Couverture de CJ_200

Article de revue

Sur une réception de l'Histoire socialiste de la Révolution française : François Furet lecteur de Jean Jaurès

Pages 49 à 67

Notes

  • [1]
    Cf. Valérie Lecoulant, « Jean Jaurès, historien de la Révolution française », Jean Jaurès. Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, n° 119, octobre-décembre 1990, pp. 4-13.
  • [2]
    Olivier Bétourné, Aglaia Hartig, Penser l’histoire de la Révolution. Deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, 1989, p. 57.
  • [3]
    François Furet, « Une école historique française : réforme ou révolution », France-Observateur, 1959.
  • [4]
    Préface d’Albert Soboul à Claude Mazauric, Sur la Révolution française. Contributions à l’histoire de la révolution bourgeoise, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 6.
  • [5]
    Philippe Gut, « Officiel », L’Humanité, 28 octobre 1988.
  • [6]
    Jean Jaurès, Histoire socialiste (1780-1900). La Convention, I, Paris, Jules Rouff, 1903, p. 270.
  • [7]
    Mona Ozouf, « Jaurès », dans F. Furet, M. Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, pp. 998-1007, p. 1001. C’est aussi ce que notent de leur côté Olivier Bétourné et Aglaia Hartig, si hostiles au « révisionnisme » qu’ils aient pourtant été : « L’influence de l’économie dans la marche des événements – la force des choses –, tel est le grand apport de Jaurès à l’analyse de la Révolution. Mais ce n’est pas elle qui façonne l’unité de l’événement, et jamais Jaurès ne réduira le processus révolutionnaire à un déterminisme mécaniste. Les intérêts de la bourgeoisie, eux non plus, ne sauraient expliquer l’unité du fait. La révolution déborde souvent la bourgeoisie et celle-ci n’est pas maîtresse des événements. » (O. Bétourné, A. Hartig, Penser l’histoire de la Révolution…, op. cit., p.58).
  • [8]
    Ran Halévi, L’expérience du passé. François Furet dans l’atelier de l’histoire, Paris, Gallimard, 2007, p. 37.
  • [9]
    Archives Furet (Centre Raymond Aron, EHESS), lettre de Lawrence H. Davis du 16 janvier 1992 : « Your comments have allowed me to look at my work in a new way. I have had other professors read my work, but none have responded with such honesty and frankness. As you can well understand, a writer needs honest appraisals of his work if he is going to present a well-researched and balanced thesis. It is now obvious that I need to do more research on Jaurès to fully understand his writings and influences. »
  • [10]
    F. Furet, Denis Richet, La Révolution, t. 1 : des États généraux au 9 thermidor, Paris, Hachette, « Les grandes heures de l’histoire de France », 1965, p. 231.
  • [11]
    Ibidem.
  • [12]
    À ce sujet se reporter à l’ouvrage de Christine Peyrard et Michel Vovelle (dir.), Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2002.
  • [13]
    F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 92.
  • [14]
    Ibid., p. 27.
  • [15]
    Ibid., p. 18 et 20 (pour la citation de Jaurès que Furet extrait de l’édition des Éditions sociales, p. 14).
  • [16]
    Ibid., p. 118.
  • [17]
    F. Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995 (repris dans F. Furet, Penser le XXe siècle, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », p. 580).
  • [18]
    Sur un plan tout politique, l’historien ironise d’ailleurs aussi sur la récupération de la figure de Jaurès opérée par François Mitterrand bien qu’il eût « brouillé toutes les cartes pour les avoir toutes jouées » (F. Furet, « L’Amérique de Clinton II », Le Débat, n° 94, mars-avril 1997 (repris dans F. Furet, Penser le XXe siècle, op. cit., p. 474).
  • [19]
    Cf. Bruno Antonini, « Jaurès, historien de l’avenir : gestation philosophique d’une “méthode socialiste” dans l’Histoire socialiste de la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, n° 337, 2004, pp. 117-142.
  • [20]
    J. Jaurès, Histoire socialiste…, op.cit., p. 28.
  • [21]
    Ibid., p. 26.
  • [22]
    F. Furet, La Révolution, de Turgot à Jules Ferry : 1770-1880, Paris, Hachette, 1988 (repris dans F. Furet, La Révolution française, Paris, Gallimard, « Quarto », 2007, p. 339).
  • [23]
    Libération, 17 janvier 1983.
  • [24]
    Jean Jaurès, Histoire socialiste…, op.cit., p. 248.
  • [25]
    Ibid., p. 12.
  • [26]
    Ibid., p. 38.
  • [27]
    Ibid., p. 51.
  • [28]
    Ibid., p. 52.
  • [29]
    Ibid., p. 254.
  • [30]
    Alfred Cobban, A History of Modern France, vol. 1 : 1715-1799, Baltimore, Penguin Books, 1961.
  • [31]
    J. Jaurès, Histoire socialiste…, op. cit., p.174.
  • [32]
    Ibid., p. 111.
  • [33]
    Ibid., p. 115.
  • [34]
    Ibid., p. 255.
English version

1On sait que François Furet a beaucoup ferraillé contre une historiographie qu’il qualifiait lui-même de « jacobine » ou, parfois, de « jacobino-marxiste » dont l’une des principales propriétés était de faire de la Révolution française en même temps qu’un objet d’étude un point d’origine qu’il convenait de révérer ou, tout au moins, de respecter. La naissance de cette sensibilité historiographique correspond à peu près à celle de l’histoire universitaire sous les auspices de la IIIe République, toute baignée de références à la Science et au Progrès. Ce fut d’ailleurs l’une des difficultés qu’affrontèrent ces historiens que celle de concilier un attachement politique et sentimental à la Révolution française avec un ethos scientifique en rupture avec l’ordre des passions. La célèbre formule d’Aulard, historien qui peut passer pour l’un des principaux fondateurs de cette histoire scientifique, affirmant que pour « comprendre » la Révolution, il convenait de « l’aimer », a longtemps pu servir de viatique. L’histoire universitaire du XXe siècle, d’Albert Mathiez à Albert Soboul, en passant par Georges Lefebvre et Ernest Labrousse, a en effet tenté de « comprendre » la Révolution tout en ne dissimulant rien de son attachement à son endroit. Ceux qui ne l’aimaient pas voire la haïssaient se rassemblaient à peu près tous hors du monde académique.

