérêt général, garantis par le gouvernement de la loi. Cette idée se retrouve chez Rousseau lorsqu’il écrit, dans Du Contrat social, II, 6 : « J’appelle donc République tout État régi par des lois » (monarchie comprise donc).

6Légalisme du républicanisme, pour ne pas dire juridisme, au moins formellement, en lequel on pourrait voir les prémisses d’un positivisme juridique si le républicanisme ne s’enracinait pas dans le droit naturel et son idée de légitimité (rappelons que Rousseau écrit dans le même chapitre du Contrat social que « tout gouvernement légitime est républicain », c’est-à-dire « guidé par la volonté générale, qui est la loi »), celle de la liberté notamment, contrairement à la conception libérale, qui oppose loi et liberté, comme le rappelle Viroli à la fin de son chapitre 2 sur « la nouvelle utopie de la liberté », reprenant les analyses de Noberto Bobbio sur La liberté des modernes…, en 1954.

7Au contraire des libéraux donc, Viroli écrit que, sans lui être identique, « la conception républicaine de la liberté politique est proche de l’idée démocratique de liberté comme autonomie de la volonté en ce qu’elle voit dans la contrainte une violation de la liberté » (chapitre 2, p. 42). Insistant sur les normes de l’universalité et le rejet de tout arbitraire, Viroli précise que « la conception républicaine de la liberté est donc plus exigeante que la conception libérale et que la conception démocratique » (p. 43) parce qu’elle ajoute l’exigence de la liberté comme absence de domination à l’idée de la liberté comme absence d’obstacle. Rappelant qu’une loi acceptée volontairement par une assemblée des plus démocratiques peut très bien être une loi arbitraire en pouvant priver certains autres de leur autonomie en contraignant leur volonté, Viroli termine son chapitre 2 en disant que « le républicanisme soutient une théorie complexe de la liberté politique qui incorpore l’exigence libérale et l’exigence démocratique ; et l’on peut dire qu’inversement, le libéralisme et la démocratie sont tous les deux des versions appauvries du républicanisme » (p. 43). Volonté générale problématique dont Viroli montre les limites et les contradictions en essayant de tempérer l’idée rousseauiste de souveraineté qu’elle contient.

8Si le républicanisme offre un plus, quel est-il donc ? C’est autour de ce qu’est « la valeur de la liberté républicaine » (chapitre 3) que Viroli répond, en rappelant sa signification, à l’aune de la différence entre le libéralisme et le républicanisme, une liberté politique constituée de freins et restrictions diverses aux actions des individus, dans la lignée de la tradition néo-romaine des XVIIe et XVIIIe siècles. Conception négative donc, qui permet de mettre en avant l’idée que le manque de liberté réside dans la dépendance.

9Viroli n’oublie jamais de ramener son propos et les conceptions qu’il analyse aux données et au contexte de notre époque. On sent chez lui une réelle intention de penser notre présent et le problématiser pour penser une action républicaine à venir. Le militant couve sous l’historien. Cette contextualisation-problématisation est particulièrement visible dans les chapitres 4 et 7, où il confronte « républicanisme, libéralisme et communautarisme » et projette ce que pourrait et même devrait être « le républicanisme européen », dans la perspective d’une « Europe des citoyens ». Ce dernier chapitre dessine un horizon, celui d’une citoyenneté européenne par une nécessaire « politique commune de la paix et de la sûreté » (p. 110).

10La question du « patriotisme républicain » est essentielle et fait l’objet du chapitre 6, dans le prolongement du précédent consacré à « la vertu républicaine ». Viroli le précise au tout début du chapitre 6 en affirmant que « le problème de la vertu civique, c’est-à-dire de l’intérêt pour le bien public, soulève la question du patriotisme » (p. 81). « Amour charitable pour la république et pour les concitoyens », la caritas des Romains est cette « passion qui fortifie l’âme, donne aux citoyens la force d’accomplir leurs devoirs civiques » et « présuppose l’égalité civique et politique et se traduit par des actes de service et d’attention au bien commun », rappelle Viroli, page 82. Ce patriotisme, qui fut aussi celui des États italiens de l’époque de Machiavel, annonce la nôtre, faite de patriotisme civique, d’éthique républicaine empreinte de doute propre à l’esprit laïque.

11On sent Viroli vouloir mettre en garde le lecteur contre la tentation contemporaine utilitariste de « désinstitutionnalisation », en ces temps de désémancipation libérale et communautariste. Les valeurs étant essentielles pour fonder et perpétuer un peuple, Viroli insiste sur l’importance des rites, des commémorations républicaines, de l’histoire, en bref des symboles, ceux de l’unité sociale et du bien commun : « le passé peut devenir un patrimoine pour la formation civique de nouvelles générations » (p. 97).

12On peut être surpris par l’absence de toute référence au patriotisme républicain d’un Jaurès, qui excella en la matière, en sa destination internationaliste et même universaliste pour une politique de l’Humanité. Nous serons plus surpris par le choix de la postface quant à son fond, à savoir celle de Serge Audier, théoricien d’un « socialisme libéral », ici proposant une contribution (plus volumineuse que celle de Viroli) sur « le républicanisme à repenser ». Cette postface, très nourrie et passionnante, est très critique à l’égard du néo-républicanisme français actuel, jugé trop franco-français. Au premier abord, on peut trouver le propos d’Audier un peu en décalage avec celui de Viroli car on était en droit d’attendre une contribution « non libérale » du républicanisme.

13Mais, à y regarder à deux fois, l’intérêt de cette postface « socialo-libérale » est peut-être dans la critique qu’elle adresse au néo-républicanisme en en montrant ses limites historiques, réévaluant ainsi son actualité inopportune prétendument décalée. Audier s’en prend d’abord aux néo-républicains français de droite comme de gauche, parlant d’« une » idéologie aux frontières mouvantes qui met en avant la Nation et qui va de Charles de Gaulle et du gaullisme à Jean-Pierre Chevènement, en passant par Philippe Seguin, Charles Pasqua, Pierre Mendès France et Régis Debray.

14Retraçant l’évolution historique des divers courants idéologiques de ces quatre dernières décennies, Audier met l’accent sur leur rapport entre l’idée de République et le nationalisme. Mais l’enjeu fort de cette postface est bien le contrepoint, la lecture critique et comparée du texte de Viroli et de son républicanisme… néo-républicain, avec en filigrane un appel pressant à repenser au plus vite l’idée de progrès dans le camp républicain – français en particulier –, catégorie centrale de la pensée républicaine dont il faut repenser l’objet, les finalités et les modalités.

15Audier appelle-t-il peut-être à une synthèse entre le républicanisme et le libéralisme, estimant que le républicanisme ne peut se réformer et s’adapter à notre temps qu’en se niant lui-même au sens hégélien, c’est-à-dire en se dépassant en son autre, sa négation : le libéralisme, dont la synthèse serait le socialisme du même nom ? Toujours est-il qu’il rappelle en fin d’ouvrage que le républicanisme est un progressisme qui, particulièrement en France, nourrit encore certaines illusions d’un déterminisme technico-scientifique et même scientiste. Il faut donc, selon lui, repenser l’un en repensant l’autre, « penser avec et contre le néo-républicanisme » (p. 232).

16Cela passe d’ailleurs par la critique des thèses de Viroli, Quentin Skinner et Philippe Pettit et de leurs présupposés. Audier s’y prend en pointant leurs lacunes sur les questions démocratique, socio-économique et écologique. Pour lui, « le politique n’a pas seulement pour enjeu la liberté des individus comme non-domination », dénonçant au passage leurs références néo-républicaines à la Rome républicaine « qui, en plus d’être très inégalitaire et hiérarchique, n’était nullement ‘démocratique’ » (p. 233).

17Sans jamais exclure un avenir au républicanisme, les objections d’Audier portent surtout sur les soubassements du républicanisme, à savoir l’idée de liberté comme non-domination et une forme de progressisme scientifique politique issu de Condorcet et du mouvement des Lumières. Préférant le concept marxiste d’exploitation à celui de non-domination pour penser la crise environnementale contemporaine, Audier place, avec ses objections post-modernes, le républicanisme devant un défi, celui de se repenser pour se réformer en intégrant l’enjeu écologique, ce que retrouve Audier justement dans la nouvelle philosophie du devoir et de la responsabilité de Viroli.

18Maurizio Viroli, Républicanisme, traduit de l’italien par Christopher Hamel, Postface de Serge Audier, « Le républicanisme à repenser », Lormont, Le Bord de L’eau, coll. « Les Voies du politique », 2011, 240 p.

19Bruno Antonini

Penser l’État démocratique en république

20À considérer le petit nombre de rééditions en France, au XXe siècle, des œuvres de Louis Blanc, notamment de son Histoire de la révolution française, cette édition présentée par Jean-Fabien Spitz augure plutôt bien pour le socialiste républicain dans notre encore jeune XXIe siècle. Les textes de ce volume, fort judicieusement sélectionnés, offrent enfin de celui qui semblait devoir rester éternellement dans l’ombre de son ouvrage de jeunesse, L’Organisation du Travail, et de ses analyses de la Terreur – deux textes qui, à tort, faisaient de lui un des jacobins et étatistes les plus redoutables de son époque – un portrait bien plus complexe, et donnent une perspective plus juste de la richesse de son œuvre, de sa conception de la République ainsi que de l’État.

