Couverture de CJ_161

Article de revue

Lectures

Pages 5 à 92

Notes

  • [1]
    Voir à ce sujet la célèbre analyse de Benedict Anderson, Imagined Communities, traduit en français sous le titre L’Imaginaire national, La Découverte, Paris, 1996, notamment p. 46-7.
  • [2]
    On pense par exemple au livre de Christian Delporte, Les Journalistes en France, 1880-1950, Paris, Le Seuil, 1998, ou aux études de Marc Martin.
  • [3]
    Dont plusieurs des responsables comptent parmi nos collaborateurs.
  • [4]
    Voir à ce sujet la riche bibliographie établie par Thomas Loué à la fin du volume. On regrettera toutefois qu’elle ne porte que très peu sur la dimension internationale de la question, alors que le recueil aborde de manière tout à fait significative la comparaison du cas français avec l’activité revuiste à l’étranger et la question des transferts entre les revues et les hommes de revue des différents pays européens autour de 1900. Il est vrai qu’il s’agit là rien moins que de continents bibliographiques entiers. Thomas Loué est l’un de nos collaborateurs.
  • [5]
    Les auteurs, Jean-Charles Geslot et Julien Hage, établissent que le nombre des revues avait fortement augmenté dès avant 1881 et jusqu’aux années 1890, temps de stagnation auquel succédèrent de nouvelles années de forte croissance, avec un apogée en 1908. Le nombre des notices recensées dans la Bibliographie de la France était ainsi passé de 196 en 1870 (mais dans un contexte de guerre) à 1278 en 1908. Entre ces deux dates, la proportion des hebdomadaires, majoritaire en 1870, s’était effondrée, puisque que quatre cinquièmes des revues étaient des mensuels en 1908. Les revues à pagination et prix modestes s’étaient par ailleurs généralisées, surtout à partir des années 1890, alors que la part de Paris dans le total des publications ne cessait de baisser, tout en comptant encore pour la moitié des titres en 1900.
  • [6]
    La formule est en réalité d’Anne-Marie Thiesse, La construction des identités nationales, le Seuil, Paris, 1999, chapitre III.
  • [7]
    Le travail de Michel d’Hastings éclaire brillamment la fécondité de ce concept concernant l’histoire du communisme : Michel Hastings, Halluin la rouge, 1919-1939. Aspects du communisme identitaire : singularités écologiques et stratégies d’implantation, Thèse pour le doctorat d’Etat en sciences politiques, Lille, Université de Lille II, 1988.
  • [8]
    Notamment Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste, Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1999.
  • [9]
    Owen Morgan a été correspondant de l’édition, canadienne – puisque la France ne s’y était pas intéressée -, des tomes 6 à 10 de la Correspondance de Zola. À propos de cette édition, indispensable, on aurait aimé que soient nommés les historiens français qui y ont collaboré.
  • [10]
    Jaurésienne impénitente, j’aurais été heureuse que fût évoquée la visite que notre grand homme fit à Zola, en mars 1899, au même titre que celles de Georges Clemenceau ou d’Yves Guyot.
  • [11]
    Ce projet est publié dans le Guide, page 379. Alain Pagès, Owen Morgan, Guide Emile Zola, Éd. Ellipses, 2002, 550 p.
English version

1Comme chaque année, nous consacrons un numéro entier aux comptes rendus. Les quelque cinquante articles qui composent cette livraison concernent des livres parus dans les mois, voire les années précédentes. Il faut en effet souhaiter que le destin d’un livre d’histoire ne dépende pas uniquement de son actualité « en librairie » — actualité bien aléatoire — mais puisse aussi continuer sa route dans les revues comme la nôtre. Sous la plume de Madeleine Rebérioux, Marion Fontaine, Blaise Wilfert, Christophe Prochasson, Emmanuel Naquet, Alain Chatriot, Géraldi Leroy et celle de l’incontournable Gilles Candar, les ouvrages signalés, critiqués et proposés, offrent un panorama assez large d’éditeurs, d’auteurs et de sujets. On notera que beaucoup de biographies ont retenu les choix des contributeurs. On ne reviendra pas ici sur la pertinence redécouverte de la biographie comme angle d’attaque d’une période ou d’une thématique, mais on soulignera tout de même l’importance que semblent lui attribuer historiens et éditeurs pour éclairer telle ou telle séquence historique ou pour intéresser les lecteurs à tel ou tel personnage susceptible, à lui seul, de conduire vers d’autres lectures.

2Ce numéro 161/162 est double. Le suivant, plus dense, le sera également et sortira dans une nouvelle maquette. L’objectif est double : rattraper le retard de publication, commun il faut bien le dire à beaucoup de revues savantes, et, surtout, corriger les imperfections de fabrication dont l’auteur de ces lignes est seul responsable. Bonne lecture à toutes et à tous.

3Gilles Heuré

Les revues la Belle époque ou le vertige des foisonnements

4La période qui s’étend de l’installation de la République des républicains, au début des années 1880, avec l’instauration d’un régime de liberté de la presse sans équivalent jusque-là, à la veille de la Grande Guerre, avant les désastres de la librairie de guerre et les restrictions de la liberté d’expression, apparaît rétrospectivement comme une époque bénie pour l’écrit en France, à la fois du point de vue de sa production et de sa diffusion : les transformations capitalistiques des entreprises de presse et d’édition, la croissance forte de l’alphabétisation, l’augmentation lente mais régulière des niveaux de vie, l’unification économique du territoire par le chemin de fer, la « politique au village » et la « fin des terroirs », le libéralisme républicain et la nationalisation des « masses », dans laquelle la grand-messe intime de la lecture du quotidien tint une place essentielle [1], autant d’évolutions qui dessinèrent une configuration historique étonnamment favorable à la diffusion de l’écrit et sa circulation, sous toutes ses formes. Or, dans la compréhension historique des formes prises par la production, la diffusion et la réception de l’écrit, et singulièrement de l’écrit abondant et multiforme de la presse, se joue une part importante de notre perception de l’espace public, du rôle que la parole politique et la critique culturelle ont pu y jouer, en un temps où un Jean Jaurès parlait à la fois ou successivement en tribun de la Chambre, en chroniqueur de presse, en savant de l’université ou en théoricien partisan. L’historiographie de la presse journalière connaît depuis longtemps, même si elle ne se renouvelle que depuis peu grâce à l’apport de l’histoire sociale de ses acteurs [2], un succès considérable, et, s’il reste toujours d’immenses ressources documentaires, archivistiques ou imprimées, à exploiter, le domaine paraît être couvert de manière satisfaisante, notamment parce que l’objet journal ne souffre pas de difficultés majeures de définition. Il en va tout autrement pour les publications périodiques non journalières, parmi lesquelles il faut compter ce qu’on appelle les revues, par consensus à la fois dans le monde littéraire et intellectuel et chez les chercheurs. Une part de cette désaffection est venue de la difficulté même à en faire un objet d’études cohérent et délimitable : la multiplicité de leurs publics, de leurs formes, de leurs objectifs et de leur contenu paraît irréductible à l’effort d’organisation, de conceptualisation et de systématisation, et l’historiographie passée consiste souvent en des monographies dispersées et cloisonnées. Les contributions regroupées dans le volume dirigé par Jacqueline Pluet-Despatin, Jean-Yves Mollier et Michel Leymarie, (La Belle époque des revues, 1880-1914), issues d’un colloque tenu à Caen pendant l’hiver 2000 à l’initiative de l’Institut mémoire de l’édition contemporaine (IMEC), de l’Université de Versailles-Saint-Quentin, de l’université Charles-de-Gaulle de Lille III, de l’Amitié Charles Péguy et de la Revue des revues, s’efforcent de prendre à bras le corps ces difficultés multiples et procèdent à un état des lieux problématique des recherches qui se sont déployées depuis le début des années 1980, ont présidé notamment à la naissance de la Revue des revues et à 1900 [3], la revue d’histoire intellectuelle bien connue de nos lecteurs, et se sont accélérées depuis une dizaine d’années [4].

5La bibliographie de l’ouvrage l’atteste : à quelques exceptions près, cet effort s’est accompli jusqu’ici de manière dispersée, sous la forme de monographies la plupart du temps, et à partir d’horizons disciplinaires éclatés — histoire littéraire, histoire de la presse, histoire de l’art et de la critique artistique, histoire de l’urbanisme, histoire des sciences, humaines ou de la nature, histoire du féminisme, histoire religieuse, histoire du syndicalisme, chaque discipline s’intéressant aux revues qui virent le jour dans son domaine d’étude — et c’est le grand mérite de cet ouvrage et de cette recherche collective que de tenter une articulation globale de ces acquis, y compris à l’échelle internationale — comparaison et transfert — puisque sa cinquième partie a pour titre l’ambitieux « Une Europe des revues ». La première partie de l’ouvrage, « L’espace des revues », est probablement la plus systématique. Elle s’efforce de replacer la revue dans le « système éditorial » (Jean-Yves Mollier), de compter de manière précise — ce qui pose naturellement la question de la définition de l’objet lui-même, combien épineuse — le nombre des revues qui parurent entre 1880 et 1914, à partir des listes de la Bibliographie de la France, pour savoir si les revues de la Belle époque vécurent bien à la Belle époque des revues [5]. Il s’agit aussi de constituer, à partir des revues de culture générale ou académiques comme la Revue des deux mondes, la Revue Bleue, la Revue de Paris et la Revue hebdomadaire, un modèle de relation entre des périodiques, leur public, leur maison d’édition et la forme de l’espace public lettré, indistinctement politique et littéraire, un modèle « matriciel » de revue ambitieuse, qui aurait servi alternativement de phare, de repoussoir ou de mauvaise conscience à toutes les autres entreprises revuistes de la période, à cause de son prestige symbolique. La deuxième partie, un peu décevante, aborde successivement quatre trajectoires d’écrivains (Mirbeau, Gide, Jean-Richard Bloch, Daniel Halévy) pour s’interroger sur la part que la revue y a tenue, sans aucune conclusion possible tant les principes de lecture des différentes contributions sont peu conciliables. La troisième partie, qui porte le titre par trop vague de « Revues et société », et aurait dû se nommer « Les revues militantes », porte sur les revues engagées dans le débat religieux, les revues anarchistes ou anarchisantes, les revues de la mouvance modérée, les revues syndicalistes, les revues féministes et les revues satiriques. Ces tableaux concluent alternativement à l’intérêt primordial de l’analyse des revues pour le syndicalisme (Michel Pigenet), pour la compréhension des configurations politiques complexes des républicains modérés et de leurs modes de regroupement (Gilles Le Béguec), pour la restitution de l’intensité du débat religieux autour du modernisme et de la séparation (Jacques Prévotat), et à un échec relatif de l’enquête, quand Françoise Blum juge la revue à tout prendre marginale dans la mouvance féministe ou quand Bertrand Tillier admet que les publications satiriques se laissent mal décrire à travers le prisme conceptuel de la revue. La quatrième partie (« Du côté des sciences ») aborde la place des revues dans la constitution et la solidification des disciplines universitaires, des sciences de la nature (Vincent Duclert et Anne Rasmussen) à l’urbanisme (Annie Fourcaut et Jean-Pierre Frey), en passant par les revues d’économie (Lucette Le Van Lemesle) et les revues juridiques, « genre à part » mais au fond aussi instrument de professionnalisation des corporations de juristes (Jean-Paul Barrière). Les auteurs s’accordent ici, comme le résume avec efficacité l’article synthétique de Jacqueline Pluet-Despatin sur la professionnalisation des sciences humaines, à dire que la revue a été le support indispensable de l’affirmation de la scientificité des disciplines et de leur autonomisation, grâce aux mécanismes de consécration et de régulation des pratiques professionnelles qui s’y déployaient. La cinquième partie enfin, « une Europe des revues » propose une série d’éclairages différents — et peu comparables entre eux — qui évoquent : le rôle de la Belgique et de ses revues dans les transferts artistiques et littéraires, au cœur du « cosmopolitisme du national » [6], faisant communiquer entre elles des manifestations d’art national issues de l’Europe entière (Paul Aron) ; la position des revues suisses par rapport à Paris et aux revues françaises, passant de l’éloignement volontaire au moment de la constitution du nationalisme littéraire romand à la forte densité d’emprunts et de contacts avec la naissance de l’helvétisme de la Voile latine, qui aimait se comparer aux jeunes nationalistes français et italiens (Alain Clavien) ; une évocation des contacts étroits entre revues françaises et revues britanniques à travers le prisme un peu réducteur de la seule Revue britannique, qui traduisait des articles de revues anglaises et donnait une idée assez fidèle de l’univers des périodiques britanniques de culture générale (Diana Cooper-Richet), enfin une situation du discours sur la France dans les revues allemandes, qu’il s’agît des grandes revues généralistes (Rundschau), qui ne s’intéressaient à l’étranger que dans la mesure où cela leur permettait de définir la spécificité allemande, ou des revues socialistes, beaucoup plus authentiquement internationalistes et francophiles, au moins jusqu’en 1905 (Marie-Louise Goergen, Céline Trautmann-Waller).

6A l’énoncé de cet ensemble de communications et de résultats, nécessaire lorsqu’on rend compte d’un ouvrage collectif important, apparaît inévitablement la limite de cet ouvrage, la grande dispersion de ses perspectives et la difficulté d’arriver à des conclusions globales, malgré les efforts des premiers articles pour définir des évolutions générales et des modèles plus ou moins centraux. Faute de principes d’analyse partagés, faute d’une définition totalement probante et heuristique de l’objet revue — Jean-Yves Mollier l’affirme lui-même dans la conclusion du recueil — faute d’une enquête réellement collective et d’une systématisation des données d’ores et déjà disponibles, le propos de cet ouvrage, malgré l’apport essentiel qu’il représente dans nombre de cas, se trouve en permanence écartelé entre différentes solutions de recherche, différents types d’histoire sans jamais vraiment trancher en faveur de l’un ou de l’autre ni surtout parvenir à les articuler. Cet écartèlement est perceptible dans l’opposition, qui fait douter de la pertinence d’user des mêmes termes pour les désigner, entre la revue généraliste, jugée modèle dominant, et la revue spécialisée, dont la fonction est fort différente ; dans la tendance à étudier parfois la revue comme une institution particulière, animée de son propre mouvement et productrice de forts effets sociaux et intellectuels, et à d’autres occasions d’aborder un mouvement intellectuel ou politique à travers sa revue, démarche dans laquelle le périodique n’apparaît plus le plus souvent que comme un reflet ; dans l’hésitation entre une analyse économique, systémique et stratégique de la revue, et ou contraire comme un support neutre de discours, politiques ou culturels ; dans la grande difficulté à choisir, dans la présentation de la dimension internationale de l’activité revuiste, entre une recherche en termes de transferts et une recherche en termes de comparaison de modèles nationaux. Ces tensions et ces hésitations n’ont pas encore trouvé de solution claire ni d’articulation pleinement satisfaisante.

7Il est également dommageable qu’on ne puisse trouver de réflexion sur les effets économiques, sociaux et intellectuels de la périodicité spécifique qui définit la revue par rapport aux autres formes de production intellectuelle : placée entre la soumission étroite à l’actualité et le temps parfois long de la publication des monographies, elle autorise à la fois la distance réflexive et l’efficacité de la veille intellectuelle et politique. Il suffit de lire des mémoires et des correspondances de cette époque pour savoir combien le temps était une ressource essentielle, et le rapport au temps une dimension cruciale de la vie intellectuelle : la revue, du moins la revue généraliste, était ainsi peut-être la forme de publication idéale, par le rapport au temps — et toutes ses conséquences sociales et intellectuelles — qu’elle induisait, à un moment où tant d’écrivains s’efforçaient, avec succès d’ailleurs, de continuer à exercer le métier d’homme de lettres au sens ancien, celui qui refuse les cloisonnements entre la littérature et la politique, entre l’amateurisme et la spécialisation et entre la réussite mondaine et la vocation lettrée. On pourrait s’essayer au même raisonnement pour ce qui touche au temps spécifique des revues savantes et spécialisées.

8La Belle époque des revues est donc un livre important, riche, mais qui tient plus du document d’étape que de la conclusion achevée. Et peut-être faudra-t-il essayer, à l’avenir, de mettre en œuvre un programme de recherche plus étroitement articulé pour parvenir à résoudre les fécondes questions qu’il soulève.

9Blaise Wilfert

Un philosophe de la République

10L’un des clichés les plus répandus concernant la IIIème République est de rapporter l’essentiel de ses origines intellectuelles au positivisme. Dans son livre classique sur l’idée républicaine en France, Claude Nicolet avait déjà fait justice de cette version. Marie-Claude Blais complète ici l’entreprise. Dans un livre intéressant, dense et remarquablement bien écrit, elle parvient à reconstituer l’une des versions possibles de la culture républicaine : la philosophie de Charles Renouvier. Elle apporte ainsi les éléments d’un dossier utiles à une histoire intellectuelle de la République dont l’auteur remarque justement qu’elle reste à écrire. Car Marie-Claude Blais s’inscrit bien dans ce sillage historiographique qui conçoit l’histoire des œuvres politiques comme le meilleur accès à l’histoire des contextes qui les entourent. Renversement paradoxal auquel il arrive de donner de beaux résultats même s’il butte toujours contre les questions désormais prises en charge par la nouvelle histoire culturelle : réception, appropriation, déplacement, transfert. Renversement parfois excessif lorsqu’il en vient à trop isoler une œuvre et lui ôte partie de sa signification voire de son originalité. « Tout est dans la manière de procéder à la mise en contexte », écrit Marcel Gauchet dont l’auteur est proche. « Nous avons tiré de ces expériences malheureuses, ajoute-t-il, une règle de méthode infrangible : la lecture par l’extérieur n’a de sens et d’intérêt que si elle est capable de retrouver l’intégralité des éléments dégagés par une lecture interne (laquelle conserve donc sa légitimité inentamée) avant de leur ajouter un supplément d’éclairage ». Il manque parfois à cette lecture de Renouvier des éclairages « par l’extérieur » fondés sur une bibliographie enrichie. Ils n’auraient pas été superflus, même du point de vue légitime d’une « histoire conceptuelle » de la politique.

11Né en 1815 dans une famille aisée, Charles Renouvier put vivre noblement de ses revenus familiaux après avoir fait ses études à l’Ecole polytechnique. Il ne brigua jamais le moindre poste universitaire et échappa aux sinuosités comme aux compromissions de la carrière académique. Il en tira une grande liberté. Sa jeunesse, apparemment insouciante, se passa sur fond de discussions politiques. Son grand-père avait été député conventionnel jacobin et son frère aîné, Jules Renouvier, archéologue reconnu, fut député républicain de l’Hérault dans l’Assemblée de 1848. Lui-même s’imprégna des idées saint-simoniennes avant de s’en faire le juge sévère. L’enseignement d’Auguste Comte à l’Ecole polytechnique l’en détourna. Il n’en devint pas moins ultérieurement l’un des philosophes les plus hostiles au positivisme.

12Les années 1840 furent marquées par son entrée en philosophie. Par lui seul, il acquit ses lettres et publia dès 1842 un Manuel de philosophie moderne dans lequel Marx lui-même confessa avoir puisé pour écrire La Sainte Famille. Les événements de 1848 rencontrèrent un Renouvier plein d’un socialisme sentimental qui le poussa à écrire son Manuel républicain, le seul de ses ouvrages dont on a peut-être depuis gardé une vague mémoire. Mais cette adhésion fut toute fugitive même s’il arriva à Renouvier, au cours de sa longue vie (il mourut en 1903) de se réclamer encore d’un socialisme, « libéral » celui-là. Le coup d’Etat de 1851 le désespéra. Il en accabla de sa responsabilité une certaine utopie républicaine et se décida dès lors à investir intellectuellement l’idée républicaine. Il y consacra toute sa vie philosophique.

13A travers une œuvre considérable, faite de milliers de pages, dispersées dans de nombreux et massifs ouvrages mais aussi au fil des livraisons de La Critique philosophique, revue fondée en 1872 dont il fut, avec son fidèle collaborateur François Pillon, presque l’un des seuls collaborateurs jusqu’à sa disparition en décembre 1889, Charles Renouvier œuvra à fonder les principes de la République. Le principal mérite de Marie-Claude Blais est d’avoir soufflé sur la poussière qui recouvrait ce papier noirci pendant plus de cinquante années d’activité philosophique. Elle nous révèle une très grande œuvre qui, il faut en convenir avec elle, parle à notre temps sans doute plus qu’une autre.

