1La philosophie de l’évaluation est en train de devenir un des plus puissants mécanismes de gouvernement et de légitimation des organisations dans le monde contemporain. Pourtant, elle n’est pas exempte de faces sombres. C’est sur l’analyse de ces aspects qu’est centré cet article. Nous développerons notre raisonnement en deux étapes. Dans une première partie, nous dégagerons rapidement ce qui nous semble être les huit grands principes de cette nouvelle philosophie de gouvernement. Dans une seconde partie, qui constituera le cœur de cet article, nous soumettrons chacun de ces principes à un double examen critique à la fois du point de vue de leur logique et de leur fonctionnement concret dans les organisations.
Les principes de la philosophie de l’évaluation
2Pour comprendre dans toute sa complexité le rôle de l’évaluation dans le monde contemporain, il ne faut surtout pas se limiter à la comprendre comme une simple technique de gestion (une technique corrective des actions au vu de leurs résultats) mais comme la mise en place d’une véritable nouvelle philosophie de gouvernement.
3S’appuyant sur des principes simples, parfois évidents, tant ils s’inscrivent en apparence dans la continuité de la dimension réflexive propre à toute action humaine, la philosophie de l’évaluation s’appuie sur une série d’amalgames très discutables entre différentes réalités. Le mot désigne à la fois l’expertise académique d’un article (comme celui-ci !) et un contrôle de normes de qualité dans un processus productif ; une note globale sanctionnant l’implication et les résultats annuels d’un salarié et le suivi hebdomadaire ou trimestriel du chiffre d’affaire d’une organisation ; un indice de satisfaction des usagers d’un service social et une notation orientant l’investissement financier ; une épreuve standardisée pour comparer les compétences scolaires des élèves et un bilan d’étape provisoire des premiers résultats d’une politique publique, etc. C’est la première des illusions de la philosophie de l’évaluation que de laisser supposer une ressemblance entre toutes ces activités. Et par conséquent, la première étape de toute critique de l’évaluation consiste à défaire ces amalgames, afin de voir, pour chacune de ses définitions, ses zones d’arbitraire ou ses aspects nuisibles. Plus encore : il faut apprendre surtout à distinguer ce qui relève du fonctionnement effectif de l’évaluation et ce qui revient en propre à la formation d’une nouvelle imagerie de puissance.
4En tout cas la philosophie de l’évaluation s’affirme comme un étrange hybride historique entre deux modes de gouvernement longtemps distincts. Il procède à la fois d’une conception du monde ayant fait de la compétition marchande le principe central de la réalité sociale et d’une promotion sui generis de l’action étatique. Entre l’une et l’autre, et à la place de cette ancienne opposition, se dessinent toute une série de nouvelles figures possibles de ce que l’on pourrait bien dénommer un darwinisme concurrentiel sous stimulation ou surveillance étatique. S’est ainsi progressivement mis en place un mode de gouvernement animé par un nouveau dispositif d’intervention, s’appuyant sur des instruments ou indicateurs (Lascoumes, Le Galès, 2004), censés être applicables à n’importe quelle organisation sociale (entreprise, hôpital, école, tribunal, commissariat…), ou dans n’importe quel contexte national rendant ainsi possible la gouvernance de la mondialisation (Graz, 2008).
5Dans son squelette minimal, il est possible de condenser cette philosophie de l’évaluation autour de quelques grands principes. Ils convergent tous vers une affirmation commune : sans évaluation, il n’y a désormais ni efficience ni progrès. Huit grands principes se dégagent :
- tout est susceptible d’être mesurable et à terme soumis à évaluation – un exercice qui permet de transformer d’inépuisables débats idéologiques en affaires techniques, grâce à la fabrication de batteries d’indicateurs éventuellement concurrents ;
- tout le monde se doit d’être évalué et mis en concurrence – ce qui va dans le sens d’une plus grande démocratisation et d’une plus grande objectivation de l’exercice du pouvoir dans nos sociétés ;
- l’évaluation, dans la mesure où elle s’appuie sur des référentiels communs, une forte crédibilité et sur des critères techniques irréprochables, assure une gestion plus transparente du pouvoir;
- l’évaluation en tant que mode de gestion assure la meilleure utilisation possible des ressources économiques et humaines ;
- l’évaluation augmente l’efficacité puisqu’elle permet de faire émerger, par comparaison, les bonnes pratiques, ce qui permet par la suite de décliner des recommandations plus ou moins universelles (grâce à la logique de Benchmarking) ;
- l’évaluation motive et implique, sans relâche, autant les organisations que les individus, puisqu’ils visent à s’améliorer de façon constante au vu de la prochaine évaluation ;
- l’évaluation, en rendant le pouvoir plus efficace et transparent, est un puissant mécanisme de légitimation des organisations ;
- l’évaluation, en tirant, grâce à la réactivité qu’elle assure, les conséquences des limites des anciennes formes de rationalisation organisationnelle, inaugure une nouvelle ère dans la rationalisation de nos sociétés.
Analyses critiques
1 – Première critique : toutes les pratiques ne sont pas également mesurables
7Le premier principe repose sur un premier amalgame : l’idée que l’évaluation est une technique susceptible de s’appliquer à n’importe quel type d’activité, à condition de mettre sur pied les bons indicateurs. Face à ce postulat, différentes prises de conscience critiques se développent.
8La question se pose en tout cas de savoir si, s’agissant de services d’un type particulier (santé, éducation, mais aussi la sécurité ou la justice…), l’évaluation par indicateurs est raisonnable politiquement et faisable socialement. Car de fait, on finit par mesurer ce qui est le plus facile à mesurer (le temps d’attente dans les services, les notes aux examens, l’activité annuelle, les résultats bruts d’exploitation…). En réalité, contrairement à ce qu’affirme le premier principe, tout n’est pas susceptible d’être mesuré avec la même fiabilité. Non seulement pour des raisons techniques, mais aussi pour des raisons tenant à la nature même des activités.
9Prenons l’exemple du travail et soulignons d’abord que contrairement à ce que laisse entendre la philosophie de l’évaluation, il a toujours été sous surveillance et donc en quelque sorte évalué. Remarquons également que l’évaluation est de plus en plus utilisée de manière transversale aux activités régulées par le marché, par la bureaucratie ou par un corps professionnel (Freidson, 2001), ce qui montre à quel point nous sommes bien dans une logique majeure de gestion de la main-d’œuvre. Pourtant, l’évaluation du travail est aujourd’hui plus que jamais épineuse.
10Il est souvent difficile d’évaluer le travail parce qu’il se diffracte (pensons entre autres au travail des cadres) dans une litanie de réunions, de coups de téléphone, de rencontres… sous la rapide succession d’objectifs, atteints ou non, mais qui ne cessent de se modifier, ce qui, à terme, ne peut que forcer à reconnaître l’inanité des précédents… et déteindre sur ceux qui sont en cours. Chez les fonctionnaires, ce sentiment est d’autant plus fort qu’un objectif, à peine atteint (ou non d’ailleurs…), risque d’être rapidement remplacé – ou abandonné – en cours de route à cause de l’alternance des équipes de direction. L’évaluation se durcit au moment où, dans bien des secteurs, l’activité devient plus immatérielle et opaque.
11En fait, plus l’activité de travail devient difficile à mesurer, plus on assiste à une déferlante de critères entraînant une gangrène de la mesure. Vincent de Gaulejac (2005, p. 70-72) parle avec justesse et humour de la quantophrénie, de cette maladie managériale voulant partout et toujours traduire toute la vie sociale en signes mathématiques. De plus, en ce qui concerne par exemple les promotions ou le travail d’un salarié, les critères de jugement sont loin d’avoir une absolue clarté, sont souvent fortement subjectifs, comme lorsque le « potentiel » ou la « disponibilité » deviennent, par exemple, lors des promotions, des justifications importantes du différentiel de carrière entre cadres (Laufer, 2001).
L’idée que tout est évaluable est en fait une illusion de la rationalisation, sous-entendant de manière abusive que l’évaluation des activités et de surcroît des personnes peut être une pure affaire technique. Or, trop d’éléments entrent en ligne de compte. Le gouvernement des hommes ne sera jamais un gouvernement des choses.