L’exception jaurésienne

2À tort ou à raison, Jaurès fut annexé à ce courant, encore qu’il ne présentât pas de lettres patentes universitaires. Son histoire de la Révolution française est « socialiste », rédigée par un homme politique, certes en retrait de la vie parlementaire depuis son échec aux élections législatives de 1898, et publiée chez un éditeur « populaire », Jules Rouff, qui indique le lectorat visé : moins le périmètre universitaire que le « peuple » des instituteurs, enseignants des lycées, cadres politiques et militants ou, tout simplement, passionnés d’histoire de la Révolution [1]. Cette ambivalence de statut encourage à s’interroger sur la place de l’étude de Jaurès dans le paysage historiographique.

3Dans un ouvrage s’en prenant vigoureusement à François Furet, Olivier Bétourné et Aglaia Hartig, tous deux anciens élèves d’Albert Soboul, contestent que l’on puisse faire de Jaurès le dernier représentant de la tradition des grandes fresques épiques du XIXe siècle dont Furet avait de longue date fait son miel [2]. Tout en reconnaissant que l’auteur de l’Histoire socialiste s’inscrive dans la veine de Michelet, Bétourné et Hartig mettent l’accent sur les nouvelles avenues ouvertes sur l’histoire économique et sociale qu’empruntèrent dans son sillage les successeurs de Jaurès que furent Lefebvre, Soboul ou, plus encore, Labrousse.

4Cette conciliation, admettant une double vigilance historique de Jaurès, tourné d’un côté vers l’événement politique, soucieux, de l’autre, de dégager le substrat structurel que lui assurent les instances économique et sociale, n’est pas si éloignée des lectures faites de son œuvre par François Furet et Mona Ozouf. C’est à cette dernière qu’échut la rédaction de la notice consacrée à Jaurès dans le Dictionnaire critique de la Révolution française. Cette présence est d’ailleurs à noter car les historiens de la Révolution française y bénéficiant d’un article à part entière sont peu nombreux et tous choisis dans le XIXe siècle : Burke, Guizot, Maistre, Marx, Michelet, Quinet, de Staël, Tocqueville. Ceux du siècle suivant, étroitement sélectionnés, sont renvoyés à une notice générale, confiée à Furet et titrée : « Histoire universitaire de la Révolution ».

5Furet et Ozouf ont bel et bien inscrit Jaurès au patrimoine de l’historiographie qu’ils considèrent avec le plus de faveur, celle du XIXe siècle, parce qu’elle leur paraît la plus riche d’idées et la plus interprétative. À leurs yeux, il ne fait aucun doute que Jaurès est le cadet de cette grande famille ; il est aussi celui qui transmet un héritage à une nouvelle génération prompte à se l’approprier en raison même de l’ambivalence de son œuvre, tout à la fois militante et savante, ancrée dans une robuste histoire politique et grosse d’une histoire sociale que d’autres allaient bientôt illustrer. Dans un article publié en 1959 dans France-Observateur, peu après qu’il eût quitté le Parti communiste, Furet ne se fait pas faute de rappeler l’antécédence de Jaurès au regard des prétentions des historiens des Annales qui, selon lui, abusaient d’une posture avant-gardiste :

6

« Le dernier retranchement de l’historien des Annales c’est l’étude des structures économico-sociales. Mais à cet égard n’oublions pas qu’une tradition française d’histoire économique et sociale, plus modeste mais plus efficace, préexistait à la fondation de la revue ; de Jaurès à Mathiez, de G. Lefebvre à E. Labrousse, l’histoire de la Révolution n’a cessé de s’enrichir d’analyses économiques et sociales. Tradition d’information austère, d’inspiration démocratique, progressiste, socialiste, c’est aujourd’hui la tendance la plus proche d’une interprétation marxiste. Paradoxalement, c’est M. Labrousse, et non L. Febvre, qui a appliqué le programme des Annales, “non pas à coup d’articles de méthode, de dissertations théoriques, par l’exemple et par le fait”. La tâche des Annales fut moins “héroïque” que ses directeurs se plurent à le souligner. » [3]

7L’œuvre historienne de Jaurès fut ainsi assez naturellement agrégée au stock de références dans lequel puisa la tradition « jacobino-marxiste » contre laquelle Furet batailla à partir de l’histoire de la Révolution française en deux volumes qu’il publia avec Denis Richet en 1965-1966. Ses adversaires s’en prirent régulièrement à lui en dénonçant les critiques portées contre les grands prédécesseurs qu’il était, selon eux, impertinent de remettre en cause. Soboul et Mazauric font ainsi de l’historiographie révolutionnaire un bloc dont les deux principaux édifices sont Jean Jaurès et Georges Lefebvre. À « jacobine », attribut qu’il ne rejetait d’ailleurs pas, Soboul préfère « tradition progressiste » pour qualifier le rassemblement sous la même enseigne des œuvres de Michelet et de Lefebvre « en passant par Jaurès, Aulard et Mathiez, et quelles qu’aient été les nuances ou les divergences entre ces hommes » : cette manière d’écrire l’histoire de la Révolution française était « la seule qui, dans sa démarche de principe, ait été et demeure scientifique. » [4] Dans les mois qui précédèrent la commémoration du Bicentenaire de la Révolution, on trouve la même critique sous la plume de l’historien communiste Philippe Gut, opposant, dans un article publié dans L’Humanité, l’historiographie progressiste tournée vers le social et l’économique aux travaux de François Furet accusé de réduire l’histoire de Révolution française à son volet politique et renouant avec les historiens du XIXe siècle « pour mieux gommer tout l’apport historiographique qui, d’Aulard à Lefebvre et de Mathiez à Labrousse et à Soboul, en passant par Jaurès, a contribué à éclairer scientifiquement, en établissant les faits avec rigueur, ce que fut dans sa spécificité et sa grandeur la Révolution française. » [5]

8Comment dès lors expliquer le sort que François Furet réserve à l’œuvre de Jaurès qu’il a soin de détacher d’une tradition qui l’absorbait ? On verra un peu plus loin ce qui, dans l’Histoire socialiste, est en mesure de faciliter la surprenante rencontre entre Furet et Jaurès. Mais c’est aux notations de Furet qu’il convient d’abord de s’arrêter pour tenter d’éclairer cette insolite sympathie qu’on retrouve en écho dans l’article de Mona Ozouf. Cette dernière souligne la nouveauté de la thèse jaurésienne, au regard de celles de Taine ou de Michelet qui, au temps de Jaurès, faisaient autorité, dans l’accent mis sur une Révolution française « fille de la richesse » : « Dans l’abîme de la misère et du chômage la Révolution aurait sombré », note en effet Jaurès qui ajoute : « Et la preuve, c’est qu’à Lyon, la misère, le chômage, préparèrent les voies à la contre-révolution. » [6] Empruntant à Marx mais aussi à Barnave les outils d’une analyse sociale de la Révolution, Jaurès, écrit Mona Ozouf, « rappelle inlassablement l’autonomie du politique », trait dans lequel l’historienne croit pouvoir déceler une limite à son marxisme. Car, poursuit Mona Ozouf, à l’encontre de ce que soutiennent « E. Labrousse et M. Rebérioux » reconnaissant chez Marx la même importance accordée au politique,