14Renouvier fait partie de ces philosophes ayant opéré dans la deuxième moitié du XIXème siècle un « retour à Kant ». Dans son cas, celui-ci ne traduit en aucune manière une allégeance à une pensée prise en bloc et dans tous ses détails. Ayant fait de la liberté le fondement même de la République et de la raison le seul critère de vérité, Renouvier ne pouvait pas laisser Kant à l’écart de sa propre critique. L’un de ses ouvrages les plus importants publié en 1869, la Science de la Morale, montre bien que le « néo-criticisme », s’il part de Kant, notamment pour tout ce qui relève de la critique du déterminisme scientifique tel qu’il peut notamment s’exprimer sous les espèces du positivisme, ne s’y fixe pas. Selon Renouvier, Kant s’est arrêté en chemin. Pour que sa pensée puisse servir à une fondation intellectuelle de la République, elle doit être prolongée et poussée à son terme.

15C’est à quoi il s’employa. La partie philosophique de son œuvre veille à mettre au clair quelques grands concepts fondamentaux devant étayer la philosophie politique de la République : la liberté et la raison qui constituent le socle inébranlable de la construction républicaine, le progrès qu’il critique comme un déterminisme mais dont il souligne l’utilité sociale comme perspective, la justice qui doit s’imposer, la solidarité qui fonde le lien social et, surtout, le « droit de défense » qui répond aux troubles que « l’état de guerre » propre à nos sociétés introduit dans le régime normal des existences. Au-delà, il interroge d’autres mécanismes et les élucident on ne peut plus clairement. Ainsi en va-t-il de cette belle définition du contrat social : « Je donne ce nom à l’ensemble des droits et des devoirs qui informe les consciences, c’est-à-dire à cette convention, claire ou explicite, expresse ou tacite, explicite ou implicite, réfléchie ou intuitive, qui règle les rapports des hommes dans une communauté quelconque ». Le contrat social n’est point une construction abstraite surgie d’une belle tête philosophique et dont on apprécie mal la pertinence. Ainsi défini, le contrat social trouve presque immédiatement son actualité pratique.

16Charles Renouvier n’eut de cesse de conserver cette ligne de comportement intellectuel. Philosophe subtil, à l’esprit critique toujours en éveil, surprenant parfois son lecteur trop enclin sans doute à céder aux mirages du déterminisme des idées, Renouvier n’a pas voulu rester sur les marges de son temps. Il s’y implique sans la moindre mauvaise conscience. La Critique philosophique ne considère pas l’actualité comme l’écume malpropre de la condition humaine. Elle lui accorde toute sa place. On voit même Renouvier intervenir dans la querelle des manuels des années 1880 et proposer dès 1879 un Petit traité de morale à l’usage des écoles primaires laïques. C’est aussi en ce sens que Charles Renouvier est un philosophe de la République.

17Son libéralisme intransigeant et sa volonté d’établir un Etat rationnel le conduisent à prendre les positions les plus avancées, alors même qu’il redit souvent son hostilité à ce viol de l’histoire que constituerait à ses yeux toute tentative de forcer une société à devenir autre chose que ce qu’elle peut être. Marqué à jamais par les utopies quarante-huitardes et le souvenir des aberrations saint-simoniennes, Renouvier resta hostile au socialisme dominant de son temps. Il n’en demeura pas moins un fidèle admirateur de Proudhon, quitte à incriminer parfois les quelques errances du bisontin.

18Mais il est bien d’autres surprises chez Renouvier qui s’accordent pourtant fort bien avec ses développements philosophiques fondamentaux. On le voit ainsi, au nom de son individualisme rationnaliste, et à rencontre d’autres néo-kantiens comme Jules Barni, défendre avec vigueur l’égalité entre hommes et femmes et donc le droit de suffrage de celles-ci. Comme il défend d’ailleurs jusqu’aux droits du criminel et de l’assassin en refusant la peine de mort, tout à la fois inutile et moralement (rationnellement) inacceptable. Comme il défend encore la raison individuelle en s’opposant avec constance au scrutin de liste qui interrompt la relation personnelle de l’élu avec l’électeur ou en s’attachant à la décentralisation administrative (à l’exception notable de l’éducation nationale) au niveau communal. Anticlérical, partisan de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, il n’en respecte pas moins les croyances individuelles, acceptant même la part résiduelle de catholicisme gisant dans la République. Ce pur républicain enfin, ne fait pas mystère de ses sentiments fédéralistes et de sa grande méfiance pour l’Etat auquel il interdit toute intrusion dans la vie privée et les mœurs, moins adversaire cependant, à la fin de sa vie, de son immixtion dans les affaires économiques qu’il ne l’était au début.

19Comment ne pas être, à l’instar de Marie-Claude Blais, saisi par l’intérêt d’une pensée tout à la fois si cohérente et si peu prévisible dans ses applications pratiques ? Sans doute est-ce toujours un tant soit peu le travers de ce genre de découverte intellectuelle que de prendre par trop le parti de ce que l’on vient de découvrir. Marie-Claude Blais n’y échappe pas tout à fait. Le formalisme philosophique de Renouvier, son attention excessive au droit et à la morale, que toute une histoire intellectuelle ultérieure avait certes occultés à tort, semblent repousser avec excès la part du conflit social qu’on aurait tort de refouler. Même si celle-ci est présente dans ce que Renouvier reconnaît comme « l’état de guerre », à suivre Marie-Claude Blais, il ne paraît guère lui ménager une grande place.

20Un dernier regret, qui ne met nullement en cause la belle qualité de ce livre, naît de la lecture de l’épilogue de l’ouvrage qui traite de la question naturellement décisive de la réception de Renouvier, en particulier parmi les élites républicaines des débuts de la IIIème République. Marie-Claude Blais suppose, plus qu’elle ne les montre vraiment, des lectures et des appropriations nombreuses. Les noms qu’elle cite sont ceux des républicains les plus prestigieux qui bâtirent moralement la République. C’est le cas des grands fonctionnaires de l’éducation que furent ces proches de Renouvier : Félix Pécaut ou Ferdinand Buisson. Mais bien d’autres peuvent avoir été des lecteurs influencés par l’auteur de la Science de la Morale qui jouèrent également un rôle important dans les rouages intellectuels et administratifs de la IIIème République commençante : Louis Liard, Emile Boutroux, Gaston Milhaud, Gaston Richard, Elie Rabier, Alphonse Darlu, Emile Durkheim, bref tous ces « philosophes de la République » dont Jean-Louis Fabiani nous a naguère si bien révélé l’importance tout à la fois politique et intellectuelle.

21N’ayant pu utiliser les vastes archives Renouvier détenues par la Bibliothèque universitaire de Montpellier, Marie-Claude Blais ne pouvait encore répondre à l’énigme des pratiques de lectures propres à l’entourage renouviériste. S’appuyant sur des analogies de formulation, elle n’était pas en mesure d’apprécier les traductions, les transpositions, les écarts mais aussi les appropriations franches. C’est là tout un programme de recherches passionnant que Marie-Claude Blais a la chance de pouvoir mettre en œuvre à l’issue d’une première étape déjà vraiment convaincante.

22Christophe Prochasson

Penser l’État en France et en Grande-Bretagne

23Spécialiste de la pensée politique, lecteur au King’s College de Londres, Cécile Laborde offre avec ce livre le résultat d’une recherche à la fois minutieuse et audacieuse. Il est rare en effet de pouvoir lire une étude comparée entre deux pays et deux systèmes de pensée politique mais il est exceptionnel de voir le pari réussir une comparaison véritablement constante au point que les spécificités de l’un servent d’instrument à une meilleure compréhension de l’autre et réciproquement. La confrontation des différences prend ainsi heureusement le pas sur la recherche trop englobante des ressemblances. Pour cette seule raison, le livre doit être accueilli avec une très grande sympathie de ce côté-ci de la Manche, tant des études comparables en français et publiées par des éditeurs français sont une denrée rare. On peut malheureusement élargir le constat à l’ensemble des études historiques portant sur la Grande-Bretagne contemporaine.

24En France, mais aussi en Grande-Bretagne, les deux premières décennies du XXe siècle ont enregistré un bouillonnement considérable de la réflexion philosophique, sociologique et juridique sur l’État. La montée en puissance de la régulation étatique en matière administrative, économique et sociale ainsi que les défis posés par l’essor du syndicalisme et de l’associationnisme ont posé dans les deux pays une série de questions nouvelles qui trouvaient en leur centre, le devenir de l’État comme puissance publique. Depuis ce contexte commun, Cécile Laborde montre avec une très grande minutie et précision d’analyse comment des penseurs, séparés par le simple Channel (même si Harold Laski connaissait bien la France et était francophile), réagirent de manière extrêmement contrastée face à ce remembrement respectif de l’État et de la société civile. Les uns parièrent sur la capacité intrinsèque et volontaire des syndicats pour réussir à coordonner un État contractuel, simple coordination de libres volontés et sans pouvoir de commandement (chapitre sur Édouard Berth et Maxime Leroy). D ’autres tentaient de moderniser la propension toute britannique à l’organisation sociale de base (par les groupes sociaux mais selon le modèle des organisations ecclésiales et paroissiales), supposée elle aussi pouvoir faire l’économie d’un État placé en surplomb de la société civile (étude qui permettra au public français de découvrir une très intéressante pensée politique, celle de John Neville Figgis). Les socialistes britanniques du type de Harold Laski et de G.D.H. Cole comptent sur la mobilisation et l’intégration des groupes et des syndicats pour allier dans l’État force et puissance mais aussi légitimité d’une démocratie participative. Enfin, le juriste français, Léon Duguit, développe une vision de l’État moderne, fondée sur l’incorporation des groupes et des intérêts (par la notion de service public) et la visée d’une puissance publique renforcée et finalement mieux assurée.

25Dans un dernier chapitre, Cécile Laborde rassemble les différentes perspectives pour tenter de définir de manière plus synthétique le contraste entre les deux traditions étatiques, britannique et française, au-delà des analyses monographiques et biographiques. C’est cette étude qui apporte le plus au lecteur. Elle remet notamment en cause l’idée traditionnelle d’une pensée faible de l’État en Grande-Bretagne (liée à l’assimilation typiquement française entre puissance publique exercée par les organes centraux du système politique et l’État). C’est aussi cette étude qui fait ressortir les limites de la démarche empruntée par l’auteur. Minutieux et d’une grande finesse, son travail se situe néanmoins dans la perspective stricte d’un commentaire d’auteurs et non d’une histoire intellectuelle qui engloberait le contexte, les courants collectifs et les questions de réception des œuvres. Certes, une telle démarche qui relève des études de la pensée politique est beaucoup plus courante dans les universités britanniques ou américaines qu’à l’Université française et ce qui peut nous apparaître, à nous, comme une forme d’internalisme un peu engoncé, est considéré à Londres ou à New York, comme une indispensable étape d’érudition légitime en elle-même. Aussi, notre petite touche critique mérite certainement de se perdre dans les sables des parti pris méthodologiques. De la démarche britannique (menée par une française en l’occurrence !) d’une étude des idées politiques ou de l’ambition française plus large d’une histoire intellectuelle, laquelle est la meilleure, nous ne sommes pas là pour en décider !

26Il nous suffit de voir si un livre, dans les limites qui lui sont imparties, y compris des limites étroites, est bon et donne à penser. Et c’est bien le cas ici !

27Nicolas Roussellier

La Chambre ardente

28Voici un livre à offrir. Il se lit avec grand plaisir. On rit parfois, on sourit souvent, et on s’intéresse toujours, qu’on s’estime spécialiste de la vie parlementaire tertiorépublicaine, ou simple lecteur, pour peu qu’on soit curieux des mille facettes de la vie humaine. Secrétaire des débats de l’Assemblée nationale, passionné d’utopies, Bruno Foligni a réuni dans ce volume un certain nombre de députés « hors norme », classés en quatre catégories : les bâtisseurs d’utopies (Baudet-Dulary, Hennequin, Godin, Grousset, Spronck, Barbu), les coureurs d’aventures (Mac Adaras, Bonvalot, Diagne, Verniers, Marthe Simard, Ducreux), les excentriques vrais et faux (Michou, Thivrier, Philippe Grenier, Archimbaud, Philibert Besson et le chanoine Kir) et ceux qui relèvent de la bohème parlementaire (Clovis Hugues, Joseph Fabre, Gérault-Richard, Couÿba, Loubradou, Hector Rolland). On pourrait contester — ou nuancer — ce classement, proposer d’autres originaux, voire regretter quelques interprétations… s’amuser à signaler quelques erreurs ou mastics (à propos de Stephen Pichon, Pierre Chevallier…). Certaines aventures sont plus connues que d’autres, du moins dans les milieux jaurésiens (Christou, le député à la blouse, les « bonnes affaires » de Gérault-Richard… encore que, personnellement, j’étais loin de connaître toutes ces aventures du député du XIIIe arrondissement), mais non seulement on s’amuse et on apprend beaucoup, mais l’auteur sait finement montrer que certains de ces excentriques, grâce à leur côté « décalé », posaient souvent de bonnes et d’excellentes questions, comme Philippe Grenier, député musulman de Pontarlier, défenseur des peuples colonisés, Gabriel Bonvalot, nationaliste pourfendeur d’un enseignement desséché, ou même Philibert Besson, le député fou du Velay, précurseur de l’euro. Il aurait même pu le faire davantage avec Maurice Couÿba, dont le souci de démocratisation de la culture anticipe sur les géniales réussites d’André Malraux et de Jack Lang, ou le chanoine Kir, personnage au fond plus roublard et complexe que le laissait deviner son apparence. Peu importe : cette lecture apporte de vrais moments de bonheur et le spécialiste le plus érudit et le moins prompt à se laisser distraire y trouvera maintes notations ou exemples qu’il saura réutiliser dans de plus doctes ouvrages. Et soyons sans nostalgie : si l’éloquence politique se déploie dans d’autres lieux qu’au Parlement, notre époque, malgré la rationalisation, la complexité, la « nationalisation » de la vie politique, saura bien alimenter les histoires et les récits des temps futurs avec Robert-André Vivien, Olivier Stirn, Christian Spiller, Georges Hage, Bernard Tapie et quelques autres.

29Gilles Candar

À la recherche du radicalisme

30Voici un livre à plus d’un titre inégal et étonnant. Inégal par la qualité des contributions qu’il réunit, ou plutôt qu’il juxtapose, celles d’historiens reconnus — les plus nombreuses, heureusement — se mêlant à des notices de seconde main qui se limitent à une mise au point synthétique sur un itinéraire. Inégal aussi par le choix des « grandes figures » retenues, qui oublie Albert Bayet et Camille Chautemps, délaisse Alphonse Aulard et Henri Brisson, abandonne en chemin Pierre Cot, Jacques Kayser, Robert Fabre ou Émile Roche, écarte René Mayer et Edgar Faure, alors que la quatrième de couverture annonce une galerie de portraits « presque exhaustive »… Dans ce cas, pourquoi mettre de côté ce grand radical devant l’Éternel qu’est Bernard Tapie ?

31Étonnant, cet ouvrage l’est, de surcroît, par l’option d’un plan chronologique qui, certes, a le mérite de la clarté, mais qui ne fait pas preuve d’une grande originalité analytique. On aurait préféré une architecture fondée sur les problèmes historiographiques récents — la culture politique, la synthèse et le modèle républicain, « l’État Providence », les réseaux et milieux d’influence, le rôle de l’éloquence tribunitienne, la réception par l’adversaire monarchiste et/ou clérical, la représentation des classes moyennes et de la petite bourgeoisie, bases de son électorat… Celle-ci aurait donné une dynamique à cette série de visages qui relève davantage d’un outil de travail commode pour les étudiants de DEUG — il en faut et il y en a de fort utiles — que d’un ouvrage d’analyse problématisé sur la question de l’incarnation idéologique du radicalisme.

32On ajoutera que les accents à la fois mémoriels et incantatoires de l’introduction et de la conclusion, bien que sympathiques, lassent en ces temps où il faut commémorer à tout prix, et soulignent en creux l’inactualité du radicalisme. Car — faut-il le rappeler ? — ce courant d’idées cristallisé dans le premier grand parti républicain a traversé et même, d’une certaine manière, dominé la Troisième République, a rythmé certains grands débats du tournant du siècle sur la laïcité ou l’École, a marqué les pratiques politiques, du village du Sud-Ouest au Nord d’une France restée longtemps rurale et agricole, artisanale et boutiquière. Malgré les efforts de rénovation doctrinale et organisationnelle menés par Pierre Mendès France à la fin de la IVe République, le rajeunissement s’avère impossible et les positions politiques et électorales du radicalisme s’effritent. Dès lors, déclin confirmé sous la Ve face au nouveau système politique et aux mutations sociologiques de la France, ou absorption de la substance radicale ? Interrogations auxquelles d’autres ouvrages ont apporté, en leurs temps, leurs réponses.

33Emmanuel Naquet

La gauche démocratique

34La Gauche démocratique n’a pas cent ans, comme le parti radical, mais cent-dix ans, puisqu’elle fut fondée en 1891 pour regrouper les sénateurs membres de la mouvance radicale. Pascal-Raphaël Ambrogi et Jean-Pierre Thomas lui ont consacré un gros livre, assez touffu, qui manque sans doute un peu de distance critique à l’égard de son objet, mais qui fourmille de renseignement et d’informations utiles aux chercheurs et précieux aux curieux. Listes et notices en font un vrai usuel, qui tiendra bien sa place aux côtés des divers dictionnaires de la vie politique et des parlementaires. Depuis 1989, ce groupe est devenu le Rassemblement démocratique et social européen, et, si son affaiblissement continu n’est guère niable (avec 19 sénateurs à la suite du renouvellement de 2001, c’est le plus petit groupe du Sénat après le RPR, le PS, l’Union centriste, les Républicains indépendants et le groupe commun PCF-MDC), il continue à regrouper sénateurs radicaux de gauche, radicaux valoisiens et quelques « divers modérés » et à cultiver la nostalgie d’une vie parlementaire moins bipartisane et privilégiant la liberté de vote individuelle de l’élu.

35Gilles Candar

La Sociale en Amérique

36Voici une nouvelle approche du célèbre « Maitron », ou plutôt de sa branche internationale. Avec l’Allemagne et l’Autriche, la Grande-Bretagne et le Maroc, la Chine et le Japon, on restait en effet dans le cadre national du mouvement ouvrier international. En s’intéressant aux gaziers-électriciens on découvrait une branche professionnelle et avec le Komintern… les kominterniens.

37C’est dire que la formule née du vivant de Jean Maitron et sous son impulsion a déjà, que ce soit avec les Éditions ouvrières ou leurs héritières dites de l’Atelier, démontré sa plasticité et son inventivité. Ce volume s’inscrit dans cette mouvance, et la renouvelle. Son maître d’œuvre, Michel Cordillot, bien connu pour ses travaux sur le mouvement ouvrier aux États-Unis et son intérêt pour les questions internationales, a choisi de traiter des migrants à l’époque où affluaient vers le Nouveau Monde, non pas, comme aujourd’hui, les masses latino-américaines, mais les Européens : avec beaucoup d’Allemands et d’Italiens, un certain nombre de Français et de Belges, sans oublier les Québécois. À l’enseigne de la francophonie et pour faire connaître son rôle non négligeable outre-Atlantique, y compris pour ceux qui revinrent ensuite dans la mère-patrie.

38Le tout sur une période assez courte, de 1848 à 1922. Les coupes sombres opérées par la guerre dans le monde du travail français, l’essor du mouvement communiste, héritier, pour une part, du radicalisme anarchiste, les restrictions légales, surtout, imposées par les États-Unis à l’immigration, bien des motifs ont dû conduire Michel Cordillot et ses collaborateurs à retenir 1922 comme dernière date d’entrée. Peut-être aurait-il pu, dans un but pédagogique, s’expliquer plus longuement sur les dates butoir qu’il a choisies. Il livre en revanche au lecteur peu informé un index thématique qui sert de portail à ce dictionnaire. L’ordre alphabétique des thèmes lui permet de brasser les mouvements et les organisations, les dates symboliques — 1er mai, 14 juillet, Labor Day — les États américains où l’implantation française fut la plus forte : Californie, Louisiane et même Texas, malgré l’échec des icariens et des fouriéristes. Grâce à cette « approche transatlantique », il a découvert un maillage communautaire incroyablement dense de coopératives, de sociétés de secours mutuel, d’entreprises culturelles, qui a dépassé largement les cercles les plus politisés (p. 9). On ne saurait mieux dire.

39C’est bien ce sentiment qu’éprouve celui qui parcourt ces quelque 400 pages. Je suggère qu’on y ajoute le rôle considérable des organisations franc-maçonnes : à elles seules elles appellent une recherche originale. J’ai retenu trois noms, pas tout à fait arbitrairement, mais sans intention a priori. Au centre, topographiquement, la longue histoire de Louis Goaziou (1864-1937), une révélation sur neuf colonnes. Ce breton, fier de l’être, émigra à seize ans et travailla d’abord à la mine, puis comme journaliste. Pendant plus d’un quart de siècle il parvint à exercer des responsabilités dans le mouvement ouvrier américain, des Chevaliers du travail aux IWW, et à maintenir en Pennsylvanie jusqu’en 1916 une presse révolutionnaire de langue française. De l’anarchisme au socialisme il invoqua Gustave Hervé, Maurice Barrès et Kropotkine pour défendre en 1914 l’Union sacrée et l’entrée des Etats-Unis dans la guerre.