2 – Deuxième critique : l’évaluation n’est pas homologue selon les acteurs
12Le deuxième principe de la philosophie de l’évaluation apparaît comme une conséquence presque immédiate du point précédent. Si tout est évaluable, il est indispensable que tout le monde soit évalué. En apparence, la procédure s’inscrit dans une perspective démocratique : à savoir l’idée que les institutions et les gouvernants ont des comptes à rendre aux citoyens, selon le principe de l’accountability (O’Donnell, 2007). Reconnaissons pourtant que l’« évaluation » politique est d’un type bien particulier. Les élections, de par leur nature proprement conflictuelle, rappellent aux citoyens le caractère éminemment politique de l’opération d’« évaluation » en cours. Mais surtout, et cela fait toute la différence, dans le jeu politique, les gouvernants sont en situation d’aller solliciter le suffrage du peuple, dépositaire de la souveraineté. Et donc de devoir accepter, dans un renversement temporaire de l’asymétrie habituelle du pouvoir, leur évaluation sous forme de sanction électorale. La situation est bien évidemment tout autre dans la pratique ordinaire de l’évaluation dans les organisations.
13En tout premier lieu, dans bien des domaines, les subordonnés n’ont aucune capacité d’évaluation de leurs supérieurs. Certes, certaines procédures, par exemple l’évaluation à 360°, visent à rendre le processus multidirectionnel, mais le plus souvent, c’est dans un respect scrupuleux de la hiérarchie qu’opère l’évaluation – chacun étant évalué par son supérieur immédiat. Faut-il signaler que le processus est parfaitement inverse à celui que propose la démocratie ? Certes, à terme, et en tant que principe, presque tout le monde finit par rendre des comptes à quelqu’un, mais cela se fait à l’intérieur d’un positionnement hiérarchique explicite : ce sont les subalternes qui rendent des comptes. Rien ne l’indique mieux que l’instrumentalisation dont l’évaluation est systématiquement l’objet : ce sont seulement certains résultats d’une évaluation qui déclenchent des sanctions ou des réformes, c’est dire à quel point c’est le fait de pouvoir tirer ou non des conséquences pratiques d’une évaluation qui manifeste, presque intacte, l’asymétrie entre acteurs.
14En deuxième lieu, et lorsque dans certains domaines (droit des consommateurs, institutions de santé ou scolaires) les usagers ont la faculté d’évaluer leurs prestataires de service, l’asymétrie de pouvoir reste le plus souvent trop grande pour alimenter une véritable démocratisation. Peut-on comparer, par exemple, l’évaluation – et ses conséquences – que fait un enseignant d’un étudiant, et celle que l’étudiant fait de l’enseignant en termes de satisfaction ? Bien entendu, le jeu de pouvoir entre les deux varie en fonction de la nature des lieux d’enseignement ou encore du statut de l’enseignant, mais on comprend aisément que l’évaluation ne désigne nullement la même réalité dans les deux cas. Ce constat est encore plus flagrant en ce qui concerne les institutions de santé ou de justice.
15En troisième lieu, étant donné le différentiel de pouvoir entre individus, tous les acteurs, loin s’en faut, ne sont pas soumis à l’évaluation. Ou plutôt, leur position permet à certains d’échapper aux sanctions. Cette situation produit d’ailleurs de vrais émois dans l’opinion publique lorsqu’elle en prend conscience, par exemple, des écarts entre les résultats d’exploitation d’une firme et les avantages reçus par ses dirigeants – leurs rémunérations étant parfois largement imperméables aux mauvais bilans (Rothkopf, 2008, chap. II). En fait, schématiquement, on peut mentionner une tripartition de salariés. Certains – placés « en bas » de l’échelle – sont soumis à une évaluation-contrôle quasi permanente. D’autres disposent d’une importante autonomie, puisque leur évaluation est épisodique. Pour désigner ce type d’évaluation, Philippe Zarifian (2004) parle à juste titre d’un contrôle à l’élastique : l’individu peut l’étirer pendant longtemps, sans qu’à aucun moment il ne puisse cependant oublier la contrainte (l’évaluation) qui pèse sur lui. Enfin, un troisième groupe d’acteurs est pour l’essentiel, et durablement, à l’abri, et des évaluations, et des sanctions de leurs mauvais résultats.
16Résultat : l’introduction de l’évaluation dans le monde du travail s’accompagne souvent de la perte de maîtrise par un corps professionnel de son autoévaluation. Le cas des enseignants du supérieur en France est un bon exemple de ce processus (Garcia, 2008). À l’intérieur de la traditionnelle évaluation par les pairs effectuée par des critères disciplinaires, sont venus s’introduire d’autres acteurs et d’autres logiques (l’évaluation de l’administration sur les services ; celle des étudiants sur la pédagogie ; celle de membres externes à l’université dans les comités d’administration). La généralisation de la philosophie de l’évaluation vient ici signaler un transfert de pouvoir et une déprofessionnalisation du corps enseignant qui perd, au moins en partie, et comme tant d’autres salariés dans le passé, sa capacité d’autoévaluation.
En bref : la philosophie de l’évaluation, de par sa nature même, est un mécanisme profondément inégalitaire.
3 – Troisième critique : l’évaluation n’est pas de l’information, mais du pouvoir
17La philosophie de l’évaluation part d’une promesse : sa généralisation permet de réduire l’exercice arbitraire du pouvoir. Dans un numéro spécial de la revue Cahiers de l’évaluation (2009), consacrée à cette pratique, il est ainsi possible de lire en exergue une définition de ce type : l’évaluation est « un jugement de valeur (basé) sur une démarche cognitive ». Bref, elle repose sur la circulation transparente du savoir.
18Est-ce bien le cas ? Revenons aux indicateurs et reconnaissons qu’ils sont bien autre chose qu’une simple affaire technique. Tout indicateur est un choix politique par omission : il déplace la décision politique dans le moment de la construction en amont des indicateurs, mais il n’augmente pas forcément la transparence. La confection d’indicateurs escamote le moment politique derrière un débat en apparence technique – le gouvernement des hommes devient un gouvernement des choses. Or, même lorsque les indicateurs retenus sont limités, on assiste souvent à un écart important entre les résultats (par exemple, au niveau scolaire, entre la satisfaction déclarée des élèves et leurs résultats scolaires) (Meuret, 1997), mais aussi entre les indicateurs mesurables – eux-mêmes souvent chiffrables et experts – et les savoirs d’expérience (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001 ; Barrère, 2010).
19En fait, si l’objectif est la transparence du pouvoir, il serait nécessaire, ce qui n’est pratiquement jamais le cas, qu’une discussion ouverte ait lieu, devant l’opinion publique, à propos des indicateurs retenus. La « technicité » requise est souvent avancée comme un écueil insurmontable. Du coup, la principale solution est de multiplier les indicateurs, voire les agents évaluateurs, afin de créer des contre-expertises – comme cela est désormais bien visible à propos des indicateurs mesurant la richesse d’un pays (Gadrey, Jany-Catrice, 2005). Pourtant, à ce jeu, un indicateur devient souvent hégémonique. Donnons-en un exemple banal : ceux qui ont fini par s’imposer dans le domaine économique – les indices boursiers, le taux de change, le pib – définissent la « santé » d’une économie, en faisant largement omission de l’évolution des salaires, des accidents ou des maladies au travail, imposant ainsi l’idée que seuls comptent les besoins du capital (Salama, 2006, p. 134).
20L’évaluation, supposée introduire de la transparence, et être surtout un critère consensuel de jugement dans les débats politiques, grâce justement au rôle des indicateurs, est en réalité un nouveau domaine de conflictualité sociale. Certes, les experts de l’évaluation, une fois construits leurs indicateurs (et assis leur pouvoir technique…), rappellent parfois à l’opinion publique que l’évaluation ne veut pas dire décision, soulignant par là même les limites auxquelles est soumis tout travail d’évaluation (Duru-Bellat, 2002). Cette posture intellectuelle, certainement honnête individuellement, cache cependant une insuffisance critique.