21Comme d’autres ouvrages publiés dans la Bibliothèque Républicaine dirigée par Vincent Peillon, la présentation de Spitz offre une lecture originale de la pensée républicaine et socialiste de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. L’analyse proposée ici par l’auteur s’inscrit dans la lignée de son Moment républicain (2005), notamment de sa quête d’une tradition républicaine au XIXe siècle, malmenée pendant une bonne partie du XXe siècle, mais remise à l’ordre du jour depuis quelques décennies par des historiens et des philosophes politiques, en particulier le philosophe américain Philip Pettit. Pour ceux qui ont apprécié le regard de Spitz sur la tradition républicaine de la fin du XIXe et début XXe siècles, ce retour en arrière vers un des acteurs principaux du républicanisme du la période charnière de 1830 à 1880 – sorte de généalogie de l’idée républicaine dont se préoccupait Le moment républicain – offre une nouvelle perspective qu’il faut lire attentivement (on regrettera cependant que si les textes choisis couvrent jusqu’à la fin de la vie de Blanc, la présentation, elle, s’arrête à la deuxième république, alors que 1848 est un moment « transformateur » dans l’œuvre de Blanc du fait de son exil à Londres).

22Spitz ouvre sa présentation en expliquant ce qu’il entend par « républicain » et « républicanisme » dans l’œuvre de Blanc, une analyse qui doit beaucoup aux réflexions de Pettit : « Comme toute la tradition républicaine, Louis Blanc affirme donc que la liberté individuelle est indissociable d’une certaine forme d’égalité ; dans la mesure où elle réside dans le fait de ne pas dépendre d’autrui, elle exige que chaque individu jouisse de moyens équivalents d’échapper à la situation de domination et dépendance » (p. 13). Spitz souligne que cette définition de la République comme « non-domination » n’est qu’une tradition parmi d’autres, et que Blanc reste très innovateur dans cette voie républicaine, devenue souterraine en France, mais qui mérite d’être redécouverte.

23Cette tradition républicaine fait ensuite l’objet d’une présentation en trois temps – qui, notons-le d’emblée, ont l’immense mérite de mettre de côté les idées reçues sur Blanc « le Jacobin ». Spitz propose d’abord une lecture de la théorie de la liberté individuelle chez Blanc, dans laquelle il souligne que le nouveau despotisme contre lequel s’inscrit le socialiste républicain est « sans visage », qu’il provient d’une disposition des institutions, ce qui le rend encore plus difficile à voir, ou à corriger, à travers les institutions. La solution n’est pas alors, comme beaucoup ont pu croire lire dans l’œuvre de Blanc, de créer un État tout puissant pour corriger les inégalités, mais de fonder une nouvelle organisation du social et du politique sur l’idée de la non-domination par autrui et de la capacité de chaque individu à poursuivre son intérêt malgré ses faiblesses ou son manque de moyens. Dans ce sens, Louis Blanc propose une théorie certes individualiste, mais qui se démarque de celles de libéraux comme Tocqueville ou Thiers. « [L]‘une des caractéristiques de la philosophie politique de Louis Blanc », note d’ailleurs Spitz, est « de ne pas raisonner en termes d’opposition de classes » (p. 28). Si cette observation est sans doute un peu exagérée, surtout dans le contexte de L’Organisation du Travail, l’esprit en est juste, au sens où elle nous rappelle que la théorie de la lutte des classes de l’époque venait d’abord des libéraux, tels que Thiers ou Guizot, avant d’être reprise par les socialistes dans le sillage de Marx et Engels.

24La perspective novatrice du philosophe Spitz met donc au jour des subtilités que l’analyse de certains historiens tendait à oublier. Par moments, pourtant, on peut regretter que la réflexion philosophique ait peut-être un peu trop tendance à actualiser la pensée de Blanc. On reconnaît volontiers l’importance de l’œuvre du socialiste pour penser la république d’aujourd’hui, mais l’utilisation d’un terme comme « société civile » (pp. 25, 29, 35) dans son sens actuel, quand Blanc ne l’utilisait pas, ou très peu, pourrait bien être le signe d’une lecture qui ne craint pas de s’éloigner de Blanc pour le ramener au plus près des questions d’aujourd’hui.

25Dans la deuxième partie de son introduction, Spitz présente la question sociale chez Louis Blanc, à partir d’une analyse bienvenue de L’Organisation du Travail. Même dans cet ouvrage de jeunesse, nous rappelle-t-on, Blanc ne cherchait pas un État tout puissant, son ambition étant avant tout d’établir des « associations » qui permettraient une concurrence plus juste car fondée sur le principe de non-domination et sur le partage entre les membres associés, au lieu de signifier l’exploitation de plusieurs par quelques-uns.

26La troisième partie de la présentation, enfin, est consacrée à la question de la démocratie, en particulier à l’idée de Blanc de démocratiser l’État – une idée que l’on trouve au cœur de quelques-uns de ses textes écrits sous la Seconde République et le Second Empire. Spitz prend soin ici de nous rappeler la distinction entre la conception rousseauiste, souvent plaquée sur des républicains du XIXe siècle tels que Blanc, et sa théorie propre. Blanc refuse l’idée si chère à Rousseau que « toute volonté collective soit nécessairement l’instrument de la justice » (p. 60) et insiste pour sa part que si la loi est l’expression d’une délibération collective, elle n’est jamais une reproduction exacte de la volonté de ses membres : la loi reste pour toujours une approximation. Pour cette raison, nous explique Spitz, « il n’y a donc rien de vrai dans l’affirmation qui prétend que, dans un régime où le pouvoir de décision est entre les mains d’une assemblée restreinte, le peuple abandonne la souveraineté » (p. 63). Pour reprendre les mots de Pierre Rosanvallon, même en République, le peuple reste introuvable.

27Les treize textes de Blanc rassemblés ici méritent tous d’être redécouverts. Ils passionneront notamment ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’État et qui veulent comprendre pourquoi il est grand temps de sortir Blanc du placard des simples jacobins. Les textes De la vertu considérée comme principe de gouvernement (1835), L’État dans une démocratie (1849) et De l’État (1865) sont particulièrement éclairants pour la perspective qu’ils proposent sur le rapport entre l’État et la démocratie. Dans son article sur la vertu, Blanc nous montre, de manière très révélatrice, que les libéraux du groupe de Coppet – Mme Stael, Constant ou Tocqueville entre autres – n’étaient pas les seuls à vouloir dépasser les limites du Républicanisme classique pour fonder une République moderne. À propos des deux textes qui traitent spécifiquement de l’État, Spitz montre avec raison que Blanc procède à une critique de l’État libéral tel qu’il était conçu par Thiers par exemple. Mais comme son introduction ne va pas au-delà de la Deuxième République, il ne fait pas mention de la relation très étroite dont Blanc se réclame avec un libéral comme John Stuart Mill, notamment dans son article de 1865 sur l’État. Quand il aborde la question de la démocratisation de l’État, Spitz, du fait de cette restriction chronologique, ne peut le faire qu’à travers les propositions de Blanc qui visent surtout à amender la forme du gouvernement : celles, par exemple, en faveur de l’élection des mandataires au suffrage universel, ou celles préconisant un contrôle constant des mandataires et de leurs décisions. Blanc, il est vrai, présente ces techniques comme des moyens de démocratiser l’État, mais il va aussi beaucoup plus loin. À travers sa conception de la loi, des associations, et, plus généralement, du rapport entre le social et le politique, Blanc cherche aussi à comprendre ce que serait un État qui ne serait pas fondé seulement sur l’unicité de l’assemblée, la règle du droit constitutionnel, ou des rapports de forces entre gouvernés et gouvernants.

28Comment le pouvoir étatique se démocratise en se dispersant dans la société même : voilà peut-être la question fondamentale que se pose Louis Blanc. On est donc loin d’une conception de l’État qui oppose l’État à la société. L’État auquel nous confronte Blanc se mêle à la société jusqu’à ne pas pouvoir s’en distinguer. L’importance du pouvoir unitaire, sur laquelle la présentation de Spitz a tendance à insister, n’est donc peut-être pas l’essentiel : l’État, chez Blanc, comprend certes l’idée d’un parlement fort et unicaméral, mais ce n’est que la partie visible d’un vaste complexe démocratique qui se confond avec la société à travers la loi, l’éducation et la distribution des moyens. Rappelons une des phrases phares de Blanc, reproduite dans ce volume : « l’État ici n’est autre chose que la société elle-même, agissant comme société… Donc, demander la suppression de l’État, même quand il n’exprime que le pouvoir de tous à l’égard de chacun, c’est demander que la société soit dissoute en tant que société » (p. 287).

29En découvrant, ou redécouvrant, ces textes fondateurs du républicanisme en France, grâce à l’introduction de Jean-Fabien Spitz et le choix éclairant des textes présentés, on est amené à s’interroger à nouveau sur l’État moderne et démocratique, un État qui, chez Blanc, est, de fait, un pouvoir social, les institutions étant, elles, un moyen parmi d’autres de formaliser et de penser un pouvoir qui reste, au fond, « sans visage ».

30Louis Blanc, Textes Politiques (1839-1882), Jean-Fabien Spitz éd., Paris, Le Bord de l’eau, coll. « Bibliothèque Républicaine », 2011, 368 p.