40En amont, avec un moindre éclat, signalons la longue notice consacrée à Victor Considerant, apôtre malheureux du fouriérisme, sur dix colonnes : voilà qui donne envie de lire la volumineuse biographie, annoncée, de Jonathan Beecher. À une génération de distance, voici Elie May, négociant en pierres fines, communard en exil, qui rentra en France en 1884, et s’inscrivit dans la mouvance guesdiste. Un personnage qui ne fit jamais l’unanimité : nombreux furent ceux qui en 1908 hésitaient à l’accueillir parmi les organisateurs de la manifestation au Mur des Fédérés. May, à la différence de Goaziou, ne figure pas parmi les prophètes transatlantiques. Dommage pour lui !

41Madeleine Rebérioux

Le Front Populaire

42Moment novateur et singulier, lieu et enjeu de mémoire, le Front Populaire a déjà fait l’objet d’une très dense historiographie. Il revient à Frédéric Monier d’en proposer la synthèse, à destination d’un public plus large que celui des seuls spécialistes. Cela s’avère une réussite, dans un domaine qui n’en compte pas si souvent.

43Frédéric Monier ne propose pas seulement, en effet, un ouvrage d’une grande clarté, appuyé sur les recherches les plus récentes, et enrichi d’outils précieux (une chronologie, une bibliographie renouvelée et relativement détaillée). A partir d’un angle clair d’analyse, celui d’une histoire politique enrichie par les apports d’autres sciences sociales (la science politique notamment), il développe, au lieu des descriptions factuelles accessibles dans tous les manuels, et des topoï rhétoriques concernant cette période (« le bel été 36 », le débat sur les quarante heures etc.), des perspectives et des questionnements renouvelés, notamment autour de la diversité des formes de mobilisation politique et sociale qui caractérisent le temps du Front Populaire. Les encadrés détaillant certains points du texte en fournissent l’illustration, qui présentent aussi bien des documents originaux (constitution d’un comité d’action unitaire antifasciste à Valenciennes) que des éclairages sur des points plus connus (l’originalité de l’homme politique Léon Blum dans le contexte de la IIIe République). Ainsi, sans manquer de s’appuyer sur une analyse chronologique très fine, en reprenant les points les plus fameux, il propose essentiellement des éléments d’orientation bibliographique et de compréhension. Ceux-ci concernent par exemple les nouvelles formes d’action collective en temps de crise sociale et politique (les comités de chômeurs, l’engagement des intellectuels marqués par l’héritage du dreyfusisme), l’apport de l’expérience du gouvernement de Léon Blum dans le renouvellement de la République parlementaire, les contradictions et les ambiguïtés de l’antifascisme.

44L’intérêt de cette démarche est de proposer, à un public d’étudiants ou d’amateurs éclairés, non pas une totalité factuelle fermée sur elle-même, mais une véritable réflexion historique, sous-tendue par une interrogation fondamentale, qui occupe la deuxième partie de l’ouvrage : pourquoi le Rassemblement Populaire, alors qu’il est porté par un vaste mouvement de mobilisation et de politisation des masses, échoue-t-il à fonder un gouvernement durable ? C’est mettre en lumière les contradictions proprement politiques sur lesquelles vient se briser l’expérience du Front Populaire, c’est s’interroger plus largement sur les peurs et les blocages qui minent la République des années trente. Dans cette perspective Frédéric Monier propose plusieurs grilles d’analyse, et d’abord le décalage entre l’élan multiforme qui porte le Rassemblement Populaire au pouvoir et la traduction qu’en donne le gouvernement de Léon Blum, qui provoque par exemple la déception et le désengagement de certains intellectuels de tradition dreyfusiste. Il signale le difficile renouvellement, des formes traditionnelles d’encadrement politique, qui empêche la naissance, face à une « République des parlementaires » bloquée, d’une véritable « démocratie de partis » fondée sur un gouvernement durable et fort, appuyé sur une majorité stable. Il montre également que les débuts de la Guerre d’Espagne, si souvent évoqués dans les causes extérieures de l’échec du Front Populaire, ne font en fait que révéler les contradictions de la synthèse antifasciste qui avait fondé l’unité du Rassemblement Populaire, mais qui se délitait dès 1936, déchiré par le débat sur la guerre et le pacifisme.

45Cet ouvrage a donc le grand mérite de constituer une invitation à la lecture, à la réflexion, à la recherche en mentionnant les nouveaux domaines d’étude comme les nouvelles sources disponibles (les archives françaises saisies par l’armée allemande, puis emmenées en URSS et récemment rapatriées). Frédéric Monier parvient ainsi à dégager la valeur et les ambiguïtés de cette expérience fondatrice d’une « nouvelle économie politique », qui ne se résume pas à un mythe de la Gauche. Il propose surtout une synthèse qui n’est pas une accumulation de données et d’anecdotes, mais une ouverture à une « histoire problème ».

46Marion Fontaine

Chrétiens et ouvriers en France, 1937-1970

47Cet ouvrage collectif, issu d’un colloque tenu au Centre des Archives du Monde du Travail à Roubaix en octobre 1999, éveille l’intérêt, même si le titre en est relativement vague. Il s’agit en fait des chrétiens en monde ouvrier, et plus précisément des modes de présence et des stratégies d’action sociale des chrétiens (essentiellement des catholiques) dans le monde ouvrier, à une époque (entre les années trente et la fin des Trente Glorieuses) où l’Eglise prend conscience du fossé qui s’est établi entre elle et la classe ouvrière, et cherche à le combler.

48Cela aboutit à une somme parfaitement cohérente et érudite. On apprécie le souci de liaison et d’ordonnancement interne des différentes communications (souci qui n’est pas si fréquent) regroupées en quatre grandes thématiques : les formes de la présence chrétienne en terre ouvrière, l’expérience spécifique des prêtres ouvriers interrompue en 1954, la déconfessionnalisation de l’action sociale chrétienne, notamment sur le plan syndical, après 1945, et, enfin, les regards portés par les chrétiens sur la classe ouvrière et ses transformations. L’ouvrage s’appuie sur une bibliographie très conséquente, utilement mise en perspective par Etienne Fouilloux en introduction, et également, ce qui est plus rare, sur une mise en valeur des sources disponibles au Centre des Archives du Monde du Travail, lieu encore peu connu, qui abrite, dans une ancienne usine textile, aussi bien des archives d’entreprises et de syndicats, que celles de certaines associations. Le livre reflète ainsi les caractéristiques de ce domaine d’histoire très contemporaine, qui se fonde sur une « méthode contractuelle », veillant à la mise en relation des chercheurs, des archivistes et des acteurs, individus ou institutions. Si cette méthode témoigne ici de sa fécondité, en terme d’approche plus active et réfléchie des sources, elle signale aussi ses limites, car elle mène à une exploitation internaliste et relativement fermée du sujet. Ainsi, l’autonomisation des formes de militantisme chrétien (celle de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne ou des prêtres ouvriers) gagnerait sans doute à être reliée aux autres structures du militantisme ouvrier contemporain. Plus gravement, l’extrême proximité, temporelle et parfois institutionnelle avec le sujet, fait que certaines contributions ne se dégagent pas pleinement de représentations psychologisantes et hagiographiques, notamment en ce qui concerne l’évocation des trajectoires individuelles.

49Il reste que ces évocations des modèles chrétiens d’action sociale offrent tout à la fois des aperçus originaux sur le monde ouvrier (j’ignorais qu’Emile Basly, modèle d’Etienne Lantier dans Germinal, et principal dirigeant du syndicalisme minier du Pas-de-Calais à la fin du XIXe siècle, se fût converti au baptisme) et des possibilités d’interrogations plus larges sur la place des sociabilités religieuses dans les sociétés industrielles. On retiendra notamment l’analyse du passage des « œuvres », confinées sur le territoire paroissial, à une action catholique plus spécialisée et plus offensive au cours des années trente, au sein des terres ouvrières, évolution visible par exemple dans le développement de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne : plus le fossé se creuse, plus l’Eglise intensifie sa présence, mais c’est pour aboutir, après 1945, à l’éclatement entre une action spirituelle, purement apostolique et individuelle, et une action temporelle, laïcisée et professionnalisée. L’ouvrage admet donc l’échec global de l’action chrétienne, vouée à une relative marginalisation ou à la déconfessionnalisation, même si la majorité des contributions soulignent la fécondité de ce militantisme chrétien, en terme de formation de viviers militants ou de renouveau des formes d’organisation et d’observation du monde du travail. Ce sont autant de pistes à suivre, même si certaines lacunes, concernant par exemple l’encadrement et le militantisme chrétien au sein des communautés immigrées (ainsi les Polonais), restent dommageables.

50De nombreux auteurs évoquent enfin l’édification problématique des appartenances et des identités pour ces militants chrétiens oscillant, comme le note joliment Denis Pelletier, « entre Rome et Billancourt ». Les prêtres ouvriers (voir notamment la démonstration de Charles Suaud) articulent difficilement la proximité, voire la fusion avec la classe ouvrière, et la préservation de l’identité chrétienne et cléricale. C’est dans ce jeu des pratiques et des représentations, que l’approche internaliste de l’ensemble de ces contributions est la plus limitée, même si les cas cités demeurent riches d’enseignements autant sur les transformations de l’Eglise catholique et de la classe ouvrière au XXe siècle, que sur des questions plus générales, comme les formes de militantisme et de construction des identités au sein du monde ouvrier.

51Ce livre constitue au total une approche, certes partielle mais prometteuse de l’action chrétienne en monde ouvrier, qui, à force de vouloir « obéir au réel » ouvrier, semble s’être peu à peu vidée de sa réalité.

52Marion Fontaine

Liberté, égalité, mutualité Mutualisme et syndicalisme, 1852-1967

53L’action de la mutualité, cette solidarité sociale formalisée, a laissé nettement moins de traces dans la mémoire collective que les grands moments de luttes et de conquêtes sociales menées par les organisations ouvrières. Pourtant le mutualisme a su conquérir une assise de masse, ce qui a rarement été le cas pour le mouvement syndical, et a joué un rôle de premier plan dans la mise en œuvre de la protection sociale. C’est ce paradoxe, ou plutôt cette dissociation, qu’éclaire Michel Dreyfus. Il démontre en effet que le mouvement social en France, au moins entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècle, s’est caractérisé par la disjonction entre une face assistancielle, prise en charge par une mutualité précocement notabilisée, et une face revendicative assumée par un syndicalisme minoritaire et révolutionnaire, peu préoccupé par les services sociaux et la santé. Il ne s’agit donc pas ici d’une synthèse concernant l’histoire de la seule mutualité, mais d’un examen de cette dissociation, de ses causes, de ses manifestations, de ses conséquences, à travers une histoire du mutualisme analysée au miroir de celle du syndicalisme (principalement la CGT). Par opposition ou par rapprochement, les finalités et les pratiques de ces deux composantes du mouvement social s’éclairent réciproquement : modalités d’action et d’implantation, rapport aux valeurs (liberté, solidarité), rapport au temps (la gestion des besoins du futur par les mutualistes s’opposant au souci des revendications liées immédiatement au travail chez les syndicalistes), rapport à l’Etat surtout.

54Le rôle de l’Etat dans la double dissociation entre gestion et revendication et entre mutualité et mouvement ouvrier se dégage en effet de manière frappante. La loi Le Chapelier (1791) d’abord, cette loi « terrible » selon Jaurès, inaugure l’attitude répressive de l’Etat vis-à-vis du monde du travail. Napoléon III organise ensuite en 1852 une mutualité chargée de la protection sociale, contrôlée par le pouvoir et les notables, coupée de ce fait du monde ouvrier. Dès lors la IIIe République, initiatrice de la liberté syndicale en 1884 et de la « Charte » de la mutualité en 1898, reste marquée par la dissociation entre un mutualisme libéral et réformiste, très proche de la sensibilité radicale, et une CGT révolutionnaire, marquée par la suite par le communisme, refusant par une sorte « d’ascétisme social » (suivant l’expression de Jaurès, parlant en 1898 des syndicalistes anarchistes) le réformisme et la gestion. Les deux ne se rejoignent que dans une commune méfiance envers l’Etat, comme le montre leur hostilité à la première loi sur les retraites ouvrières, en 1910. Cette méfiance est d’ailleurs réciproque, même si les mutualistes apprennent beaucoup plus rapidement à composer avec une République qui se décharge en partie sur eux de la protection sociale. Il faut attendre les législations de 1930 (assurances sociales) et de 1945 (sécurité sociale) pour que les deux mouvements prennent en compte le rôle croissant de l’Etat et commencent parallèlement à se rapprocher. Les mutualistes s’engagent davantage dans le monde du travail, alors que la CGT, notamment après 1945, dans le cadre des comités d’entreprise et des caisses de sécurité sociale, apprend à gérer.

55On le voit, Michel Dreyfus livre une démonstration particulièrement fouillée et rigoureuse, au point d’ailleurs d’être parfois redondante, caractéristique accentuée par la coexistence de chapitres chronologiques et thématiques. Reste que l’auteur, en suivant ce fil, aborde des aspects multiples et souvent disjoints de la construction du social, tout en prêtant attention à toutes les variations et influences qui ont joué pour nuancer la dissociation mutualisme gestionnaire/syndicalisme révolutionnaire. Dans certains secteurs (la métallurgie dès les années trente) le syndicalisme de services et la prise en charge d’activités liées à la protection sociale se sont ainsi développés précocement. A l’inverse, le mutualisme a largement servi de matrice au militantisme syndical et politique des fonctionnaires, tout particulièrement des enseignants. Cependant, les deux derniers chapitres y insistent fortement, ces initiatives sont longtemps demeurées minoritaires ou peu durables (ainsi l’occasion manquée que constituent les Bourses du Travail à la fin du XIXe siècle) et n’ont pas empêché « l’exception française » en matière de gestion du social de se pérenniser. Nulle part ailleurs en Europe la dissociation gestion/revendication n’a en effet été aussi poussée : le cas du Parti Ouvrier Belge où cohabitent, dès le départ, mutualité et syndicats, est à cet égard parfaitement révélateur, tout comme le rapprochement précoce entre sociétés de secours mutuel et mouvement ouvrier en Grande-Bretagne.

56L’histoire des rapports entre le mutualisme et le syndicalisme, ou la mise en rapport de leur histoire, clarifie ainsi les caractéristiques d’une dissociation qui a donné sa physionomie originale au mouvement social en France : Etat à la fois libéral et répressif vis-à-vis du monde du travail, mutualité puissante, mouvement syndical radical et minoritaire, marqué par une constante faiblesse organisationnelle. Plus largement l’analyse de Michel Dreyfus pose autrement, de manière plus concrète, le débat sur les modes d’intervention dans le social, sous des angles très jaurésiens, notamment celui du difficile équilibre entre la prise en compte du réel et la volonté de mener à bien sa transformation.

57Marion Fontaine

L’implantation du socialisme en France au xxe siècle

58L’ouvrage collectif, réalisé sous la direction de Jacques Girault et Frédéric Sawicki, a le double mérite de renouveler les problématiques de l’histoire du socialisme français tout en les inscrivant dans un cadre pluridisciplinaire. Cette histoire a en effet longtemps été marquée, au moins dans ses grands ouvrages de synthèse, par une approche essentiellement idéologique et politique, au sens étroit du terme, rythmée presque exclusivement par les congrès et les luttes électorales. Jacques Girault place à l’inverse au centre de l’ouvrage un concept, celui d’implantation, d’abord défini par les historiens du communisme français [7], qui invite à déplacer le regard vers « toutes les manifestations d’une force politique dans leur rapport avec la société en ne séparant pas l’étude des organisations partisanes du contexte social et culturel dans lequel elles vivent, se développent ou régressent » (p.2).

59La réalisation de cette ambition offre alors de multiples éléments de réflexion concernant les socialismes français, dont l’enracinement reflète au XXe siècle l’oscillation constante entre l’intégration pragmatique au système républicain et l’affirmation de l’identité socialiste dans les manières de dire et de faire de la politique. Les articles analysant les relations des socialistes avec les forces sociales et politiques alliées ou adverses sont à cet égard les plus démonstratifs, battant en brèche la représentation traditionnellement offerte du faible ancrage du parti socialiste dans les réseaux syndicaux et associatifs, et partant, dans la société française. Nicolas Ksiss, en étudiant dans l’entre-deux-guerres l’échec relatif de l’implantation d’une fédération sportive socialiste, montre bien que l’organisation socialiste sait tisser, au moins au niveau municipal, des liens avec le milieu associatif local. Mais ces liens restent pluriels, flous et fragiles, s’appuyant plutôt sur l’intégration dans le tissu associatif existant que sur la création de sociétés spécifiquement socialistes.

60« L’enrichissement du réel » socialiste, opéré dans toute une partie de l’ouvrage, ne rend alors que plus flagrant, et plus frustrant, l’appauvrissement de la notion d’implantation que révèlent au contraire certains articles. Ce phénomène s’explique partiellement par des défauts de construction inhérents aux ouvrages collectifs, mais des failles plus profondes sont aussi perceptibles. Les acteurs observés sont souvent les seuls élus locaux, ce qui conforte paradoxalement la représentation commune du parti socialiste comme celui de « médiocres notabilités de province », suivant l’expression citée par Guillaume Marrel (p. 143). La problématique du territoire semble également reprendre une signification relativement classique, au moins dans certaines contributions. Le caractère protéiforme de l’enracinement des socialistes est ainsi fréquemment gommé au profit d’une approche qui réduit le territoire à une circonscription, au sein de laquelle s’inscrivent les stratégies électorales de l’organisation partisane et de ses représentants, à différentes échelles et à différents niveaux institutionnels.

61Cet affadissement de la notion d’implantation conduit aussi à n’aborder que superficiellement certains objets, ainsi les formes et les pratiques de sociabilité des militants socialistes, l’article d’Eric Treille sur l’utilisation de la littérature partisane en campagne constituant à cet égard une exception. Danielle Tartakowsky souligne en outre, en conclusion, à quel point il serait fécond de se pencher davantage sur l’effet des cultures territoriales, aussi bien au niveau des modalités de l’enracinement socialiste, qu’à celui des identités multiples et concurrentes dont se réclament les acteurs de cette implantation, parti, syndicat, associations, élus et « saints » socialistes locaux, militants… Les travaux précédents de Frédéric Sawicki sur les réseaux socialistes [8], laissent d’ailleurs percevoir à quel point la comparaison des différentes formes d’implantation du socialisme, en fonction de leurs « singularités écologiques » (Michel Hastings), est riche d’enseignement.

62C’est peut-être en partant de cette pluralité culturelle et territoriale des socialismes, en s’appuyant sur leur comparaison raisonnée, à l’échelle française mais aussi européenne (perspective dont on peut regretter qu’elle ne soit abordée, elle aussi, qu’en conclusion) qu’il est possible de reconstruire une partie des hypothèses sur lesquelles s’est longtemps fondée l’histoire du socialisme en France. Dans cette perspective, cet ouvrage demeure, malgré ses imperfections et peut-être grâce à elles, réellement stimulant. L’essai de renouvellement de cette histoire est donc lancé, il reste à transformer.

63Marion Fontaine

Histoire du féminisme

64Pouvons-nous parler de la collection « Repères », animée pour l’histoire par Christophe Prochasson, illustrée par celui-ci, Vincent Duclert, Gérard Baal et quelques autres, sans sembler sombrer dans l’auto-promotion ? Ne lisez donc pas l’Histoire politique de la IIIe République (encore que…) mais lisez l’Histoire du féminisme de Michèle Riot-Sarcey : en 128 pages, vous aurez une fine et savante synthèse sur le féminisme français depuis 1789. On apprend beaucoup sur ces féministes, aux côtés desquelles l’auteure se range avec sympathie et résolution. Je me suis même rendu compte, au passage, que concernant la duchesse de Berry, je restais englué dans une historiographie orléanisto-machiste… Mais je pourrai multiplier les exemples, et je ne dois pas être le seul. Michèle Riot-Sarcey considère l’histoire du féminisme français comme ne relevant pas, somme toute, d’une exception nationale, se démarquant ainsi des interprétations de Michelle Perret et s’attache particulièrement aux rapports entre « privé » et « public », à l’exclusion des femmes de la citoyenneté, à leurs combats pour leurs droits et contre les inégalités. Jaurès est présent, pour le bon côté, avec ses prises de position pour l’égalité des sexes, avec Viviani, Sembat et de Pressensé, pas si évanescentes qu’on a pu le dire, et pour le moins bon, avec ses remarques acrimonieuses sur la bourgeoisie juive, récurrentes en effet jusqu’en 1898.

