Notes
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[1]
Ce texte reprend l’essentiel des analyses du chapitre 4 de la biographie de Francis de Pressensé que j’ai rédigée dans le cadre de mon habilitation à diriger des recherches. L’ouvrage, sous presse aux Presses Universitaires de Rennes, doit sortir en 2004 sous le titre Francis de Pressensé (1853-1914) et la défense des droits de l’homme. Un intellectuel au combat.
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[2]
Francis de Pressensé, « La République et la crise du libéralisme », Revue des deux mondes, 15 février 1897, p. 786.
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[3]
Voir Jacqueline Lalouette, La Libre Pensée en France, 1848-1940, Albin Michel, 1997, p. 263.
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[4]
Maurice Larkin, Church and State after the Dreyfus Affair. The Separation Issue in France, London, Macmillan Press, 1974. L’ouvrage va être publié d’ici quelques mois en français aux éditions Privat.
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[5]
Maurice Larkin, Church and State…, op. cit., p. 116
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[6]
Voir en particulier Jean-Marie Mayeur, La Séparation des Églises et de l’État, Les Éditions Ouvrières, 1991, chapitre III, p. 50-68
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[7]
Pour l’analyse précise du travail de la commission, voir Véronique Bedin, « Briand et la séparation des Églises et de l’État : la commission des trente-trois », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1977, p. 364-390.
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[8]
Maurice Larkin, Church and State…, op. cit., p. 176.
Les antécédents de Pressensé
1Francis de Pressensé a dû opérer un changement de cap important pour rejoindre le socialisme et la mobilisation anticléricale du bloc des gauches. Ce fils de pasteur avait failli se convertir au catholicisme. Dans l’ouvrage qu’il a publié en 1896 sur le cardinal Manning, il fait l’éloge non seulement du catholicisme social, mais aussi de l’ultramontanisme. C’est l’attitude des catholiques dans l’affaire Dreyfus qui l’amène à une brutale « déconversion » qu’on peut situer dans les premiers mois de 1898.
2Sur le plan politique, par ailleurs, Pressensé, qui était le principal chroniqueur de politique étrangère du Temps faisait figure de républicain très modéré, héritier de la tradition libérale et bourgeoise du centre gauche des années 1870. Il écrivait encore en février 1897 : « La République ne sera vraiment intangible que le jour où elle aura laissé les Ralliés la gouverner [2]. » Là aussi, il change de cap lors de l’Affaire. Après avoir renvoyé sa Légion d’honneur au début de l’été 1898, il tient meetings dès septembre aux côtés des anarchistes et des allemanistes, puis rejoint « officiellement » le socialisme révolutionnaire le 1er mai 1899.
3Si Pressensé pourrait dans les années du bloc des gauches faire figure de rallié de fraîche date à la double cause de la laïcité intransigeante et du mouvement ouvrier, il était loin, pourtant, sur la question particulière de la séparation des Églises et de l’État, d’être un « ouvrier de la onzième heure » : le combat pour la Séparation faisait en effet partie de ses héritages. C’était le grand cheval de bataille de la fraction du protestantisme dont il était issu, ceux que dans le petit monde huguenot on appelait les « libristes » par opposition aux membres de l’Église réformée concordataire. Dès la génération de 1830, la séparation des Églises et de l’État était réclamé par un journal « libriste » et « revivaliste », Le Semeur, dont Victor de Hault de Pressensé, le grandpère de Francis, était le gérant. Éditée par un groupe de bourgeois parisiens se réclamant de la théologie du Réveil, cette publication se référait en particulier à la pensée du théologien suisse francophone Alexandre Vinet, théoricien de l’individualisme religieux.