31Stephen W. Sawyer

L’égalité ou le visage trop oubliée de la démocratie

32Après le retentissement médiatique qui a accompagné sa sortie en septembre 2011, on voudrait tenter de revenir dans cette recension sur le dernier livre publié par Pierre Rosanvallon en proposant un regard plus historique. Sous le titre La Société des égaux, il conclut en fait sa seconde trilogie, le livre complétant une réflexion amorcée dans La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance (2006) et poursuivie avec La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité (2008) [1]. Ces trois volumes répondent à un programme de recherche qui consiste à saisir les mutations contemporaines de la démocratie, et pour cela à retracer l’histoire de ses expériences et de ses problèmes [2]. Après deux premiers volumes qui s’intéressaient surtout aux formes institutionnelles ou plus informelles qui caractérisent la démocratie au-delà du seul suffrage universel, ce livre propose un complément d’un type un peu différent. En effet, la question de l’égalité pouvait apparaître comme en filigrane de bon nombre des ouvrages antérieurs de Pierre Rosanvallon sans que celui-ci ne l’ait jamais abordé dans toute son ampleur. C’est chose faite avec ce volume qui comme toujours mêle histoire et philosophie politique, expériences françaises, européennes et américaines. Partant d’un constat d’une crise contemporaine de l’égalité [3], la réflexion se déploie en cinq parties : une présentation de l’invention de l’égalité, puis des pathologies de l’égalité, une description du XXe siècle comme « le siècle de la redistribution », avant d’en décrire le « grand retournement » et de proposer une « première ébauche » de « la société des égaux ». Cette dernière partie, comme l’ensemble du livre d’ailleurs, marque une proposition théorique et normative peut-être plus affirmée que dans les livres précédents de l’auteur.

33Le constat initial est d’abord inquiet : « La démocratie affirme sa vitalité comme régime au moment où elle dépérit comme forme de société. […] La citoyenneté politique progresse en même temps que régresse la citoyenneté sociale. Ce déchirement de la démocratie est le fait majeur de notre temps, porteur des plus terribles menaces. » (p. 11). Or, Rosanvallon le rappelle dès son introduction lors des révolutions américaines et françaises, l’idée d’égalité était centrale et absolument pas antinomiques de celle de liberté. C’est ensuite la révolution industrielle et le capitalisme qui ont fait naître une première crise de cette idée d’égalité, obligeant au tournant des XIXe et XXe siècle une pensée neuve de cette question sous les figures de la social-démocratie et du solidarisme, permettant à leur tour le développement de l’impôt progressif et de la redistribution tout au long du siècle dernier. Il n’est pas ici question de suivre le détail de la démonstration historique de l’auteur sur ce point. Il convient toutefois de souligner que si ce mouvement de longue durée peut parfois amener l’historien à s’interroger, les nombreux exemples étudiés sont souvent très pertinents et originaux.

34De l’intendured labor dans l’Amérique du XVIIIe siècle, en passant par les textes de Sieyès, Rabaut Saint-Etienne ou Condorcet, et les fêtes révolutionnaires, Rosanvallon montre d’abord que l’égalité de l’ère des révolutions de la modernité politique s’entend autour de trois figures : la similarité, l’indépendance et la citoyenneté. Il explique ensuite comment dans une économie précapitaliste la limitation des différences entre citoyens est comprise. Il utilise en particulier les récits des voyageurs européens (Achille Murat, Michel Chevalier, Gustave de Beaumont, bref, pas seulement Tocqueville !) en Amérique dans les années 1830 pour présenter la marche de l’égalité dans la société américaine.

35Mais la révolution industrielle bouleverse profondément ce rapport à l’égalité. Discutant les œuvres de Sismondi ou de Villeneuve-Bargemont, de Buret comme de Villermé ou de Laponneraye, Rosanvallon souligne l’appréhension face aux conséquences de cette rupture économique et sociale et l’émergence des figures du prolétaire et du paupérisme. La stigmatisation de l’ouvrier par Gérando ou Dunoyer s’inscrit dans la lignée des discours de Guizot proposant une naturalisation de l’inégalité, jusqu’au développement contemporain de ce que Rosanvallon nomme les « sciences de l’inégalité » en s’intéressant au développement de la phrénologie puis des tests de mesure de l’intelligence. Il revient également sur les débats concernant l’éducation qui de Diderot à Courcelle-Seneuil en passant par Guizot posent nettement la question de la nature des inégalités. À ces discours libéraux-conservateurs, répond le « communisme utopique ». Cabet, Owen, Babeuf, Leroux, Blanc, Pecqueur, Marx et Engels sont ici discutés au prisme de l’égalité, souvent pensée comme identité.

36Là où l’analyse est plus originale c’est dans le chapitre consacré au « national-protectionnisme ». Revenant sur les écrits de List et de Dupin puis à leur diffusion et appropriation, Rosanvallon montre comment cette tendance national-protectionniste a pu se présenter comme une alternative au socialisme, un protectionnisme ouvrier pouvant alors s’associer à de la xénophobie. Enfin étape ultime de ces pathologies de l’égalité, le chapitre consacré au « racisme constituant » est illustré principalement par l’exemple américain avec une présentation de l’invention de la ségrégation aux États-Unis après la guerre de Sécession. Rosanvallon écrit d’ailleurs de manière suggestive que « plus qu’ailleurs, l’égalité y a été pensée sous les espèces d’une homogénéité excluante. » (p. 223).

37La partie suivante du livre s’ouvre sur l’institution de l’impôt progressif. Balayant la question à l’échelle internationale, Rosanvallon montre les facteurs historiques et politiques de cette rupture dans ce qu’il appelle le « moment du réformisme ». C’est dans ce cadre que Rosanvallon accorde plusieurs pages à Jaurès et à son inscription dans les débats de la social-démocratie européenne du début du XXe siècle (pp. 239-251). Il souligne cependant aussi les conséquences des guerres mondiales dans ce qu’il nomme la « nationalisation des existences » et donc l’acceptation d’une solidarité nouvelle. Il analyse par ailleurs sur le plan des idées ce qu’il nomme la « désindividualisation du monde » qu’il lit dans les œuvres d’Espinas, Fouillée, Bourgeois, mais aussi chez les socialistes de la chaire en Allemagne et chez les fabiens et nouveaux libéraux en Angleterre. La croissance des États-providence est plus vite évoquée, mais la thématique a déjà souvent été abordée par l’auteur.

38La quatrième partie, plus brève, n’en est pas moins passionnante car elle porte justement sur ce que Rosanvallon nomme « le grand retournement ». Il souligne d’abord les mouvements de délégitimation de la solidarité, avant d’aborder les mutations du capitalisme et de l’individualisme lui-même. Réfléchissant à la justice distributive, Rosanvallon montre l’importance prise par la compétition dans nos sociétés contemporaines et questionne sévèrement au passage la notion d’égalité des chances et ses différents visages. La cinquième partie propose une approche plus philosophique en discutant les théories de John Rawls, d’Amartya Sen ou de Martha Nussbaum, entre autre. Rosanvallon veut repenser l’égalité autour de trois figures : la singularité, la réciprocité et la communalité. Pour être franc, ces deux dernières parties pourront sans doute laisser davantage perplexe l’historien, mais indéniablement le citoyen y trouvera matière à réflexion [4].

39On l’aura compris, le propos est ambitieux, prête au débat et à la réflexion. Son enjeu est clairement donné par Rosanvallon à la fin de son introduction :

40« Dans les pages qui suivent, j’ai plus que jamais été guidé par le souci de ne pas séparer le travail savant de l’inquiétude citoyenne, d’ouvrir l’horizon des possibles en clarifiant et en ordonnant le champ du pensable. C’est l’enjeu intellectuel sous-jacent à ce travail d’historien et de philosophie politique. Son enjeu politique est de faire comprendre que l’avenir de l’idée socialiste au XXIe siècle se jouera autour de cet approfondissement sociétal de l’idéal démocratique. Le temps est ainsi venu du combat pour une démocratie intégrale, résultant de l’interpénétration des idéaux longtemps séparés du socialisme et de la démocratie. Les grands débats intellectuels et politiques de l’avenir consisteront à en préciser les ressorts et les contours. Ce livre n’a d’autre ambition que de poser la première pierre de cette entreprise de refondation. » (pp. 22-23).

41Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Paris, Le Seuil, 2011, 428 p.

42Loïc Hanatrait

La pensée et le travail d’un grand juriste

43Historien du droit romain, fondateur, en 1989, du Centre d’étude des normes juridiques à l’EHESS, Yan Thomas est mort brutalement à l’automne 2008 des suites d’une opération chirurgicale. S’agissant pour l’essentiel de textes analysant, disséquant plutôt les modes opératoires des juristes romains – et bien que Jaurès, comme tous les philosophes de sa génération, ait rédigé une thèse latine – la recension du recueil d’une dizaine d’articles qu’ont publiée à sa mémoire ses collègues Marie-Angèle Hermitte et Paolo Napoli n’aurait guère eu sa place ici si ce livre n’avait été l’un des témoignages les plus hauts de ce que devrait être la production intellectuelle : moins une course à la facilité tribunicienne ou à la notoriété médiatique – qui, en dehors de la communauté des juristes ouverts aux apports des sciences sociales, connaissait le nom de Yan Thomas ? – qu’une exigence d’érudition, de rigueur d’analyse et de clarté d’écriture. Du coup – et pas seulement dans le texte qui clôt l’ouvrage, analyse impressionnante de lucidité et d’intelligence des enjeux théoriques, pour le juge comme pour l’historien, du procès Papon – ce livre s’impose comme une des lectures les plus nécessaires à qui souhaite comprendre le cadre normatif, donc politique, de nos sociétés.

44Comme le résume le titre choisi par les deux directeurs de l’ouvrage, Les opérations du droit, il s’agit de montrer comment, pour Yan Thomas, constructions de la pensée juridique et architectures institutionnelles doivent être lues comme relevant d’une forme de permanence de la technique juridique à travers les siècles. Nous est proposée ici une visite de la « fabrique du droit » issue non d’une empirie sous influence – comme ce fut le cas dans le compte rendu du reportage effectué en son temps par Bruno Latour au Conseil d’État – mais d’une analyse, où l’archéologie des textes se mêle à l’anthropologie, à la philosophie et à l’histoire, de « cas-limites » et de leur résolution par le droit romain et médiéval.