65Malgré les succès de ces dernières années, et le vote de la loi sur la parité, concept discutable et discuté, la conclusion est une invite à l’action.

66Même reconnus légalement, les droits ne sont pas nécessairement exercés et le pouvoir demeure encore fortement masculin : « le féminisme reste une utopie, c’est-à-dire une lutte pour l’égalité en devenir ».

67Gilles Candar

Les drames de la vie ouvrière

68Un feuilleton ouvrier et républicain des années 1880, dans le parfait respect des conventions du genre, publié par Le Petit Rennais, puis par Flammarion. André Hélard a exhumé ce témoin oublié d’une époque et d’un genre qui compte de nombreux adeptes. Aventures rocambolesques, rebondissements et crimes abondent dans ce récit, où les méchants sont cléricaux et réactionnaires et où une bonne part de l’action se déroule dans les quartiers populaires de Rennes.

69L’auteur, Henri Mainguené (1853-1912), ouvrier menuisier, fut conseiller municipal de 1884 à 1900. Ce n’était ni un révolutionnaire, ni un révolté, ni « rouge », ni même « rose », mais il informe tout autant sur une culture populaire et ouvrière, patriotique et républicaine, « bleue » en un mot. Et bien des faits de la vie ouvrière se trouvent décrits au passage. Pour le reste, les amateurs de frissons et d’aventures, les nostalgiques d’Ann Radcliffe ou des premiers romans de Balzac, d’Eugène Sue, Paul Féval ou Michel Zévaco pour la gauche, Ponson du Terrail ou Xavier de Montépin pour la droite, ne seront pas déçus !

70Gilles Candar

Barres contre Jaurès, tout contre ?

71Antoine de Baecque revient dans un livre rapide et plaisant sur une série d’affrontements politiques binaires, depuis Danton et Robespierre jusqu’à Chirac et Jospin. Le genre est inépuisable, mais nous vaut au passage une intelligente évocation du duel Jaurès / Barrès, se référant à l’article du regretté Jean Rabaut : « Barrès et Jaurès, une amitié sans réciproque » (Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, n° 108, janvier-mars 1988). C’est subtil et impertinent, même si ce n’est pas toujours incontestable, ni au regard de l’érudition tatillonne, ni même à celui de la rigueur analytique.

72Gilles Candar

Chef de l’État

73Serge Berstein est un des maîtres de l’histoire politique contemporaine. Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po), auteur de nombreux manuels, il est également le spécialiste reconnu du radicalisme de l’entre deux guerres, par sa thèse comme par sa biographie d’Édouard Herriot, toutes deux publiées aux Presses de la Fondation nationale des sciences politiques. Il a récemment dirigé un Axes et méthodes en histoire politique qui a été un ouvrage important, manifeste historiographique appelant à la réflexion et au débat, et sur lequel les Cahiers Jaurès doivent revenir un jour prochain. À l’occasion des récentes élections présidentielles, Serge Berstein avait également publié cet ouvrage consacré aux vingt-deux Présidents de la République qui se sont succédés à la tête de l’État depuis 1848. C’est un livre plaisant, de tradition académique, qui fait se défiler vingt-deux chapitres biographiques à la portée et aux dimensions diverses. Certains présidents sont plus familiers à l’auteur, ou l’ont davantage inspiré. Les jaurésiens regretteront sans doute que les présidents « de leur période », en gros de Sadi Carnot à Armand Fallières inclus (1887-1913), soient les moins favorisés. On peut aussi estimer dommageable une certaine rapidité de fabrication (délais à tenir ?) qui expliquerait certains évitements et l’aspect un peu bricolé, voire étique, des annexes. Pour le reste, Serge Berstein manifeste l’érudition solide alliée à l’écriture fluide et agréable qu’on lui connaît et qui lui permet d’associer avec bonheur analyses synthétiques et opinions personnelles sur les politiques suivies par les divers protagonistes de notre histoire contemporaine. Le résultat, outre ses qualités intrinsèques, révèle comme une nostalgie gaullo-centriste qui pourrait être l’équivalent historiographique des doctes commentaires économiques du professeur Raymond Barre. En tout cas, de tels livres montrent que l’édition française n’a heureusement pas renoncé à la publication de livres où de savants professeurs manifestent leurs talents de pédagogues à l’intention du grand public.

74Gilles Candar

Ecrire Paris

75Ecrire sur Paris est un genre abondamment fréquenté dans l’histoire littéraire française, qui a laissé des bibliothèques entières, mais il n’est pas sûr qu’on ait jusqu’ici su analyser de manière satisfaisante la fonction et le fonctionnement de ces millions de pages qui construisirent une part du prestige national et international de la ville et, dans le même temps, rendirent toujours plus difficiles la mise à distance critique de l’objet lui-même. Le livre de Jean-Pierre A Bernard (Les Deux Paris. Les représentations de Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle), ne permet pas d’avancer beaucoup dans ce domaine. Se fondant sur la lecture d’une « cohue d’auteurs, journalistes, chroniqueurs, professionnels de l’article de Paris qui ont en commun et aussi la profession d’écrire sur la ville » (p. 13) qui produisirent des livres ou des chroniques sur la capitale entre 1850 et 1900, il cherche à comprendre « comment on peut écrire Paris, comment écrire sur Paris alors que l’on sait l’écriture de Paris sans fin et sans fond » (p. 11). Procédant dans l’introduction de son livre à quelques déclarations sentencieuses et artistes sur le rapport entre Paris et la littérature ( « Ecrire de Paris, sur Paris, est un geste ancien, écrire de Paris, sur Paris est toujours nouveau » ; « Paris est une suite infinie de représentations et les représentations de Paris reposent sur la coexistence et l’écart entre deux dimensions inséparables de la ville ; sa matérialité, ses murs, sa vie, ses organes, et son immatérialité, sa charge symbolique, son aura » ; « La littérature fait Paris et Paris fabrique de la littérature, transforme la boue en or et parfois l’or en boue » ) il juge que la littérature grise sur Paris, celle qui n’a pas laissé de trace dans les histoires littéraires ou l’histoire politique, « a le mérite (ou l’absence de mérite) de parler de la ville, de l’écrire, de la représenter sans le filtre de la fiction ni de l’amplification, l’universalisation par le génie littéraire » ( ce qui suppose qu’on juge claire la notion de « génie littéraire », qu’on accepte l’idée qu’un discours non fictionnel par définition ne procède à aucune amplification ni à aucune « universalisation », parmi d’autres difficultés) et qu’elle constitue une bonne source des « représentations de Paris de la fin du XIXe siècle ». Il procède ensuite à une réorganisation thématique de citations extraites de son corpus, évoquant successivement, sans qu’on sache s’il s’efforce ainsi de déchiffrer la logique d’un discours unifié ou de rendre compte des sujets les plus fréquemment abordés, la fondation et les origines de la ville, la peur et la prophétie de sa destruction, le rôle de Paris comme capitale de l’utopie, la place de la mort dans la ville et sa représentation, le travail du temps sur la ville, enfin la question de l’essence de Paris. Extrayant des ouvrages des citations commentées les unes à la suite des autres, il affirme ainsi le rôle essentiel dans ce corpus du recours au discours des origines pour affirmer la dignité de la ville par rapport à ses concurrentes, du passé et du présent, mais aussi l’importance du thème de la ruine et de la destruction de la Babylone moderne, surtout autour de la Commune, qui prend souvent la forme de la prophétie catastrophiste ; Paris chancre du pays est ainsi voué à la destruction, la Barbarie devant effacer en quelques instants l’immense travail des siècles, mais cette phraséologie de la lamentation décadentielle voisine selon lui avec la portée utopique de la capitale, rêvée par certains en port de mer, mais surtout dans les récits d’anticipation, chez Jules Verne, Albert Robida ou Ernest Tarbouriech, où s’impose surtout après 1880 la contre-utopie de la ville devenue folle depuis Haussmann, mise en demeure pour survivre de retrouver les formes de la vie rurale et villageoise ; le Paris de la mort et de la morgue apparaît comme le lieu de la victoire fantasmatique de l’ordre sur le désordre, alors que s’impose la méditation angoissée sur les ravages du temps, la fugacité de la gloire et la modernité, associée à la fin du siècle au « rastaquouèrisme » et à l’américanisation, et les efforts pour fixer le vieux Paris, notamment par la photographie. Sur l’essence de Paris enfin, l’auteur mêle les considérations d’époque sur la ville comme livre de pierre et comme idée universelle et encyclopédique (chez Esquiros et Hugo) et des réflexions sans filet sur la littérarité de la ville ( « plutôt qu’en mythe on peut s’attacher à considérer Paris comme un univers de représentations, une forêt de signes et de correspondances qu’il faut tenter de lire sans craindre les répétitions ni les versions contradictoires. […] Paris est lisible, parfois illisible, sa lisibilité, apparente ou cachée, claire ou brouillée, est au cœur des représentations qui le mettent en scène ».) Les conclusions auxquelles il arrive paraissent modestes : Paris serait double, à la fois matériel ( « ses murs, sa vie, ses organes » ) et immatériel ( « sa charge symbolique, son aura », c’est-à-dire les textes et les mots sur Paris), mais, divisé en représentations antagonistes, il serait pourtant unique, « définissable et défini jusqu’à l’obsession par la liste, l’inventaire pour mieux sans doute le répéter indéfinissable et infini tout autant. Paris livre qui s’écrit et se réécrit, Paris livre qui se lit et se relit sans répit. C’est ce qu’on a pu appeler le mythe de Paris ».

76Les Deux Paris n’apporte donc à peu près rien à la compréhension du statut symbolique de Paris ni des rapports qu’entretiennent les écrits sur la capitale, son mythe et ses formes matérielles ou politiques. L’auteur ne s’en donne guère les moyens : il n’explique nullement comment il a sélectionné son corpus, qualifié a priori de « source » des représentations, il n’aborde presque jamais plus qu’en deux phrases l’identité et le parcours des auteurs — les notes biographiques se limitent pour l’essentiel à celles qui figurent dans le Catalogue général de la librairie française — n’essaie jamais de comprendre le statut éditorial des textes qu’il cite, à l’exception de deux d’entre eux, pas plus qu’il ne tente d’en restituer la place dans la trajectoire des auteurs ou l’espace des polémiques d’époque, et il ne tâche enfin jamais ou presque d’aller et retour entre le régime textuel et le régime matériel d’existence de la capitale, à l’exception du cas de la morgue, malheureusement bien connu par ailleurs. Il ne peut de ce fait se livrer qu’à un tissage de citations, dont le statut épistémologique n’est jamais précisé — exemples ? Cas exceptionnels mais révélateurs ? — et à des considérations d’un narcissisme à la fois scolastique et artiste sur Paris comme livre, Paris qui s’écrit en même temps que l’auteur écrit son livre sur Paris. Hésitant entre la méditation lettrée et l’étude historique, ce livre manque son objet.

77Blaise Wilfert

Le flâneur de Paris

78Balzac, bien sûr, mais aussi Flaubert, Aragon, Hugo, Louis Sébastien Mercier, Joris-Karl Huysmans, Henri Heine, Diderot, Nerval, Chateaubriand ou Walter Benjamin accompagnent Eric Hazan dans ce livre qui n’est ni un roman, ni un essai ni une étude historique mais le récit d’une flânerie dans Paris, ses quartiers modifiés ou saccagés, ses découpages artificiels et ses pages d’histoire. Les révoltes populaires, les rives poétiques, les grands boulevards et tous ces lieux chargés d’histoire sont les thèmes de ce livre d’un éditeur (celui de La fabrique) qui écrit sur ses flâneries parisiennes. Au sens où l’entendaient Balzac — « Flâner est une science, c’est la gastronomie de l’œil » — et Baudelaire — « Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini ».

79Gilles Heuré

Les timbres-poste en histoire

80Le timbre-poste est maintenant reconnu comme un document à part entière pour l’histoire. Cela me paraît même (message personnel à Nicolas…) une affaire entendue depuis longtemps et Lucien Febvre lui-même avait dès 1943 accepté de siéger au conseil d’administration du premier musée postal, transformé par la suite en musée de la Poste. Maurice Agulhon, dans son histoire de l’iconographie républicaine, et bien d’autres, historiens universitaires ou non, amateurs et philatélistes, poursuivent aujourd’hui ces travaux pionniers. Ils disposent maintenant, pour la France, d’un outil de travail et d’une synthèse de premier ordre. Michel Coste et Alain Chatriot, déjà co-auteurs d’un chapitre sur « Les timbres-poste » dans le Dictionnaire critique de la République de Vincent Duclert et Christophe Prochasson (Flammarion, 2002) publient un Guide de lecture, qui accompagne le Panorama des timbres-poste de France 1849-2001, réalisé par Michel Coste. Le Panorama et le Guide sont à la fois de beaux objets, bien faits, clairs à consulter et faciles d’utilisation, et intéressants à regarder et à lire de bout en bout. Préfacé par Pierre Jullien, l’ancien rédacteur en chef du Monde des philatélistes, ils permettent non seulement d’appréhender l’ensemble de la production philatélique française, mais donnent aussi les repères et les pistes nécessaires pour des recherches plus approfondies, montrent les grandes orientations et les évolutions, les points de rupture et les permanences. Un document indispensable pour les bibliothèques, centres de documentation, chercheurs et collectionneurs…

81Gilles Candar

Classes dangereuses…

82En étudiant les « classes laborieuses et classes dangereuses », expression depuis passée dans le langage courant, et en puisant dans les statistiques, la littérature, les sources démographiques, Louis Chevalier renouvelait, en 1958, l’approche d’une ville et de ses habitants. Le Paris du milieu du XIXe siècle se révèle un espace divisé où le Paris bourgeois assiste avec stupéfaction et angoisse à l’émergence d’un Paris prolétarien chargé de tous les maux (crimes, prostitution, dégénérescence sociale). Une étude universitaire qui se lit encore aujourd’hui comme le fabuleux roman d’une ville grouillante, peuplée d’ombres souffrantes, et inspiratrices de tant de fictions et de films. Mais si ce type de réédition est effectivement louable, il aurait été utile de lui adjoindre une présentation plus contemporaine et critique, susceptible de montrer en quoi ce livre pionnier, aujourd’hui document d’historiographie, a ouvert des pistes de recherches, assemblé différentes sources mais aussi, en quoi, pourquoi et comment il peut être daté. Ainsi, une interrogation sur l’utilisation de sources littéraires eût mérité réflexion.

83Gilles Heuré

Les parcours de l’extrême-droite

84La présence, inédite et inattendue, de Jean Marie Le Pen au premier tour des dernières élections présidentielles, la coalition populiste au pouvoir en Italie, le score du parti extrémiste de Pim Fortuyn aux Pays-Bas, mais aussi toutes les vagues de radicalisation politique qui se manifestent un peu partout en Europe conduisent à s’inquiéter du retour en force de l’extrême-droite. Pierre Milza, un des meilleurs spécialistes de l’histoire du fascisme, retrace dans ce livre particulièrement précis et analytique, le parcours et les mutations de différents mouvements qui vont, masqués ou remodelés, du populisme démagogique au fascisme dans l’Europe depuis 1945. Un essai essentiel pour mieux comprendre une nébuleuse peu homogène, aux formes et aux aspirations différentes mais dont les références et les amalgames ne cessent de renvoyer à l’histoire tragique de l’avant-guerre.

85Gilles Heuré

« A bas la calotte ! »

86Depuis le fameux « Le cléricalisme ? Voilà l’ennemi ! » de Léon Gambetta jusqu’aux irrespectueuses allégories croquant l’abbé Corbeau et sœur Chouette publiées dans les revues satiriques, la Troisième république s’est fait une spécialité de fustiger le cléricalisme, appellation difficilement contrôlable et dont les définitions oscillent entre volonté d’asseoir les institutions de la République et sainte horreur de tout ce qui porte soutane. Ce recueil d’articles de Jacqueline Lalouette, comportant biographies et analyses thématiques, balaye les différents aspects de l’anticléricalisme, ses trouvailles de langage, ses arguments légitimes ou haineux, et prend soin de resituer celui-ci dans une époque de vive tension idéologique.

87Gilles Heuré

Les zoos humains

88Un million de Parisiens se pressent au Jardin zoologique d’acclimatation, à Paris, en 1877, pour voir, dans le cadre d’un « spectacle ethnologique » des Nubiens et des Esquimaux, exhibés comme un spectacle vivant. Le cas est loin d’être unique : il participe de cette frénésie qui saisit l’Europe et les États-Unis depuis le derniers tiers du XIXe siècle jusqu’aux années 1930 et que restitue, de manière édifiante, ce livre collectif. « Les zoos humains, écrivent les auteurs, répondent aux fantasmes et aux inquiétudes de l’Occident sur l’ailleurs et donnent une réalité au discours racial alors en construction ». Depuis le XVIIIe siècle et les travaux de Linné sur la classification des espèces, on collectionne et on étiquette les races et les spécimens dans le vertige d’une pensée classificatoire. Mais le XIXe siècle ajoute l’homme, exhibé, scénographié et disséqué, à l’animal. Vers 1840, Phinéas Taylor Barnum, organise à New York des « freak shows », exposition de « phénomènes », femmes centenaires ou sœurs siamoises. Mais si l’Europe a aussi ses « monstres », elle a, en outre, ses colonies, terres giboyeuses pour qui est en quête d’étrangeté, et vivier inépuisables d’humains différents. Mais il ne s’agit plus simplement de montrer les difformités physiques de la femme-cochon ou de l’homme-tronc mais d’organiser des « exhibitions ethnographiques » dans le but de distraire, d’informer et d’éduquer. A Chicago, Londres, Milan, Hambourg, Bâle, Berlin, Bruxelles ou Turin, on dresse des enclos pour y enfermer des « sauvages » qui deviennent, rien qu’à les voir, les preuves tangibles de la théorie du « chaînon manquant ». Entre chameaux, girafes et éléphants, des Malgaches, des Touareg, des « négresses à plateaux » ou des « canaques cannibales » attirent des millions de personnes à l’occasion d’expositions universelles ou de spectacles itinérants, dont beaucoup sont cautionnés par la parole scientifique des savants. Fascinés par ces reconstitutions « à l’identique », les journaux populaires et les revues de voyage redoublent de superlatifs pour qualifier les peuplades, primitives et cruelles, vivant aux confins de la civilisation. Les théâtres et les cabarets prennent le relais et scénarisent des tableaux vivants où les "Amazones du Dahomey" et autres danseuses javanaises, ornées de bustiers en coquillage et d’amulettes étonnantes, se trémoussent en des poses lascives. En France, le regard se modifiera après la contribution des soldats coloniaux à la Première Guerre.

89Mais il faudra attendre l’Exposition coloniale de 1931 pour que ces exhibitions, qui ont propagé les stéréotypes racistes et légitimé la mission civilisatrice de la IIIe république, prennent fin.

90Gilles Heuré

Photos de 14-18

91C’est d’abord une belle histoire. En 1990, Laurent Felser retrouve dans un grenier quelques boîtes en fer contenant des photographies prises par son grand-père Marcel, pendant la Première Guerre mondiale. Celui-ci, ingénieur électricien de 21 ans, avait été versé dans un régiment d’infanterie puis du génie, et affecté à l’électrification des barbelés sur le front des Vosges. Exercé au regard militaire par ses missions de surveillance, le soldat fait aussi l’apprentissage du regard et du cadrage photographiques, se transformant en véritable reporter. Outre les renseignements qu’elles fournissent aux historiens, ses prises de vues transmettent le témoignage inédit et pudique d’un soldat sur ses camarades et leurs conditions de vie : des guetteurs rongés par le froid terrible des hivers vosgiens et aux yeux rougis de fatigue, des boyaux transformés en cathédrales de bois et d’étais pierreux, des paysages dévastés où des arbres déchiquetés crient grâce, des tombes fleuries qui veulent individualiser la mort dans le grand carnage collectif. Et encore des soldats qui se déguisent dans des fêtes d’autodérision spontanées afin d’évacuer l’horreur quotidienne. Marcel Felser, décoré, sortira vivant de cette guerre. En 1943, directeur d’une usine électrique à Auxerre, dans l’Yonne, il sera arrêté pour faits de résistance et déporté à Buchenwald où il mourra. Son petit fils, un demi-siècle plus tard, retrouvera ses plaques de verre et ses négatifs souples qui n’avaient jamais été développés. Un petit-fils, né un 11 novembre, et déterminé à transmettre à son tour « un message de foi en l’homme ».