9

« Jaurès affiche pourtant un autre sentiment. Lorsqu’il boucle le volume consacré à la Constituante, il exprime le remords de n’avoir pas, tout à la nécessité de peindre la croissance des intérêts bourgeois, suffisamment fait sa part à l’immense travail de pensée du XVIIIe siècle. Ce n’est pas seulement, à la manière de Marx, un coup de chapeau un peu distrait donné à la capacité de réaction prêtée à la superstructure. C’est pour Jaurès l’occasion même de dessiner les limites de la méthode marxiste, excellent simplificateur sans doute, adapté à une lecture rapide de l’histoire, mais qui n’en épuise jamais la réalité. » [7]

10Mona Ozouf n’est pas la porte-parole de François Furet. Il n’en demeure pas moins que les notations de Furet consonnent parfaitement avec le ton et le propos de la lecture de Mona Ozouf. On ne peut douter ni de l’intérêt ni de la faveur que suscitent chez lui les écrits de l’historien socialiste de la Révolution française. Il est de surcroît probable, comme Ran Halévi en fait l’hypothèse [8], que Furet se soit un peu projeté dans la figure d’un homme comme Jaurès menant une brillante carrière politique sans renoncer à l’accomplissement d’un grand projet intellectuel, modèle de conduite qu’il caressa longtemps. Bien des signes attestent en tout cas cette sympathie précoce et fidèle. Dans une lettre de janvier 1992, Lawrence Davis, auteur d’une étude consacrée à Jean Jaurès et la Révolution française, témoigne des encouragements de Furet à creuser davantage encore la question [9]. Mais c’est dans l’œuvre de Furet elle-même que les marques d’une convergence se déploient avec le plus d’évidence.

11Ancien étudiant d’Ernest Labrousse, sous la direction duquel il avait rédigé en 1952 un mémoire de DES consacré à la nuit du 4 août, Furet ne pouvait manquer de bénéficier d’une certaine familiarité avec l’histoire révolutionnaire de Jaurès. On en saisit la trace dans le volume de 1965, pourtant réputé rompre avec l’historiographie « jacobine », encore que cette rupture n’ait pas été souhaitée par les auteurs aussi ouvertement que la réception du livre l’établit ex post, ni même qu’elle soit si nette que quelques historiens communistes l’aient soutenu ultérieurement.

12C’est moins dans le récit lui-même que les références à Jaurès se font explicites que dans les pages introductives où se localisent des analyses ramassées et des propos un tant soit peu plus vifs, soigneusement distingués par une typographie en italiques. On y lit par exemple un hommage rendu à « l’équitable et sereine compréhension de Jaurès » à l’endroit des Girondins qui rencontre, selon François Furet et Denis Richet, « l’enthousiasme de Lamartine » ou les « complaisances de Michelet », attitudes tranchant avec l’hostilité que décèlent les deux auteurs dans l’historiographie du XXe siècle. Voici donc Jaurès détaché de ce que Furet désigna bientôt sous le vocable provocateur de « catéchisme révolutionnaire », où se trouve précipité l’ensemble de l’historiographie « jacobino-marxiste ». Il est dans le même mouvement enrôlé parmi la troupe des grands historiens du XIXe siècle. À l’appui de l’indulgence voire de la sympathie manifestées par Jaurès en faveur des girondins, Furet et Richet mobilisent des éléments de contexte :

13

« C’est que, associée à la guerre révolutionnaire, la Gironde trouvait dans le nationalisme du siècle dernier – qui était un nationalisme de gauche – des sympathies que lui refusent aujourd’hui et la droite nationaliste et la gauche pacifiste. C’est aussi parce que les expériences contemporaines de dictature tendent à privilégier, rétrospectivement, l’épisode montagnard, et à rejeter dans l’ombre ce qui l’a précédé. » [10]

14Sur le chapitre de la violence révolutionnaire, Furet et Richet mettent en évidence les positions d’un Jaurès ne cédant rien au fanatisme, mais désireux de comprendre l’engrenage qui y conduit, au point d’ailleurs de mobiliser l’argument des circonstances contre Quinet. Quelques années plus tard pourtant, Furet s’éleva avec obstination contre le premier et fit du second l’un de ses auteurs les plus perspicaces. Citant la formule de Jaurès lancée à propos des massacres de septembre 1792 – « la peur n’est pas une force révolutionnaire » –, Furet et Richet insistent sur la fatalité de la violence dans tout processus révolutionnaire. Que répondre à Robespierre, justifiant les massacres, lorsqu’il interroge ceux qui s’indignent : « Vouliez-vous une Révolution sans révolution ? À ce prix quel peuple pourrait jamais secouer le joug de la tyrannie ? » Ils suivent aussi Jaurès considérant la période précédant la chute de la Gironde, comme « la phase intellectuellement créatrice de la Révolution. », reprochant seulement à Jaurès de ne pas avoir assez rendu compte des « forces obscures de la misère et de la colère » d’une Révolution qu’il avait pourtant « si bien comprise » [11].

15Dans Penser la Révolution française, que François Furet publia en 1978 et où se déplie une critique autrement plus vive de l’historiographie « jacobine », les références à Jaurès, tout en demeurant bien moins nombreuses que celles accordées à d’autres auteurs du XIXe siècle, se font encore plus favorables. Jaurès n’est pas un auteur privilégié, et finalement peu fréquenté ; il n’en reste pas moins un appui nécessaire à une interprétation correcte de la Révolution. Chez celui-ci, Furet repère, comme chez tous ceux qu’il admire au XIXe siècle, le primat du politique. Le sous-bassement social – Furet sut rendre hommage aux travaux de la Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution que présida longtemps Jaurès [12] – n’est pas traité au détriment de ce qui fait le propre des événements des années 1789-1794. Leur caractère est intrinsèquement politique :

16

« Comme l’a bien vu Jaurès, ce sont des raisons de politique intérieure française qui sont à l’origine de l’immense aventure qui commence en 1792. » [13]