21En effet, la raison des difficultés n’est pas de nature technique, mais proprement sociale. Quels que soient les indicateurs choisis, l’évaluation est indissociable d’un jeu de pouvoir. En effet, le recours aux indicateurs s’appuie sur une conception incroyablement peu réaliste de l’exercice du pouvoir dans nos sociétés. L’évaluation exige de la transparence là où, par définition, le pouvoir opère au travers de zones d’incertitude (Crozier, Friedberg, 1977). Impossible de minimiser ce point. L’importance de zones d’incertitude dans l’exercice effectif du pouvoir interdit en tout cas de réduire les indicateurs à de simples supports techniques. Dans ce sens, demander aux acteurs de transmettre l’information nécessaire à leur évaluation suppose qu’ils se dessaisissent volontairement de ce qui est un des ressorts principaux de leur pouvoir, à savoir la capacité à garder un contrôle sur les événements par détournement ou invisibilisation de certaines données.
22L’« oubli » de cette règle est pour beaucoup à l’origine de biens des scandales suscités directement ou indirectement par l’évaluation ces dernières années. L’opinion publique prend d’ailleurs conscience de ce problème mais seulement sous la forme d’« affaires » à connotation morale. Qu’il s’agisse du détournement des contrôles dans l’affaire Enron, des affaires d’escroquerie ou de dysfonctionnements graves au niveau des opérations financières (l’affaire Madoff, l’affaire Kerviel et la Société Générale, l’affaire Leeson et la banque anglaise Barings…) ou de la volatilité surprenante des évaluations établies par les « meilleures » agences de notation face à la crise débutée en 2008, ce dont il est vraiment en question ce n’est pas de savoir s’il y a trop ou pas assez de contrôles, mais le fait que l’information est un mécanisme de pouvoir soumis au jeu stratégique. Insistons : ce n’est ni un problème moral ni un problème technique. C’est une autre réalité : les acteurs sociaux, de par leur différentiel de pouvoir, utilisent et fabriquent l’information en fonction de leurs intérêts.
Dans ce sens, il y a plus de ressemblance qu’on ne le croit entre les « triches » effectuées par certains principaux et proviseurs au xixe siècle en France qui, évalués sur les effectifs, ont eu tendance à les augmenter (Prost, 2009, p. 161) et celles réalisées par les enseignants il y a quelques années aux États-Unis avec les tests de niveaux de leurs élèves, afin de mettre en valeur leur propre excellence académique (Levitt, Dubner, 2005). Mais aussi entre les détournements plus ou moins systématiques d’information à l’œuvre dans l’ancienne économie soviétique, comme ce directeur d’usine qui, afin d’augmenter sa consommation annuelle d’acier, avait fini par fabriquer des chaises de plus en plus lourdes (Perret, Roustang, 1993) et le « toilettage » des comptes publics par certains pays de la zone euro afin de respecter des critères communs de bonne gestion économique. Dans tous ces cas, puisque les évaluations entraînaient des sanctions possibles pour les enseignants, les directeurs d’entreprise ou les États-nations, la triche s’est développée (une pratique qui exige, à son tour, d’être elle-même mise sous contrôle…). Autrement dit, le recours à l’évaluation ne rend pas le pouvoir plus transparent ; il ne fait qu’ouvrir un nouvel espace stratégique. Et au vu des exemples disponibles, et qui se multiplient, ce jeu est loin, mais vraiment loin, de gagner en transparence…
On est ici au cœur d’un des plus durables talons d’Achille de la philosophie de l’évaluation. À savoir qu’elle ne peut pas se défaire complètement de la participation des évalués – souvent d’ailleurs ce sont ces derniers qui sont « invités » à produire les normes à partir desquelles ils seront évalués. Or, dans ce sens, et quoi qu’en disent certaines perspectives par trop critiques, il n’y a pas seulement un nouveau mode de disciplinarisation des acteurs, il y a aussi création, et recréation permanente, d’un espace de jeu, en fait, d’un domaine stratégique (et non seulement tactique comme dit Certeau, 1980), frôlant systématiquement le risque structurel de la tricherie.
4 – Quatrième critique : l’évaluation a un coût
23La philosophie de l’évaluation est censée faciliter une allocation optimale des ressources, en permettant d’éviter les gaspillages. Pour bien comprendre ce principe, il est nécessaire de prendre conscience de l’analogie qu’il suppose : de la même manière que le marché, par le système de prix, évalue les différents produits et services, il serait possible d’évaluer, à partir d’autres critères et indicateurs, toute activité sociale. L’ombre des activités proprement marchandes – et leur mode de régulation par le prix – est l’analogie implicite contenue dans cette conception optimale des bienfaits de l’évaluation.
24Cependant, l’analogie cognitive entre le marché et l’évaluation s’avère limitée. Le marché est un mécanisme de distribution de l’information via le système de prix. Sa force et sa séduction depuis le xviiie siècle procèdent d’ailleurs de l’économie de coûts qu’il permet de réaliser à ce niveau (Rosanvallon, 1989). Polémiques mises à part, il est un formidable mécanisme de distribution a-centrique de l’information, dont le coût s’est en tout cas avéré moindre que celui de la planification. Or, malgré l’analogie implicite avec le marché, l’évaluation a en réalité un coût considérable. Alors que, au moins en principe, le marché opère par une agrégation anonyme de conduites, l’évaluation fonctionne après expertise, exigeant une allocation de temps spécifique – et donc un surcoût.
25D’ailleurs, à ce sujet, le contraste est saisissant entre le nombre d’études effectuées depuis des années par les partisans de l’école du Public Choice afin de montrer les effets pervers et les coûts cachés des programmes sociaux, et, pour l’instant, la relative discrétion qui entoure les coûts réels de l’évaluation (en termes de temps, d’énergie et bien sûr d’argent) (Power, 2005). Or, la « bureaucratie de l’évaluation », bien visible dans le domaine scolaire et universitaire, pour n’évoquer que cet exemple, entraîne un coût en termes de fonctionnement de nouvelles instances d’évaluation, de temps bien entendu – nombre d’heures et charge mentale consacrés à ces activités – mais aussi, par conséquent, d’argent (pour une mise au point critique, This, 2009).
26L’évaluation des biens publics mérite ici une attention toute particulière. Bien des transformations qu’a connues le secteur public ces dernières années ont eu pour but d’introduire un principe d’évaluation qui puisse faire pendant au couperet que le marché est censé constituer pour le secteur privé. Avant d’analyser ce point, soyons sensibles au changement idéologique qu’il comporte. Pour Max Weber, l’administration publique était le modèle du maximum de rationalisation possible dans la vie sociale. Aujourd’hui, exactement à l’inverse, elle est jugée inefficace par rapport au surcroît de réactivité des marchés et des entreprises privées. Cette conviction est le fondement du New Public Management.
27En fait, derrière l’expansion de la philosophie de l’évaluation, se trouve une transformation de l’équilibre entre pouvoirs publics et grandes entreprises privées, accélérée par la globalisation et les endettements publics. Une discipline fiscale et monétaire d’un nouveau type s’est instaurée, obligeant les gouvernements à faire des économies. Cependant, cette obligation ne s’est pas traduite partout par une pure diminution de la dépense publique ou des prestations sociales. En revanche, c’est la manière dont les services sont octroyés qui a vraiment changé : ils sont de moins en moins effectués par des fonctionnaires (dans le cadre des services publics) et de plus en plus par des entreprises privées (Gross Stein, 2002). Il s’est ainsi créé un marché pour des biens publics. Dans l’ue, c’est la libéralisation des services publics – la fin des monopoles publics et leur ouverture à la concurrence – qui résume ce processus.
28L’idée est simple : l’État passe des contrats avec des entreprises privées qui, sous la houlette de la concurrence marchande, seront plus efficients pour distribuer les biens publics. Or, c’est bel et bien le rôle de l’État qui se transforme. Certes, il continue à financer et réguler la distribution des biens publics, mais il « délègue » la prestation des services. C’est un « nouvel » État qui se crée : il se caractérise par la définition de standards d’excellence et d’objectifs publics à atteindre (en termes d’éducation, santé, sécurité…) et par la délégation du travail effectif à des médiateurs privés. L’important étant l’efficience, il est indispensable d’obtenir la meilleure allocation des ressources financières limitées dont on dispose. C’est dans ce contexte que l’évaluation fait métastase : elle devient un mécanisme indispensable pour s’assurer que la qualité et les objectifs fixés ont été atteints (Gross Stein, 2002, p. 157). Nous vivons le passage d’un État prestataire direct des services publics (parfois sous forme de monopole) à un État qui les délègue à des entreprises privées ou, comme c’est plutôt le cas en France, à des organisations publiques mises en concurrence entre elles.