4À la génération suivante, Edmond de Pressensé, le père de Francis, a défendu la même cause. Pasteur, mais aussi homme politique, il a été député à l’Assemblée nationale de 1871 à 1876, puis sénateur inamovible, un des derniers cooptés, de 1883 à 1891 ; ardent disciple de Vinet, il est intervenu à de nombreuses reprises pour défendre l’idée de la séparation des Églises et de l’État. C’était avant tout des raisons religieuses qui l’animaient : selon lui, les Églises et les chrétiens étaient entravés par cette « union funeste et adultère avec la société politique ». Mais Edmond de Pressensé justifiait aussi la Séparation au nom de la liberté politique. Se réclamant de la formule de Cavour, « l’Église libre dans l’État libre », mais aussi de la pensée de Lamartine et de Tocqueville, il affirmait en 1885 dans une de ses interventions au Sénat : « la Séparation des Églises et de l’État est le couronnement même du libéralisme. »
L’intervention de pressensé dans la mobilisation anticléricale et le déclenchement du travail législatif
5Au lendemain de l’affaire Dreyfus, et pendant toute la période où se déploie la politique du Bloc des gauches, Pressensé poursuit une vigoureuse campagne en faveur de la Séparation. Il intervient dans L’Aurore, dont il est un des principaux éditorialistes jusqu’en 1903, au sein de la Ligue des Droits de l’Homme dont il deviendra le président en 1903, et, à partir de 1902, en tant que député socialiste élu dans la circonscription de Lyon-Villeurbanne. Pressensé approuve la politique anti-congréganiste de Combes dans toute sa rigueur, après avoir déploré la mollesse de celle de Waldeck-Rousseau, et participe occasionnellement à des conférences de la Libre Pensée [3]. En même temps, pourtant, il ne voit dans la lutte contre « la Congrégation », qu’un préalable, une question secondaire par rapport à l’essentiel, la réalisation de la Séparation. Sa position est donc quelque peu différente de celle du président du Conseil, Émile Combes, qui a souhaité longtemps conserver le Concordat comme une arme de contrôle et de mise en tutelle de l’Église.
6Pressensé prend donc l’initiative au printemps 1903 de rédiger une proposition de loi de séparation des Églises et de l’État pour enclencher le processus législatif. Déposée à la Chambre le 7 avril 1903, elle est co-signée par 56 autres députés ; on trouve parmi eux « l’étatmajor » du Parti Socialiste Français avec Jaurès, Briand, Rouanet, Gérault-Richard, Colliard, Albert-Poulain, et même Millerand. Mais ont signé également à côté des socialistes un certain nombre de radicaux- socialistes favorables à la Séparation comme Ferdinand Buisson ou Lafferre. Pressensé atteint rapidement son objectif, qui était de déclencher le débat, de mettre la Séparation à l’ordre du jour ; son texte, largement commenté dans la presse suscite de nombreuses et vives réactions : hostilité de la part des nationalistes et des catholiques, inquiétude chez les protestants, approbation majoritaire, mais aussi quelques critiques au sein de la Ligue des Droits de l’Homme, etc. En quelques semaines plusieurs contre-projets fleurissent comme la proposition Hubbard du 26 mai 1903, plus radicale et anticléricale que celle de Pressensé, et plusieurs propositions au contraire plus libérales et tolérantes à l’égard des Églises, celle de Flourens le 7 juin, celle de Réveilllaud le 25 juin, celle de Grosjean et Berthelot le 29. Pressée par ces initiatives, la Chambre s’est décidée le 11 juin 1903, à la demande en particulier de Pressensé, à élire la commission parlementaire qui devra examiner toutes ces propositions et élaborer un texte de synthèse. Pressensé n’est toutefois pas élu à la commission. Il n’est plus désormais sur le devant de la scène, qui va être occupé en particulier par le rapporteur de la commission, Aristide Briand. Le projet Pressensé est quelque peu recouvert, sinon oublié ; on peut pourtant le considérer comme une matrice de ce qui sera la loi du 9 décembre 1905.
Le projet Pressensé, matrice de la loi de 1905
7La loi de séparation de l’Église et de l’État a, comme on sait, fait l’objet de nombreuses recherches en paternité, et, ce qui est plus rare, de revendications de paternité. On a parlé du rôle des juristes et hauts fonctionnaires comme Paul Grunebaum-Ballin et Louis Méjean. On a reconnu, ou discuté, l’importance de l’apport personnel d’Aristide Briand, souligné l’influence de Jaurès, en particulier pour obtenir le vote, décisif, de l’article 4 de la loi. Au- delà des spécialistes, on peut penser que pour le « grand public », la séparation est plus ou moins nettement associée au « petit père Combes ». Si cette dernière idée n’est pas tout à fait conforme à la réalité historique, on admettra que la Séparation a bien été un processus collectif et que les différentes personnalités citées ont chacune apporté leur pierre à l’édifice. On pourrait en passant souligner surtout le travail parlementaire, l’existence d’un pouvoir législatif qui n’était pas à l’époque une simple chambre d’enregistrement.
8Par rapport à cette réalisation collective qu’a été la loi de 1905, je voudrais mettre en évidence le rôle de Pressensé et de son projet, d’autant plus que la tradition historiographique a été assez discrète sur son compte, à l’exception notable de l’historien britannique Maurice Larkin, qui a beaucoup insisté sur l’influence de Pressensé [4].