45Ainsi par exemple de la question de l’institution par le droit, immense sujet allant jusqu’à la question de l’institution de la nature elle-même – objet de l’un des rares livres écrits par Yan Thomas, celui qu’il consacra en 2002, avec son collègue Olivier Cayla, au « droit de ne pas naître » (Du droit de ne pas naître ; à propos de l’affaire Perruche, Gallimard). Mais c’est largement autour de la notion du droit comme fiction que l’auteur déploie la puissance de sa méthode, qu’il s’agisse de l’aveu, « moyen d’abandonner la quête d’une vérité devenue inaccessible par une procédure dans laquelle une personne consent d’elle-même à conférer une valeur normative par un fait aux fins d’éteindre la dispute », ou de l’étonnant cas du monastère dont tous les moines ont disparu, mais qui survivra comme institution par ses seuls murs, exemple d’une continuité juridique inventée pour surmonter les contingences empiriques.

46Si donc le droit est ainsi essentiellement une fiction légale en même temps qu’un jeu, propre à l’art des juristes, tandis que l’histoire, selon la définition classique, s’efforce de tendre vers un « récit vrai », c’est l’ensemble du rapport entre récit, vérité et loi qu’il convient de repenser, comme le fait avec brio l’auteur dans le texte, que l’on ne recommandera jamais assez, qu’il consacra en 1998, au sein d’un dossier sur le procès Papon publié dans Le Débat, à « la vérité, le temps, le juge et l’historien ». Texte difficile à résumer tant il est riche, et dont l’un des moindres mérites n’est pas de faire litière des lieux communs et des schémas simplistes. Dans sa quête sans concession des frontières entre droit et fait d’une part, droit et histoire d’autre part, Yan Thomas rappelle que la vérité juridique n’est pas la vérité des faits, mais celle qui suffit pour clore le débat.

47« On dit communément, écrit-il, que la vérité en histoire est affaire d’adéquation du jugement aux faits alors que, en droit, le jugement ne constate pas, mais déclare la vérité. La proposition […] n’a pas l’évidence qu’on pourrait croire [… et] la difficulté est ailleurs. Elle ne provient pas de l’autorité de la chose jugée, que personne ne confond avec la vérité d’un jugement historique ; elle résulte d’un maniement propre au droit des faits eux-mêmes, avant tout jugement. » La différence majeure – dont il reviendra à l’historien appelé par la justice à participer au processus de jugement de décider si elle heurte son éthique professionnelle – est que « les faits traités par le droit et portés à la connaissance des juges n’ont aucune consistance propre s’ils n’ont d’abord reçu leur signification d’une loi », de sorte que « le fait historique devient en droit fait constitutif de la violation d’une norme ».

48Du coup, et pour autant que l’historien, comme tout professionnel expert sollicité par l’appareil judiciaire, n’en arrive pas à « dépasser les limites en se laissant aller à qualifier en droit les faits dont il s’occupe », il a toute sa place, provisoire, dans le prétoire. Mais en restant dans les limites que la procédure lui assigne. Certes, comme chacun, l’historien peut être amené à « exprimer des appréciations de valeur ; mais il se contente alors d’émettre ou d’emprunter, pour les besoins de son analyse, des jugements extérieurs à sa discipline, sans conférer en rien à ces jugements l’autorité de son propre travail d’historien ». Ces remarques s’appliquent sans doute à bien d’autres disciplines – et l’on ne peut imaginer Yan Thomas que troublé par la facilité avec laquelle certains de ses collègues invoquaient, dans les débats contemporains sur la famille et la parenté par exemple, un « ordre juridique naturel » dont ses travaux démontraient sinon l’inexistence du moins la raison d’être largement instrumentale.

49Yan Thomas, Les opérations du droit, édition établie par Marie-Angèle Hermitte et Paolo Napoli, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, coll. « Hautes études », Paris, 2011, 368 p.

50Marc Olivier Baruch

Jean-Luc Nancy et le politique

51L’œuvre de Jean-Luc Nancy est abondante (souvent publié chez Galilée) mais méconnue. Ce philosophe qui a travaillé avec Jacques Derrida et Philippe Lacoue-Labarthe propose pourtant une réflexion qui intéresse directement le politique. La petite synthèse proposée par un autre philosophe Pierre-Philippe Jandin peut aider à mieux percevoir la vision de la démocratie portée par Nancy. Il l’inscrit dans la continuité de plusieurs œuvres philosophiques du XXe siècle : Husserl, Heidegger, Arendt, Lévinas, Blanchot, Lyotard. La redéfinition du politique ainsi proposée peut sembler complexe au lecteur historien ou politiste, elle cherche en tout cas, au plus près des mots à réfléchir au « commun » mais aussi à la figure repensée du « retrait du politique ».

52Dans Vérité de la démocratie publié en 2008, Jean-Luc Nancy écrivait ainsi : « La politique démocratique est donc politique en retrait d’assomption. Elle coupe court à toute espèce de « théologie politique », qu’elle soit théocratique ou sécularisée. Elle pose donc en axiome que ni tout (ni le tout) n’est politique. Que tout (ou le tout) est multiple, singulier-pluriel, inscription en éclats finis d’un infini en acte (« arts », « pensées », « amours », gestes, « passions » peuvent être certains des noms de ces éclats). » (p. 60).

53Pierre-Philippe Jandin, Jean-Luc Nancy. Retracer le politique, Paris, Michalon., coll. « Le Bien Commun », 2012, 125 p.

54Loïc Hanatrait

Extrême gauche ?

55Introduisant le dernier numéro de Mil Neuf Cent, consacré au réformisme radical de 1880 à 1930, Christophe Prochasson avait lancé un beau défi en guise de gageur : celui de composer un hypothétique dictionnaire, inspiré du Dictionnaire historique du langage politique et social en Allemagne dirigé par Koselleck, qui réunirait le vocabulaire de la gauche européenne. Derrière la boutade s’affirmait l’exigence de prendre en considération l’historicité des concepts, « les stratifications de sens qu’ils ont accumulées, mais aussi des appropriations localisées dont ils sont toujours l’objet » [5]. Dans une large mesure, le colloque Extrême ? Identités partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle), publié aux Presses universitaires de Rennes, s’inscrit dans une logique similaire. Michel Biard, Bernard Gainot, Paul Pasteur et Pierre Serna, qui ont mené l’entreprise à bien, se livrent d’ailleurs à un exercice très éclairant de sémantique historique pour mieux préciser les enjeux que pose un terme aussi galvaudé, mais aussi imprécis, que celui d’extrême. Trois éléments sont particulièrement mis en avant : la connotation péjorative du mot, la référence implicite à la notion de milieu ou de centre, et le lien avec la violence. En ce sens, la position de l’extrême est historiquement relative en fonction des contextes temporels et spatiaux, et se construit comme une catégorie discriminante, au fondement des identités politiques. Elle définit un rapport à l’histoire abolissant la distance du réel à l’idéal, par la négation de la tradition ou de la médiation. Elle définit aussi un rapport à la communauté politique, parce que la position extrême établit une nette différence entre ceux qui la constituent et ceux qui la trahissent.

56Une telle approche, attentive aux discours et aux usages, exigeait la confrontation des temps et des espaces. Les contributions abordent ainsi le sujet sur une période relativement longue, depuis la Révolution française, et certaines présentent des ouvertures vers l’histoire belge, britannique, allemande, italienne et espagnole. Il eût été difficile d’organiser chronologiquement les vingt-cinq contributions ; une organisation thématique les déploie selon cinq axes : les mots et les concepts, les groupes et les mouvances, les pratiques, les représentations et discours de rejet, et une dernière partie davantage axée sur l’histoire du temps présent. Cette organisation a son intérêt, mais elle masque un certain déséquilibre au profit de l’histoire de la Révolution (10 contributions sur les 25), alors que le « siècle des extrêmes » est, en définitive, assez peu abordé.

57Que retenir de cette vaste enquête et de la diversité des contributions ? L’idée que partagent tous les contributeurs, sans exception et quel que soit leur champ d’étude, est que l’extrême est une catégorie élaborée et mobilisée par un adversaire politique, en fonction d’intérêts particuliers mais aussi d’une grille de lecture héritée du passé. C’est d’ailleurs ainsi que le mot est utilisé en Belgique lorsqu’il est appliqué à la gauche, comme le rappellent Julien Dohet et Jean Faniel. La perspective plus théorique établie par Philippe Georges sur la question de l’extrême dans l’œuvre de Rousseau, et celle de Françoise Brunel et de Jacques Guilhaumou sur l’œuvre de Marx, amènent à une conclusion équivalente. Chez Rousseau, l’extrême est au centre d’une dialectique, puisqu’il peut qualifier la radicalité de l’inégalité sociale consubstantielle à l’homme, mais aussi l’hésitation devant les remèdes qui s’imposent entre « la forme radicale de la révolution » et « celle extrême de la réforme » [6]. L’extrême est donc à la fois l’excès et la limite, et de ce fait reste une condition du développement historique, non sa finalité. Le même type d’analyse est lisible dans la lecture de Marx par François Brunel et Jacques Guilhaumou. À partir des écrits de 1843-1844, ils définissent l’extrême chez Marx comme « la prise de conscience d’une totalité politique » [7], s’opposant à un autre extrême qui doit être détruit. Il fait émerger un Tout collectif, au fondement d’une communauté morale qui s’érige contre et à la place de la communauté réelle, qui doit être instaurée.