17Dans le détail cependant, et en dépit d’adjectifs élogieux parsemant le texte de Furet, les désaccords ne manquent pas. Ils portent sur deux registres qui placent l’un et l’autre l’historiographie jaurésienne sur la ligne de crête séparant le versant de l’historiographie conceptuelle du XIXe siècle du « catéchisme révolutionnaire » dominant le siècle suivant. Le premier a trait au rôle du social et de l’économique dans les événements révolutionnaires. En dépit de ce qu’il écrit d’un Jaurès soucieux de ménager toute sa place au politique dans le cours des événements révolutionnaires, Furet installe l’auteur de la l’Histoire socialiste dans le sillage d’un économisme marxiste, se séparant d’ailleurs de la lettre comme de l’esprit de Marx lui-même qui paraît à Furet moins rigide sur ce point. Jaurès « déplace vers l’économique et le social le centre de gravité du problème de la Révolution. » Or c’est précisément à ce niveau que Furet conteste l’interprétation « jacobino-marxiste » qui lui semble très idéologique tant l’articulation entre le social et l’économique, d’une part, et le politique, d’autre part, est plus supposée que véritablement analysée. Comme plusieurs auteurs socialistes, Jaurès

18

« cherche à enraciner dans les progrès du capitalisme la lente promotion du Tiers État, chère à l’historiographie de la Restauration, et l’apothéose de 1789. Ce faisant, il étend du même coup à la vie économique, et au social tout entier, le mythe de la coupure révolutionnaire : avant, le féodalisme, après le capitalisme. Avant la noblesse ; après, la bourgeoisie. Mais comme ces propositions ne sont ni démontrables, ni d’ailleurs vraisemblables, et que de toute façon, elles font éclater le cadre chronologique canonique, il se borne à juxtaposer une analyse des causes, faite sur le mode économique et social, à un récit des événements, écrit sur le mode politique et idéologique. » [14]

19Le deuxième volet de la critique concerne la place occupée par la Révolution dans la représentation socialiste de l’histoire. Il s’agit ici moins d’épistémologie que de philosophie voire de politique, puisque c’est de l’avenir même du socialisme qu’il est question. La Révolution regarde en effet vers l’avenir, elle annonce un autre temps, comme le note Jaurès cité par Furet : « Ce qu’il y a de moins grand en elle, c’est le présent… Elle a des prolongements illimités. ». De cette assertion, Furet propose le commentaire suivant :

20

« Ainsi s’est constituée une vision, une histoire linéaire de l’émancipation humaine, dont la première étape avait été l’éclosion et la diffusion des valeurs de 89, et dont la seconde devait accomplir la promesse de 89, par une nouvelle révolution, socialiste, cette fois : mécanisme à double détente qui sous-tend l’histoire révolutionnaire de Jaurès par exemple, mais dont les grands auteurs socialistes n’avaient pas encore, et pour cause, fixé le second terme, puisque ce second terme était à venir. » [15]

21C’est cet état d’innocence qui sauve sans doute Jaurès aux yeux de son lecteur François Furet. Son messianisme est encore indemne d’une réalité accablante, celle du communisme réel, qui aurait dû conduire ses successeurs à réviser sérieusement la lecture quasi providentialiste, dans une version laïcisée certes, de la Révolution française à laquelle ils restèrent pourtant fidèles. Au temps de Jaurès, les socialistes pouvaient encore attendre avec espoir une autre révolution qui accomplirait pleinement la bonne nouvelle de 1789. La révolution bolchevique qui s’en réclama ferma, elle, tous les possibles que la Grande Révolution contenait. S’évanouit ainsi cet espace d’espérances qui envoutait tant Jaurès et guidait son interprétation dominée par la conviction que les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle se plaçaient dans un mouvement historique qui les dépassait. 1917 changea la donne en mettant à mort l’ingénuité jaurésienne dont ne pouvaient plus bénéficier les successeurs du grand historien socialiste :

22

« la Révolution française n’est plus cette matrice de probabilités à partir de laquelle peut et doit s’élaborer une autre révolution définitivement libératrice ; elle n’est plus ce champ des possibles découvert et décrit par Jaurès dans toute la richesse de ses virtualités » [16].

23François Furet eut l’occasion de revenir sur cette différence entre les deux périodes qui lui paraît si fondamentale. Dans son dernier ouvrage, Le passé d’une illusion, il écarte Jaurès du panache de la révolution communiste telle qu’elle fut pensée par Lénine et ses compagnons :

24

« La révolution, chez Jaurès, reste bien l’horizon de l’histoire, le passage nécessaire par l’émancipation de la classe ouvrière, préalable à la société sans classes. Mais elle n’est plus guère qu’un horizon. Elle n’empêche pas les stratégies ouvertes de rassemblement des gauches ou les alliances tacites. L’idée républicaine et l’idée socialiste ne sont pas les mêmes, mais elles peuvent cheminer ensemble, pourvu qu’on privilégie le chemin plutôt que l’objectif. Or la victoire de Lénine en octobre marque le triomphe de la conviction inverse, la primauté de l’objectif sur le chemin, la préférence donnée à la révolution sur ce qui la rend utile. » [17]

25Voici pourquoi Furet dispute aux héritiers proclamés de l’œuvre de Jaurès une part de son héritage historiographique [18], si tant est d’ailleurs que Furet ait pensé en ces termes de petit propriétaire.

De Jaurès à Furet

26Comment un auteur tel que Furet, qui ne cessait de réclamer que l’on « refroidît » l’histoire de la Révolution en la débarrassant des investissements politiques dont elle était l’objet, pût-il faire preuve d’autant d’indulgence à l’égard d’un auteur qui n’hésitait pas à interrompre son récit pour prendre la parole au nom des prolétaires de son temps et des attentes qui émaillaient une société dont on pouvait pourtant penser qu’elle avait liquidé les fureurs de la Révolution française ?

27C’est en plongeant dans le texte même de Jaurès que l’on pourra un tant soit peu éclairer l’intérêt voire le sentiment de proximité de Furet pour celui qu’on présente encore volontiers comme l’un des pères fondateurs d’une historiographie vigoureusement combattue par l’auteur de Penser la Révolution française. Ignorons ici les désaccords et même la relative discrétion de la présence de Jaurès dans l’œuvre tout entière de Furet pour ne retenir que les points de convergences. On peut les rassembler sous trois chapitres : le mode de narration, les sympathies ou les répulsions pour les acteurs de la Révolution, les grandes thèses.

28L’élégance narrative où se laisse entrevoir une manière de grand style puisé aux sources des meilleurs écrivains du XIXe siècle a suffisamment été soulignée par les lecteurs de Furet pour que cette remarque ne soit pas considérée comme un jugement de valeur tout à fait subjectif. Les armes de l’analyse stylistique comparée auraient toute leur utilité pour dégager comme une communauté d’élan ou d’inspiration entre quelques grandes plumes de l’histoire révolutionnaire du XIXe siècle et François Furet.