9On peut noter tout d’abord que le projet Pressensé a fourni à Briand et à la commission le plan, l’armature logique de la loi : le texte débute par une déclaration de principes (ce que ne fait pas, par exemple, le projet Combes), il traite d’abord les questions matérielles (tout ce qui concerne les pensions, propriétés, édifices, etc.), puis définit les sociétés civiles pour l’exercice du culte, que la loi Briand rebaptise associations cultuelles, et se clôt par la police des cultes. Ce plan se retrouve aussi bien dans le premier avant-projet de Briand que dans la loi finalement votée.
10Si on regarde d’un peu plus près, on s’aperçoit que pour la partie la plus célèbre de la loi, la déclaration de principes, on retrouve les formulations de Pressensé, avec quelques retouches qui ont fait souvent l’objet de longs débats. Si on prend l’exemple de l’article 2, Pressensé avait écrit : « La République ne protège, ne salarie et ne subventionne aucun culte. » Le texte devient finalement : « …ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne… » La substitution de reconnaît à protège s’explique sans doute par le fait que la loi de 1905 garantit plus explicitement la liberté des cultes, engagement qu’on pourrait considérer comme une forme de protection de la part de l’État républicain. Le texte de Pressensé, très proche sur ce point de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, parle de garantir « la libre expression des opinions religieuses ou autres », soit une liberté individuelle plus qu’une pratique collective. La nuance existe, mais le texte de Pressensé suggère quand même une sorte de « protection publique négative » à la liberté de culte en écrivant que « nul ne peut être empêché d’exercer conformément aux lois le culte qu’il a choisi ». Au total, si le préambule de la loi Briand a apporté quelques retouches à celui de la proposition Pressensé, la ressemblance des deux textes est très forte.
11Par ailleurs, il faut souligner que la solution adoptée pour donner une base juridique au nouveau régime des cultes, la constitution d’associations privées conformes à la loi de 1901 venant prendre la succession des organisations concordataires, est bien une initiative du projet Pressensé. La loi Briand la reprend en lui donnant seulement une dimension plus libérale, en supprimant par exemple l’obligation d’une liste nominative de tous les membres de l’association que prévoyait la proposition Pressensé.
12Dans les autres titres ou parties, les différences sont plus marquées. Le projet Pressensé est plus égalitaire, et aussi plus avare, pour les retraites des ecclésiastiques : qu’on soit évêque ou vicaire, prince de l’Église ou sans grade, ce sera la même pension congrue. Un peu plus généreuse, la loi de 1905 maintiendra, elle, la hiérarchie pour les retraités. Pour le reste des questions matérielles, la version Pressensé de 1903 est radicale : elle semble aller dans le sens d’une nationalisation des biens du clergé et insiste fortement sur la location à titre onéreux des édifices du culte. Elle prévoit enfin une police des cultes détaillée avec, pour les infractions, des peines sévères, que la loi de 1905 allégera quelque peu.
13Au total, la proposition Pressensé de 1903 peut à juste titre être présentée comme la première version de la loi de 1905. Briand et la commission en ont gardé la trame dans les versions successives du texte ; les modifications ont été apportées en prenant parfois, comme l’écrit Maurice Larkin, des « pièces de rechange libérales [5] » dans les autres propositions, en particulier dans celle de Réveillaud, et tout simplement par le jeu législatif, la pesée des termes, les différents amendements retenus après discussion.
14Ceci dit, la différence sur le fond n’est pas mince ; on peut estimer que la proposition Pressensé se situe par rapport à l’axe de l’anticléricalisme dans une situation intermédiaire entre la loi de 1905, plus modérée, et les projets et propositions des ultras, libre penseurs ou athées militants comme Vaillant, Allard, Hubbard par exemple. Pressensé donne l’impression de vouloir agir sur l’Église après la Séparation en particulier en la « frappant à la caisse » ; il va jusqu’à plafonner dans son texte les tarifs des messes et des sacrements. S’il déclare dans le préambule « proposer de bonne foi le droit commun et la liberté », on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit d’une liberté surveillée.
Interprétation des positions de pressensé
15Dans la biographie de Pressensé, je me suis interrogé, plus longuement que je ne puis le faire dans ce cadre, sur l’explication de la position dure de Pressensé en 1903 : cela doit-il être attribué à son tempérament intransigeant et à une poussée anticléricale de « défroqué », en tout cas de « déconverti » ? Cette explication est suggérée dans plusieurs articles de la presse « ennemie ». Francis de Pressensé y est par ailleurs renvoyé à son hérédité de fils de pasteur, voire carrément qualifié d’ancien pasteur. En tout cas, il est présenté comme un esprit sectaire, même par rapport à d’autres personnalités du Bloc. Cette réputation pourrait expliquer sa (surprenante) non-élection à la commission parlementaire. On ne peut d’ailleurs nier qu’il y ait dans le style de Pressensé des traces de virulence. Il présente, par exemple, dans le préambule de sa proposition de loi, les prêtres comme « les héritiers de la plus formidable entreprise d’asservissement intellectuel », ou comme des « sorciers détenteurs de sortilèges ».
16Je crois pourtant pouvoir affirmer que Pressensé n’est pas un déchristianisateur. Il est beaucoup plus proche sur la question religieuse des positions compréhensives de Jaurès que de l’athéisme d’Édouard Vaillant ou d’autres nostalgiques de la déesse Raison. Dans son journal personnel, Pressensé parle d’ailleurs de l’injustice sommaire d’une certaine libre pensée envers le christianisme et son rôle social et historique. Dans les quelques mots de testament lus à ses obsèques, il parle de sa foi dans un Dieu de justice et d’amour, en même temps que dans le socialisme où il a trouvé le maximum de religion. Certes, ces mots avaient été tracés en 1908 et ceux de son journal en 1905. Pourtant, si Francis de Pressensé a pu évoluer sur la question religieuse et atténuer progressivement sa grande colère post-dreyfusarde, encore très forte en 1903, je ne pense pas que cette dimension psychologique constitue l’essentiel. Je pense qu’il y a avant tout dans le style intransigeant de la proposition de loi d’avril 1903 une intention, une stratégie politique. Elle n’était peut-être pas d’ailleurs uniquement du fait de Pressensé, mais a pu être décidée dans ses grandes lignes par les principaux signataires de la loi, c’est-à-dire, je l’ai suggéré, une sorte d’état-major du PSF, les principales personnalités du « socialisme blocard ». On est évidemment tenté d’aller un peu plus loin encore et de supposer qu’on a eu affaire en particulier à une concertation entre Pressensé et Jaurès. Il est difficile d’en donner la preuve, mais c’est un fait que les deux hommes qui avaient été relativement éloignés en 1901-1902 manifestent au printemps 1903 une convergence qui ne se démentira plus, et qui se manifeste aussi dans une répartition des rôles à la Chambre pour la relance de l’affaire Dreyfus. De quelle stratégie politique s’agit-il donc ? Il n’est pas difficile de répondre à cette question, car cette stratégie est exposée de façon très claire dans l’exposé des motifs de la proposition de loi. Il s’agit de convaincre les membres de la majorité du Bloc, la masse des radicaux, les députés « combistes », de la nécessité et de l’urgence de la Séparation. On ne pouvait le faire en passant pour des « anticléricaux en peau de lapin », c’est à dire en insistant sur la signification libérale que pourrait avoir la Séparation pour l’Église. La proposition de loi et son préambule soulignent donc la gravité du péril clérical, insistant en particulier sur deux points : le caractère illusoire et inefficace du concordat pour combattre l’Église ; la possibilité qui existerait au contraire après la Séparation de bien la contrôler, de l’empêcher de nuire grâce à une bonne police des cultes.
L’infléchissement de 1905
17On retrouve encore chez Francis de Pressensé (et chez Jaurès) la même attitude intransigeante, le même souci de ne pas se couper du combisme militant au moment de l’affaire des fiches, fin 1904 et début 1905. Cela amène Pressensé en tant que président de la Ligue des Droits de l’Homme à faire quelque entorse au principe de la défense égale de tous les fonctionnaires contre la délation et les fiches secrètes.
18Mais au printemps 1905, la perspective semble se modifier. Désormais le principe de la Séparation est admis par la quasi totalité des membres de la majorité et le processus engagé semble à peu près irréversible. Pressensé agit alors, comme Briand, comme Jaurès, pour infléchir quelque peu la loi en renforçant sa dimension libérale, en la rendant un peu plus souple à l’égard de l’Église. L’idée était sans doute que pour faire réussir la Séparation il fallait éviter que la loi soit perçue comme une « législation de colère » ; on pourrait rendre ainsi le changement acceptable, sinon pour tous les catholiques, au moins pour les raisonnables, et on éviterait de braquer contre la République les masses rurales attachées à leurs habitudes. La proposition défendue par Briand au printemps 1905 a ainsi renoncé aux pénalités financières contre l’Église, accepté la mise à la disposition des associations cultuelles à titre gratuit des édifices du culte, assoupli la police des cultes. Dans le débat à la Chambre, Pressensé dit publiquement son accord avec ces changements par rapport à la lettre et à l’esprit de sa proposition de 1903. Mais l’épisode le plus important est la préparation et l’adoption du célèbre article 4, qu’on s’accorde à considérer comme un moment décisif dans le débat de 1905 [6]. L’article 4, je le rappelle, décide que les biens mobiliers et immobiliers des anciens établissements publics du culte seront attribués aux associations cultuelles « se conformant aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». C’était, sans prononcer les mots d’évêques et de pape, garantir que l’Eglise catholique serait à l’abri des entreprises schismatiques visant à l’affaiblir et à lui prendre son patrimoine.