58De part et d’autre de ces deux conceptions de l’extrême comme source de mouvement dans l’histoire figure la Révolution française. En même temps que l’opposition entre droite et gauche, l’extrême devient alors une catégorie importante dans un contexte de forte polarisation politique, et sert à désigner une figure, une attitude et une référence. Les traits de l’extrémiste, dont les racines plongent dans le terreau de l’Ancien Régime et de sa compréhension du peuple misérable, sont admirablement décrits par Déborah Cohen : elle rappelle que « si la gauche fut facilement associée à l’extrême, ce fut en grande partie comme reprise des mauvais préalables de parler du peuple comme d’un groupe social lié à l’excès » [8]. Le peuple est facilement lié à la mendicité, à l’errance qui exclut de l’ordre social et enracine le crime. Il représente ainsi une altérité radicale, qui ne peut être comprise et fait planer l’ombre du soupçon, l’assimilation à l’étranger. De façon très étonnante – et très éclairante-, ses conclusions sont reprises en écho par Hugo Garcia qui montre le traitement de la figure du rouge dans la littérature anti-communiste en Espagne de 1918 à 1936, ou par Yves Combeau, dans son analyse de la représentation des communards par les « honnêtes gens. La continuité des représentations de cette figure particulière est également au cœur de l’analyse très illustrée que font Pascal Dupuy et Rolf Reichardt des codes iconiques du révolutionnaire tout au long du XIXe siècle, comme dans les critiques théâtrales des banquets républicains de 1848 étudiés par Vincent Robert. Ces représentations mettent en perspective la stigmatisation des partis communistes français et italiens au début de la guerre froide, évoquée par Pascal Girard.

59Mais l’extrême sert aussi à qualifier des comportements, terme plus générique et sans doute plus adéquat que celui de pratique. La passionnante étude de Haim Burstin montre en particulier la dynamique qui peut conduire à la radicalité, à la jonction de mouvements collectifs où la spontanéité entraîne à la surenchère ; et des décisions individuelles où l’effacement d’une autorité normative ou la nouveauté de l’expérience renforce les initiatives des acteurs. Ainsi, « on peut se découvrir extrémiste sans savoir exactement comment et sans l’avoir délibérément voulu » [9]. Le fait que l’extrémisme relève davantage d’un comportement que d’une pratique nettement identifiable peut également expliquer la fluidité des désignations dans le cadre parlementaire de la Restauration étudié par Jean-Claude Caron. Celle-ci entretient l’imprécision du terme d’extrême, associé à une violence dont la tradition est portée par le syndicalisme révolutionnaire, dont le cas du Havre est étudié par Hélène Rannou, ou dans « l’agrégation trotskiste » à l’époque du Front Populaire, analysé par Vincent Chambarlhac. Une telle association aide à comprendre pourquoi l’expression d’extrême gauche, adossée à la réalité communiste, perd de sa pertinence après 1989, comme le montrent Vincent Chambarlhac, David Hamelin, Jean-Guillaume Lanuque et Georges Ubiali.

60Mais il n’en reste pas moins que dans la conjonction d’une figure et d’une attitude se tisse une référence qui aide à situer les options politiques, selon des intérêts bien définis. Dans cette perspective, les cas de retournement sont particulièrement intéressants, puisqu’ils permettent de montrer comment la variation des intérêts en présence change la définition de l’extrême. C’est le cas, montré par Jean-Numa Ducange, de la critique de la violence et de la terreur révolutionnaire par Kautsky contre les spartakistes en 1919, qui permet de comprendre « comment s’interrompt une longue tradition de transmission positive d’un certain héritage de la Révolution française dans une partie de la gauche allemande pendant les années 1914-1918 » [10]. Un semblable retournement est également lisible dans la trajectoire de Thomas Paine restituée par Yannick Bosc : la stature de l’auteur de Common Sense, celle d’un extrémiste au moment de la Révolution, est en contradiction avec le personnage embrumé d’un « parfum d’encensoir », comme l’écrivait Madeleine Rebérioux. La référence à la figure de l’extrême peut enfin orienter la façon dont les historiens l’étudient, en fonction de leurs propres préoccupations : Serge Aberdman montre ainsi que la critique de la Constitution de 1793, fondatrice de la mouvance des Enragés, constitue la naissance symbolique d’un courant qui inspire ensuite une histoire orientée de la Révolution française.

61Figure, attitude et tradition, nouées au moment de la Révolution française et tissées aux XIXe et XXe siècles, posent enfin la question de la place – problématique – de cet extrême par rapport à un système politique qui se trouve menacé dans ses fondements. Le contrôle par l’État de la violence de l’extrême par une taxinomie particulière est une réponse possible, étudiée par Christophe Voilliot. Mais il est également possible, pour le pouvoir, de répondre au défi des extrêmes en les unissant dans un même rejet pour mieux affirmer un juste milieu. Le cas est bien étudié pour la période révolutionnaire, par Philippe Bourdin à travers le cas du Décadaire du Cantal de l’an III, et par Marc Deleplace par la condamnation commune – et son échec – du radicalisme des royalistes et de la terreur dans le serment de l’an V. Enfin, le rejet de l’extrémisme peut lui même prendre des formes extrêmes, comme le prouvent les réactions anglaises face à la Révolution évoquées par Alan Forrest, ou le débat autour de l’extrême centre dans le premier libéralisme espagnol, montré par Llus Roura i Aulinas.

62Reste à savoir si ces figures, attitudes et traditions peuvent laisser une valeur opératoire à la catégorie de l’extrême. Trois cas sont envisagés dans une partie qui s’articule assez mal au reste. Celui de la culture communiste révolutionnaire, analysé par Ludivine Bantigny, montre que la prise du pouvoir est le signe de la radicalité de groupes qui sapent les racines mêmes du système, en inversant la signification de l’illégalité et de la marginalité. Pour elle, l’exemple montre « une reconfiguration du pouvoir et un recentrement de la marge » [11], conférant un sens nouveau et positif à l’extrême. Le cas de la formation des Verts en RFA, abordé par Silke Mende, montre également que le concept d’extrême peut être saisi de façon positive pour revendiquer la nouveauté, contre de vieux clivages et de vieilles idées, tout en permettant de se rattacher à une tradition existante. Yannick Beaulieu, enfin, s’attache à réfléchir sur l’extrême à partir de la notion d’area, regroupant à la fois dirigeants, militants, sympathisants, partis, courants, pratiques, idéologies…

63Malgré le nombre de contributions et la variété des thèmes abordés, la cohérence du propos semble assez claire, pour autant que l’attention reste fixée sur le terme d’extrême, le seul qui apparaisse dans le titre. La gauche, en revanche, ne fait pas l’objet d’une définition particulière, alors qu’elle est autant sujette à variation que l’épithète qu’on lui assigne. Il est naturellement difficile, dans le cadre limité d’un colloque, de faire place à tous les aspects de la question, mais certaines lacunes empêchent parfois la mise en perspective d’autres contributions. Il manque, par exemple, une analyse sur les groupes antiautoritaires et anarchistes au XIXe siècle et leur définition de l’extrémisme, ce qui aurait permis de relativiser la contribution de Ludivine Bantigny, qui interprète comme une « reconfiguration du pouvoir et un recentrement de la marge » des thématiques plus anciennes que le communisme révolutionnaire. De même, l’étude de la naissance des Verts montre la positivité que peut revêtir le concept d’extrême, difficilement compréhensible au regard de beaucoup des contributions qui mettent, à l’inverse, l’accent sur sa négativité. Montaigne écrivait dans les Essais « Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l’extrémité sert de borne d’arrest et de guide, que par la voye du milieu, large et ouverte, et selon l’art que selon nature, mais bien moins noblement aussi, et moins recommendablement ». L’extrême ainsi entendu recoupe la notion d’intransigeance, et de conformité aux principes, posture qui n’est pas forcément dévalorisée. L’extrême pourrait ainsi échapper à la connotation péjorative et dépréciative affirmée d’emblée, alors qu’elle devrait être prise en compte. Dans cette perspective, l’idée d’un centre indissociable de l’extrême, comme « juste milieu » devenu « un mythe qui enracine dans l’Europe tout entière la modération comme étant la capacité suprême pour résoudre les problèmes politiques et sociaux » est intéressante. Mais elle mérite d’être développée, sans doute par une attention plus soutenue à la définition de l’extrême en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, en dehors de la référence à la Révolution française, et par rapport à la notion de consensus. Après tout, l’expression anglaise reprend une dimension que l’extrême a gardé de façon résiduelle en français, celle de l’éloignement. L’extrême gauche en anglais, c’est le « far left », ce qui est éloigné et non ce qui est à la limite. Du coup, l’extrême n’est plus une catégorie intrinsèquement négative, mais simplement le constat d’un écart ou d’une distance.

64L’ensemble des contributions apporte donc des éclairages nombreux sur le concept d’extrême à gauche, et méritent une lecture attentive aux perspectives nouvelles qui s’y déploient. Elles susciteront certainement l’approfondissement des recherches pour faire sortir cette catégorie d’une négativité stricte, qui la réduit quelque peu.

65Michel Biard, Bernard Gainot, Paul Pasteur, Pierre Serna (dir.), « Extrême » ? Identité partisanes et stigmatisation des gauches en Europe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 371 p.

66Emmanuel Jousse

Un assassinat révélateur du politique

67« C’est un argument des aristocrates que celui des crimes qu’entraine une révolution » écrivait Stendhal en 1817-1818 [12], en plein milieu du règne de Louis XVIII, alors que son jeune frère et surtout son neveu, le duc de Berry, pouvait encore espérer monter un jour sur le trône. Et puis, ce fut Louvel. Aux yeux des royalistes, nous explique l’auteur de L’introuvable complot, « le duc de Berry, neveu du “Roi martyr” dont la Restauration officialise le culte, est la nouvelle victime emblématique, non seulement d’un individu, mais d’une époque régicide » (p. 14). Pour Gilles Malandain, en effet, le soir du 13 février 1820 pose la question de savoir comment gouverner après la Révolution et comment, dans une France lancée dans un processus « inexorable et contrarié » de politisation, construire un rapport entre État et société modernes, quand on est royaliste, quand on fait partie des libéraux d’opposition ou même des bonapartistes souterrains. C’est donc à partir du cas énigmatique de l’assassinat de l’héritier des Bourbons que Gilles Malandain brosse un portrait de la Restauration, et ce faisant, livre une contribution importante à une historiographie qui s’en est (trop) longtemps tenue aux synthèses des années 1950, et dont on peut saluer aujourd’hui le renouveau.

68L’ouvrage, toutefois, a d’autres ambitions encore, et ouvre des perspectives qui s’étendent bien au-delà de la Restauration : pour Malandain, ce soir fatal résume un « événement […] qui touche au cœur de l’ordre social et politique ». Les trois parties et sept chapitres du livre ne se contentent donc pas de raconter une péripétie de l’histoire, ils passent en revue le geste meurtrier, ses premières analyses politiques, les enquêtes qui ont suivi jusqu’au fin fond des tavernes de Province, et traque jusqu’aux bruits lointains que l’on prît pour autant de signes à déchiffrer d’un complot, et d’une société, introuvables.

69Le livre, malgré quelques répétitions, est riche, très bien écrit, et – c’est à l’évidence l’un de ses intérêts – insère l’affaire Louvel dans une vaste histoire politique et culturelle. On y apprend beaucoup, par exemple, sur les moyens de la police politique de la période, y compris les cadres juridiques du complot et les réseaux d’informations reliant la police et la population. On y lit aussi de belles pages sur l’histoire des idéologies politiques du XIXe siècle. Les chapitres 3 et 4 livrent notamment une perspective nouvelle sur l’héritage du bonapartisme, et de l’autoritarisme libéral en particulier, dans le sillage d’historiens comme Sudhir Hazareesingh et Nathalie Petiteau. Les lois d’exceptions qui font suite à l’affaire marquent un tournant décisif pour le régime bourbon qui tente alors de se consolider face à une opposition libérale grandissante. Elles concentrent notamment les critiques d’un Guizot, d’un Thiers ou d’un Rémusat, ainsi que celles de certains royalistes, qui cherchent tous à faire l’amalgame entre un régime impérial et une Restauration despotique. Même un Fiévée « voit dans les lois d’exception un moyen pour la “coterie civile” – élite issue de la centralisation impériale – de prolonger son emprise sur l’État » (p. 96). Cette analyse révèle à quel point la transmission du bonapartisme – et notamment l’une des techniques les plus redoutables de la gouvernance napoléonienne : la loi d’exception – est un objet de contestation à travers tout le XIXe siècle et ses différents régimes – la preuve, s’il en fallait, que les suites de l’assassinat ne sauraient tenir dans la colonne des faits divers.

70Cet ouvrage tentaculaire nous convie – c’est un de ses nombreux apports – à une réflexion (avec, parfois, quelques hésitations) sur la construction de l’État, en particulier, sur son rapport avec une société en pleine transformation. À la fin la deuxième partie, Malandain, revenant sur les frénétiques de l’enquête, conclut : « aussi fragmentée qu’elle soit, il faut bien souligner la passion enquêtrice dont font preuve certains magistrats ou policiers, souvent isolés et qu’on ne peut certes pas assimiler à une instance unique – “l’État” » (p. 205). L’État, donc, n’est pas cette chose cohérente et singulière auquel il est si souvent réduit. Malandain ne tire peut-être pas tout le parti qu’il pourrait de cette conception nouvelle de l’État, mais il y revient assez souvent pour qu’on salue l’originalité du propos. Il explique, par exemple, comment, par le biais de l’enquête, l’État pénètre dans le quotidien jusqu’ à « transcend[er] l’opposition entre État et société » (p. 297). Non plus réduit à ses « grands corps », l’État se loge alors dans les moindres gestes du moindre de ses membres. Même si nous sommes loin, comme il l’admet, d’une politisation de masse, compte tenu de l’exclusion de plus de 95% de la population de toute participation politique formelle, nous sommes pourtant face au « murmure de la conversation informelle », qui est le fondement de « l’édifice démocratique ». Au détour de telles remarques, ce n’est rien moins que la question de la construction de l’État au XIXe siècle qui est soulevée, et celle de son rapport avec la longue et contingente histoire de la démocratisation. Il se pourrait – et ce serait, de fait, un prolongement possible de cet ouvrage – que la « transition démocratique », dont Malandain fait l’un des cadres de son étude, doive autant, voire plus encore qu’à l’État formel, à l’État informel, porté et constitué non seulement par des ministres, des députés et des policiers, mais aussi par les dénonciateurs, les bavards et les émissaires de toute sorte, qui interagissent avec leurs voisins par le biais des relations avec les agents, la loi et les enquêteurs.

71En refermant ce livre, il reste certes des questions, des perspectives à poursuivre, mais une chose est sûre : il n’est aucune pierre ou archive qui n’aient été soulevées. Le dossier Louvel semble enfin clos, au moins pour un moment. Mais si important soit-il dans l’édifice de l’histoire politique du XIXe siècle, il l’est autant pour la Restauration pour qui, on sait bien, un « Charles attend », et cela malgré l’incompatibilité du calembour et de l’assassinat [13].

72Gilles Malandain, L’introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration, Paris, éditions de l’EHESS, 2011, 334 p.

73Stephen W. Sawyer

Politisation et… corruption

74Cet ouvrage, qui réunit les actes d’un colloque tenu à Avignon en mai 2010, est structuré en deux grandes parties, l’une consacrée à la politisation des « anonymes », des « sans-grades », l’autre à la corruption dans la vie politique, essentiellement en France et en Allemagne. Il entend principalement présenter des chantiers en cours autour des politisations « par le bas », en prolongeant un champ déjà exploré par Maurice Agulhon et d’une autre manière par Jürgen Habermas, deux auteurs cités dans de nombreuses contributions. Norbert Elias figure également au panthéon des grands auteurs mobilisés, indiquant le lien qu’entendent établir les coordinateurs de ce volume entre l’histoire des pouvoirs, l’histoire des mentalités et le rapport public / privé, situé ici au cœur des processus de politisation. Quoique parfois un peu éclaté, l’ensemble a la mérite de proposer plusieurs articles synthétiques sur de nombreux travaux parfois peu connus, à l’image de la contribution de Jean-Pierre Jessenne qui revient sur les modalités de politisation des mondes ruraux de la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’aux révolutions de 1848. On mesure ici l’avancée de la recherche grâce notamment à une mobilisation plus ordonnée et différenciée des sources à la disposition des chercheurs, axée sur la « multiplicité et la variabilité des comportements » (p. 87).

75Pamphlets, caricatures, libelles, chansons populaires et autres sources souvent éphémères et rares sont citées ici pour des espaces et époques très variés, permettant de percevoir les renouveaux actuels d’une certaine histoire politique cherchant à saisir les « stratégies de propagande » et leur efficacité auprès des populations concernées, surtout lorsque celles-ci étaient majoritairement analphabètes. La presse qui va progressivement jouer un rôle déterminant n’est évidemment pas oubliée, avec des réflexions originales sur la presse « officielle » et les manières de la décrypter.

76Le texte « programmatique » le plus conséquent est incontestablement celui signé par Frédéric Monier et Jens Ivo Engels qui fait le bilan des recherches autour des questions de corruption. Il annonce un vaste chantier sur ce sujet en plein renouvellement qui concerne les scandales les plus célèbres comme les fraudes politiques de divers ordres n’ayant pas toujours défrayé la chronique sur le moment (p. 135). Jadis marquée du sceau de l’archaïsme politique et économique, la corruption s’appréhende désormais au plus près des acteurs politiques, à rebours des conceptions généralisantes qui avaient cours jusqu’ici. En plus d’une appréciable présentation des travaux depuis plus d’un siècle et leur évolution, l’article propose quelques pistes sur un phénomène difficile à saisir à partir des archives « classiques ».

77L’exemple du député de la Meuse Louis Jacquinot sous la Ve République étudiée par Julie Bour donne une idée précise de ce que ce type de méthodologie peut fournir de fécond, en même temps qu’il pose le problème (à venir ?) des typologies possibles qui devront nécessairement dépasser certaines analyses précises pour pouvoir rendre compte de la globalité du phénomène en mobilisant des concepts. À ce sujet la référence aux travaux de Reinhart Koselleck sur l’histoire des concepts, cités dans l’étude de Annika Klein consacrée à l’emploi des termes « crise » et « corruption » sous la République de Weimar, montre à cet égard quelques théorisations possibles qui peuvent s’articuler avec des recherches érudites. Peut-être également l’histoire comparée esquissée ici avec plusieurs pays (l’Allemagne bien sûr mais également la Russie, l’Espagne, la Grande-Bretagne…) gagnera-t-elle à utiliser les outils de l’histoire croisée (les travaux de Michael Werner notamment), permettant de saisir les rapprochements entre différences espaces géographiques mais également les inerties et blocages que la seule histoire comparée ne permet guère d’appréhender. À noter enfin la publication d’un manuscrit original sur le scandale de Panama, montrant les usages possibles par l’historien de sources peu consultées. L’ambitieux projet de recherche amorcé ici autour du thème de la corruption, qui donnera lieu à d’autres manifestations scientifiques et publications, promet d’apporter dans tous les cas une meilleure connaissance de pans entiers de l’histoire contemporaine peu étudiés jusqu’à une date récente.