92Gilles Heuré

Caran d’Ache, dessinateur

93Emmanuel Poiré, alias Caran d’Ache (1858-1909), est probablement l’un des dessinateurs les plus réputés de la Belle Epoque. Son fameux dessin sur une famille attablée paisiblement, suivie d’un autre la présentant en plein pugilat avec cette légende : « Ils en ont parlé », a symbolisé pendant longtemps le climat de guerre civile en 1898, pendant l’affaire Dreyfus. Mais ce livre en présente bien d’autres, tendres, malicieux, cruels, représentant des militaires, civils ou animaux et traduisant tous la formidable acuité du regard de leur auteur sur son époque. Pionnier de « la ligne claire », chère à la future bande dessinée, Caran d’Ache avait l’habitude de dire : « Mon œil est un appareil photographique qui retient tout, l’ensemble et le détail. »

94Gilles Heuré

De certeau et l’écriture de l’histoire

95Une biographie, trois rééditions, un livre collectif… Il n’en fallait pas moins pour tenter de rappeler comment, dans les années 1970, Michel de Cerceau (1925-1986) était parvenu à lancer des torpilles conceptuelles sous la ligne de flottaison de l’histoire universitaire. Les épithètes qui lui ont été attribuées désignent toutes la singularité dans laquelle était tenu ce chercheur hors normes : « braconnier du savoir », « homme de transit », homme « de lisière », « passeur ». Le parcours de Michel de Cerceau explique sans doute la variété des pistes qu’il a ouvertes. Jésuite, théologien, philosophe, historien, psychanalyste, sémiologue, anthropologue, spécialiste des mystiques, il a multiplié les angles d’attaque pour livrer ses assauts à une discipline, l’histoire, sur la nature de laquelle il n’a cessé de s’interroger, plaçant un miroir devant les historiens pour les forcer à s’interroger sur leur pratique « scientifique », et sur le rapport entre passé et présent. L’objectivité d’un travail d’historien prétendant restituer le passé ne lui semblait pas tenable. Pour de Cerceau, la narration historique n’est pas innocente : elle traduit toujours une volonté de « faire croire ». L’homme contemporain qui écrit sur ceux d’une époque passée ne saurait totalement se débarrasser de son statut social d’historien pour revêtir la tenue virginale du chercheur. Comment sortir de ce dilemme ? Par une méthode finalement bien peu scientifique : l’étonnement, celui qui naît devant un texte, un silence, une absence d’archives. Loin d’enfermer dans la seule émotion, l’étonnement, l’incessante interrogation de l’archive et l’attention à la souffrance de l’autre (comme dans La possession de Loudun), permettent, selon lui, d’ouvrir des pistes ignorées par les seules méthodes prônées par l’institution universitaire avec laquelle il a longtemps été en délicatesse. Son Écriture de l’histoire, texte scintillant d’intelligence, est un vibrant appel à croiser les regards sur un passé irrémédiablement mort dont il ne faut pas travestir la vérité.

96Gilles Heuré

Petits bouts de vie

97Dans ce livre porte-voix, un historien et un sociologue proposent quatre documents qui auraient dû rester à jamais enfouis dans des fonds d’archives et noyés dans les liasses. Quatre manuscrits qui sont des voix perdues et solitaires, des textes d’individus « sans qualité », des copeaux de vies anonymes destinés à l’oubli. Etranges et fascinants documents, exhumés par les auteurs. Ce sont d’abord des lettres écrites par un travesti à un correspondant qui a répondu à son annonce parue dans Le Matin en 1893. C’est ensuite une correspondance échangée entre une mère et son fils incarcéré à la Santé en 1946, document trouvé chez un brocanteur en 1998. Ce sont encore des « biftons » de prisonnières de la Belle Epoque, petits mots échangés clandestinement et glissés dans tout ce que la plomberie d’une prison peut receler de cavités secrètes. Ici, « la Gripette », « Mina », « Tata la sangsue », « Bouboule » ou « Mémère Pauline » évoquent leurs souteneurs, leurs amours tarifées, les maisons où elles travaillent ou les estaminets que fréquentent les « michtons » et les conditions de détention dans les prisons de femme. Des mots écorchés que l’on pourrait retrouver chez Georges Darien, Francis Carco ou Mac Orlan et qui ont fait les délices des criminologues d’avant 1914. Le livre se termine sur cette étrange et poignante autobiographie de Léandre L., né en 1934. « Réformé » de partout (école, armée, usine ou atelier), incarcéré à la prison de Loos-lès-Lille en 1970, Léandre raconte en une orthographe phonétique, sa vie de vendeur de savonnettes et ses liaisons difficiles. Des documents saisissants s’étalant sur un siècle avec, en filigrane, ces questions : comment l’historien peut-il travailler à partir de textes anonymes et difficilement identifiables, quelle utilisation peut-il en faire, quelle fiabilité peut-il leur conférer et quels types de preuves peuvent-ils constituer ?

98Gilles Heuré

La Veillée des chaumières et Jaurès

99Notre collègue, Colette Cosnier, biographe de Marie Bashkirtseff et auteur du Silence des filles (Fayard) nous signale la rencontre étonnante entre Jean Jaurès et Berthe Bernage, l’auteur des Brigitte, romans pour l’édification des jeunes filles à la morale bien traditionnelle. Interviewée par Simone Roger-Vercel, elle évoque la personnalité de son grand-père, Nicolas-Félix Deltour (1822-1904), « qui a "découvert" Jaurès ». Elle précise :

100« Et Jaurès était reçu chez lui comme un fils.

101Plus tard, des divergences d’idées séparèrent l’élève de son vieux maître. Mais lorsque celui-ci mourut, Jaurès suivit à pied jusqu’au cimetière l’enterrement de celui qu’il n’avait cessé d’appeler « Mon bienfaiteur ». (Veillées des chaumières, 2 décembre 1972).

102Gilles Candar

Adiamos 89

103L’Association pour la Documentation, l’Information et les Archives des Mouvements Sociaux — délégation icaunaise, que préside Michel Cordillot, continue ses activités. Nos lecteurs intéressés en trouveront les détails dans les bulletins de l’association (7 rue des Mésanges, 89 000 Auxerre).

104Parmi les conférences, rencontres, manifestations et randonnées diverses, passées, présentes et à venir, signalons la parution des actes du colloque sur Le Coup d’État du 2 décembre 1851 dans l’Yonne. Résistance et répression et, par M. Matton, celle d’un recueil documentaire concernant « Un médecin socialiste tonnerrois au XIXe siècle : le Docteur Charles Cœurderoy (1797-1866) », et celle, qui en est encore au stade de la mise en chantier, des Mémoires de Numa Millelot, un des dirigeants de l’insurrection de 1851, par la Société scientifique et artistique de Clamecy.

105Les principaux projets de l’association sont l’organisation d’un colloque à Auxerre (salle de l’Abbaye Saint-Germain) le 11 octobre 2003 consacré à Zéphirin Camélinat (1840-1932), « l’orgueil du pays », avec Madeleine Rebérioux, Jacques Girault, Serge Wolikow, Claude Pennetier, Laure Godineau, Jean Vigreux, Pascal Guillot, etc., suivi le lendemain d’une journée de commémorations, souvenirs et banquets à Mailly-la-Ville, et, en préparation pour 2004, un autre colloque sur « Le Pioupiou de l’Yonne, le pacifisme et l’antimilitarisme à la veille de la Grande Guerre », dont le programme est en cours d’élaboration.

106Gilles Candar

Jaurès orateur

107L’apport de Michel Launay à la recherche jaurésienne a été décisif : il a pleinement établi le statut de grand auteur de la langue française du fondateur de L’Humanité et suscité diverses enquêtes pionnières sur les sources de sa culture et sa participation à la vie littéraire de son temps. Avec Françoise Laurent-Prigent, son ancienne étudiante, qui découvrit « Le liseur » dans La Dépêche de Toulouse, et Camille Grousselas, à la quête du « sensible » chez Jaurès, il a publié en 2000 chez Fayard le tome 16, mais le premier paru, des Œuvres : Critique littéraire et critique d’art. Professeur à l’université de Nice, spécialiste de Rousseau et du XVIIIe siècle, il avait depuis longtemps le projet de publier son diplôme d’études supérieures (l’équivalent des actuels mémoires de maîtrise) sur Jaurès orateur. Non par gloriole et attendrissement rétrospectif, mais parce que ce travail de jeunesse, soutenu en 1954, avait été un événement exceptionnel, salué comme tel par Ernest Labrousse dans Combat, et qu’il était toujours utile de le porter à la connaissance de l’ensemble du public jaurésien. Grâce à un érudit et courageux éditeur, Jean-Paul Rocher, c’est chose faite, et dans de parfaites conditions de fabrication et de présentation.

108Michel Launay étudie la formation de Jaurès avec une sagacité rare : non seulement le parcours scolaire, si souvent décrit, mais les lectures, grâce à la partie conservée de sa bibliothèque, à divers témoignage et aux cahiers d’emprunts aux bibliothèques de l’ENS ou de la Chambre. Une solide formation classique, au sein de laquelle Launay pointe la place particulière occupée par Bossuet, mais pas de véritable apprentissage « technique » du métier. C’est la vie qui a parfait les dons d’orateur de Jaurès, qui l’a fait évoluer d’une éloquence un peu froide d’universitaire à celle, passionnée et maîtrisée, du tribun populaire. Le député de Carmaux s’est ouvert à de nouvelles formes oratoires, intégrant des formes populaires dans une langue toujours savante et élaborée. Son secret est difficile à élucider, alors que manquent de toute façon les indications qu’aurait données un éventuel enregistrement de sa voix. En tout cas, il semble bien que son éloquence ne soit compréhensible et ne trouve son efficacité que dans le mouvement, la vie, l’allant de la réunion, débat parlementaire ou meeting populaire. Elle se construit par la recherche conjointe de l’intelligible et du sensible, mais en se fondant toujours sur une argumentation rationnelle. Comme le confia Jaurès à Jules Renard, l’exactitude de l’image est préférée à sa beauté formelle. C’est dire que l’art oratoire de Jaurès n’est pas celui du violoncelle qui se comprendrait de manière purement formelle : il renvoie à une pensée et à une action politique. En somme, un des meilleurs critiques de Jaurès serait Guesde lui-même lorsqu’il déclara à Jaurès qu’il l’aimait parce que chez lui l’action suivait toujours l’expression de la pensée. Il est cet oiseau rare évoqué par Juvénal dans ses Satires (VI, 165) : Michel Launay accumule au cours de son ouvrage des remarques d’une finesse d’analyse étonnante chez un si jeune auteur, qu’il confronte d’ailleurs souvent aux témoignages des contemporains de Jaurès encore vivants en 1954 (Marcel Cachin, Bracke-Desrousseaux, Lucien Bilange…). Orateur et écrivain, classique ouvert sur la modernité, poète et ironiste, savant et populaire, il exprimait une part de l’aventure humaine qui échappe à la seule histoire politique ou même au mouvement social. Il n’est pas étonnant que près de cinquante ans après ce premier — et vaste — défrichement, diverses initiatives reviennent labourer le même terrain mais elles sont toutes redevables à Michel Launay d’avoir décloisonné son approche et dégagé l’horizon en engageant son enquête à la hauteur de vues nécessaire.

109Gilles Candar

L’orateur Jaurès

110À l’occasion de la publication du livre de Michel Launay, et des premiers volumes des Œuvres, Alain Boscus a donné une conférence sur Jaurès reprise par un éditeur tarnais pour illustrer un véritable livre d’art voué à Jaurès orateur. Excellente initiative car le directeur du Centre et musée Jaurès de Castres ne se contente pas de présenter quelques unes des plus belles reproductions issues de son fonds : il les analyse avec pertinence de même qu’il exploite au mieux le florilège traditionnel des citations sur l’éloquence jaurésienne en sachant le compléter par quelques trouvailles personnelles. L’ossature du livre est donnée par le tableau d’Eloy-Vincent, Croquis pour servir à l’histoire de l’éloquence (1910) dont l’éditeur commercialise par ailleurs la reproduction sur toile (ainsi que celle du portrait de Jaurès par Henri Martin). Ce tableau, qui montre six à huit attitudes différentes de Jaurès à la tribune (six en grand format, deux en petit, pour être précis) attire notre attention sur la gestuelle, le langage du corps au service de la pensée. Comme Michel Launay, Alain Boscus insiste sur cet aspect de l’éloquence jaurésienne : elle n’aimait guère à s’avouer comme telle, et Jaurès disait préférer l’exactitude d’une image à sa beauté formelle. L’unité de l’homme, de la pensée et de l’action au service de « l’invincible espérance » comptait plus que tout. Un joli livre dont il serait précisément regrettable, vu son coût élevé, qu’il reste dans les limites du cadeau professionnel ou familial. Il ne devrait pas seulement être regardé ou feuilleté, mais lu, et servir à d’autres travaux sur l’éloquence jaurésienne. Un léger regret toutefois avant de conclure : l’indication sommaire des références et la subsistance de quelques coquilles n’aident pas toujours à retrouver aussi aisément qu’on le souhaiterait les citations indiquées. Mais ce sont aussi les règles permises de la conférence…

111Gilles Candar

Jaurès photographié

112Dans la renommée collection « Photo Poche », toujours dirigée par Robert Delpire, voici enfin un Jean Jaurès. Les tirages sont d’une remarquable qualité et permettent une lecture des plus agréables. Beaucoup de documents ont été fournis par le Centre et musée Jean Jaurès de Castres, qui avait réalisé une exposition photographique à Labruguire en 1996, La lumière du verre. Certaines sont moins connues des jaurésiens, notamment celles provenant de l’École normale supérieure. Jean-Noël Jeanneney, qui avait déjà republié L’Armée nouvelle à l’Imprimerie nationale, signe une fine et élégante préface qui remet en perspective la vie de Jaurès et les documents publiés. Peut-être aurait-on pu souhaiter une plus intime collaboration entre spécialistes de la photographie et historiens ? L’environnement textuel et historique aurait pu être légèrement consolidé et renforcé sans faire perdre son caractère propre à l’ouvrage. Mais il s’agit sans doute là d’un sentiment trop réactif et empreint d’un pédagogisme excessif : ce Photo Poche, comme la plupart de ses frères et sœurs de collection, est une belle réussite, sympathique et utile.

113Gilles Candar

Hubert Lagardelle

114Une nouvelle thèse biographique, après celles sur Jules Moch, Gustave Hervé, Waldeck-Rochet, et quelques autres… Christine Bouneau s’est intéressée à l’ensemble d’une vie, complétant et élargissant le point de vue qui avait été celui de Marion Dachary de Flers dans sa thèse de 3e cycle consacrée à Lagardelle directeur du Mouvement socialiste. Elle publie aujourd’hui une version abrégée de sa thèse, qui permet de mieux connaître et comprendre l’itinéraire de ce jeune bourgeois révolutionnaire devenu ministre de Vichy. Ce n’est sans doute pas d’ailleurs sur la période socialiste de Lagardelle que nous apprenons le plus, sauf, bien sûr, pour les détails personnels (origine familiale, relations notabiliaires [Jean Cruppi, député et ministre, plus tard son ami de Monzie], études, voyages, mariage et divorce…) et la revue initiatrice, publiée à Toulouse, La Jeunesse socialiste (1895). En revanche, l’auteur apporte beaucoup sur le retour à Toulouse de Lagardelle et sa participation essentielle aux linéaments de l’action et de la pensée régionaliste, pendant la guerre et les années 1920 : le comité consultatif d’action économique, les chambres de commerce et d’agriculture, des revues comme La Région de Toulouse et des Pyrénées, Sud-Ouest économique. Il en va de même pour le nouveau « retour » de Lagardelle… à Paris, dans le bouillonnement « non conformiste » des années 1930 avec les revues Plans, Préludes, L’Homme réel…

115Sans doute la suite de sa carrière était davantage connue : la mission à Rome (1933-1940), la collaboration, comme chargé de mission à la présidence du conseil (1941-1942), secrétaire d’État et ministre du Travail (avril 1942-novembre 1943), puis comme rédacteur en chef de La France socialiste (1944). Toutefois, le travail de Christine Bouneau permet de bien la remettre en perspective, de prendre la mesure des continuités, dans les thèmes et les relations, comme dans les ruptures, évidentes ou non, du syndicalisme révolutionnaire à la Charte du travail et à l’organisation du Service du Travail Obligatoire. L’auteur montre également que Lagardelle, emprisonné trois ans et libéré pendant l’été 1947, se révèle incapable de comprendre sa dérive et finit sa vie en sollicitant les heures mémorables de son passé (Mission à Rome. Mussolini, Plon, 1955), mais sans pouvoir achever son ouvrage sur Georges Sorel, un bourgeois révolutionnaire et son époque. Cette biographie est intéressante par la masse documentaire réunie, analysée et présentée avec clarté et précision, et par la traversée de milieux, de réseaux et d’époques distincts, parfois contradictoires entre eux, mais jamais dépourvus de liens ou de passerelles. Lagardelle n’en sort sans doute pas grandi : vulgarisateur intellectuel, animateur de revues, passeur d’idées, notamment celles exprimées par Georges Sorel, mais aussi velléitaire, influençable, hésitant (Toulouse ?, Paris ?, une carrière intellectuelle ? militante ? juridique ? de propriétaire agricole ?, d’animateur économique ?, etc.) et finalement trop « bricoleur », arrangeur de concepts, amateur de facilités et trop prompt à se laisser utiliser. Peu de goût en outre pour la démocratie, trop de mépris certainement pour le commun — et de mansuétude pour soi, voilà comment un jeune et brillant intellectuel révolutionnaire, qui compta dans les débats socialistes, que le jeune Lucien Febvre suivait avec sympathie, a pu dériver jusqu’à souhaiter la victoire de l’Allemagne nazie. On achève le livre avec un sentiment de mélancolie sur ce destin gâché.

116Un mot sur Jaurès, souvent croisé, qui soutint activement les débuts du Mouvement socialiste, que Lagardelle critiqua ensuite pour son soutien à la participation ministérielle de Millerand, encore plus vivement au moment des congrès de Nancy (1907) et de Toulouse (1908) et avec lequel il se réconcilia, mais formellement. Les deux hommes ne s’aimaient pas. Vincent Auriol conta (dans une interview donnée au Mouvement social, n° 39, avril-juin 1962) qu’il s’était brouillé avec son ancien ami Lagardelle lorsque celui-ci lui apprit sèchement en gare de Limoges : « on a canardé Jaurès, ça devait arriver ».

117Gilles Candar

Paul et Laura Lafargue

118Lorsque Jean Jaurès apprit la mort de Paul et Laura Lafargue, il écrivit dans L’Humanité : « Quel mystère l’homme est pour l’homme ». Jacques Macé s’est efforcé de mieux connaître — et de nous présenter — l’homme et la femme que furent Paul et Laura Lafargue. Comme il est très clairement indiqué en quatrième de couverture, « son intention est plus de faire découvrir les personnalités contrastées d’un couple uni par les drames de son existence et par ses espoirs que de présenter des doctrines et des œuvres bien connues ». Cadre retraité de l’industrie aéronautique, Jacques Macé est un érudit et un historien local, qui a publié plusieurs travaux sur Draveil et ses habitants célèbres comme Alphonse Daudet. Son livre n’a donc rien à voir avec, par exemple, l’excellent Classique du Peuple (1970) jadis consacré par Jacques Girault à l’auteur du Droit à la paresse. Il n’en est pas moins fort intéressant. Sa lecture est plaisante et permet de suivre les grandes lignes de l’action des époux Lafargue. Sans être un spécialiste du mouvement socialiste, Jacques Macé comprend fort bien les enjeux principaux et sait conduire son récit avec verve et clarté. Et l’on sait que les vies romanesques des filles Marx, Jenny, Laura et Eleanor, ont de quoi alimenter bien des ouvrages. En plus, bon connaisseur de Draveil et de ses personnalités, il apporte des documents inédits, tels le testament des Lafargue, ou des souvenirs d’anciens habitants de la commune. Nous disposons donc d’informations de première main sur la maison achetée à Draveil (actuellement 108 rue Henri Barbusse) en 1896, grâce à l’héritage d’Engels, la candidature aux municipales en 1900, la fondation d’un groupe SFIO en 1906 ou du syndicat des terrassiers de Draveil en 1907.