19Dans le débat à la Chambre du 20 au 22 avril, c’est l’habileté de Briand et la grande éloquence de Jaurès avec sa formule sur la tradition de la France « qui n’est pas schismatique mais révolutionnaire », qui ont emporté la décision. Plus obscur, et situé en amont, le rôle de Pressensé n’en a pas moins été essentiel ; c’est lui, semble-t-il, qui a trouvé la formule : « en se conformant aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice. » En tout cas, cette formule figurait dans l’amendement qu’il est venu défendre et expliquer à la commission le 10 avril, et la commission l’a retenue en opérant un petit changement : Pressensé proposait que cette formule figure dans l’article 6 (qui deviendra l’article 8 de la loi) pour fixer les règles d’attribution des biens par le Conseil d’État en cas de litige. C’est Briand qui a suggéré que la formule figure dans l’article 4, alors que l’article 6 (8) stipulera que le Conseil d’État statuera sur les litiges « en tenant compte des circonstances de fait », une formule qui inquiétera beaucoup les catholiques [7].
20Pressensé, initiateur de l’article 4, a, en tout cas, au printemps 1905 une position moins dure à l’égard de l’Église catholique non seulement que les athées militants, mais que des protestants comme Réveillaud ou des « ex-protestants » comme Buisson. Faut-il l’expliquer, comme le suggère Maurice Larkin, par le fait qu’il était par son évolution personnelle plus capable de comprendre les craintes catholiques car « la nature unitaire de l’Église avait été une des plus importantes attractions de Rome pour lui [8] » ? Quoiqu’il en soit, Pressensé a été une des chevilles ouvrières du collectif, finalement plus socialiste que radical-socialiste, qui a conçu et préparé la loi de séparation des Églises et de l’État ; politiquement, l’objectif de ceux des socialistes qui avaient été, comme Pressensé et Jaurès, partie prenante de la majorité blocarde jusqu’au début de 1905, était certainement d’aboutir rapidement, avant la mort prévisible du Bloc, et de lever ainsi le préalable qui permettrait de donner la priorité aux questions sociales et à l’action autonome du parti unifié naissant. Mais, dans l’esprit de Pressensé et de Jaurès, sans parler de celui de Briand qui allait rapidement s’écarter des voies socialistes, le statut de la religion et la Séparation n’étaient pas pour autant des questions accessoires. La souplesse de leur position au printemps 1905, les garanties de l’article 4, n’ont pas suffi, dans un premier temps à faire réussir la loi. Mais dans le long terme le régime inauguré par la loi de Séparation a fonctionné en garantissant la liberté de conscience. Son principe n’est pour l’essentiel pas remis en cause un siècle plus tard. Francis de Pressensé peut être considéré comme un des initiateurs, un des responsables de ce régime français de laïcité.
Notes
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[1]
Ce texte reprend l’essentiel des analyses du chapitre 4 de la biographie de Francis de Pressensé que j’ai rédigée dans le cadre de mon habilitation à diriger des recherches. L’ouvrage, sous presse aux Presses Universitaires de Rennes, doit sortir en 2004 sous le titre Francis de Pressensé (1853-1914) et la défense des droits de l’homme. Un intellectuel au combat.
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[2]
Francis de Pressensé, « La République et la crise du libéralisme », Revue des deux mondes, 15 février 1897, p. 786.
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[3]
Voir Jacqueline Lalouette, La Libre Pensée en France, 1848-1940, Albin Michel, 1997, p. 263.
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[4]
Maurice Larkin, Church and State after the Dreyfus Affair. The Separation Issue in France, London, Macmillan Press, 1974. L’ouvrage va être publié d’ici quelques mois en français aux éditions Privat.
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[5]
Maurice Larkin, Church and State…, op. cit., p. 116
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[6]
Voir en particulier Jean-Marie Mayeur, La Séparation des Églises et de l’État, Les Éditions Ouvrières, 1991, chapitre III, p. 50-68
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[7]
Pour l’analyse précise du travail de la commission, voir Véronique Bedin, « Briand et la séparation des Églises et de l’État : la commission des trente-trois », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1977, p. 364-390.
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[8]
Maurice Larkin, Church and State…, op. cit., p. 176.