29Dans cette nouvelle philosophie, afin de piloter l’allocation optimale de biens publics, les États ont besoin de plus en plus d’information (et en ce qui concerne la santé et l’éducation de plus en plus d’informations privées). Au nom de l’intérêt général (c’est « notre argent »), les contrôles, sous forme d’évaluations périodiques, augmentent. Autrement dit, pour assurer cette nouvelle forme de distribution de biens publics, l’État devient un consommateur omnivore d’information. Ce qui entraîne, bien entendu, des coûts spécifiques.
Les problèmes engendrés ne reçoivent pas toujours l’attention qu’ils méritent. Pourtant, les exemples de difficultés entraînées par cette évolution ne manquent pas. Pensons aux polémiques sur la performance de système de santé : faut-il choisir un système d’assurance privée ou une sécurité sociale publique ? Derrière les positions partisanes, un consensus comptable se dégage. Dans ce domaine, le système public apparaît souvent moins onéreux pour trois raisons : (a) il ne sélectionne pas les patients ; (b) il n’a pas de frais de publicité ; (c) la plupart de la population étant assurée, les individus n’attendent pas d’être gravement malades pour aller voir un médecin (Amiech, Vaury, 2004). Certes, ce dernier point est plus litigieux, certains soulignant les aléas moraux qu’un système public de santé entraîne, d’autres pointant les différentiels de prévision qu’il permet. Il ne s’agit pas ici de trancher cette controverse, mais de souligner un point consensuel entre experts, par ailleurs fort opposés entre eux. Dans tous les cas, l’évaluation des malades entraîne un coût — les assurances privées visant à éviter, à l’aide d’une batterie d’examens, les personnes à risques ou susceptibles d’être des gouffres en soins coûteux. Ce qui est valable dans ce secteur l’est bien évidemment dans bien d’autres. C’est même un thème récurrent dans les dénonciations des salariés : qui met en place les évaluations pour évaluer le temps consacré à travailler pour évaluer ce qu’on fait ?
Une fois encore, derrière cette technique de gestion, c’est une philosophie de gouvernement qui se dessine. Nous sommes devant un véritable projet politique. Un projet selon lequel les États-nations doivent accepter une privatisation partielle de leurs fonctions régaliennes et surtout une délégation dans la prestation des services publics. Une transformation qui prend souvent la forme d’un transfert de gestion sans délégation de souveraineté, grâce justement (au moins en apparence), aux bienfaits de l’évaluation. Les services publics, divisés en agences plus ou moins indépendantes, ont des objectifs spécifiques, sont mis en concurrence entre eux, mais aussi avec des agences privées, et soumis à une évaluation périodique à la fois de la part de leur administration de tutelle et de la part des consommateurs. Le tryptique objectif-évaluation-sanction règne alors en maître, instituant de facto la responsabilisation des acteurs et des organisations comme un principe central de ce nouveau gouvernement des hommes. Une philosophie d’ensemble qui fait facilement « oublier » à quel point, dans bien des domaines, les coûts d’évaluation excèdent ses avantages supposés.
5 – Cinquième critique : l’évaluation est un pouvoir performatif d’un nouveau genre
30La fortune contemporaine de la philosophie de l’évaluation est inséparable de la consolidation de tout un système d’organismes internationaux, responsables d’évaluations transnationales de par le monde. Cette philosophie renouvelle au fond la vision de la one best way taylorienne, en supposant qu’il est possible d’une part de repérer les best practices et d’autre part, et surtout, qu’il est possible de les appliquer, avec des aménagements à la marge, dans n’importe quel contexte social. Or, ce type de postulat donne lieu à des évaluations qui, ne tenant pas compte des contextes sociaux d’action, conduisent à des résultats pouvant être légitimement contestés par les acteurs (Courpasson, Thoenig, 2008, p. 56-62).
31En fait, nous assistons à un mouvement international vers la bonne gouvernance. L’idée est généreuse dans son intention : il faut que chaque pays s’inspire des best practices ayant fait leurs preuves ailleurs. Cependant, cette philosophie performative n’est parfois rien d’autre que le prolongement par d’autres moyens d’une attitude naguère dénoncée comme « impérialiste ». Certes, tout le monde est censé apprendre de tout le monde, mais dans la pratique, l’apprentissage des best practices suit un fil conducteur évident – celui justement de l’asymétrie du pouvoir entre acteurs et pays. Les normes de qualité du type iso en sont une bonne illustration, d’autant plus que, comme bien des études le montrent, le transfert des « critères » est loin d’être uniforme entre les régions du monde, inaugurant ainsi une nouvelle ère de colonisation, d’invention et de métissage (Metzger, 2009).
32Or, dans ce processus, l’évaluation des institutions à partir de certains indicateurs finit par confondre le but avec les moyens (Rodrik, 2003). Une fois établis, les indicateurs ont en effet tendance à se réifier (Ropé, Tanguy, 2000), mais surtout ils transforment l’action d’une organisation : c’est au vu de l’évaluation – mesurée à partir de certains indicateurs – que se réorganise l’activité. Autrement dit, si toute évaluation a un caractère normatif (bien résumé dans les indicateurs retenus) elle a aussi une dimension performative puisqu’elle finit par définir le type d’activité à effectuer. L’évaluation cesse d’être un moyen et devient la fin elle-même – l’indicateur devient l’objectif central de l’organisation. On en trouve un bon exemple dans le projet de réforme de certaines institutions dont le but affiché peut être, par exemple, d’améliorer la performance d’une organisation au vu d’indicateurs internationaux – comme c’est en partie le cas avec le classement de Shanghai et la réforme en cours des universités en France.
33Or, la logique des best practices cache un présupposé. À l’ombre du triomphe de l’économie néoclassique (« standard ») sur toutes les autres formes de pensée économique, s’est répandue l’idée, reprise par les organismes internationaux, que les injonctions économiques pouvaient largement ignorer les effets spécifiques liés aux contextes. Williamson, l’inventeur du consensus de Washington, pouvait ainsi écrire que les points qu’il avait retenus étaient « le centre commun de sagesse adopté par tous les économistes sérieux ». Le « cercle de la raison » se définit toujours indépendamment de tout contexte. Or, comment négliger à quel point l’histoire économique est le fruit d’un grand nombre de différents arrangements institutionnels qui ont inventé leur propre voie en fonction de traditions et de contraintes nationales ? (Bairoch, 1999). Derrière les best practices, on voit pointer, non pas une problématique cognitive, mais un enjeu de domination.
34Le point est suffisamment important pour que l’on s’y arrête et qu’on l’illustre à partir d’un aspect particulier – la modification des règles du jeu internationales dans l’accès au crédit. Afin d’avoir accès aux prêts dont ils avaient absolument besoin (pour payer les intérêts accumulés de leurs dettes et pour pouvoir mettre en route leurs économies – fort dépendantes des importations pour leur production locale), les gouvernements de bien des pays du Sud ont dû se plier, ces dernières décennies, aux injonctions programmatiques imposées par le fmi et la Banque mondiale (« prêts basés sur des politiques »). D’ailleurs, c’est dans cette période et à l’aide d’une nouvelle gouvernance appuyée sur l’évaluation, que le rôle de ces deux organismes internationaux s’est modifié dans un sens plus contraignant. Pour avoir accès à de nouveaux prêts, il faut désormais que les pays respectent les mesures économiques contenues dans le consensus de Washington (1990).
35Mais comment savoir si un pays s’est vraiment plié à ces injonctions ? C’est afin de permettre une activité financière largement assurée par des organisations privées (banques commerciales, fonds de pension, investisseurs institutionnels), que sont apparues quelques agences de notation qui classent les pays en fonction de la clause dite « risque pays ». Cette clause est un excellent exemple à la fois du rôle performatif de l’évaluation et de sa place dans un système de domination. Cette clause définit une estimation de la capacité de paiement d’une économie, dont on trouve une évaluation parallèle du côté de la bourse et du taux de change. Or, effectuée à partir de quelques indicateurs, elle a une forte capacité performative puisqu’elle s’accompagne de mécanismes actifs de sanction. Si un pays, par exemple, ne se plie pas aux consignes (libéralisation de l’économie, privatisation, lutte prioritaire contre l’inflation…), il sera contraint de payer plus cher le crédit et il aura moins facilement accès au capital frais. Bien entendu, le processus est loin d’être purement machiavélique. La défense de grands équilibres macroéconomiques, parfois imposés de l’extérieur par les marchés financiers, peut être un élément important d’une croissance durable. Mais cela ne va pas sans conséquences et sans risques. Un pays comme le Brésil, par exemple, sous le gouvernement de Lula, a dû préserver un excédent primaire important en pourcentage du pib, afin de refouler la menace inflationniste, et donc, de renforcer la crédibilité du Brésil vis-à-vis des marchés externes (Salama, 2006, p. 82-83). Et on pourra trouver, pour bien d’autres raisons et sous d’autres modalités, ce même souci à l’œuvre dans l’administration Clinton (Stiglitz, 2003).