29Le cas de Jaurès ne ferait pas exception. Le récit de Jaurès, entrecoupé de citations fournies, est celui de l’interpellation. L’auteur emporte son lecteur dans le fleuve de ses démonstrations, de ses convictions et ne lui dissimule rien de ses colères ni de ses enthousiasmes, de son indignation ni de ses entraînements. Affleure cependant toujours une lucidité critique, qui surgit dans des paragraphes distincts de la narration proprement dite au cours desquels l’historien tente de justifier ses choix avec mesure. La subjectivité de l’auteur est ainsi assumée par une réflexivité sans cesse en éveil qui dégage les partis pris de la mauvaise foi. C’est bel et bien un point de vue qui s’affirme mais toujours documenté et conscient de ce qui le constitue. Le titre même de l’ouvrage dissipe toute espèce de malentendu : l’histoire de la Révolution française est « socialiste » parce que son auteur la comprend et la juge à la lumière de ses engagements actuels [19].

30Si, à l’encontre de ce qu’il eût été possible d’attendre, Furet ne montre pas vraiment d’humeur face à une telle façon d’écrire l’histoire, c’est qu’il y reconnaît une parenté de style. Le « refroidissement » auquel appelle Furet ne signifie pas un évanouissement de l’auteur. Au contraire. L’historien de Penser la Révolution française reproche tout autant aux auteurs qu’il combat ce qu’il considère comme leur interprétation sectaire que leurs platitudes positivistes et leur incapacité à « conceptualiser ». C’est un mélange d’académisme roide et de scientisme ingénu, de sectarisme sans concession et de fermeture d’esprit qui l’indigne. Il ne reconnaît rien de tel chez Jaurès qui écrit tout autant en socialiste qu’en homme libre. Comme Furet lui-même, le chef socialiste prend le lecteur par la main et s’adresse à lui en affirmant sa présence par quelques « je » qui viennent bousculer le sage exposé des événements.

31La proximité entre les deux auteurs se fait tout particulièrement tangible dans leur goût commun pour les portraits des acteurs, petits ou grands. Ce genre historiographique, très répandu parmi les historiens du XIXe siècle, fut à peu près ultérieurement éliminé par l’histoire universitaire trop convaincue qu’elle était, sous l’empire d’une concurrence dans l’interprétation des faits sociaux l’opposant aux sociologues, que les hommes étaient asservis par des systèmes de contrainte sociale qui gouvernaient leurs destins. Pas plus que Furet, Jaurès ne partage les thèses de cet implacable sociologisme. Contemporain et ancien camarade de Durkheim à l’École normale supérieure, Jaurès ne cède guère à son imperium scientifique. Furet, pour sa part, ne fit jamais mystère de sa perplexité face aux sociologues de son temps. Pour l’un et l’autre, les hommes composent avec le monde qui les entoure. Ils n’y sont pas soumis pieds et poings liés. Leur dépendance à l’égard des faits sociaux n’est en rien celle qui lie les marionnettes au marionnettiste. D’où l’urgence qu’il y a à étudier les caractères, à les soupeser voire à les juger face aux grands défis qu’ils doivent affronter. Les passions – l’une des grandes préoccupations de Furet –, les psychologies, les affects et les sentiments sont matières de l’historien. Sa plume doit servir au mieux à cerner les profils. Il n’est que de lire Furet et Jaurès pour constater qu’à la conviction que les hommes sont responsables de l’histoire autant qu’ils en assument les logiques, s’ajoute un vrai plaisir d’écriture dans l’évocation engagée des acteurs de la Révolution française.

32Il y a encore davantage. Non seulement la manière de faire est proche mais il arrive aussi que les choix soient communs. Les deux auteurs partagent aussi une forme d’examen balancé qui inscrit le personnage scruté dans un environnement encadrant ses actions. De même, il arrive à Jaurès, comme l’esquisse parfois Furet lui-même, d’entamer la discussion avec des acteurs révolutionnaires, de leur objecter quelque argument ou de les approuver dans leurs décisions ou leurs attitudes. Les deux historiens importent dans l’histoire qu’ils restituent leur familiarité avec un monde politique qu’ils fréquentent, l’un comme homme politique, l’autre comme « spectateur engagé » à la manière de Raymond Aron. La tenace sévérité de Jaurès pour Robespierre ne pouvait que convenir à Furet qui n’eut guère d’inclination pour l’Incorruptible. C’est le moins que l’on puisse dire ! Jaurès lui reproche notamment sa fuite des responsabilités dans un moment crucial. Le 18 août 1792, Robespierre décline la présidence du tribunal criminel, ce qui, pour Jaurès, eut les plus lourdes conséquences sur le déroulement des atroces événements de septembre :

33

« Robespierre se déroba, par peur des responsabilités, par calcul savant d’ambition. (…) Peut-être, s’il avait eu le courage d’accepter, le peuple n’aurait-il pas eu le furieux accès d’impatience et de soupçon des journées de septembre. » [20]

34Comment mieux illustrer par cet exemple le rôle décisif assigné aux délibérations individuelles dans un procès historique révolutionnaire où la politique est tout ? Chaque instant est fort de possibles dont ceux qui sont en position d’agir et de peser doivent se saisir. Furet ne dit pas autre chose.

35Marat est traité avec tout autant de rigueur. Jaurès déplore son irresponsabilité, Marat jouant sans retenue de sa fonction de journaliste, soufflant sur les braises, affolant les populations, colportant la mauvaise rumeur qui dégrade encore davantage le climat révolutionnaire :

36

« il était dans le tempérament de Marat d’accueillir les pires rumeurs et il était dans son dessein d’affoler et d’exaspérer » [21].