78Jens Ivo Engels, Frédéric Monier, Natalie Petiteau (dir.), La politique vue d’en bas. Pratiques privées et débats publics 19e-20e siècles, Paris, Armand Colin, « Recherches », 2011, 260 p.

79Jean-Numa Ducange

Découvrir ou relire Wright Mills

80« So I am learning American history in order to quote it at the sons of bitches who run American Big Business », écrivait à ses parents, à l’âge de 25 ans, Charles Wright Mills, alors jeune enseignant à l’université du Maryland – première étape d’une carrière académique qui le propulserait, à moins de 30 ans, à Columbia. Il tint parole. Ainsi par exemple en publiant en 1956 The Power Elite, analyse sans concession construite sur des données collectées dans les dix années précédentes à partir du matériau empirique cher au sociologue (annuaires et bottins professionnels, statistiques socio-économiques des dirigeants, entretiens, dépouillement de magazines et journaux professionnels, etc.). Ce livre important était indisponible en français, il était donc légitime qu’un éditeur se soucie de combler cette lacune.

81Comme nous le rappelle François Denord dans sa préface, qui constitue le véritable intérêt de cette nouvelle publication, le livre de Mills fit scandale, tout particulièrement dans le milieu universitaire. Talcott Parsons ne consacra pas moins de vingt pages à en discuter les conclusions, en posant d’emblée qu’un travail scientifique comme celui dont se réclamait l’auteur devait avant tout s’efforcer de « réduire la part d’arbitraire dans ses jugements et se protéger contre les partis pris idéologiques » [14]. Parsons soulignait également la visée profondément historique, autant que politique, d’un livre cherchant à mesurer si le petit groupe des titulaires des postes de commandement de la société américaine avait vu son influence s’accroître sensiblement au cours des vingt années qui précédaient, soit, le livre ayant été écrit entre 1953 et 1955, depuis l’époque du New Deal.

82Car c’est au fond d’histoire qu’il s’agit – de sorte qu’il est absurde d’écrire, comme l’ont fait quelques critiques lorsque le présent ouvrage fut publié, au début de 2012, que « les quelque cinquante-six ans qui nous sépare[ai]nt de sa publication originale n’[étaient] pas parvenus à lui ôter un gramme d’actualité, à l’heure de ces grands directoires mondiaux qui nous gouvernent », ou encore que « le texte n’a[vait] pas pris une ride ». Au contraire : il n’a pris que cela – et c’est précisément ce qui aurait pu, pour un historien au moins, faire l’intérêt d’une telle publication.

83Encore eût-il fallu pour cela que nous puissions disposer d’une véritable édition critique. Il faut en effet être singulièrement optimiste pour affirmer que l’histoire politique, l’histoire sociale ou l’histoire intellectuelle des États-Unis au cours du deuxième tiers du vingtième siècle sont suffisamment familières au lecteur français d’aujourd’hui pour que le texte de Mills fasse sens pour lui. Sans doute cela aurait-il impliqué un vaste travail, permettant de resituer pleinement l’analyse dans son contexte historique, celui de l’Amérique d’Eisenhower que Mills résumait par le triptyque « Boom économique, Gloriole nationaliste, Vide politique ».

84En outre, mais sans doute cela excédait-il les ambitions des éditeurs, la traduction méritait d’être revisitée au-delà du seul changement de titre : L’élite du pouvoir, titre de la première traduction en français (François Maspero éditeur 1969) devient en 2012 L’élite au pouvoir – ce qui, nous en convenons volontiers avec le préfacier, correspond bien mieux au propos de l’auteur. Agrémenté de çà de là de notes de l’éditeur pas complètement convaincantes – sans doute le lecteur eût-il préféré savoir qui était Horatio Alger plutôt que Burke – le texte de 2012 semble reprendre sans assez de changements la traduction de l’édition française originale.

85Un mot enfin de la stratégie de publication. Celui qui, ignorant tout de l’auteur et a fortiori de sa place dans l’histoire de la discipline sociologique, retournerait le livre qu’il a en main, lirait sur la quatrième de couverture une dénonciation en règle de cette élite « clientéliste, clanique et corrompue », placée aux divers « postes de commandement stratégiques de la structure sociale, où se trouvent centralisés les moyens efficaces d’exercer le pouvoir et de devenir riche et célèbre ». Il y apprendra aussi, au passage, que Mills était une « personnalité excessive qui ne dépareillait pas d’(sic)un James Dean ou d’un Jack Kerouac », et qu’il « s’enorgueilli[ssait] de savoir réparer lui-même sa moto » – ce qui, à dire vrai, nous intéresse peu, ce genre de remarques relevant plus de la presse magazine présente dans les salons de coiffure que de l’analyse scientifique.

86N’était-ce donc le texte introductif – et la postface, qui propose, dans une traduction elle lisible, le texte joyeusement polémique que Mills publia en 1957 dans Dissent en réponse aux critiques nombreuses et acerbes que lui valut le livre – je tendrais plutôt à conseiller au lecteur intéressé par l’histoire du vingtième siècle américain, vu de la gauche intellectuelle, de se reporter à la plus récente édition de Power Elite en langue américaine, qui dispose en outre d’un index…

87Charles Wright Mills, L’élite au pouvoir, traduit de l’anglais par André Chassigneux, Marseille, Agone, 2012, 580 p.

88Marc Olivier Baruch

Les finances publiques

89Dans un nouveau Dictionnaire des idées reçues on pourrait trouver à l’entrée « Finances publiques » : « instrument politique aux usages variés ». Or c’est pour mieux comprendre ces usages, souvent discutés par les seuls spécialistes des finances publiques, principalement des juristes, qu’il faut s’intéresser au volumineux ouvrage collectif codirigé par deux politistes, Philippe Bezes et Alexandre Siné [15]. L’objectif des directeurs consiste tout en dressant un panorama des débats internationaux sur cette question à proposer les éléments d’une sociologie politique des finances publiques. Ils affirment en ouverture de leur très longue introduction – près d’une centaine de pages - : « Révélateur privilégié de conflits et de compromis sociaux et objet de nombreuses régulations politiques, elles constituent un terrain essentiel om se produisent, à travers les prélèvements et les dépenses, l’affirmation de choix politiques, la constitution et la reconnaissance de groupes sociaux et des processus de redistribution dans la société. Enfin, elles sont un lieu où se formalisent des obligations entre les citoyens et l’État et où se nouent des enjeux de consentement et de légitimation des gouvernants. » (p. 17). Ce projet se fait l’écho du progrès, timide mais net, des études sur ces questions, longtemps parents pauvres des sciences sociales. Rappelant l’importance des finances publiques chez les théoriciens de la sociologie de l’État – de Tocqueville à Weber en passant par Elias, Schumpeter ou Tilly, bien mis en perspective, pp. 33-41 –, les directeurs de l’ouvrage soulignent que pendant trop longtemps il s’est agi d’un angle mort dans l’analyse des politiques publiques.

90Les onze études proposées sont regroupées en trois parties : finances publiques, luttes de pouvoir et conflits sociaux ; instruments de financement, budgets et politiques publiques ; politiques de la contrainte budgétaire.

91La contribution de Nicolas Delalande, historien connu des lecteurs des Cahiers[16], ouvre le livre autour d’une réflexion sur la création de l’impôt sur le revenu qui associe projets de réforme fiscale et « invention » des « classes moyennes » au début du XXe siècle. Il souligne qu’au-delà des débats techniques sur les formes de l’imposition, les enjeux sont bien de part en part politiques. De manière plus contemporaine, Patrick Le Lidec s’intéresse à la décentralisation sous l’angle du financement et il emploie les expressions notables de « jeux de transfert de l’impopularité » et de « confort d’un système illisible ». Yves Buchet de Neuilly, spécialiste des relations internationales, montre quant à lui les jeux de dépendances économiques et financières de la diplomatie politique. Choukri Hmed revient pour sa part sur les formes de mobilisations sociales antifiscales à la fin du XXe siècle, en donnant l’exemple de l’instrumentalisation d’une partie des populations immigrées.

92La seconde partie associe entre autre une étude de Julie Pollard sur l’utilisation des niches fiscales dans le secteur du logement, de Julien Barrier sur le financement de la recherche entre science et industrie. La troisième partie enfin souligne les effets des discours sur la contrainte budgétaire : dans le cas de l’assurance maladie (Frédéric Pierru), du budget de la justice (Cécile Vigour) et de la politique de défense (Bastien Irondelle).

93On l’aura compris ces questions de finances publiques ne peuvent pas concerner que leurs spécialistes supposés, elles sont au cœur des débats politiques, économiques et sociaux contemporains, et à ce titre elles doivent aussi interpeller les historiens dans leurs recherches et les citoyens soucieux de réfléchir à ces questions.

94Philippe Bezès, Alexandre Siné (dir.), Gouverner (par) les finances publiques, Paris, SciencesPo les Presses, 2011, 526 p.

95Loïc Hanatrait

Le corporatisme

96Les essayistes tombent souvent aux oubliettes de l’histoire. Quand, de surcroît, ils abhorrent la démocratie, prônent un ordre social communautaire et hiérarchique, et se trompent systématiquement dans leurs choix politiques, on le comprend. Cité plus de trente fois dans cet ouvrage – issu d’un colloque organisé à Metz par Olivier Dard en mars 2011 –, Louis Salleron n’en a ainsi jamais démordu : au Moyen-Age « on travaillait, mais dans une pluie de fêtes » (p. 62). À l’en croire, l’Ancien Régime avait donc bien des vertus. Car la fête n’était pas carnaval : chacun a sa place, pour que tout reste dans l’ordre. Cet intellectuel catholique, vichyssois et intégriste, cela va sans dire, n’est pas l’individu le plus fantasque que l’on rencontre dans l’histoire du corporatisme dans l’aire francophone (France, Belgique, Suisse, Canada). Que dire du docteur Bernard Lefevre qui, engagé au sein de l’OAS, rêve, en pleine Guerre d’Algérie, d’un ordre corporatif fraternel associant musulmans et Européens (p. 85) ? Ou encore de Charles Anciaux, haut fonctionnaire belge, qui, avec d’autres, réclament « restitution au Roi de ses prérogatives de direction par la dissolution du Parlement démocratique » et « déchéance du suffrage universel en tant que puissance souveraine » (p. 154) ?

97On l’aura compris Le Siècle du corporatisme traite essentiellement d’utopies réactionnaires. Dans les pays étudiés, le corporatisme est avant tout une affaire de discours politiques sur le monde économique et social, aux contenus très variés. En France, certes, il s’est institutionnalisé sous le régime de Vichy, notamment avec la mise en œuvre partielle de la Charte du Travail d’octobre 1941. Régis Boulat retrace ici le parcours d’un de ses partisans (Jacques Warnier) qui, à la Libération, se reconvertit en chantre de la modernisation et de la productivité – des thématiques qui expliquaient déjà dans l’entre-deux-guerres le succès d’une partie du discours corporatiste. Pour sa part, Alain Chatriot rouvre le dossier de la corporation paysanne, longtemps laissé de côté par l’historiographie. Il montre comment se met en place un modèle d’organisation professionnelle, non sans lien avec des transformations intervenues durant les années 1930, et qui tente de se distinguer des expériences fascistes. La diversité des situations locales explique que certains responsables aient pu se maintenir après la guerre. Les idées (celles des émules de René de La Tour du Pin que présente Corinne Bonnafoux ou de Louis Salleron qu’expose Guillaume Gros) ne font elles plus guère recettes. Si ce n’est auprès de quelques nationalistes minoritaires, dont Olivier Dard, spécialiste des droites radicales, mentionne les organisations et détaille les propositions. Dans le reste de l’aire francophone, la circulation des idées corporatistes compose évidemment avec des structures nationales qui leur préexistent. Hans Ulrich Jost montre ainsi comment le régime fédéral Suisse influe directement sur la réception des idées corporatistes françaises qui se trouvent en concurrence avec celles émanant d’Allemagne, d’Autriche et d’Italie. Le cas Belge, présenté par Dirk Luyten et Francis Balace, est quelque peu différent. C’est le système des piliers et les relations franco-belges, alors encore très fortes, qu’il faut prendre en compte. Quant au Canada, il donne à voir un corporatisme, comme ailleurs en vogue dans les milieux catholiques et nationalistes durant les années 1930, mais plus uni idéologiquement et qui tente de se démarquer de toute forme d’étatisme. La place du Québec et plus largement la préservation d’une fédération de provinces autonomes sont, en effet, en jeu.

98Le Siècle du corporatisme est avant tout un recueil d’études de cas. Il vient utilement compléter La France, malade du corporatisme ? dirigé par Steven Kaplan et Philippe Minard (Belin, 2004), en proposant un point de vue plus « politique » sur le phénomène. Quand elles combinent l’approche de l’historien du politique avec celle de l’historien du social, les contributions rassemblées dans ce volume s’avèrent très stimulantes. Inversement, quand elles se cantonnent à l’histoire politique classique, elles confinent parfois à l’œuvre érudite.

99Olivier Dard (dir.), Le corporatisme dans l’aire francophone au XXe siècle, Berne, Peter Lang, 2011, 249 p.

100François Denord


Date de mise en ligne : 13/11/2012

https://doi.org/10.3917/cj.205.0105

Notes

  • [1]
    Nous avions rendu compte de ce dernier volume dans nos pages (Cahiers Jaurès, n° 193-194, juillet-décembre 2009, pp. 113-116). Rappelons pour mémoire que la première trilogie centrée sur l’expérience française depuis 1789 rassemblait Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France (1992), Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France (1998) et La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France (2000). Par ailleurs, deux autres volumes se répondent aussi et complètent cette première trilogie : L’État en France. De 1789 à nos jours (1990) et Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours (2004).
  • [2]
    Pour une perspective sur ce parcours, on peut consulter l’interview donné à Laurent Godmer et David Smadja le 30 mai 2011 et publié dans Raisons politiques, n° 44, 2011, pp. 173-199, accessible sous cairn. Cet entretien est accompagné d’un texte des deux interviewers synthétique sur le parcours intellectuel de Pierre Rosanvallon, à noter qu’une large partie de son œuvre historique et particulièrement celle portant sur le XIXe siècle, est largement minorée dans cette présentation par ces deux politistes. Dans une perspective différente, un autre entretien a été récemment publié : « Écrire une histoire générale de la démocratie », Participations, n° 1, 2011, pp. 335-347, l’article revient en particulier de manière intéressante sur la question de l’autogestion.
  • [3]
    Point important du raisonnement, Pierre Rosanvallon y insiste dans son texte donné en réponse à différents intellectuels dans Le Débat, 169, mars-avril 2012, pp. 113-146 pour l’ensemble du dossier critique sur ce livre. À noter que parmi les contributeurs mobilisés par cette revue, le parlementaire Christian Paul cite Jaurès pour son texte « socialisme et liberté » publié dans La Revue de Paris en 1898 qualifié de « très grand texte » (p. 124 : Christian Paul, « L’égalité, enjeu premier de 2012 », Le Débat, n° 169, mars-avril 2012, pp. 118-124).
  • [4]
    Pour une présentation de cette dimension de l’ouvrage, cf. Jacques Le Goff, « Bibliothèque. La Société des égaux », Esprit, janvier 2012, pp. 167-172 ; pour des lectures plus sociologiques : cf. François Dubet, « Les livres. La Société des égaux », Revue française de sociologie, 2012, n° 2, pp. 335-338 et Danilo Martuccelli, « Comptes rendus. Pierre Rosanvallon, La Société des égaux », Sociologie, n° 1, 2012, pp. 105-108. On ne peut que regretter (s’étonner ?) que les grandes revues d’histoire continuent de ne pas faire un travail critique comparable à l’encontre de l’œuvre de Pierre Rosanvallon.
  • [5]
    Christophe Prochasson, « Nouveaux regards sur le réformisme », Mil Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 30, 2012, pp. 5-20.
  • [6]
    Philippe Georges, « Rousseau et le malheur de l’inégalité : les “funestes hasards” de l’extrême en question », p. 27.
  • [7]
    Françoise Brunel, Jacques Guilhaumou, « Extrême, extrêmes : réflexions sur Marx, le côté gauche et les Montagnards », p. 96.
  • [8]
    Déborah Cohen, « Des excès du peuple aux excès des partis du peuple. Continuités et transferts des représentations », p. 33.
  • [9]
    Haim Burstin, « L’expérience de la radicalité ou comment devient-on “extrémiste”. Notes à partir des journées parisiennes de 1789 », p. 153.
  • [10]
    Jean-Numa Ducange, « Stigmatiser la gauche “extrême”, violence et terreur révolutionnaire en Allemagne, 1918-1919 », p. 66.
  • [11]
    Ludivine Bantigny, « Penser le pouvoir, prendre le pouvoir. Le centre et la marge dans la culture communiste révolutionnaire (1968-1981) », p. 327.
  • [12]
    Stendhal, La vie de Napoléon, Paris, Divan, 1930, p. 23.
  • [13]
    Sous la Monarchie de Juillet, Stendhal écrit : « Le calembour est incompatible avec l’assassinat » dans La Chartreuse de Parme, Bruxelles, Hauman, 1839, p. 209.
  • [14]
    Talcott Parsons, « The Distribution of Power in American Society ; The Power Elite by C. Wright Mills », World Politics, vol. 10, n° 1, oct., 1957, pp. 123-143, Stable URL: http://www.jstor.org/stable/2009229.
  • [15]
    Auteurs, respectivement, de deux livres remarqués issus de leur thèse : Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, coll. Le lien social, 2009 ; Alexandre Siné, L’Ordre budgétaire. L’économie politique des dépenses de l’État, Paris, Économica, 2006. Rappelons également le collectif sur le XIXe siècle dont nous avions rendu compte dans ces pages : P. Bezes, Florence Descamps, Sebastien Kott, Lucile Tallineau (dir.), L’invention de la gestion des finances publiques. Élaborations et pratiques du droit budgétaire et comptable au XIXe siècle (1815-1914), Paris, CHEFF, 2010.
  • [16]
    Nicolas Delalande, « Jaurès, les socialistes et l’impôt : un débat historique (1880-1914) », Cahiers Jaurès, n° 197, juillet-septembre 2010, pp. 3-26 ; et Marion Fontaine, « L’impôt dans la République [Recension du livre de N. Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2011, 445 p.] », Cahiers Jaurès, n° 201-202, juillet-décembre 2011, pp. 57-61.

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