L’évaluation est devenue un mécanisme de domination performatif d’un nouveau genre. Lorsque, dans les années 1980, le fmi intervenait dans la gestion de la crise de la dette des pays du Sud, sa visibilité en a fait la cible de bien des mouvements de contestation. Or, depuis quinze ans, en dépit de la forte croissante des marchés financiers, cet ensemble hétérogène d’opérateurs induit moins de refus. Pourtant, lorsqu’une crise se déclenche, une des préoccupations majeures des gouvernements est de préserver les équilibres macroéconomiques (fiscalité, monnaie, balance de paiements) afin de ne pas augmenter son « risque pays ». Pire encore, toute « erreur » dans ce sens est rapidement sanctionnée par les « marchés ». Du coup, la situation d’un pays dépend de l’action de milliers d’opérateurs économiques distants et surtout de leur façon de se plier à la vision performative qui sous-tend l’évaluation. Ce mécanisme de domination n’est pas exempt d’abus : parfois, comme lors de la crise asiatique de la fin de l’année 1997, les « sanctions financières » peuvent toucher des pays dont les comptes sont fragiles, mais elles peuvent aussi finir par concerner des pays qui avaient, jusque-là, pourtant des comptes en bon état (comme ce fut le cas avec la Corée du Sud ou même avec certains pays de l’Amérique latine (Tokman, 2004)).
Les prescriptions évaluatives mesurent donc les gages de confiance que les pays doivent donner à la communauté financière internationale. La prescription est devenue performative et la soumission volontaire. Or, les « thérapies de choc » des dernières décennies et leur rhétorique technique ont bel et bien servi une politique délibérée de transformation des économies nationales (Stiglitz, 2002). On voit bien alors à quel point la philosophie de l’évaluation organise moins une opposition entre le marché et l’État qu’une « construction politique d’une finance globale régie par le principe de la concurrence généralisée » (Dardot, Laval, 2009, p. 286).
6 – Sixième critique : l’évaluation n’est pas isomorphe entre les organisations et les individus
36La philosophie de l’évaluation repose sur un autre grand principe – elle aurait des effets positifs, tant au niveau des organisations que des individus. C’est un nouveau et pernicieux amalgame. Lorsque l’évaluation glisse des organisations vers les individus, se met en place une logique inédite de domination. En parlant de l’expérience des bénéficiaires du rmi en France, Isabelle Astier (2007) parle avec raison d’un renversement de la dette : on est passé de la dette de la société envers les individus (le droit accordé à l’origine par le rmi), à celle des individus envers la société (avec la généralisation de l’idée qu’il ne peut pas y avoir d’aide sans contrepartie). Bien entendu, ce n’est pas la même chose. Au point qu’Alain Supiot (2001) a raison de souligner à quel point l’idée de contrat se dénature lorsqu’on passe d’un contrat entre individus égaux à un contrat établi entre individus et institutions, une variante qui risque de recréer une nouvelle allégeance des premiers envers les secondes.
37Ce qui est vrai de ces populations l’est encore davantage pour les salariés. Demander des comptes à une organisation en tant que consommateur ou pourvoyeur de fonds est une chose, évaluer l’activité individuelle d’un salarié par le biais des usagers en est une autre. Ici aussi le mécanisme est subtil. On sait, au moins depuis les études de Wright Mills sur les cols blancs (1970, p. 204-205), que l’usager – le client – peut être un puissant facteur de transformation du conflit social, puisque la vendeuse considère « le client comme son ennemi psychologique au lieu de considérer le magasin comme son ennemi économique ». La phrase est peut-être excessive, elle n’en a pas moins le mérite de souligner à quel point le transfert de l’évaluation des salariés aux consommateurs transforme l’expérience de la conflictualité sociale dans les organisations – un changement bien reflété au niveau des opinions des salariés (cfdt, 2001). L’évaluation devient alors aussi massive que diffuse.
38L’évaluation n’est pas alors seulement une augmentation des mécanismes de contrôle ; c’est une autre manière de faire accepter les contraintes du travail par le salarié par le biais de la responsabilisation. Elle cherche à ce que l’individu se sente toujours et partout responsable, non seulement de tout ce qu’il fait (notion de responsabilité), mais de tout ce qui lui arrive (principe de responsabilisation) (Martuccelli, 2004). La responsabilisation se situe ainsi à la racine d’une exigence généralisée d’implication contrainte des individus (Durand, 2004) et à la base d’une philosophie les obligeant à intérioriser, sous forme de faute personnelle, leur situation d’exclusion ou d’échec. Dans le cadre de la philosophie de l’évaluation, les inégalités de résultats deviennent une affaire d’échec personnel.
39Le processus est renforcé par les transformations productives actuelles qui remettent en partie en question les anciens savoirs qualifiés au profit de nouvelles compétences, moins rigides, plus aléatoires, s’appuyant davantage sur des connaissances générales, des capacités avant tout relationnelles et fort hétérogènes, allant des « compétences » (le fameux savoir-faire) à des « qualités » souvent phénotypiques (le mal défini savoir-être) (Martuccelli, 2005 a). À terme, chacune de ces capacités devient une qualité personnelle sui generis. Quelle que soit la nature de l’emploi occupé, au moins tendanciellement, tous les emplois se personnalisent de plus en plus (Foucauld, Piveteau, 2000, p. 28). Conséquence immédiate : le travail devient une mise à l’épreuve particulière de soi.
40Dans ce contexte de transformation générale du travail, certains méfaits de l’évaluation sont inquiétants. Dans un monde où l’essentiel du travail se réalisait – et était pensé – à partir de l’activité industrielle, le problème cardinal était l’identification du salarié avec son produit. Aujourd’hui, alors que l’essentiel du travail s’effectue dans le continent nébuleux des services, le problème cardinal est moins la dissociation travailleur-produit que leur trop grande fusion et la gestion réussie de la distanciation entre la personne et l’activité. Une distance que l’évaluation compromet sérieusement en faisant de l’évaluation du travail une évaluation de la personne du salarié. L’évaluation des activités devient de facto un jugement sur les personnes, pouvant avoir dès lors un fort impact négatif sur elles (Balazs, Faguer, 2005).
En bref, si l’évaluation assure un renouveau de la domination dans les organisations, elle peut prendre des formes destructrices lorsqu’elle porte sur les individus. Il est indispensable de reconnaître que l’évaluation des organisations (une école, un hôpital…) n’a nullement la même signification que l’évaluation d’un individu – y compris en termes d’ambiance et de cohésion des équipes de travail.
7 – Septième critique : l’évaluation alimente un type particulier de crise de légitimité
41La distinction des méfaits de l’évaluation selon qu’ils concernent les organisations ou les individus se retrouve également au niveau de la légitimité. Or, un des objectifs majeurs de la philosophie de l’évaluation, dans les sociétés contemporaines, est précisément de l’affermir. Il s’agirait d’une nouvelle gestion de l’autorité moins basée, en principe, sur des rapports hiérarchiques, et davantage assis sur des principes techniques.