37Comme Furet qui considère que ce personnel de la « seconde révolution » est médiocre et fait de « gens de lettres sans notoriété comme Brissot, Marat, Desmoulins » et « où excellent les démagogues » [22], Jaurès s’en prend avec la même vivacité à Brissot sur lequel il multiplie les coups : si l’orgueil et l’aigreur de Robespierre sont souvent mis en procès, c’est la malhonnêteté et la « rouerie » de Brissot qui sont fustigées, individu auquel, pour sa part, Furet ne pardonne pas la phrase affirmant la nécessité pour la Révolution d’accumuler les « grandes trahisons ». Les deux historiens se retrouvent aussi, inversement, à partager la même complaisance pour Danton, plus affirmée chez Jaurès que chez Furet qui, à l’occasion de la sortie du film que lui consacra le cinéaste polonais Wajda dans le contexte agité de la Pologne du début des années 1980, rappelle tout ce qu’à ses yeux d’ancien communiste lui évoque le personnage :

38

« Danton, c’est Rajk ou Slansky. Quand j’étais jeune communiste, on utilisait l’argument Danton pour justifier les grands procès staliniens. Danton était corrompu : pourquoi pas London ou Clementis… » [23]

39Il est vrai qu’on trouvera sur d’autres cas des nuances d’appréciation, parfois fortes, qui tiennent sans doute non seulement à la différence des contextes politiques mais aussi aux changements de perspectives résultant des évolutions de la recherche historique. Jaurès, à l’instar de Furet d’ailleurs, sait contraster ses jugements, même envers ceux qu’il accable, comme le montre cet autre portrait de Robespierre venant conclure des pages d’une grande finesse consacrées à la religion de l’Incorruptible :

40

« Oui, il avait en lui du prêtre et du sectaire, une prétention intolérable à l’infaillibilité, l’orgueil d’une vertu étroite, l’habitude tyrannique de tout juger sur la mesure de sa propre conscience, et envers les souffrances individuelles la terrible sécheresse de cœur de l’homme obsédé par une Idée et qui finit peu à peu par confondre sa personne et sa foi, l’intérêt de son ambition et l’intérêt de sa cause. Mais il y avait aussi une exceptionnelle probité morale, un sens religieux et passionné de la vie et une sorte de scrupule inquiet à ne diminuer, à ne dégrader aucune des facultés de la nature humaine, à chercher dans les manifestations les plus humbles de la pensée et de la croyance l’essentielle grandeur de l’homme. » [24]

41Tout semble indiquer que Furet et Jaurès ont aussi en commun une échelle de valeurs, qui s’éprouve notamment face à la violence révolutionnaire. L’attestent les analyses de l’historien socialiste visant le rôle de la Commune, surtout durant les massacres de septembre. Jaurès n’est pas de ceux qui se satisfont de l’apaisante thèse des « circonstances » historiques qui entourèrent la politique de la Terreur pour donner quitus aux révolutionnaires qui la mirent en œuvre. Ses critiques sont parfois d’une grande dureté et n’appellent aucune indulgence en faveur de ceux qui arrêtèrent, brutalisèrent, persécutèrent et tuèrent leurs adversaires. Jaurès n’a aucun goût pour un romantisme révolutionnaire qui mue les massacreurs en héros nécessaires des révolutions. Sa conception de la révolution est tout autre et n’exige en rien la violence qu’il ne peut expliquer que dans le cadre historique qu’il s’emploie à décrire et à comprendre.

42La « dictature impersonnelle du peuple de Paris », telle que l’exerce la Commune à partir du 10 août 1792, constitue selon Jaurès une menace sérieuse pesant sur la quête de liberté à laquelle peut se résumer la Révolution. Tout en évoquant « l’héroïque Commune », dont il comprend la logique la portant à entretenir le feu révolutionnaire par toutes sortes d’actions symboliques visant à la destruction de « tous les vestiges de la féodalité, tous les écussons ou armoiries qui pouvaient subsister encore aux maisons de Paris », l’historien socialiste n’en déplore pas moins les excès, l’arbitraire des arrestations multiples, les lois d’exception voire certaines démolitions envisagées mais non réalisées comme celles de la porte Saint-Denis ou de la porte Saint-Martin « que le bourgeois même révolutionnaire du centre de Paris aurait vu sans doute disparaître avec regret » [25]. Selon Jaurès, la Commune commet, après le 10 août, comme un abus de souveraineté, en accaparant indument celle du Peuple, dénonciation qu’aurait fort bien pu reprendre à son compte François Furet, si prêt de reconnaître dans cette phase de la Révolution un simple renversement du pouvoir absolu, arraché des mains du roi au profit d’une minorité prétendant incarner le peuple à elle seule :

43

« en vérité on ne pouvait répondre à la Commune que ceci : Vous n’êtes pas l’expression légale de la souveraineté, vous êtes l’expression et comme le prolongement d’un événement révolutionnaire. Or, la secousse, la vibration de cet événement ne peut retentir à jamais sur l’ordre politique, et il vient une heure où à la force révolutionnaire spontanée, épuisée peu à peu par ses effets mêmes, doit se substituer le fonctionnement régulier du système social. » [26]

44On trouve chez Jaurès une condamnation affligée des massacres de septembre que rien ne peut justifier. S’il tente de dégager la Révolution comme mouvement historique de la responsabilité de cet épisode tragique, il n’en atténue pas la condamnation morale la plus absolue. L’égarement des hommes ne relève pas de la Révolution, que rien ne justifie. À la différence de Furet, qui met en relation la dynamique politique de la Révolution avec ces événements, Jaurès tente de la préserver en ne lui attribuant rien de cette folle dérive, bien qu’il lui reprocha de n’avoir pas assez tenté de réfréner les ardeurs meurtrières de septembre :

45

« Toute la matinée du 3, jusqu’à deux heures de l’après-midi, les massacres continuèrent. Mais à quoi bon tracer en minutieux détails ce tableau lugubre ? À quoi bon aussi philosopher longuement sur ces tristes choses ? Le droit de la Révolution n’en est pas diminué d’une parcelle. Car l’immense changement social qui s’accomplissait ne peut être jugé sur une brève exaltation de fureur. Mais je n’aime pas non plus les vagues et lâches apologies. Il est certain que ce massacre de prisonniers désarmées, s’il s’explique par les rumeurs sinistres qui affolaient les esprits, suppose un obscurcissement de la raison et de l’humanité. » [27]

46Et il ajoute un peu plus loin, tant Jaurès est loin de céder à la séduction des explications simples et idéologiques :

47

« Il se peut très bien que beaucoup des hommes qui tuèrent ainsi, lâchement, inutilement, fussent des patriotes honnêtes, dévoués et braves. Il est fort possible qu’ils aient cru servir la Révolution et la patrie, et qu’ils fussent prêts à braver la mort après l’avoir donnée. Mais la question n’est pas là. Ce n’est pas leur caractère qui est en cause, c’est leur acte ; or leur acte procède de la peur et des férocités aveugles que suscite la peur. Par là il est vil ; et aussi il est sot, car il a fait à la Révolution, dans le monde, dans l’histoire, infiniment plus de mal que n’en auraient pu faire, même lâchés dans Paris, les prisonniers qu’on égorgea. » [28]

48À la même enseigne que Furet refusant d’attribuer à aucun acteur de la Révolution le moindre brevet de vertu ou le plus discret certificat de mauvaise conduite, Jaurès sait que l’histoire est tragique, que les routes qui mènent les hommes à une vie meilleure passent parfois par les itinéraires escarpés de mouvements collectifs où il arrive que la morale individuelle se dissolve. Ici, il se distingue des donneurs de leçons parmi lesquels il range Quinet auquel il reproche de n’avoir pas suffisamment pris en compte la tourmente que traversaient les hommes de la Révolution et qui interdit à ceux qui n’ont pas essuyé de telles tempêtes « de critiquer et de corriger abstraitement la manœuvre. Ou du moins est-ce un doute que ces juges hautains devraient formuler, non une condamnation » [29].