119Sur la disparition du couple, l’auteur a mené une enquête très sérieuse. J’en partage pour l’essentiel les conclusions : du côté de Paul, les choses sont claires et les textes explicites. Du côté de Laura, c’est moins simple. Elle ne laisse aucun document, et son comportement dans sa dernière journée de vie ne semble pas annoncer d’intention suicidaire : elle achète un chapeau (mais pourquoi pas ?) et, après la soirée passée à Paris (cinéma et dîner) se met au lit. Sans avoir de certitudes, Jacques Macé semble pencher pour un accord de principe entre les deux époux, le mari déterminant le moment et les conditions. C’est l’hypothèse retenue par Roger Gouze, dans sa pièce Le Droit à la paresse jouée au Lucernaire en 1999. Elle est possible, vraisemblable, mais pas absolument certaine… Ajoutons que si Paul Lafargue semble avoir été en mauvaise santé dans les derniers mois de sa vie, militant moins et recevant les visites de son médecin toutes les semaines, il n’en allait pas de même pour son épouse, plus jeune de trois ans. L’auteur remarque que le suicide intervient quelques heures après que soit connue la relation entre Clemenceau et Métivier, le provocateur de l’affaire de Villeneuve-Saint-Georges en 1908, mais la piste ne me semble pas pouvoir être exploitée plus avant : même si Lafargue avait eu autrefois des liens avec Métivier, cela n’aurait pas suffi à le compromettre, et il en avait vu d’autres…

120La situation financière exacte des Lafargue à leur mort n’est pas facile à déterminer. Jacques Macé a procédé à quelques vérifications qui détruisent quelques légendes, mais ne permettent pas de parvenir à un constat évident. En tout cas, les Lafargue laissèrent à leurs héritiers de très rares actions, dont une du Panama ! La maison, qui n’avait vraiment été payée qu’à moitié, fut vendue dans des conditions médiocres et ne rapporta à peu près rien. Un testament, non daté (mais pas rédigé avant 1907), découvert par Jacques Macé, établit que Paul Lafargue prévoyait bien une mort commune à sa femme et lui. Il choisissait ses neveux Edgar et Marcel Longuet comme exécuteurs testamentaires et leur confiait ses actions de L’Humanité, écartant donc Jean comme « socialiste ministérialiste » ainsi que, implicitement, sa sœur Jenny, non citoyenne. Le sel de l’histoire est que si Edgar était resté bon « guesdiste », son frère Marcel ne militait pas et suivait une carrière de journaliste sur laquelle semble avoir veillé… le protecteur de la famille, vieil ami du père, Georges Clemenceau…

121Jacques Macé note d’ailleurs à plusieurs reprises les rapports difficiles entre Paul Lafargue et son neveu, Jean Longuet. Il a raison mais les liens ne furent jamais rompus et, puisqu’il signale les communes, souvent communistes, qui donnèrent le nom de Paul Lafargue à une de leurs rues, il aurait pu relever qu’à Châtenay-Malabry, ce fut fait sur proposition de Jean Longuet devenu maire en 1925. Les cendres de l’un et de l’autre peuvent donc bien se retrouver ensemble aujourd’hui dans la même tombe, au pied du Mur des Fédérés….

122Gilles Candar

Daniel Mayer (1909-1996)une certaine idée du socialisme

123Un des plus vieux souvenirs d’enfance de Daniel Mayer est d’avoir appris, un jour de vacances à Antony, alors encore bourg campagnard relié à Paris par la ligne de Sceaux, la mort de Jaurès puis la mobilisation générale… Après une enfance pauvre et assez triste, marquée par la maladie et la mort de sa mère, la faible communication avec son père, longtemps mobilisé, Daniel Mayer trouva une raison de vivre dans la politique, pratiquée et vécue avec passion. Son engagement était des plus nobles : venu au socialisme et à la Ligue des droits de l’homme à l’occasion de la campagne en faveur de Sacco et Vanzetti, Daniel Mayer milita inlassablement, non pour une carrière, mais pour un ensemble d’idées qui lui devait assurer le progrès général de l’humanité. Militant des jeunesses socialistes, du Parti, orateur remarquable de gouaille et d’ironie, marié à une militante, Cletta Livian, dont la famille avait quitté la Roumanie, il s’identifia aux généreux combats dans lesquels il s’engagea avec passion. Il devint journaliste au Populaire (1933) et se rapprocha de Blum sur la politique à mener face au danger nazi. Ancien pacifiste et militant de La Bataille socialiste, il combattit les thèses « munichoises » au sein de la SFIO et continua après 1940 à vouloir maintenir et développer la présence politique des socialistes. Choix pour lui naturel, aussi moral que politique et qui explique l’intransigeance — qui lui fut reprochée — à l’encontre des élus ou responsables défaillants de l’été 1940. Sa personnalité se révéla dans les circonstances dramatiques de la guerre : il sut reconstituer une SFIO résistante, avec quelques-uns, en passant par l’étape du Comité d’action socialiste (1941), grâce à un mélange de détermination, d’audace et de pragmatisme. En quelque sorte, il eut à l’échelle du socialisme des qualités gaulliennes et sut être maître dans l’art de « faire comme si ».

124Martine Pradoux a choisi dans ce volume relativement bref de traiter seulement l’enfance, la formation et la période « résistante » de son héros, jusqu’à la Libération. Informée et réfléchie, bienveillante, mais d’esprit libre, elle explique avec finesse et clarté les enjeux complexes de la Résistance. Le résumé de la période postérieure à 1944 (Daniel Mayer n’avait que 35 ans) répond aux contraintes de la collection « La part des hommes », toujours passionnante, mais qui a dû réduire ses ambitions face aux réalités du marché… Mais il est un peu dommage, même si plusieurs thèmes ont déjà été traités en d’autres lieux par l’auteure, que soit si rapidement évoqué le rôle politique de Daniel Mayer pendant le demi-siècle suivant : secrétaire général de la SFIO en 1944-1946, ministre du Travail (1946-1949), député jusqu’en 1958, président de la Ligue des droits de l’homme (1958-1975), de la Fédération internationale des droits de l’homme (1977-1982), membre du Conseil supérieur de la magistrature (1982-1983), président (1983-1986), puis membre du Conseil constitutionnel (1986-1992), militant du PSA, de l’UFD, du PSU puis du PS, un temps pressenti pour une candidature à l’élection présidentielle de 1965… bref, un acteur important de la gauche pendant plusieurs décennies. Il ne serait sans doute pas raisonnable de compter sur un autre volume, au moins dans un proche avenir, mais on peut légitimement espérer que toutes les questions qui se posent en suivant cet itinéraire continueront à donner naissance à une belle moisson d’articles et de communications de Martine Pradoux.

125Gilles Candar

Lucien Deslinières

126Le biographe de Marcel Sembat est aussi celui de Lucien Deslinières, de même que le directeur de L’Ours est aussi le rédacteur en chef des Chroniques d’histoire maçonniques. Dans un récent numéro de cette revue, éditée sous les auspices du Grand Orient, Denis Lefebvre signe en effet un portrait fouillé de ce curieux personnage, théoricien socialiste rallié au guesdisme, mais parfois préfacé par Jaurès, auteur de nombreux ouvrages théoriques assez touffus et qui s’enthousiasma pour la révolution bolchevique, à laquelle il participa, en politique et en expert, s’occupant de l’enseignement agricole en Ukraine et au Turkestan. Franc-maçon jusqu’à sa mort, il finit par être considéré en politique comme un marginal, mais il avait connu ses heures de prestige. Denis Lefebvre revient d’ailleurs sur son curieux projet de colonisation agricole au Maroc (février-mars 1912), qui reçut un temps l’appui de nombreux députés socialistes, mais que Jaurès contrecarra dans des conditions relatées par Madeleine Rebérioux dans La Deuxième Internationale et l’Orient (Cujas, 1967, p. 154-161).

127Gilles Candar

Fernand Rabier sénateur, maire, radical-socialiste et orléanais

128Une monographie sur un de ces sénateurs membres du groupe de la Gauche démocratique évoqué plus haut : Fernand Rabier (1855-1933). Avocat, maire d’Orléans, radical-socialiste et franc-maçon, résolument laïque et anticlérical, il fut député jusqu’en 1919. Un homme de progrès, qui fut rapporteur de la commission des congrégations au temps de Combes et vota contre la peine de mort, partisan de réformes sociales, mais aussi de la liberté d’entreprendre, et, à vrai dire, assez malmené lors de l’affaire Rochette, dont il avait été l’avocat-conseil. Il conserva néanmoins son influence et termina sa carrière comme vice-président du Sénat. Un bon exemple de notable républicain dont l’auteur suit le parcours avec sympathie.

129Gilles Candar

Sembat maçon

130Marcel Sembat est le héros de Denis Lefebvre, qui lui a déjà consacré plusieurs livres que nous avons présentés dans les Cahiers Jaurès. Aujourd’hui, il a eu l’excellente idée, et l’heureuse fortune, de nous le donner à lire d’un bloc avec un volume de cent cinquante pages de « textes maçonniques ». C’est-à-dire que ne sont pas seulement repris les deux interventions, assez connues, du moins des historiens, sur l’engagement maçonnique, discuté pendant les congrès SFIO de 1906 et de 1912, mais aussi plusieurs discours prononcés lors des convents du Grand-Orient entre 1906 et 1918.

131À ma connaissance, c’est la première fois que ces textes sont repris et publiés, et j’ose espérer que la discrétion de leur éditeur n’empêchera pas les lecteurs de les trouver facilement en librairie. Ces discours nous permettent en effet non seulement de mieux connaître Marcel Sembat, mais de mieux comprendre aussi une bonne part de notre histoire culturelle et politique. On y voit Sembat soucieux de définir un terrain propre à la Franc-maçonnerie : élever l’âme de ses concitoyens, développer le culte du beau et de la science, moraliser les masses par un enseignement philosophique, qui allie le concret (les soins corporels, « prendre des bains » raille gentiment le maçon socialiste Uhry, au nom de la sainte Hygiène) et le spirituel (amour de la famille, de la patrie, de l’humanité, pourquoi et comment ?). L’objectif est bien sûr de mettre fin aux religions, et d’abord à la vieille ennemie, l’église catholique, mais pour cela il faut savoir quoi mettre à sa place et Sembat s’y emploie. Avouons que le lecteur pense parfois lire un remarquable pastiche de Reboux et Muller : plus de prière le matin, mais une méditation sur une lecture élevée, plus de messe, mais une rencontre libre de citoyens pour entendre une passionnante conférence d’un inspecteur primaire sur les mœurs des fourmis, le tout accompagné de chants, de musique et du cinématographe qui révélera aux masses les beautés de la mer, du Mont-Blanc, des névés….

132Il serait facile de se moquer, et un peu vain : je renvoie aux subtiles remarques sur M. Homais de Maurice Agulhon (Histoire vagabonde, t. 3, p. 43-60). Au fond, ce programme d’instruction large, laïque et morale, renvoie à la meilleure part de la tradition française pour l’accès du plus grand nombre à la culture et au savoir, qui n’a rien perdu de son actualité, bien au contraire, quelles qu’en soient les difficultés et les modalités actuelles. Mais cet effort séculaire et universel repose-t-il sur un engagement philosophique particulier ? L’antichristianisme de Sembat a pris un coup de vieux, non seulement parce que l’Église a évolué depuis Pie X, mais parce que ses propres fondements étaient un peu fragiles. Sur qui s’appuie Sembat ? Il cite Carlyle, souvent Renan, Auguste Comte, Reinach, garde la nostalgie de sa découverte juvénile de Darwin, s’enthousiasme pour Frazer et Le Roseau d’or comme pour les études de morale sociale de Frédéric Rauh, mais se rend bien compte qu’il lui faudrait de nouveaux éléments pour nourrir une philosophie universelle riche en pratiques sociales émancipatrices et heureuses. Et, si Sembat n’a aucune illusion sur ce que peut intellectuellement lui apporter le parti socialiste, en a-t-il vraiment beaucoup plus sur les loges ? Celles-ci ne risquent-elles pas de perdre leur « âme » dans les jeux politiciens, dans les compétitions personnelles et les facilités rhétoriques, voire dans la tranquille indifférence ? Pourquoi ce sont les jeunes d’Action française qui paraissent si intelligents et gais, semble souvent se demander Marcel Sembat ?

133Et Jaurès ? On connaît la qualité, à mon sens éloquente, de son silence massif sur la Franc-maçonnerie. Sembat relate en 1912 une de ses confidences, une remarque plutôt (Jaurès se confiait-il ? et à Sembat ???) qui apparaît comme une leçon de vie pour tous, croyants et incroyants, maçons et agnostiques : « Je crois vraiment que l’un des meilleurs moyens de rester jeune, même physiquement, et de ne pas vieillir, et je le constate de tous les grands hommes dont je sais l’histoire, je crois que l’un des grands secrets c’est de rester ouvert perpétuellement à toutes les idées nouvelles et de multiplier ses points de vues. On y gagne une élasticité, un ressort intérieur, un surcroît perpétuel de vitalité » (p. 132 ). Peut-être manquait-il à la Franc-maçonnerie le goût de se remettre en question, de douter de ses propres croyances et présupposés, de déplacer les lignes… Sembat, visiblement, aurait bien voulu s’y essayer, mais il gardait, malgré le goût de la blague, son sens du sérieux, le goût des responsabilités. Il cherchait pourtant… Lisez Jaurès, lisez Sembat…

134Gilles Candar

Léon Noël De Laval à de Gaulle via Pétain

135Issue d’une thèse de doctorat d’histoire dirigée par Pierre Milza, cette biographie de Léon Noël apporte beaucoup d’analyses nouvelles sur plus d’un demi-siècle d’histoire politique française et européenne, La forme éditoriale adoptée, qui prive le lecteur de notes et de références, oblige hélas, si l’on souhaite suivre de près les analyses, à se reporter à la version universitaire de cette recherche.

136La longévité et la variété de la carrière de Léon Noël (rappelées en sous-titre par le résumé ironique de son parcours fait par Pierre Viansson-Ponté en 1963) permettent à l’auteur de renouveler l’approche de différents épisodes, d’une approche chronologique stricte.

137Les débuts administratifs de Noël s’effectuent autour des dossiers de politique religieuse, dans le cadre du Conseil d’État où il a été reçu auditeur au concours de décembre 1912. Avec Hébrard de Villeneuve, il adapte la loi de séparation pour les établissements de bienfaisance et reçoit la réputation d’être un spécialiste de ces questions dans les différents cabinets ministériels auxquels il participe pendant les années 1920. Soulignant justement l’importance des décisions juridiques de l’institution du Palais-Royal, Beauvois montre l’implication politique du jeune haut fonctionnaire catholique. Le poste administratif suivant occupé par Noël permet d’éclairer un épisode encore méconnu de l’histoire politique et des relations internationales : l’évolution du Haut-commissariat de la République dans les provinces rhénanes. En tant que délégué général, Noël dispose d’un pouvoir important qui lui permet d’appréhender les difficultés européennes de l’entre-deux-guerres à travers les négociations internationales et les crispations nationalistes en Allemagne, sensibles jusque dans la phase d’évacuation en juin 1930. Soutenu par Briand et surtout par Laval, Noël devient préfet du Haut-Rhin avant d’entrer dans la Carrière, en devenant en 1932 ministre plénipotentiaire.

138L’activité diplomatique de Noël dans le cadre de deux pays d’Europe centrale durant les années trente permet à Yves Beauvois de revenir sur l’histoire des relations internationales, interrogeant tout à la fois la doctrine du Quai d’Orsay et les marges de manœuvre d’un diplomate français à Prague puis à Varsovie. Avant d’insister sur les conflits entre l’ambassadeur et l’homme fort du régime polonais, le colonel Beck, ministre des Affaires étrangères, Beauvois montre les espoirs déçus de Noël qui ambitionnait d’obtenir le Quirinal à Rome. Dans cette phase d’attente et avant de rejoindre la Pologne, Noël, lié au réseau personnel de Pierre Laval, assure durant l’année 1935 la nouvelle fonction de Secrétaire général à la Présidence du Conseil. Cette période polonaise de la carrière de l’ambassadeur intéresse particulièrement Beauvois qui y lit, au plus près des crises européennes, l’ensemble des relations internationales de la période menant à la Seconde guerre mondiale. La drôle de guerre voit Noël dans une situation paradoxale, puisqu’il reste ambassadeur auprès du Gouvernement polonais, en exil en France.

139Beauvois fait de la participation de Léon Noël à la signature de l’armistice de Rethondes une des clefs de sa vie : l’épisode aurait brisé sa carrière et ses engagements gaullistes ultérieurs auraient toujours eu pour but de faire oublier cette compromission. L’historien revient précisément sur les étapes de la négociation du texte d’armistice mais aussi sur la fonction administrative suivante tenue par Noël pendant à peine plus d’un mois : celle de délégué général auprès du chef de l’administration militaire allemande dans les territoires occupés. Noël représente alors bien une figure de haut fonctionnaire assurant la continuité de l’État, admirateur du Maréchal, mais farouchement anti-allemand et refusant la politique de collaboration. C’est dans ce contexte que s’entremêlent durant les années de guerre et suivant une chronologie précisément restituée la déposition de Noël au procès de Riom contre son ancien ministre G. Bonnet, ses démarches auprès de Pétain, mais aussi sa décision d’être mis en service détaché de l’administration et son refus à l’été 1941 de prêter serment. C’est dans ce cadre complexe, que Noël s’engage peu à peu dans la Résistance, d’abord sous la forme de cercles de réflexions intellectuelles ; proche de certains mouvements, il décline la proposition d’entrer au CNR ou de rejoindre Londres. Cette position d’attente d’un haut fonctionnaire conservant son devoir de réserve explique même que certains milieux vichyssois tentent en vain d’en faire un dauphin de Pétain en 1943 et 1944. Alors que Noël s’attendait à servir la France libérée, il reste un ambassadeur sans affectation et son entrée à l’Institut est même retardée par le Ministère après son élection. Il est amené à témoigner aux procès Pétain et Laval et son nom semblant attaché aux années noires, il choisit de partir à la retraite de façon anticipée au printemps 1946. Retraite qui le voit siéger dans divers conseils d’administration et assouvir sa passion de l’histoire en écrivant une série de livres.

140C’est autour des relations entre l’ambassadeur et le général qu’est restituée toute la période qui va de 1948 à 1965. Beauvois offre ici beaucoup d’inédits à travers les carnets de Noël qui permettent de suivre attentivement l’évolution du R.P.F. dont il devient de manière très rapide un des hiérarques, et surtout le jeu parlementaire de ce parti qui voulait changer le régime. Au plus près des négociations d’appareil, particulièrement vives, et des combats parlementaires (Noël, élu grâce aux apparentements député de l’Yonne de 1951 à 1956, est à la fois combatif et distant vis-à-vis d’un jeu politique dans lequel il ne se reconnaît pas), on perçoit mieux l’ambiguïté de cette expérience du gaullisme d’opposition et son échec à l’Assemblée Nationale. En 1956, ne se représentant pas, Noël semble à nouveau se retirer définitivement de la vie publique ; il publie à compte d’auteur Notre dernière chance, un texte sévère contre le régime appelant à une réforme de l’Etat que ne pourrait mener que le général. Il est alors pessimiste quand mai 1958 le voit redevenir un proche du pouvoir. Il siège, sans passion, au Comité consultatif constitutionnel avant d’être nommé président du Conseil constitutionnel. A travers les carnets de l’ambassadeur, Beauvois dresse alors un intéressant tableau des débuts de cette institution confrontée à la vision très subjective du Général de la constitution de la Ve République. Dans les grandes crises (l’Algérie puis le référendum de 1962), Noël se montre toujours fidèle à de Gaulle, même s’il désapprouve ses choix. Plutôt que de démissionner, il met toujours son talent maneuvrier à tenter d’isoler ses adversaires dans le cadre feutré du Conseil. C’est là un éclairage neuf sur la mise en place et le fonctionnement des structures politiques nouvelles issues de la constitution de 1958.

141Ces apports certains à la connaissance historique, toujours secondés par une exposition claire, ne réduisent pas les doutes que l’on peut conserver vis-à-vis d’une démarche d’abord et avant tout biographique. Le cadre de l’analyse est en fait très peu questionné (on lit dans l’introduction que « la richesse de l’approche biographique de l’histoire [n’est] plus à prouver », ce débat-là n’est donc à aucun moment ouvert). Une faible analyse sociale, de simples allusions aux réseaux dans lesquels Noël s’inscrit, et des tentations psychologisantes éloignent parfois le portrait dressé des acquis des sciences sociales (on peut également regretter que la bibliographie anglo-saxonne soit assez absente sur bon nombre des questions traitées). De plus, les sources utilisées (essentiellement les archives privées de Noël confrontées à ses propres publications) construisent une modalité du récit qui enferme le sujet d’études sur lui-même, les ouvertures n’étant trouvé qu’à travers le traitement d’épisodes ponctuels et non de problèmes historiques. Ce biais de l’archive est renforcé par un problème éditorial consistant en l’absence de toute note, redisons-le, ce choix d’un éditeur universitaire est véritablement choquant car il dévalorise grandement l’intérêt scientifique du travail accompli.

142Alain Chatriot

Offenbach

143Le livre de Jean-Claude Yon impressionne par son immense érudition et par la minutie du dépouillement qui le soutient. À partir de correspondances, d’archives de théâtres, d’un corpus d’œuvres dramatiques et lyriques et surtout d’un recours systématique de la presse d’époque, l’auteur raconte dans le détail, mois après mois, l’ascension du jeune violoncelliste juif de Cologne. Sa passion d’arriver, son âpreté dans la lutte pour obtenir les privilèges, les conflits féroces et permanents avec la SACD, la presse et la censure, sa facilité d’écriture et son inventivité permanentes permirent à Offenbach, entrepreneur de spectacles autant qu’artiste, jouisseur et fort respectueux de l’ordre établi derrière l’apparence irrévérencieuse, de triompher sur la scène parisienne et même européenne et d’établir un empire du spectacle comico-lyrique souvent contesté par les artistes mais apprécié d’un public fidèle et souvent socialement très relevé. Le portrait dressé par Jean-Claude Yon, souvent beaucoup plus élogieux que celui que le lecteur discerne, paraît extrêmement minutieux, mais il ne convainc pas entièrement. Les commentaires musicaux et dramaturgiques sont la plupart du temps très courts, et il est surprenant qu’un livre de six cents longues pages sur Offenbach ne comprenne pas une seule analyse critique de partition, ni une analyse thématique ou dramaturgique des œuvres, et les jugements, repris pour l’essentiel à la presse d’époque, reviennent à entériner le goût du public comme juge naturel de la qualité d’une partition, sans s’interroger sur ce que signifie au fond « réussir » en matière d’art.

144Est-il sûr enfin qu’il faille revenir si souvent à la question de savoir si Offenbach dut son succès à Paris, et non à Vienne, de réaffirmer si souvent qu’il fut le parangon de la domination culturelle française sur l’Europe, et qu’il fut un vrai Français, capable d’un patriotisme non feint en 1870 ? Ce type d’enjeux nous paraît un peu dépassé, consistant à disputer des qualités nationales de tel ou tel — ce qui recoupe, dans le cas présent, le face à face entre Wagner et Offenbach, et entre France et Allemagne, une antienne un peu vieillie… D’une manière générale, le présupposé de l’illusion biographique paraît ici complet, et même crûment affirmé, avec lyrisme. Dès la fin du premier paragraphe du prologue, qui porte sur l’arrivée du petit Offenbach à Paris, dans les malles de son père, à quatorze ans, on trouve cette affirmation : « il est impossible que, lors de ce premier contact parisien, Jacques Offenbach n’ait pas pressenti qu’il venait de trouver le pays et la ville où il allait pouvoir donner sa pleine mesure et — Français de cœur, parisien d’âme — remporter une gloire universelle. » Cette forme de récit ne permet pas de répondre à toutes les questions qu’un historien de la culture peut se poser sur la vie d’un artiste du XIXe siècle.

145Une biographie Gallimard aurait dû être un peu plus critique. À défaut, on trouvera dans cette somme d’utiles informations et un recueil de notations sur la vie des théâtres au XIXe siècle au temps de la bourgeoisie conquérante.

146Blaise Wilfert

Une vie diversifiée

147Lucien Hérard (1898-1993) a laissé un nom connu des spécialistes comme militant syndicaliste et politique des années 1920 et 1930. Instituteur révolté par la guerre, communiste exclu en 1927 pour trotskisme, socialiste « de gauche », lieutenant de Marceau Pivert, il se sépara de ce dernier à la veille de la deuxième guerre mondiale. Son pacifisme l’éloigna de la Résistance et, après 1945, Lucien Hérard reprit une carrière d’enseignant et de journaliste bourguignon en refusant tout engagement politique marqué. Il se passionna pour la gastronomie et l’identité culturelle de sa région. La jeune Association pour la documentation, l’information et les archives des mouvements sociaux (Adiamos) liée à l’université de Dijon lui a consacré une journée d’études dont les actes sont aujourd’hui publiés par ses soins.

148Gilles Candar

Un esthète anarchiste

149Laurent Tailhade n’est plus guère connu aujourd’hui que par la cruelle ironie qui voulut qu’il soit blessé dans un de ses attentats anarchistes dont il avait célébré le panache. Le personnage est pourtant peu banal. Poète et polémiste, il ne rata aucune occasion de provoquer l’opinion majoritaire de ses contemporains en s’affichant comme dandy, anarchiste, dreyfusard et, d’une façon plus scandaleuse encore, comme morphinomane, bisexuel, adepte du spiritisme. Le lecteur, spontanément reconnaissant que cette figure marquante en son temps lui soit rendue plus familière, ne manquera pas d’être déconcerté par ce gros ouvrage (828 pages !) à l’écriture hâtive et dépourvu de toute hiérarchisation dans le propos. Le biographe juxtapose en effet, sans autre souci de composition que l’ordre chronologique, tous les renseignements qu’il a pu glaner sur les événements qu’il retrace dans la vie de Tailhade. L’impression d’éparpillement est encore accentuée par une rédaction qui multiplie les paragraphes à phrase unique. Bref, le repérage de l’essentiel est ainsi rendu extrêmement difficile en l’absence d’un vigoureux effort de synthèse de la part d’un auteur enthousiaste de son sujet et manifestement résolu à ne sacrifier aucun détail. Il est vrai qu’il était bien difficile de dégager une unité dans un parcours riche en embardées allant du légitimisme à l’anarchisme et du catholicisme à l’anticléricalisme avant d’aboutir au groupe "Clarté" en 1919, le tout interférant avec des collaborations à des feuilles conservatrices. Il n’est surtout pas niable que l’information réunie dans le livre est considérable et que l’absence même de système a parfois l’avantage de mieux rendre compte d’une réalité multiple que des généralisations prématurées. Le pointillisme de cette manière permet 1’ approche très concrète d’aspects d’une période souvent négligés par la "grande" histoire dont l’échelle des valeurs ne renvoie pas forcément à celle du temps. On sera ainsi reconnaissant à Gilles Picq d’avoir abondamment exploité les nombreux périodiques où palpitait le cœur de l’époque. Peu de chercheurs assurément ont autant fréquenté Le Chat noir, Le Courrier français, Lutèce, L’Ermitage, Akademos, La Jeune France, La Chronique parisienne et tant d’autres ! L’exploration de l’univers de Tailhade a permis une connaissance intime des mœurs de la société littéraire, notamment celle des milieux plus ou moins marginaux généralement moins connus. Au-delà de la consommation de drogues qui n’y était pas rare, on retient la verve polémique, volontiers injurieuse, voire scatologique, qui traversait les divergences d’idées. On en assumait crânement les conséquences, soit par des séjours en prison, soit par des rencontres sur le pré. Pour sa part, Tailhade, doté d’un incontestable courage physique, collectionna les duels (et les blessures). Tant d’énergie dépensée permet de mesurer sur le vif ce que les stratégies littéraires comportent d’aléatoire. Le livre se fait aussi l’écho des innombrables potins, méchants et drôles, qui ont alimenté les soirées parisiennes. Tout compte fait, le lecteur qui ne se sera pas laissé rebuter par le côté ingrat de cet ouvrage touffu sera récompensé de sa patience.

150Géraldi Leroy

Un socialiste colonial

151Un avocat, un homme politique martiniquais, parle d’un autre avocat, d’un autre homme politique martiniquais. Quoi de plus banal ? Ce qui l’est moins, c’est que l’auteur, Camille Darsières, est un militant actif du Parti progressiste, le PPM, depuis 1959, et que le biographié, Joseph Lagrosillière, mourut en 1950 en odeur de sainteté socialiste (SFIO), un parti auquel il avait adhéré grâce aux groupes étudiants en 1894 : il avait alors 22 ans ; malgré une vie politique tumultueuse, la Fédération de la Martinique resta son horizon. En d’autres termes l’ami d’Aimé Césaire entreprend d’établir une filiation qui, au départ, n’a rien d’évident. Deux forts volumes. Un troisième suivra.

152Poser la question en ces termes c’est sembler faire peu de cas des efforts, bien venus, de l’auteur pour sortir « Lagros » de la geste, affectueuse, ou parfois sulfureuse, établie par ses partisans, les « grosilliéristes », ou ses adversaires. Je m’en garde.

153En dépouillant la presse locale et les journaux métropolitains qui se réclamaient du socialisme, en utilisant plusieurs dossiers des archives départementales et en lisant de près les comptes rendus de quelques congrès nationaux de la SFIO, C. Darsières a eu la joie de récuser quelques mensonges défavorables à son héros. Et sa culture juridique lui a permis de suivre, sans faille, les tactiques procédurières sur lesquelles Lagros compte pour limiter l’effet des inquiétudes qu’il inspire : elle l’a aidé aussi à débroussailler le maquis commercial dans lequel il s’était enfoncé en 1917-1918. On aimerait assurément que la chronologie, fort utile, qui couvre de 1920 à 1931 « les années dures » ait été également mise au point pour « les années pures » (1872-1919). Et on pourrait souhaiter un bon index et une bibliographie moins squelettique pour tout ce qui touche, du moins, la « question coloniale » et ses relations avec la vaste mouvance socialiste. Ce sera pour la fin du tome III.

154Avant d’en venir à l’essentiel, quelques mots sur la carrière politique de ce petit-fils d’esclave, au teint foncé, à qui la solidarité de ses sœurs institutrices permit de faire son droit à Paris, d’entrer ainsi en contact avec le groupe des étudiants collectivistes, d’inspiration guesdiste, et de mettre le pied à l’étrier d’une vie politique bien remplie. Elle se déroule entre la Martinique (circonscription du Nord) et la métropole, grâce tout d’abord au « groupe socialiste des Antilles », puis la Fédération socialiste martiniquaise, sur le modèle départemental français. Elle existe grâce à son leader. Que celui-ci quitte la SFIO, en 1913 par exemple, et la fédération disparaît pour renaître en 1924 quand Lagros rentre en grâce. Bien des fédérations de métropole vivent au même rythme, rarement au même degré : nul délégué permanent ne vient porter la bonne parole ou corriger les excès de zèle de Lagros. Dès lors qu’il est élu député en 1910, la « vie socialiste » de la Martinique tourne autour de lui. Réélu en 1914, puis en 1919, dans des conditions disputées, il ne se porte pas candidat en 1924 — il est sous le coup d’une faillite — et il perd les élections de 1928. Une vie politique brisée ? Que non ! l’influence de Lagros s’enracine dans un réseau de mandats locaux et d’interventions fortes que les échecs aux législatives ne suffisent pas à balayer. Sans oublier les interventions — en 1900, en 1905, en 1926 — qui relèvent de la gloire partidaire et non d’un suffrage si souvent traficoté.

155Car la Martinique, ce n’est pas la France. Dans cette « vieille colonie », la démocratie délégataire officielle n’est pas seulement bafouée lors des élections falsifiées dès que pointe son nez un étranger au jeu des Blancs et des Békés. Les lois ouvrières votées par le parlement n’y sont mises en œuvre qu’avec un grand retard : il manque toujours un décret d’application. Puis, les pouvoirs du gouverneur en font tout autre chose qu’un superpréfet : si 1925, c’est « l’année terrible », la responsabilité en incombe pour beaucoup à l’arrivée en 1923 d’un nouvel homme à poigne, Richard. Hasard ? L’ère Albert Sarraut, du « radicalisme colonial », bat son plein. Qu’il est difficile, de toute façon, d’aider à s’organiser et à se battre, sans faire massacrer des ouvrier agricoles qui sont en sus des nègres ! même quand on est noir soi-même, et fier de l’être. On aurait aimé parfois que l’auteur nous montre mieux Lagros — ses colères, son langage, son courage — en proie à cette tâche.

156Plus facile à dire qu’à faire : l’électoralisme si caractéristique de la SFIO semble en terre bénie, à la Martinique. La question des alliances, essentielle dans une société politique fondée sur le scrutin à deux tours, entraîne les soupçons de « trahison », dès lors que les noces ne fonctionnent pas avec les radicaux : c’est le cas pour Lagros depuis son « pacte » avec Fernand Clerc, un de ceux qui avaient organisé le clan des créoles blancs, fort honnête homme d’ailleurs. Au reste la fraternité avec d’autres hommes de couleur ne semble pas en être atteinte. Être radical à la Martinique, cette caution n’est pas forcément bourgeoise. C’est ce que dit son ami d’enfance, Jules Monnerot, qui signe « Arot » dans le Mouvement socialiste. Monnerot, justement : après avoir été un des fondateurs, en 1918, du « groupe Jean Jaurès » des Antilles — Jaurès, la figure de la paix —, il évolue en 1921 vers la troisième Internationale ; son image est associée, ainsi que la Revue martiniquaise qu’il a longtemps dirigée, à la Fédération communiste de l’île. J’avoue que j’aimerais mieux comprendre les choix locaux, régionaux, qui ont séparé les deux hommes, restés proches cependant.

157« Socialiste colonial », un concept fort ambigu ; Lagrosillière a t-il voulu donner une « doctrine coloniale » à un parti, son parti, qui, en effet, n’en avait pas et ne s’en préoccupait guerre ? Lagros a t-il lu Jaurès, au-delà des généralités de bon aloi ? A t-il connu Jean Longuet, porte-parole de la méfiance socialiste à l’égard du pouvoir colonial pendant l’entre-deux-guerres ? Je ne sais. Nous possédons en revanche le long discours qu’il a prononcé au congrès de 1926, le seul où la SFIO ait abordé largement la question coloniale. C. Darsières en analyse les tenants et les aboutissants dans le tome II. Titre du chapitre : « La grande affaire de l’heure : l’assimilation ». Les conseillers généraux de la Martinique, dont il est, ont voulu « interroger les forces vives du pays », la Bourse du travail en particulier. Une exigence : l’assimilation sans réserves, intégrale, en tous domaines. Soit. Mais au congrès, Lagros a en vue toutes les colonies et pas seulement les Antilles. Il s’en explique. Il cesse, comme il l’avait fait en 1911, de distinguer les anciennes et les nouvelles colonies. Pour toutes « une seule formule » doit « désigner la politique coloniale socialiste, c’est celle de l’Assimilation ». À condition qu’elle respecte « les coutumes et les cultures ».

158Dieu, s’il existe, aurait dû l’entendre. Mais le système colonial s’y prêtait-il ?

159Madeleine Rebérioux

Zola, toujours

160Y croyait-on encore ? Après les travaux et les jours qui, en 1998, ont éclairé le dreyfusisme de Zola, après tant d’occasions offertes de lire autrement le cycle des Trois villes et celui des Évangiles, à la gloire de cette famille qui fleure bon le pain, les Froment, après les deux premiers volumes de cette œuvre d’une vie, la biographie d’Henri Mitterand — on attend, insatiables, le troisième —, Alain Pages, jeune et célèbre zolien, aidé d’Owen Morgan [9], nous propose un Guide Émile Zola, de cinq cents pages et plus. Une nouvelle manière de découvrir, de parcourir, l’homme et l’œuvre comme on disait naguère : cette dichotomie, objets de maints lazzis, se révèle en fait des plus utiles, y compris pour ceux qui croyaient assez bien connaître le Maître de Médan. In fine, un beau chapitre sur la destinée de l’œuvre, une chronologie détaillée [10], un index bien sûr et une riche bibliographie.

161À la différence de ce que j’imaginais au départ, c’est la biographie qui m’a frappée, plus que tout. Aussi bien est-ce une bio ? Bien plutôt le portrait d’un homme, d’un écrivain. Car la « vie » de Zola n’est pas relatée : la bataille naturaliste n’occupe que trois pages, l’engagement dans l’Affaire, guère plus de six. Minutieuse en revanche l’enquête sur la famille, les amours, les efforts déployés pour que la République des Lettres le reconnaisse : son rôle dans l’Affaire n’est pour rien dans les dix-neuf échecs qu’il subit à l’Académie entre 1889 et 1898. Portrait matériel aussi, plutôt que physique : cures d’amaigrissement, inventaire des lieux, liste de voyages. On croirait que les auteurs répondent à Paris-Match : ce signe de modernité vaut d’être signalé, et loué.

162En trois domaines, la mise au point, appuyée sur d’abondants documents, m’a particulièrement intéressée : les revenus de Zola, sa passion pour le théâtre, l’énigme de sa mort. L’acharnement que met Zola à gagner de l’argent renvoie sans doute à ce méchant petit diable dont il tira la queue pendant sa jeunesse ; il atteste aussi un appétit de vie qu’on retrouve dans son amour de la bonne bouffe. Au total, quelque 200 000 francs de revenu par an à l’heure la plus faste. Difficile de dire que ce n’est pas beaucoup : un jeune instituteur gagnait 1200 francs par an. Mais les auteurs signalent à bon droit que certains gains ont été obtenus au prix d’un labeur acharné et régulier sans rapport avec ceux des boursicoteurs, des financiers d’aujourd’hui. Miracle : au théâtre, il a régulièrement perdu de l’argent. Deux exceptions, avec L’Assommoir (250 représentations) et Nana (135) : il avait collaboré alors avec un polygraphe expert en mélodrames, William Busnach. À partir de 1890, il tente sans grand succès, de produire, avec un fou de Wagner, son ami Alfred Bruneau, quelques drames lyriques : une « œuvre insolite » qui semble avoir jusqu’aujourd’hui dérouté les critiques et la critique. Faut-il entendre comme relevant du théâtre le projet, formulé à la veille de sa mort par Zola et que Maurice Le Blond a publié en 1927 ? Il visait la IIIe République et se voulait son « histoire naturelle et sociale » sous forme non plus de romans comme les Rougon-Macquart, mais de drames [11]. Mystère… La France y était évoquée comme une démocratie, non républicaine.

163La mort attendait, comme à la fin de toute vie. Mais A. Pages et O. Morgan s’attardent longuement — un autre aspect de Paris-Match —, sur l’énigme de l’asphyxie, sur la nuit du 28 au 29 septembre 1902. Ni Alexandrine, ni leurs petits chiens ne succombent. Zola était-il plus fragile ? Sans doute. La piste politique de l’assassinat, à peine effleurée en 1902, a été largement ouverte, l’année du cinquantenaire, par un journaliste de Libération et par Marcel Le Clère, spécialiste bien connu de l’histoire policière de Paris. À l’arrière-plan, une sombre histoire de fumiste parisien qui aurait appartenu à la Ligue des patriotes. À suivre, disent nos auteurs. Pourquoi pas ? Le récit se nourrit aussi d’hypothèses.

164Que dire, pour finir, du « Catalogue littéraire » qui occupe, sur 250 pages, la partie centrale, passionnante, du volume ? Chaque œuvre est là, avec son synopsis, ses dominantes et l’accueil critique qu’elle a reçu. On ne saurait choisir dans cette mine. Une revue des thèmes littéraires la clôture : on y rencontre l’amour et la banlieue, le charbon et la ville, mais aussi la bicyclette et la photo dont Zola fut fanatique. On y revoit aussi la Vérité, celle qui était « en marche » à propos de Dreyfus et que rien ne saurait arrêter. On le sait, cette maxime née de la conviction et de l’action, clôture le célèbre article paru dans Le Figaro le 25 novembre 1897 : il ouvre la « deuxième » Affaire.

165Madeleine Rebérioux

Intellectuel itinérant

166Rédigés entre 1914 et 1924, ces Souvenirs de Charles Bonnier (1863-1926), natif de Templeuve-en-Pévèle, dans le Nord, tiennent moins du manifeste politique que d’une autobiographie où se mêlent découvertes intellectuelles, rencontres et voyages. C’est ce qui fait sans doute le charme de ce texte sépia, dont Gilles Candar a su noter et éclairer les moindres détails, donnant ainsi encore plus de relief et de plaisir à la lecture que l’on peut avoir aujourd’hui d’un tel document. Résidant avec ses parents à Esquermes, Charles Bonnier voit d’abord l’histoire défiler en rangs serrés, à la fête de Lille : les albalétriers, les joueurs de billard anglais, les fanfares et les cantinières éblouissent les yeux d’un gamin qui gardera dans ses Souvenirs les images d’un pays chaleureux mais pauvre avec ses « noirées », les particules de charbon qui salissent les habits et les « cloportes » qui logent dans les fonds d’armoire. Et c’est encore à Lille qu’il entend Gambetta prononcer son célèbre discours du 15 août 1877 et lancer une non moins célèbre apostrophe à Mac-Mahon : « Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine […], il faudra se soumettre ou se démettre ». Nourri de Jules Verne, de Zola et de F. Cooper, accessoirement et dans un autre genre, de Rochefort dont son père lit La lanterne en cachette, le jeune Bonnier, qui fréquente assidûment bibliothèques et musées, est élevé dans le culte de l’écriture « claire et élégante ». A Paris au seuil des années 1880 pour préparer l’Ecole des Chartes, il visite la capitale, fréquente le Chat Noir, les mastroquets pour y boire du vin blanc « qui vous traversait comme un sabre » et, du haut des impériales des omnibus, contemple tous ces « Paris dans Paris ». Après avoir erré « dans les pâturages du radicalisme », il fait la connaissance de Jules Guesde à « la physionomie de Christ enrhumé » et de Paul Lafargue, adhère au parti Ouvrier, devient correcteur au Socialiste et participe aux réunions publiques d’un mouvement socialiste qui l’étonné par sa « vitalité » un peu brouillonne. C’est pourtant hors des frontières que ses pas le conduisent. Il séjourne à Berlin, à Bayreuth où il nourrit une âme wagnérienne enthousiaste et érudite… L’Allemagne, le « pays choisi » du « Herr Doktor » en philosophie qui rencontre Wilhelm Liebknecht dont il se souvient ainsi : « Je le vois encore m’attendant à la gare, lourd et fort, son grand feutre à larges bords surplombant cette face si expressive et si sévère, les yeux surtout avaient un grand charme intellectuel de pénétration. C’était si l’on peut dire, une expression en dedans. Autant chez August Bebel, que je connus plus tard, tout était en dehors : l’un était la conscience du parti, l’autre son action. Avec cela, la voix sèche, précise et coupante, parfois un sourire traversait et illuminait sa face grave ». Bonnier part ensuite en Angleterre. Au programme de ce nouvel exil : Shakespeare en pèlerinage, le music-hall en goguette, Oxford à bicyclette et en professeur libre, les back streets de Liverpoll en observateur social et Mallarmé, Verlaine et Verhaeren en commensal ému. Il rencontre encore Bernstein et Engels « bon géant à barbe blonde et à la forte moustache, aux yeux riants et vifs ». Un personnage complexe et multiforme que ce Bonnier. Antidreyfusard par opposition à toute idée d’alliance avec la bourgeoisie, il est aussi contre les « anti » (anticlérical, antialcoolique, antimilitariste), toutes ces oppositions lui semblant des alibis de distraction dans la véritable lutte devant inspirer le prolétariat. Cet érudit éclectique, passionné de culture et de rupture, reviendra en France juste avant la guerre de 1914 pour repartir en Allemagne astreint à résidence. Il retrouvera après-guerre sa maison familiale détruite et son pays dévasté. Toute illusion envolée, toute espérance d’émancipation sociale enterrée, il se recroquevillera, comme beaucoup d’autres, dans la religion et l’attente d’une mort qui surviendra en 1926. Comme l’écrit Gilles Candar, Charles Bonnier fut « grâce à ses connaissances linguistiques, à ses capacités intellectuelles et à ses possibilités de voyages, un agent de liaison essentiel entre socialistes français, britanniques et allemands et un des acteurs de la construction de la Deuxième Internationale, présent à Bruxelles (1891), à Zurich (1893) comme à Londres (1896) […] habitué des congrès de la social-démocratie allemande. » Il faut lire ces Souvenirs pour mieux comprendre comment les rencontres et les voyages, les lectures et les déceptions pouvaient forger des convictions et un parcours qui ne tiennent souvent que difficilement dans les notices biographiques des manuels de l’histoire du socialisme.

167Gilles Heuré

Biographie d’un manuel

168Jules Isaac, c’est presque l’histoire de France à lui tout seul. Pas seulement parce que son nom figure, aux côtés de celui de Malet, sur les manuels étudiés par des générations entières de collégiens et d’enseignants, mais aussi parce que, né en 1877 et mort en 1963, il connut les événements les plus dramatiques de la période contemporaine. Dreyfusard, compagnon de route de Charles Péguy, enseignant à Nice, Sens, Lyon et Paris, il est versé dans l’infanterie en 1914 et blessé à Verdun en 1916. Après-guerre, il continue et aménage l’œuvre de Malet, mort en 1915 mais dont le nom est maintenu sur les couvertures. De manuels en rééditions illustrées qu’il faut écrire au pas de course pour suivre (déjà) les changements de programme, le plus célèbre prof d’histoire de l’époque, juif, est écarté de l’enseignement en 1940. « Il est inadmissible, écrivit le ministre de l’Education nationale Abel Bonnard en 1943, que l’histoire de France soit enseignée aux jeunes Français par un Isaac ! ». Et si cet Isaac échappe par miracle à la déportation, sa femme et sa fille, elles, disparaîtront dans les camps de la mort. Cette biographie intellectuelle de Jules Isaac montre le parcours d’un homme passionné de pédagogie puis soucieux, vers la fin de sa vie, de sceller le rapprochement judéo-chrétien en se consacrant, enfin, à des travaux de recherche. Dans une dernière lettre poignante envoyée de Drancy, sa femme, Laure, l’avait encouragé à survivre : « Finis ton œuvre ».

169Gilles Heuré

Vie et mort de Poil de Carotte

170Qui se souvient de Robert Lynen ce jeune acteur assassiné par les Allemands en 1944 ? Interprète, presque par hasard de Poil de Carotte, le héros de Jules Renard dans le film de Julien Duvivier, il devient une vedette dès le jour de la première projection le 4 novembre 1932. En évoquant le parcours fulgurant et tragique de ce gamin aux grands yeux, à la tignasse hirsute et aux « jambes de poulet », François Charles nous rappelle qu’il fit pleurer des salles entières, de Paris à Londres, de New York à Milan. Enfant star de l’entre-deux-guerres, Robert Lynen sera encore l’interprète des films de Marc Allégret ou de Robert Siodmak et jouera aux côtés des plus grands acteurs de l’époque comme Jean Gabin, Harry Baur, Albert Préjean, Raimu ou Pierre Blanchard. Et aussi aux côtés de Louis Jouvet qui, pour lui faire travailler sa diction, lui assène un « Vois-tu, mon petit gars, même pour faire du camping, faut parler correctement, tu comprends ? Ou alors, c’est plus du camping, c’est du bivouac ». Pendant la guerre, Robert Lynen rejoint le réseau de résistance Alliance sous le pseudonyme de "l’Aiglon", utilisant son statut de vedette pour transporter des postes émetteurs. Arrêté et torturé par les Allemands, il sera fusillé le 1er avril 1944 dans un champ de tir de Karlsruhe. Il avait 23 ans.

171Gilles Heuré

In memoriam, Henri Cerclier (1911-2002)

172Henri Cerclier était un des plus anciens membres de notre Société. Originaire de l’Allier, il milita avant-guerre dans les rangs socialistes et à la Ligue des droits de l’homme. Ami de Georges Rougeron, longtemps maire socialiste de Commentry (la « première municipalité socialiste du monde », élue en 1882), résistant, il suivit une carrière administrative qui lui valut de devenir sous-préfet après la Libération. Il remplit ses fonctions dans l’Indre, l’Ariège, la Manche et la Corrèze, où il se lia avec le sénateur SFIO Marcel Champeix. Il consacra après le milieu des années 1970 les loisirs d’une retraite active à l’Office universitaire de recherche socialiste dont il fut longtemps un des principaux animateurs et le secrétaire général entre 1989 et 1992. Il suivait particulièrement les activités de notre Société et rendait compte de toutes les publications jaurésiennes avec finesse et attention. Il était aussi un disciple d’Alain et un admirateur de Barbey d’Aurevilly. Sa gentillesse, exceptionnelle, restera longtemps dans les souvenirs de ceux qui ont eu la chance de le connaître.

173G.C.

Michel Chabot (1948-2002)

174Michel Chabot n’était pas membre de notre Société, mais beaucoup de nos lecteurs le connaissaient pour avoir lu L’Escarbille : l’histoire d’Eugène Saulnier, ouvrier verrier du Plessis-Dorin, dans le Loir-et-Cher (Presses de la Renaissance, 1978). Ce récit de vie ouvrière, fort bien mené, dans la mode du temps, était complété par une éloquente et précise postface de Madeleine Rebérioux sur le métier de verrier, ses luttes et son évolution.

175Michel Chabot avait publié d’autres ouvrages, après son premier succès, Jean et Yvonne domestiques en 1900 (Belfond), et poursuivi une carrière de journaliste (Le Parisien libéré, L’Événement du jeudi, Faits divers et Le Figaro magazine).

176G. C.

Bernard Fresson (1931-2002)

177Les hommages n’ont pas manqué au grand acteur Bernard Fresson, récemment disparu. Pour notre part, nous voudrions seulement rappeler, en dehors des grands moments de théâtre, de cinéma ou de télévision qu’il nous fit vivre pendant plusieurs décennies, qu’il fut aussi un remarquable Jaurès dans le téléfilm réalisé par Ange Casta, « Jean Jaurès, vie et mort d’un socialiste » diffusé pour la première fois sur Antenne 2 le 9 octobre 1980 (cf. Jean-Pierre Rioux, « Jaurès revisité par la télévision », Jean Jaurès, bulletin de la SEJ n° 80, janvier-mars 1981). Il en avait la puissance de vie, l’intelligence comme ramassée et renfermée dans son être, les élans généreux et la sensibilité large et complexe.

178G.C.

André Jollet (1930-2002)

179André Jollet, proviseur honoraire, s’intéressait depuis plusieurs années à nos Cahiers, et depuis bien plus longtemps à Jaurès et aux valeurs rationalistes et humanistes de l’enseignement républicain. Un militant de l’éducation et de l’humanité en quelque sorte, qui nous a quittés trop tôt. Nous sommes émus que son épouse, Simone, ait souhaité continuer son adhésion et nous aurons bientôt l’occasion de travailler avec sa fille, Anne, maître de conférences en histoire moderne à l’université de Poitiers et rédactrice en chef des Cahiers d’histoire, auxquels collaborent nombre de nos collègues.

180G.C.

François Fonvieille-Alquier (1914-2003)

181François Fonvieille-Alquier, philosophe de formation, serait sans doute devenu un universitaire s’il n’avait été happé par les combats du siècle. Ce résistant, d’origine audoise, fut un des dirigeants du Front national dans le Limousin et le compagnon de Guingouin à la mairie de Limoges. Directeur de L’Écho du Centre, journaliste au Libération d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie puis à Combat, militant et essayiste, homme de gauche, à la fois proche du Parti communiste (qu’il quitta en 1956) et antistalinien, bon connaisseur du monde grec, François Fonvieille-Alquier avait toutes les raisons de s’intéresser à Jaurès auquel il consacra un livre : Ils ont tué Jaurès ! dans la collection « Ce jour là » chez Robert Laffont (1968). Ce n’était pas seulement le récit de l’assassinat, mais une réflexion d’ensemble sur le mouvement qui avait conduit à la guerre, frissonnante d’affection pour son héros et de colère contre la droite nationaliste (cf. son compte rendu par Madeleine Rebérioux, Bulletin de la SEJ, n° 29, avril-juin 1968).

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Bibliographie

  • La Belle époque des revues, 1880-1914, sous la direction de Jacqueline Pluet-Despatin, Michel Leymarie et Jean-Yves Mollier, Editions de l’IMEC, Paris, 2002 (43€).
  • Marie-Claude Blais, Au principe de la République. Sur la pensée politique de Charles Renouvier (1815-1903), Bibliothèque des idées, Gallimard, 448 p., 2000
  • Cécile Laborde, Pluralist Thought and the State in Britain and France, 1900-1925, Londres, Macmillan, 2000, St Antony’s Series, 240 pages.
  • Bruno Fuligni, La Chambre ardente. Aventuriers, utopistes, excentriques du Palais-Bourbon, Les Éditions de Paris-Max Chaleil, 2001, 246 p., 120 F, 18,29 euros
  • Stéphane Baumont et Alexandre Dornat (dir.), Les Grandes Figures du Radicalisme. Les radicaux dans le siècle (1901-2001), Toulouse, Privat, 2001, 286 p., 168 F ou 25,61 euros
  • Pascal-Raphaël Ambrogi et Jean-Pierre Thomas, 1891-2001. Sénateurs. De la Gauche démocratique au Rassemblement démocratique et social européen, un siècle au Sénat de la République, Anglet, Atlantica, 2001, 500 p., 140 F
  • Michel Cordillot, La Sociale en Amérique, Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux Etats-Unis, 1848-1922, Éditions de l’Atelier, 431 p., 2002.
  • Frédéric Monier, Le Front Populaire, Paris, La Découverte, Collection " Repères ", 124p., 2002.
  • Bruno Duriez, Etienne Fouilloux, Alain-René Michel, Georges Mouradian, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Chrétiens et ouvriers en France, 1937-1970, Paris, Editions de l’Atelier, 349 p., 2001.
  • Michel Dreyfus, Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme 1852-1967, Paris, Editions de l’Atelier, 350p., 2001, 27,44€.
  • Jacques Girault (dir.), L’implantation du socialisme en France au xxe siècle. Partis, réseaux, mobilisation, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001.
  • Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme, La Découverte, « Repères », 2002, 128 p.
  • Henri Mainguené, Les Drames de la vie ouvrière, Rennes, Apogée, 2001, 328 p., 15 euros. Préface d’André Hélard.
  • Antoine de Baecque, La Cérémonie du pouvoir. Les duels politiques de la Révolution à nos jours, Grasset, 224 p., 16,5 euros.
  • Serge Berstein, Chef de l’État. L’histoire vivante des 22 présidents à l’épreuve du pouvoir, Armand Colin, « L’Histoire au présent », 2002, 272 p.
  • Jean-Pierre A Bernard, Les Deux Paris. Les représentations de Paris dans la seconde moitié du xixe siècle, Champ Vallon, 2001
  • Éric Hazan, L’invention de Paris, coll. Fiction et Cie, Le Seuil, 462 p., 23 Euros.
  • Michel Coste, Panorama des timbres-poste de France 1849-2001 et Michel Coste et Alain Chatriot, Guide de lecture du Panorama des timbres-poste de France 1849-2001, La Poste, 2002, 45 euros les deux
  • Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Perrin, 566 p., 25 €
  • Pierre Milza, L’Europe en chemise noire, Fayard, 478 p., 22 Euros
  • Jacqueline Lalouette, La République anticléricale (xixe-xxe siècles), coll. L’Univers historique, Le Seuil, 472 p., 25 Euros
  • Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boetsch, Éric Deroo et Sandrine Lemaire (dir.), Zoos humains, coll. "Textes à l’appui"/histoire contemporaine, éditions La Découverte, 480 p., 32 Euros.
  • Un regard sur la Grande Guerre. Photographies inédites du soldat Marcel Felser, préface et commentaires de Stéphane Audoin-Rouzeau, 192 p., 32€.
  • Caran d’Ache, Histoires sans paroles, présentation de Marc Chaleil, Les éditions de Paris, 124 p., 13 euros
  • François Dosse, Michel de Cerceau, le marcheur blessé, La Découverte, 656 p., 39 Euros
  • Ch. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia, M. Trebitsch (dir.), Michel de Cerceau, Les chemins de l’histoire, éditions Complexe, 240 p., 18,90 Euros
  • Les Cahiers Espace Temps (80/81) consacrent leur dernière livraison à Michel de Cerceau
  • De Michel de Cerceau, sont republiés en collection Folio histoire (Gallimard) : L’Écriture de l’histoire ; Une politique de la langue ; Histoire et psychanalyse.
  • Philippe Artières et Jean-François Laé, Lettres perdues. Ecriture, amour et solitude, XIXe-XXe siècles, Hachette Littératures, 268 p., 20 €.
  • Michel Launay, Jaurès orateur ou L’oiseau rare, avant-propos de Madeleine Rebérioux, Jean-Paul Rocher éditeur, 244 p., 2000, 21,35 euros.
  • Alain Boscus, Jean Jaurès orateur, préface de Denis Lefebvre, Albi, Éditions Art vivant, c/o J.-H. Delbos, 31 av. F. Verdier, 81000 Albi, 2002, 67 p., 25 €.
  • Jean Jaurès, texte de Jean-Noël Jeanneney, Nathan, Photo Poche, 2001, 144 p., 80 photos, 10,52 €.
  • Christine Bouneau, Hubert Lagardelle. Un bourgeois révolutionnaire et son époque 1874-1958, Eurédit (BP 112, 40 281 Saint-Pierre-du-Mont), 2000, 564 p., 550 F, 83, 38 €.
  • Jacques Macé, Paul et Laura Lafargue. Du Droit à la paresse au droit de choisir sa mort, L’Harmattan, 2001, 220 p.
  • Martine Pradoux, Daniel Mayer. Un socialiste dans la Résistance, Éditions de l’Atelier, 2002, 272 p.
  • Chroniques d’histoire maçonnique (IDERM, 16 rue Cadet, 75009 Paris), n° 52, 2001, 8 €
  • Julien Molard, Fernand Rabier. Un homme d’État radicalement orléanais, préface de Jean-Pierre Sueur, Sury-en-Vaux (18 300), A à Z patrimoine, 2001, 208 p., 14,45 €.
  • Marcel Sembat, Textes choisis, édition établie et présentée par Denis Lefebvre, préface d’Alain Bauer, Éditions maçonniques de France (16 rue Cadet, 75009 Paris), 160 p., 7,5 €
  • Yves Beauvois, Léon Noël : de Laval à de Gaulle via Pétain (1888-1987), Lille-Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001, 30, 49 €.
  • Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, Gallimard, 2000, 796 p., 195 F
  • Lucien Hérard, du syndicalisme enseignant au médiateur culturel. L’engagement à l’éhelle d’une vie, Les Cahiers d’Adiamos (Chenove), n° 2, 2000
  • Gilles Picq, Laurent Tailhade ou De la provocation considérée comme un art de vivre, Maisonneuve et Larose, 2001.
  • Camille Darsières, Joseph Lagrosillière, socialiste colonial, Fort-de-France, Editions Désormeaux, tome I, Les années pures (1872-1919), 1995 ; tome II, Les années dures (1920-1931), 1999.
  • Gilles Candar, Les souvenirs de Charles Bonnier. Un intellectuel socialiste européen à la Belle Epoque, préface de Madeleine Rebérioux, Presses Universitaires du Septentrion, 276 p., 2001, 21,34 €
  • André Kaspi, Jules Isaac, Pion, 258 p., 19,50 Euros
  • François Charles, Vie et mort de Poil de Carotte. La nuée bleue, 220 p., 18 euros.

Mise en ligne 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/cj.161.0005

Notes

  • [1]
    Voir à ce sujet la célèbre analyse de Benedict Anderson, Imagined Communities, traduit en français sous le titre L’Imaginaire national, La Découverte, Paris, 1996, notamment p. 46-7.
  • [2]
    On pense par exemple au livre de Christian Delporte, Les Journalistes en France, 1880-1950, Paris, Le Seuil, 1998, ou aux études de Marc Martin.
  • [3]
    Dont plusieurs des responsables comptent parmi nos collaborateurs.
  • [4]
    Voir à ce sujet la riche bibliographie établie par Thomas Loué à la fin du volume. On regrettera toutefois qu’elle ne porte que très peu sur la dimension internationale de la question, alors que le recueil aborde de manière tout à fait significative la comparaison du cas français avec l’activité revuiste à l’étranger et la question des transferts entre les revues et les hommes de revue des différents pays européens autour de 1900. Il est vrai qu’il s’agit là rien moins que de continents bibliographiques entiers. Thomas Loué est l’un de nos collaborateurs.
  • [5]
    Les auteurs, Jean-Charles Geslot et Julien Hage, établissent que le nombre des revues avait fortement augmenté dès avant 1881 et jusqu’aux années 1890, temps de stagnation auquel succédèrent de nouvelles années de forte croissance, avec un apogée en 1908. Le nombre des notices recensées dans la Bibliographie de la France était ainsi passé de 196 en 1870 (mais dans un contexte de guerre) à 1278 en 1908. Entre ces deux dates, la proportion des hebdomadaires, majoritaire en 1870, s’était effondrée, puisque que quatre cinquièmes des revues étaient des mensuels en 1908. Les revues à pagination et prix modestes s’étaient par ailleurs généralisées, surtout à partir des années 1890, alors que la part de Paris dans le total des publications ne cessait de baisser, tout en comptant encore pour la moitié des titres en 1900.
  • [6]
    La formule est en réalité d’Anne-Marie Thiesse, La construction des identités nationales, le Seuil, Paris, 1999, chapitre III.
  • [7]
    Le travail de Michel d’Hastings éclaire brillamment la fécondité de ce concept concernant l’histoire du communisme : Michel Hastings, Halluin la rouge, 1919-1939. Aspects du communisme identitaire : singularités écologiques et stratégies d’implantation, Thèse pour le doctorat d’Etat en sciences politiques, Lille, Université de Lille II, 1988.
  • [8]
    Notamment Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste, Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1999.
  • [9]
    Owen Morgan a été correspondant de l’édition, canadienne – puisque la France ne s’y était pas intéressée -, des tomes 6 à 10 de la Correspondance de Zola. À propos de cette édition, indispensable, on aurait aimé que soient nommés les historiens français qui y ont collaboré.
  • [10]
    Jaurésienne impénitente, j’aurais été heureuse que fût évoquée la visite que notre grand homme fit à Zola, en mars 1899, au même titre que celles de Georges Clemenceau ou d’Yves Guyot.
  • [11]
    Ce projet est publié dans le Guide, page 379. Alain Pagès, Owen Morgan, Guide Emile Zola, Éd. Ellipses, 2002, 550 p.
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