42Cependant, pour y parvenir, cette philosophie transforme le sens même de la légitimité publique. L’État tend en effet, au moins tendanciellement, à se légitimer de plus en plus en fonction de la qualité des prestations publiques qu’elle assure vis-à-vis des citoyens transformés de facto en usagers (Rosanvallon, 2008). En mettant en place des évaluations permanentes sur la qualité des services publics, l’État engendre une marchandisation de la citoyenneté (Crouch, 2003). Dans ce contexte, une de ses fonctions premières devient d’éclairer le choix des citoyens-consommateurs. Sournoisement, ce mécanisme, seulement technique en apparence, généralise l’idée que les services publics (et demain peut-être la gouvernance politique elle-même) doivent être jugés à l’aune d’une logique d’usager. C’est un choix possible et même, pourquoi pas, après discussion, un but légitime pour une collectivité. Mais le recours aux indicateurs et la généralisation du mécanisme d’évaluation imposent cette vision de facto et en dehors de toute discussion politique. C’est la satisfaction de l’usager qui devient le principe de mesure des organisations et des biens publics. Or, si les marchés, malgré leur complexité institutionnelle, fonctionnent à travers la quête du profit, et donc peuvent être évalués essentiellement à partir de la satisfaction des usagers, les biens publics (santé, éducation, sécurité, justice…) exigent des critères divers et politiquement contradictoires. La philosophie de l’évaluation, en passant par pertes et profits les tensions multiples existant entre une logique de service public et des critères plus ouvertement marchands, abolit la nécessaire distinction entre sphères de justice et ordres de grandeurs (Walzer, 1997 ; Boltanski, Thévenot, 1991). S’en suit une crise de légitimité d’un nouveau genre.
43Mais ce qui est repérable du côté des organisations l’est encore davantage du côté des acteurs, où, en fait, la crise de légitimité que l’évaluation engendre est encore plus manifeste. La raison en est bien connue. Malgré l’importance de salariés toujours soumis au taylorisme, la rhétorique managériale ne cesse d’affirmer qu’afin de répondre à l’intensification de la concurrence économique, il est indispensable que le salarié s’implique fortement dans l’entreprise, ce qui demande, à son tour, des mécanismes de récompense personnalisés fondés sur l’évaluation. Bien entendu, cet appel à l’initiative personnelle n’en reste pas moins sous surveillance. Mais il ne passe plus par des règles déterminées une fois pour toutes, mais plutôt par un renouveau constant des principes de l’engagement – ce qui demande une forte légitimité organisationnelle.
44Or, les dénonciations des méfaits et des injustices de l’évaluation sont massives parmi les salariés (Martuccelli, 2006). Il s’agit d’une conséquence presque inévitable du processus d’évaluation. En effet, les diverses injonctions à l’implication ne peuvent déboucher, au vu de l’étroitesse structurelle des récompenses, que sur des frustrations. Les individus ne peuvent qu’avoir le sentiment que leur engagement, augmentant en intensité, est insuffisamment récompensé (un sentiment que la modération salariale des dernières années et les licenciements accentuent, bien entendu, par ailleurs).
45Du coup, les organisations, sans que cela soit une nouveauté radicale, voient se suraccentuer conjointement l’arbitraire et la flatterie. Il faut se faire bien voir et donc savoir se montrer. Pour décrire ce nouvel univers courtisan, les mots de délation ou de lèche-bottes sont souvent de mise parmi les salariés en France, notamment de la part de ceux qui travaillent dans des grands groupes. Mais le constat de ces flagorneries et de l’arbitraire des chefs se prolonge dans une critique bien plus décisive – la dénonciation d’un système de reconnaissance du mérite qui serait bel et bien en panne. Ce n’est pas, notons-le, ni la hiérarchie en tant que telle qui est rejetée ni la légitimité de l’aspiration à une promotion qui est remise en question. De ce point de vue, les individus adhèrent, pour l’essentiel, aux principes de l’organisation productive. En revanche, ils se considèrent systématiquement comme mal jugés et lésés dans l’évaluation portée sur eux. La contestation de l’autorité prend même une nouvelle forme : « qui est-il pour m’évaluer ? Qu’a-t-il fait ? Pourquoi ne reconnaît-il pas mes efforts ? »
46L’évaluation qui est censée introduire un critère objectif et transparent, afin de motiver les salariés, multiplie les frustrations et les sentiments d’injustice. Du coup, la mise en place du système d’évaluation engendre des investissements chronodégradables en fonction des déceptions éprouvées. Souvent, les salariés « croient » à l’évaluation pendant un certain laps de temps, s’impliquent au vu d’une récompense visée, avant de faire l’expérience de la non-reconnaissance de leur engagement. C’est un aspect structurel spécifique de la philosophie de l’évaluation. L’effort personnel – jugé par soi-même – se doit d’être récompensé – par le biais d’une évaluation organisationnelle. Au-delà d’une borne que le salarié se fixe à lui-même ou qui lui a été implicitement fixée par l’organisation (quelques mois, quelques années), il éprouve un sentiment d’irréparable injustice. D’ailleurs, ce sentiment s’accroît, tant le capitalisme, avec l’urgence qu’il distille dans la vie sociale, pousse les individus à demander vite, chaque fois plus vite, les récompenses qu’il leur a fait miroiter.
47En répandant l’idée que l’évaluation est un mécanisme objectif et juste de reconnaissance du mérite et de l’effort personnel, cette philosophie porte en elle un paradoxe supplémentaire : elle est une machine à dégoûter les meilleurs. Ce sont en effet les salariés manifestant le plus grand zèle professionnel, voire un intérêt sincère pour leurs organisations, qui tiennent les propos les plus amers (Martuccelli, 2006). En tout cas, s’il n’est pas toujours légitime d’énoncer ses ambitions, il l’est toujours, en revanche, de se dire victime d’une injustice et de non-reconnaissance.
48Résultat : face au pouvoir discrétionnaire des chefs, se répand parmi les salariés un sentiment inévitable de déception face à une récompense qu’ils ne reçoivent pas, ce qui alimente un profond sentiment de méfiance vis-à-vis des organisations. Les discours prônant et demandant de l’implication et de l’engagement, laissant entendre que cet effort sera reconnu grâce à l’évaluation, s’inversent alors en leur contraire, engendrant le sentiment d’évoluer dans un monde « bidon ».
49Les objectifs, la rationalité des résultats et la chasse à la rentabilité à tout prix ? L’impératif du profit, s’il est une exigence centrale, une fois prôné et exalté connaît, comme figure idéale, des démentis trop flagrants et de gaspillages trop grossiers pour ne pas être contestés (Kederllant, 2000). Si les salariés baignent dans le langage de la surefficacité généralisée et de la quête éperdue du profit, leur réalité quotidienne, hormis pour quelques moments précis, ou pour quelques acteurs stratégiques, se déroule dans une ambiance bien plus molle. Comment pourraient-ils oublier les marges d’action qui restent entre leurs mains et la prolifération de niches d’oisiveté au cœur des entreprises, dont Corinne Maier (2004) a donné en France un aperçu humoristique ? Y compris chez les cadres supérieurs, ou les commerciaux, voire même dans la sacro-sainte figure du trader, on a pu repérer, à l’encontre du mythe de la nécessaire réactivité en temps réel, la présence d’importantes routines, lenteurs et activités contre-productives (Godechot, 2001, p. 168).
50L’entretien annuel ? Bien d’études soulignent, ici aussi, le caractère « bidon » du processus de fixation des objectifs. Bien sûr, c’est un moment « tendu », mais il ne faut pas exagérer : bien des intéressés reconnaissent, y compris les commerciaux, qu’ils parviennent à imposer, par la négociation, des objectifs suffisamment faibles pour pouvoir être atteints (Cousin, 2004).
L’écoute des salariés, les groupes de travail et la responsabilité partagée ? Comment négliger que dans une importante enquête effectuée par la cfdt (2001), un nombre considérable de salariés n’avaient tout simplement aucun « souvenir » des conséquences de la mise en place d’un management participatif dans leur entreprise ? Et que bien d’autres sont contraints de participer à de véritables mises en scènes orchestrées en direction des évaluateurs externes lors, par exemple, de visites de normes de qualité ? (Muller, 2008).
Ces constats ne sont pas anecdotiques. Bien entendu, ils ne sont nullement univoques, et ils alternent avec des affirmations bien plus positives. Pourtant, ils cernent bien une nouvelle forme de méfiance. Le taylorisme avait donné lieu à un discours contestataire et à des pratiques de résistance soulignant, par le biais d’une conscience de classe, le savoir-faire et l’apport subjectif sans lesquels il ne pouvait pas y avoir de travail. Le management contemporain donne surtout lieu à un sentiment contestataire mettant notamment en avant le caractère « bidon » des procédures d’évaluation, et derrière elle, toute l’hypocrisie présente dans l’entreprise. Dans un seul et même mouvement, la philosophie de l’évaluation renouvelle les bases du consentement à l’organisation et porte en elle une nouvelle famille de méfiances et de déceptions. Pourtant, en individualisant sous forme d’échec personnel la sanction de la récompense, elle produit, pour l’instant, derrière la délégitimation organisationnelle, davantage de frustration individuelle que de résistance collective.
8 – Huitième critique : l’évaluation est une croyance collective
51À la fin de ce parcours, une question s’impose d’elle-même : comment un mécanisme comme l’évaluation, avec autant de limites et de méfaits, peut-il être en train de devenir le cœur de nos modèles de gestion ? Pourquoi nos sociétés y croient-elles ?
52Pour comprendre l’origine de cet enthousiasme, il faut en venir, en plus de tous les éléments jusqu’ici évoqués, au changement principal que la philosophie de l’évaluation apporte au projet moderne de rationalisation. Désormais, il ne s’agirait plus d’ancrer l’imagerie de la puissance sur une planification initiale de la totalité des événements (comme c’était le cas dans l’« ancienne » rationalisation), mais d’affirmer une maîtrise possible grâce à une réactivité constante des organisations.
53L’évaluation offre ainsi une autre clé de voûte au pouvoir contemporain. Comme jadis la rationalisation l’avait fait pour l’usine taylorienne, elle trouve dans les entreprises et dans la nouvelle organisation du travail son image d’Épinal. L’idée de la réactivité universelle et immédiate se substitue à l’ancienne imagerie du contrôle absolu (Martuccelli, 2005 b). Face aux échecs répétés pour maîtriser en amont les déviances au travail ou les imprévus organisationnels, se met en place un dispositif censé les neutraliser grâce à une réactivité en temps réel. Un nombre important d’éléments fondamentaux du monde de la production y renvoient aujourd’hui : stock zéro, juste-à-temps, compétitivité structurelle, adaptation immédiate aux aléas du marché et au goût des consommateurs… L’imagerie, dans ses excès et sa toute-puissance, se renouvelle autour de performances censées être illimitées, non plus par une maîtrise en amont – comme c’était le cas avec l’ancienne rationalisation –, mais en aval, grâce à nos capacités à réagir promptement aux contingences du monde. En termes de production, c’est le toyotisme qui exemplifie sans doute le mieux ce principe général du renversement de la chaîne de production. À la différence du système taylorien, où le centre planifiait en amont rigoureusement la production et la division des tâches, l’organisation par l’aval rend la maîtrise du système plus souple et moins onéreuse (Coriat, 1991 ; Womack, Jones, Roos, 1992).
54L’essentiel, après les limites des modèles tayloristes et l’échec des régimes totalitaires du xxe siècle, ce n’est donc plus d’organiser une planification aussi vaste qu’impossible, mais de parvenir à mettre en place les modèles les plus performants de réactivité dans tous les domaines. En témoignent toutes les métaphores du réseau (sociétés ou entreprises), où l’important est la rapidité de la réaction, où l’objectif est toujours d’éliminer les temps morts et les pesanteurs structurelles, au profit d’organisations dotées d’un « système nerveux » ultraperformant. En témoigne encore le discours managérial qui fait de la réactivité la vertu majeure des cadres. Cette imagerie du pouvoir se répand aussi ailleurs que dans le travail, comme en attestent la transformation progressive de la logique des interventions militaires (« guerres préventives ») ou l’imagerie de la tolérance zéro, mais aussi la volonté de dépistage précoce et rapide de publics à risque, ou encore la volonté de corriger le plus rapidement possible les phénomènes de difficultés scolaires ou psychologiques dont il faut détecter les premiers signes avant-coureurs, à l’aide de diagnostics dits proactifs… Il s’agit là d’une grande inflexion. La puissance serait moins dans le contrôle en amont – dans le quadrillage des conduites – que dans la réactivité en aval – dans la correction en temps réel. L’évaluation étant le dispositif central de ce nouveau mode de gouvernement et de gestion, elle jouit d’une adhésion compréhensible et raisonnable. Et pourtant…
55Reconnaissons que l’enthousiasme (peu critique !) qui entoure aujourd’hui l’évaluation n’est pas une nouveauté. Hier, le taylorisme et ses grands principes, notamment l’idée d’une one best way, ont exercé une séduction similaire en dépit de limites tout aussi évidentes. Faut-il le rappeler ? Face au taylorisme, Chaplin a été un critique plus inspiré que Lénine. Aujourd’hui, l’évaluation, au travers du grand amalgame qu’elle opère entre activités, secteurs, organisations et individus, suscite, notamment chez les élites – responsables politiques, patrons, syndicats – une séduction semblable.
56Séduction : voilà le mot clé. L’évaluation alimente une croyance collective d’efficacité grâce à la séduction multiforme qu’elle exerce. Elle ne s’impose pas, contrairement à ce qu’elle laisse entendre, grâce à ses vertus potentielles, mais malgré ses faiblesses et ses contradictions évidentes. Et elle le fait, parce qu’elle promet à nos sociétés, même a posteriori, un sentiment de maîtrise dans une période marquée par une forte prise de conscience des limites de nos interventions dans le monde et d’une transformation de notre conception de la modernité sous la double injonction du mouvement et de l’incertitude (Balandier, 1988). Cette nouvelle imagerie de puissance repose en fait sur trois croyances, et prend la forme d’une évidence, d’une aspiration et d’une stratégie.
57En tout premier lieu, la croyance dans l’évaluation s’enracine dans une expérience ordinaire impossible à démentir. Qui n’a pas, grâce à un retour réflexif sur sa propre action, modifié un jour ou l’autre sa conduite ? C’est même une évidence indissociable d’une compétence cognitive humaine – l’introspection et la réflexivité. L’adhésion aux vertus de l’évaluation trouve dans cette association une des raisons de sa force : c’est une expérience que tout le monde peut facilement comprendre et que tout le monde est prêt à partager. C’est ici, à ce niveau, que la réactivité fait sens pour tout le monde. Or, ce qui est partiellement vrai au niveau des expériences individuelles ne l’est pas forcément – c’est le moins que l’on puisse dire ! – au niveau des organisations.
58En deuxième lieu, la croyance dans l’évaluation s’appuie moins sur l’idée, en apparence démocratique, que tout le monde doit rendre des comptes, que sur une aspiration personnelle et concurrentielle à voir ses engagements reconnus. Dans ce sens, la croyance dans l’évaluation repose – en la détournant – sur un des grands sentiments de justice de nos contemporains, et sur l’aspiration de voir les mérites reconnus à leur juste valeur. Bien entendu, personne n’en est dupe au point d’ignorer la réalité des inégalités ou encore des injustices à l’œuvre dans la vie sociale. Mais tout en les reconnaissant, chacun y croit, parce qu’au fond, chacun aspire à ce que l’implication personnelle soit différemment récompensée.
59En troisième lieu, cette philosophie de l’évaluation, et la croyance qui l’anime, est portée stratégiquement par un groupe particulier d’acteurs et manifeste un renouveau de la technocratie. Les évaluateurs, s’appuyant sur leurs compétences techniques, opèrent à la fois au nom du bien public (tel qu’ils le conçoivent) et pour leurs propres intérêts (la défense de la « rationalité » des procédures évaluatives). Cette technocratie d’un nouveau type est d’autant plus redoutable qu’elle apparaît, à la différence des membres visibles de l’élite globalisée, comme un groupe social à frontières floues, active autant dans le secteur privé que dans le public, fondant ses compétences, et à terme son pouvoir, sur sa capacité à maîtriser des outils d’évaluation, de récoltes de données et de jugement. La philosophie de l’évaluation est une arme de choix de la nouvelle technocratie, une stratégie de gouvernement dont l’efficacité fonctionne non pas malgré, mais à cause des amalgames. En tout cas, nous assistons à un nouveau processus actif d’uniformisation des croyances des élites (Abercrombie, Hill, Turner, 1980), grâce à l’hégémonie de certaines orientations managériales et économiques, autant dans les pays du Nord qu’au Sud (Babb, 2001).
Dans ce sens, l’évaluation est d’autant plus redoutable qu’elle scelle une nouvelle alliance entre l’État et le marché, assurant une transformation de l’un et de l’autre par hybridation. D’un côté, comme on l’a avancé, elle est sous nette inspiration marchande, tant ce sont ses critères d’efficacité qui priment. De l’autre côté, cependant, et à l’inverse du propre du projet libéral d’un marché autorégulateur, elle renforce le rôle de la bureaucratie et facilite même l’affirmation de procédures extrêmement centralisées, puisque souvent c’est l’État central qui pilote le processus, non seulement en fixant des objectifs mais aussi en les évaluant et en les sanctionnant au vu des résultats. C’est cette alliance stratégique qui alimente la croyance partagée des élites dans la philosophie de l’évaluation.
* * *
L’évaluation est devenue une philosophie. Et c’est sous cette forme qu’elle se doit d’être la cible de la critique. Dans ce sens, et c’est ce qui explique le raisonnement déployé dans cet article, il est indispensable que la critique de l’évaluation ne se réduise pas à un cas ou à un domaine particulier, mais qu’elle tienne compte de l’éventail large des processus et des principes par lequel elle opère. Il y va justement de sa séduction d’ensemble : les limites repérées dans un domaine sont en effet souvent annulées de façon imaginaire par des bienfaits supposés, identifiables ailleurs. C’est cela qui demande un travail indispensable de critique, puisque nos sociétés ne se déferont pas de sitôt de ses méfaits. Le front des croyants et l’amalgame des réalités que la philosophie de l’évaluation assure sont désormais trop installés pour que l’on puisse s’attendre à une rapide sortie. Elle ne cesse même de se répandre en métastase sur nos organisations et dans l’ordinaire de nos vies. Cette hydre à plusieurs têtes sera, sans aucun doute, dans les décennies qui viennent, un redoutable défi pour la critique sociale.
Bibliographie
Bibliographie
- Abercrombie N., Hill St., Turner. S., The Dominant Ideology Thesis, London, George Allen and Unwen, 1980.
- Amiech M., Vaury O., « Déréglementer, c’est faire jouer la concurrence, et donc faire baisser les prix », in Les Éconoclastes. Petit bréviaire des idées reçues en Économie, Paris, La Découverte, 2004, p. 23-32.
- Astier I., Les Nouvelles Règles du social, Paris, puf, 2007.
- Babb S., Managing Mexico : Economists from Nationalism to Neoliberalism, Princeton, Princeton University Press, 2001.
- Bairoch P., Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Paris, La Découverte, 1999.
- Balandier G., Le Désordre, Paris, Fayard, 1988.
- Balazs G., Faguer J.-P., « L’évaluation : un outil au service des politiques des entreprises », in Bureau M.-Ch., Marchal E. (éds.), Au risque de l’évaluation, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005, p. 53-72.
- Barrère A., « Ce que fait l’évaluation aux établissements scolaires. Une année ordinaire dans un collège d’éducation prioritaire », Ethnologie française, xl, 1, 2010, p. 141-149.
- Boltanski L., Thévenot L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991.
- Cahiers de l’évaluation, Dossier « Regards croisés sur les politiques publiques », janvier 2009, n° 3.
- Callon M., Lascoumes P., Barthe Y., Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil, 2001.
- Certeau M. de, L’Invention du quotidien, vol. I, Paris, Union générale d’éditions, 1980.
- cfdt, Le Travail en questions, Paris, Syros, 2001.
- Coriat B., Penser à l’envers, Paris, Christian Bourgois, 1991.
- Courpasson D., Thoenig J.-Cl., Quand les cadres se rebellent, Paris, Vuibert, 2008.
- Cousin O., Les Cadres : grandeur et incertitude, Paris, L’Harmattan, 2004.
- Crouch C., Postdemocracy, Roma, Gius. Laterza & Figli, 2003.
- Crozier M., Friedberg E., L’Acteur et le Système, Paris, Seuil, 1977.
- Dardot P., Laval Ch., La Nouvelle Raison du monde, Paris, La Découverte, 2009.
- Durand J.-P., La Chaîne invisible, Paris, Seuil, 2004.
- Duru-Bellat M., Les Inégalités sociales à l’école, Paris, puf, 2002.
- Foucauld J.-B., Piveteau D., Une société en quête de sens [1995], Paris, Odile Jacob, 2000.
- Freidson E., Professionalism, the Third Logic on the Practice of Knowledge, Chicago, The Chicago University Press, 2001.
- Gadrey J., Jany-Catrice Fl., Les Nouveaux Indicateurs de richesse, Paris, La Découverte, 2005.
- Garcia S., « Les logiques de dé-professionnalisation des Universitaires. Le processus de Bologne », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 2008, n° 7, p 197-215.
- Gaulejac V. de, La Société malade de la gestion, Paris, Seuil, 2005.
- Godechot O., Les Traders, Paris, La Découverte, 2001.
- Graz J.-Ch., La Gouvernance de la mondialisation, Paris, La Découverte, 2008.
- Gross Stein J., The Cult of Efficiency, Toronto, House of Anansi Press Limited, 2002.
- Kerdellant C., Le Prix de l’incompétence, Paris, Denoël, 2000.
- Lascoumes P., Le Galès P. (éds.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
- Laufer J., « Introduction », in Boufartigue P. (éd.), Cadres : la grande rupture, Paris, La Découverte, 2001, p. 243-248.
- Levitt S.D., Dubner S.J., Freakonomics, New York, William Morrow & Company, 2005.
- Maier C., Bonjour paresse, Paris, Michalon, 2004.
- Martuccelli D., Dominations ordinaires, Paris, Balland, 2001.
- Martuccelli D., « Figures de la domination », Revue française de sociologie, 2004, 45-3, p. 469-497.
- Martuccelli D., « Les logiques des capacités au travail (qualifications, compétences, qualités). Notes sur l’exploitation », cles, 2005 a, n° 45, p. 109-128.
- Martuccelli D., La Consistance du social, Rennes, pur, 2005 b.
- Martuccelli D., Forgé par l’épreuve, Paris, Armand Colin, 2006.
- Meuret D., Inégalités de bien-être dans les collèges, Dossiers d’Éducation et Formations, men-dep, 1997, n° 89.
- Metzger J.-L., « Gestion et mondialisation. Entre colonisation, invention et métissage », Recherches sociologiques et anthropologiques, 2009-2, vol. XL, p. 1-10.
- Mills C.W., Les Cols blancs [1951], Paris, Seuil, 1970.
- Muller S., À l’abattoir, Paris, La Découverte, 2008.
- O’Donnell G., Disonancias, Buenos Aires, Prometeo, 2007.
- Perret P., Roustang G., L’Économie contre la société, Paris, Seuil, 1993.
- Power M., La Société de l’audit [1999], Paris, La Découverte, 2005.
- Prost A., « Conclusions de la première journée », in Emin J.-CL., Villeneuve J.-L. (éds.), Évaluer l’évaluation, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2009, p. 157-163.
- Rodrik D. (dir.), In Search of Prosperity, Princeton, Princeton University Press, 2003.
- Ropé F., Tanguy L., « Le modèle des compétences : système éducatif et entreprises », L’Année sociologique, 2000, n° 50, p. 493-521.
- Rosanvallon P., Le Libéralisme économique, Paris, Seuil, 1989.
- Rosanvallon P., La Légitimité démocratique, Paris, Seuil, 2008.
- Rothkopf D., Superclass, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 2008.
- Salama P., Le Défi des inégalités, Paris, La Découverte, 2006.
- Supiot A., « La contractualisation de la société », Le Courrier de l’environnement, mai 2001, n° 43. (on line : www.inra.fr/dpenv/supioc43.htm).
- Stiglitz J., La Grande Désillusion [2001], Paris, Fayard, 2002.
- Stiglitz J., The Roaring Nineties, New York, W.W. Norton, 2003.
- This I., « Le simulacre d’évaluation : un dispositif essentiel dans la destruction de l’enseignement supérieur et de la recherche », in Emin J.-Cl., Villeneuve J.-L. (éds.), Évaluer l’évaluation, Paris, Editions Le Manuscrit, 2009, p. 101-114.
- Tokman V.E., Una voz en el camino, Santiago, fce, 2004.
- Walzer M., Sphères de justice [1983], Paris, Seuil, 1997.
- Womack J., Jones D., Ross D., Le Système qui va changer le monde [1990], Paris, Dunod, 1992.
- Zarifian Ph., « Travail, modulation et puissance d’action », L’Homme et la Société, 2004, nos 152-153, p. 201-227.