49Reste un dernier volet d’accord possible entre Furet et Jaurès, le plus inattendu sans doute. Après l’Introduction à la révolution française de Barnave rédigée en 1792 à la suite de son arrestation et dont Jaurès fut très marqué, l’Histoire socialiste est réputée avoir été l’une des premières à mettre en place une analyse où s’articuleraient social et politique. J’ai signalé plus haut les réserves de Furet en la matière, dont les écrits, après ceux de l’historien anglo-américain Alfred Cobban [30], contestent le concept de « révolution bourgeoise ».

50Certes, Jaurès plaide globalement en faveur de la thèse qui fait de la Révolution française une révolution de cette sorte. Il lui paraît peu contestable que la Révolution ait contribué à assurer l’avènement politique de la « bourgeoisie », précédant une seconde révolution, encore impensable à la fin du XVIIIe siècle, qui devrait pourtant achever l’entreprise entamée à la fin du XVIIIe siècle au profit, cette fois-ci, de la classe ouvrière :

51

« À cette date, toute menace à la propriété était réactionnaire : elle ne pouvait que servir les ennemis de la Révolution, sans ouvrir un ordre nouveau. » [31]

52C’est évidemment dans ce cadre d’analyse socio-politique, où s’imbriquent passé, présent et futur, que se développe toute l’œuvre historique de Jaurès qui se heurte ici de plein fouet aux critiques de l’auteur de Penser la Révolution française.

53Néanmoins, à y regarder de plus près, la sociologie historique jaurésienne est beaucoup plus subtile. Les nuances et les précisions ne manquent pas à ce tableau interprétatif assez grossier que Jaurès vient lui-même contester avec un souci du concret qui rencontre bien des objections faites par Furet au « catéchisme révolutionnaire », ce dernier attaché à défendre becs et ongles une « révolution bourgeoise » anachroniquement conçue sous les espèces de l’épiphanie de la bourgeoisie capitaliste industrielle pourtant née à la fin du second XIXe siècle. Jaurès, lui, a bien soin de distinguer la bourgeoisie composant le personnel révolutionnaire de la nouvelle bourgeoisie capitaliste de son temps qu’il combat alors en socialiste.

54Jaurès force l’évidence :

55

« Le personnel politique ne s’improvise pas ; c’est encore à des bourgeois, et seulement à des bourgeois qu’était attachée, en 1792, la force révolutionnaire. ».

56Mais, précise-t-il sans plus attendre, la bourgeoisie dont il est alors question n’est pas la « bourgeoisie de classe », telle que ses contemporains et ses lecteurs socialistes se la représentent le plus immédiatement, « nettement opposée aux prolétaires ». Examinant la composition sociologique de la Convention, Jaurès dresse le constat suivant qui met au jour une classe sociale bien différente :

57

« Il y a à la Convention un certain nombre de négociants, quelques industriels, notamment deux maîtres de forge. Mais en somme le patronat y est peu représenté. Même dans les villes de grande industrie comme Rouen, où nous avons vu que le patronat s’était jeté ardemment dans la lutte électorale, même là où bien des éléments étaient modérés, c’étaient des jurisconsultes, comme Thouret, qui étaient les candidats (malheureux d’ailleurs) de la bourgeoisie possédante. » [32]

58Plus loin, Jaurès revient sur l’élément bourgeois de la Révolution qui témoigne chez lui d’un tempérament d’historien social remarquable, préservé de toute tentation de substantialiser les classes sociales, à l’encontre donc du marxisme français dominant au temps de Jaurès et au cœur de ce que Furet désigne avec la formule polémique de « catéchisme révolutionnaire ».

59Tout autre se présente l’approche de Jaurès lorsqu’il écrit que ni

60

« la bourgeoisie ni la société bourgeoise elle-même ne sont un bloc impénétrable. Le mot de bourgeoisie désigne une classe non seulement complexe et mêlée, mais changeante et mouvante. Des bourgeois révolutionnaires de la Convention aux bourgeois censitaires de Louis-Philippe, il y a, à coup sûr, bien des idées communes et des intérêts communs. Contre le communisme, contre la refonte sociale de la propriété, les bourgeois légistes de la Convention auraient été aussi animés que les bourgeois capitalistes de Louis-Philippe. Et pourtant c’est un autre idéal, c’est une autre âme qui était en eux. Légistes de la Révolution ils venaient organiser la grandeur bourgeoise ; mais ils ne venaient pas organiser l’égoïsme bourgeois. Ils ne voulaient point toucher au principe de la propriété individuelle, telle que le droit romain, la décomposition du système féodal et la croissance de la bourgeoisie l’avaient constituée. Mais ils étaient parfaitement capables, dans l’intérêt de la Révolution et pour le salut de la société nouvelle, de demander aux possédants de larges sacrifices, de refouler leur cupidité, de violenter leur égoïsme et de payer au peuple, en puissance politique et en garanties sociales, son concours nécessaire à la Révolution. Ils étaient les légistes de la bourgeoisie plus encore qu’ils n’étaient la bourgeoisie elle-même.» [33]

61Enfin, chez Jaurès, les causes économiques et sociales de la Révolution n’épuisent pas tout le spectre de causalité. Les intérêts de classes ne commandent pas le processus révolutionnaire sur toute sa durée. Le 10 août et ses suites illustrent cette loi historique qu’affiche Jaurès avec la plus grande fermeté :

62

« Dans les grandes crises de la vie du monde, les forces économiques ne sont pas les seules en jeu ; les forces morales, la concorde, le désintéressement, la sagesse sont parfois décisives. »

63L’historien socialiste est également attentif à l’emballement révolutionnaire et à l’autonomie du politique qui en découla après le 10 août. Dans une observation qui rencontre, une nouvelle fois, bien des remarques de Furet, Jaurès affirme qu’après la chute du roi, les intérêts de la bourgeoisie rentière cessèrent de gouverner la Révolution :

64

« Sous le coup du danger, la Révolution semble devenir son but à elle-même et son propre droit, et elle n’hésite point à sacrifier pour sa défense les intérêts mêmes dont, tout d’abord, elle procédait » [34].

65Ce retournement fait état de la souplesse d’analyse de Jaurès, bien loin de tout sommeil dogmatique.

66Il y aurait naturellement quelque absurdité à confondre l’historiographie jaurésienne avec celle de François Furet. Mais on aurait tout aussi tort de les opposer en abandonnant l’Histoire socialiste à la tradition « jacobino-marxiste » dont Furet fut le grand adversaire que l’on sait. Même si ce dernier dialogua moins avec Jaurès qu’il ne le fit avec d’autres historiens du XIXe siècle, on ne peut manquer d’être frappé par les points de convergence entre les deux œuvres aussi séparées par le temps fussent-elles. Chez l’un et l’autre, on trouve, à la base de leurs engagements intellectuels et politiques réciproques, la même allergie aux dogmatismes et aux rigidités, le même souci d’assumer les processus historiques dans toute leur complexité, qui inscrivent l’un et l’autre dans une manière libérale d’écrire l’histoire, faisant feu de tout bois, pourvu que les boîtes à outils et les références mobilisés contribuent à une bonne compréhension de la Révolution. Sans doute, chez Jaurès, la relation à cette dernière est-elle encore affective et, d’une certaine façon, admirative. L’historien, qui est aussi l’un des principaux responsables du mouvement socialiste de son temps, est à l’évidence rempli de reconnaissance pour les hommes qui se battirent en faveur des valeurs conjointes de liberté et d’égalité. Furet n’est pas dans cet état d’esprit. Ancien communiste, il a quitté les rangs du PCF à la fin des années 1950 pour ne jamais reprendre de vie militante, hormis les quelques brèves années passées au PSA/PSU. Échappant à toute contrainte politique, il n’en devint pas pour autant un adversaire de la Révolution française à laquelle il fut toujours attaché, en dépit des critiques féroces qu’il lui adressa.

Notes

  • [1]
    Cf. Valérie Lecoulant, « Jean Jaurès, historien de la Révolution française », Jean Jaurès. Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, n° 119, octobre-décembre 1990, pp. 4-13.
  • [2]
    Olivier Bétourné, Aglaia Hartig, Penser l’histoire de la Révolution. Deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, 1989, p. 57.
  • [3]
    François Furet, « Une école historique française : réforme ou révolution », France-Observateur, 1959.
  • [4]
    Préface d’Albert Soboul à Claude Mazauric, Sur la Révolution française. Contributions à l’histoire de la révolution bourgeoise, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 6.
  • [5]
    Philippe Gut, « Officiel », L’Humanité, 28 octobre 1988.
  • [6]
    Jean Jaurès, Histoire socialiste (1780-1900). La Convention, I, Paris, Jules Rouff, 1903, p. 270.
  • [7]
    Mona Ozouf, « Jaurès », dans F. Furet, M. Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, pp. 998-1007, p. 1001. C’est aussi ce que notent de leur côté Olivier Bétourné et Aglaia Hartig, si hostiles au « révisionnisme » qu’ils aient pourtant été : « L’influence de l’économie dans la marche des événements – la force des choses –, tel est le grand apport de Jaurès à l’analyse de la Révolution. Mais ce n’est pas elle qui façonne l’unité de l’événement, et jamais Jaurès ne réduira le processus révolutionnaire à un déterminisme mécaniste. Les intérêts de la bourgeoisie, eux non plus, ne sauraient expliquer l’unité du fait. La révolution déborde souvent la bourgeoisie et celle-ci n’est pas maîtresse des événements. » (O. Bétourné, A. Hartig, Penser l’histoire de la Révolution…, op. cit., p.58).
  • [8]
    Ran Halévi, L’expérience du passé. François Furet dans l’atelier de l’histoire, Paris, Gallimard, 2007, p. 37.
  • [9]
    Archives Furet (Centre Raymond Aron, EHESS), lettre de Lawrence H. Davis du 16 janvier 1992 : « Your comments have allowed me to look at my work in a new way. I have had other professors read my work, but none have responded with such honesty and frankness. As you can well understand, a writer needs honest appraisals of his work if he is going to present a well-researched and balanced thesis. It is now obvious that I need to do more research on Jaurès to fully understand his writings and influences. »
  • [10]
    F. Furet, Denis Richet, La Révolution, t. 1 : des États généraux au 9 thermidor, Paris, Hachette, « Les grandes heures de l’histoire de France », 1965, p. 231.
  • [11]
    Ibidem.
  • [12]
    À ce sujet se reporter à l’ouvrage de Christine Peyrard et Michel Vovelle (dir.), Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2002.
  • [13]
    F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 92.
  • [14]
    Ibid., p. 27.
  • [15]
    Ibid., p. 18 et 20 (pour la citation de Jaurès que Furet extrait de l’édition des Éditions sociales, p. 14).
  • [16]
    Ibid., p. 118.
  • [17]
    F. Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995 (repris dans F. Furet, Penser le XXe siècle, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », p. 580).
  • [18]
    Sur un plan tout politique, l’historien ironise d’ailleurs aussi sur la récupération de la figure de Jaurès opérée par François Mitterrand bien qu’il eût « brouillé toutes les cartes pour les avoir toutes jouées » (F. Furet, « L’Amérique de Clinton II », Le Débat, n° 94, mars-avril 1997 (repris dans F. Furet, Penser le XXe siècle, op. cit., p. 474).
  • [19]
    Cf. Bruno Antonini, « Jaurès, historien de l’avenir : gestation philosophique d’une “méthode socialiste” dans l’Histoire socialiste de la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, n° 337, 2004, pp. 117-142.
  • [20]
    J. Jaurès, Histoire socialiste…, op.cit., p. 28.
  • [21]
    Ibid., p. 26.
  • [22]
    F. Furet, La Révolution, de Turgot à Jules Ferry : 1770-1880, Paris, Hachette, 1988 (repris dans F. Furet, La Révolution française, Paris, Gallimard, « Quarto », 2007, p. 339).
  • [23]
    Libération, 17 janvier 1983.
  • [24]
    Jean Jaurès, Histoire socialiste…, op.cit., p. 248.
  • [25]
    Ibid., p. 12.
  • [26]
    Ibid., p. 38.
  • [27]
    Ibid., p. 51.
  • [28]
    Ibid., p. 52.
  • [29]
    Ibid., p. 254.
  • [30]
    Alfred Cobban, A History of Modern France, vol. 1 : 1715-1799, Baltimore, Penguin Books, 1961.
  • [31]
    J. Jaurès, Histoire socialiste…, op. cit., p.174.
  • [32]
    Ibid., p. 111.
  • [33]
    Ibid., p. 115.
  • [34]
    Ibid., p. 255.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.169

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions