Couverture de CIS_126

Article de revue

Les consultants au cŒur des interdépendances de l'espace de la gestion

Pages 99 à 113

Notes

  • [1]
    Le logos est entendu ici à la fois comme principe organisateur et discours justifiant ce principe.
  • [2]
    Ce terme utilisé dans la sociologie des professions de langue française permet d’échapper à l’opposition anglo-saxonne entre professions et occupations, opposition qui renvoie à une perspective d’analyse fonctionnaliste.
  • [3]
    Cette perspective permet d’échapper à une lecture trop strictement centrée sur les gains économiques ou statutaires générés par l’occupation d’un territoire professionnel. De celle-ci découle en effet une définition de la situation professionnelle qui renvoie plus généralement à l’identité sociale.
  • [4]
    Extrait d’une plaquette de formation continue spécialisée dans une fonction de gestion.

1Quels que soient leur champ et mode d’application, les interventions des consultants sont sous-tendues par un raisonnement visant l’optimisation de la performance et par l’instauration de démarches rationnelles, méthodiques et contrôlées. Elles transforment profondément les organisations dans lesquelles elles s’inscrivent en introduisant de nouvelles normes d’action mais aussi des structures et des techniques différentes.

2Ces discours et pratiques appartiennent à un univers plus large, celui de la gestion, apparu depuis la seconde moitié du XIXe siècle comme méthode pour « conduire les affaires » reposant sur les principes de Maîtrise, Performance et Rationalité. Le recours aux consultants, comme experts de ces principes, n’a eu de cesse de croître en France, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En témoignent l’augmentation du nombre de cabinets-conseil et du volume de leur activité (Villette, 2003 ; Berrebi-Hoffmann, 2002), mais aussi la multiplication de leur offre et la variété de leur profil (Henry, 1992). Par ailleurs, la diversification de leurs interventions et de leurs clients semblent marquer une influence grandissante dans des sphères où la gestion ne faisait pas partie des normes d’action. C’est le cas du secteur public, mais aussi de l’univers associatif qui s’entourent de consultants pour (ré)organiser leurs activités.

3Comment s’expliquer une telle présence de ces consultants prônant le raisonnement gestionnaire ? Sur les traces de J. K. Galbraith (1989), doit-on comprendre leur influence à l’aune d’un pouvoir d’expert, faisant d’eux les derniers avatars de la technocratie ? Ne faudrait-il pas plutôt suivre une démarche webérienne et expliquer la « consultocratie » (De Saint-Martin, 2000) comme une fonction concomitante à l’irruption historique d’un « esprit gestionnaire » (Ogien, 1995), de la même façon que la bureaucratie accompagnait l’esprit du capitalisme (Weber, 1971) ?

4En marge de ces deux hypothèses, cet article tente d’expliquer la place croissante des consultants, à partir de ce qu’ils produisent et du développement plus général d’un espace professionnel « gestionnaire ». C’est en effet dans cette configuration (Elias, 1987) que les consultants prennent place, en interdépendance étroite avec d’autres acteurs : les universitaires qui institutionnalisent les savoirs gestionnaires d’un côté, de l’autre, les cadres, managers, responsables d’unités ou dirigeants qui opérationnalisent ces savoirs pour assurer leur fonction d’encadrement, de surveillance ou de direction. L’analyse des interdépendances entre ces acteurs, met à jour la dynamique interne de cet espace. La présence des consultants et leur influence ne peut ainsi être saisie qu’à partir de réseaux d’interdépendances, eux-mêmes inscrits dans la dynamique professionnelle plus vaste de l’espace gestionnaire. Les consultants fabriquent les dispositifs qui mettent en scène les savoirs nécessaires à l’exercice légitime de l’activité gestionnaire en organisation. Cette quête de légitimité des différents groupes professionnels impliqués dans cet espace pousse au renouvellement des dispositifs de gestion par ceux qui en sont les experts, les consultants, et à leur application toujours plus large ou pointue, grâce à leur aide. Cet article, issu de travaux plus généraux sur la diffusion de la forme gestionnaire (Boussard, 2008), se centrera sur le cas français, en interrogeant plus particulièrement les liens entre univers de l’organisation, du conseil et monde académique.

LE TRAVAIL DES EXPERTS DE LA GESTION

5Si l’on qualifie d’espace gestionnaire l’univers caractérisé par un ensemble d’activités lié à la gestion, alors ce dernier peut être scindé, de façon heuristique, en deux sous-espaces. D’un côté celui des consultants, de l’autre celui de leurs clients, en charge de fonction de gestion dans une organisation. Les premiers proposent aux seconds leur expertise pour choisir parmi les différentes solutions s’offrant à eux et ils les assistent ensuite pour la mise en œuvre.

6Cette modélisation du travail des consultants masque une activité sous-jacente et essentielle : la conception des démarches de gestion d’une part, et leur mise en forme commerciale de l’autre. Lorsqu’ils ne sont pas « chez le client », les consultants approfondissent leurs solutions, surveillent les techniques concurrentes ou nouvelles, élaborent de nouveaux modèles et outils et construisent les présentations matérielles et discursives qui permettront de transformer ces connaissances techniques en offre commerciale. À ce titre, l’activité des consultants est une « industrie du savoir » (Kipping et Engwall, 2002). Elle développe et vend des savoirs sur l’organisation et sa gestion. Pourtant les consultants s’avèrent ne pas être les seuls à participer à la production des savoirs gestionnaires.

Les producteurs des savoirs gestionnaires

7C’est dès le début du XXe, aux États-Unis comme en France, que des ingénieurs se spécialisent dans le conseil aux entreprises. Ces ingénieurs se définissent comme des savants préoccupés de faire pénétrer la méthode et l’esprit scientifique dans l’entreprise, comme F. Taylor aux États-Unis ou H. Fayol en France. Après la Seconde Guerre mondiale, les cabinets se développent sur le modèle anglo-saxon, du réseau de cabinets. Depuis 1980, c’est le modèle des cabinets multinationaux standardisant leurs méthodes et leurs savoirs en vue de la conquête de parts de marché (Ramirez, 2005) qui prévaut. Le marché est dominé par quatre « Bigs », ce qui n’empêche pas la coexistence de ces grands cabinets avec des cabinets beaucoup plus petits, certains mêmes ne reposant que sur le savoir d’une personne qui s’est fait une place sur le marché comme expert d’une technique ou démarche (Villette, 2003).

8Parmi ces consultants indépendants, on retrouve des universitaires qui vendent leurs connaissances. Cependant la place des universitaires dans ce sous-espace gestionnaire va au-delà de ces quelques consultants. En effet, depuis le début du XXe siècle, l’université (et les écoles pour le cas français) sont devenues le lieu de l’institutionnalisation des savoirs gestionnaires. C’est aux États-Unis que ces nouveaux savoirs, venus du monde du conseil, sont progressivement intégrés aux meilleurs cursus universitaires, comme à l’université Harvard en 1908 (Chandler, 1977). L’université s’affirme comme le lieu où se collectent et se diffusent ces connaissances. Des spécialités disciplinaires se constituent autour d’experts qui assurent la reprise, la généralisation et la transmission des pratiques et techniques privées des entreprises (Cochoy, 1999). Avec du retard et en suivant un processus historique différent, le système des grandes écoles, le système universitaire français intègre et développe lui aussi des connaissances gestionnaires autonomes, sur le modèle américain (Chessel, Pavis, 2001 ; Djelic, 2004). C’est dans ces écoles (HEC, ESSEC, écoles supérieures de commerce, mais aussi depuis la fin des années 1980, écoles d’ingénieurs) que sont enseignés les savoirs gestionnaires, des plus classiques (Taylor, Fayol, etc.) aux plus pointus et récents développés par les consultants. Ces derniers viennent d’ailleurs eux-mêmes enseigner dans ces lieux. Ils échangent et collaborent avec le monde académique qui conceptualise lui aussi, de son côté, de nouveaux savoirs.

Des savoirs gestionnaires aux dispositifs de gestion

9Les savoirs gestionnaires produits par les experts ont la particularité de ne pas être théoriques, mais d’être ancrés dans des techniques et outils concrets. En effet, la gestion se fait à travers un certain nombre d’actions reposant sur un « substrat technique » (Hatchuel, Weil, 1992). Ces éléments techniques très divers (modes opératoires et procédures, tableaux de bord et outils d’évaluation, etc.) touchent des fonctions différentes de l’organisation (finance, production, personnel...). Le système de gestion d’une organisation est constitué d’éléments disparates mais finalisés et interdépendants (Mercier, Sechaud, 2000). Les différents éléments, fiches, statistiques, logiciels, entretiens, bilans, procédures, etc., fonctionnent en lien les uns avec les autres. Le terme dispositifs de gestion (Boussard, Maugeri, 2003) permet de rendre compte de la mise en œuvre complexe, hétérogène, fragmentée mais articulée de savoirs et pratiques gestionnaires.

10L’analyse des divers dispositifs existants peut alors laisser croire, si l’on s’en tient au registre matériel ou symbolique, à une grande hétérogénéité des modes de gestion. Qu’y a-t-il de commun entre un système de contrôle de gestion, un ERP, une segmentation de clientèle et une certification ISO ? En entrant dans le détail des dispositifs, en situation, on s’aperçoit qu’ils respectent une logique commune articulée autour de la recherche d’un idéal pour l’organisation, décliné en trois principes (Boussard, 2008). Le premier définit la raison d’être de la gestion, en l’occurrence assurer le contrôle et la maîtrise d’une organisation (Maîtrise). Le second lui fixe un objectif : permettre aux organisations d’être efficaces et performantes (Performance). Le troisième en détermine les modalités, l’utilisation d’une approche méthodique et rationnelle des problèmes (Rationalité). Maîtrise, Performance et Rationalité forment ainsi le « logos » gestionnaire [1]. À travers ces principes, le logos présente les raisons d’être, objectifs et modalités de tout système gestionnaire. Ce logos dont on peut trouver trace dès les fondements des premières pratiques gestionnaires au début du XIXe siècle (comptabilité industrielle), se retrouve dans les dispositifs les plus récents, du Knowledge Management à l’organisation par projet. Il manifeste que faire de la gestion, c’est inscrire la conduite des organisations à l’intérieur de ce cadre fondateur. Faire de la gestion, c’est dire que la conduite est avant tout la maîtrise d’une organisation aux fins d’atteindre une performance par une démarche méthodique, calculée et scientifique.

11Ce logos gestionnaire peut se lire de façon très directe dans les productions expertes (encyclopédies et manuels de gestion, guides pratiques et méthodes rédigés par des consultants, offres de conseil ou de formation). Mais il est aussi de façon implicite contenu dans les dispositifs de gestion, sous forme d’un discours incorporé dans la matérialité des outils. L’ordre du discours et de la technique ne sont en effet pas séparables car tout élément technique est aussi un « énoncé » (Foucault, 1969). Le terme de dispositif permet de rendre compte de l’imbrication des niveaux discursifs et techniques (Foucault, 1991). Mieux que celui d’ « outil » (Berry, 1983) ou d’ « instruments » (Moisdon, 1997 ; Lascoumes, Le Galès, 2004), il permet d’insister sur l’existence d’éléments de nature hétéroclite et de niveaux différents : les dispositifs de gestion sont des ensembles de savoirs, techniques, outils, matériels, lieux, acteurs, discours, symboles qui s’interpénètrent et s’articulent. Ils s’inscrivent ainsi dans un logos gestionnaire qu’ils participent simultanément à fonder et à produire.

La production des dispositifs de gestion : concurrence, segmentation, performativité

12La production de dispositifs de gestion se présente comme un paradoxe : elle est à la fois empreinte d’une grande homogénéité, puisqu’inscrite dans le logos gestionnaire, et simultanément fragmentée en une multiplicité de types. En effet, la gestion est divisée en plusieurs fonctions (finance, production, marketing, etc.) à l’intérieur desquelles est décliné, de façon spécifique, le logos gestionnaire (systèmes de contrôle de gestion, systèmes de gestion de la production, modèles d’analyse du marché, etc.). Par ailleurs, chaque fonction est elle-même le siège d’une concurrence entre dispositifs (exemple : la concurrence entre ABC et BSC) et même plus, de phénomènes de mode (des dispositifs se succèdent et se remplacent).

13Vus sous cet angle de la différenciation et de la concurrence, les dispositifs semblent constituer un marché dans lequel on peut supposer que les producteurs répondent à la demande des clients, en mal d’outils toujours plus efficaces. Or les propositions de la sociologie économique, notamment à la suite des travaux de M. Granovetter (2000), invitent à considérer le marché non comme un ajustement entre une offre et une demande, mais comme le résultat de « médiations ». Cela suppose de voir les dispositifs de gestion comme des « fabrications » spécifiques, opérées par des intermédiaires. C’est notamment l’analyse que E. Abrahamson et G. Fairchild (1999) font du dispositif « cercle de qualité ». Ils montrent que les promoteurs de ce dispositif ont d’abord formulé les difficultés des entreprises américaines dans les années 1980 comme un problème de productivité, dû à l’arrivée du Japon sur la scène économique. Ils ont alors présenté l’adoption des cercles de qualité, sur le modèle japonais, comme la solution au problème. Mais ce problème, ils avaient contribué à le définir.

14Le marché des dispositifs de gestion résulte donc plutôt du travail de ces promoteurs qui ne sont autres que les experts en gestion, consultants comme universitaires. Ces derniers jouent le rôle de prescripteurs (Hatchuel, 1995) en aidant et guidant les choix des clients face à une offre complexe de dispositifs. Mais surtout, ils proposent des définitions des problèmes de performance, des causes aux difficultés et des solutions efficaces. De par l’expertise qu’ils développent, ils orientent fortement la demande et structurent l’offre de dispositifs. Ils participent à la fabrication des dispositifs, dans le sens où ils les créent jusqu’à leur mise en forme matérielle, symbolique, discursive. Ils jouent le rôle des « professionnels du marché » (Cochoy, 1999) qui « packagent » les produits afin de capter les clients. Ces opérations de présentation supposent une formalisation permanente de nouvelles théories dans le cadre de matrices, grilles d’analyse, procédures, etc. Ils développent un savoir incorporé dans des dispositifs qui leur permet de trouver, convaincre et fidéliser des clients.

DYNAMIQUE DE L’ESPACE GESTIONNAIRE

15Les experts fabriquent donc des dispositifs et s’en font prescripteurs auprès des clients. Comprendre l’espace gestionnaire suppose de saisir également ce deuxième sous-espace, celui des clients. Ces derniers sont des cadres, des managers, des responsables d’unité ou des dirigeants en charge de gérer une organisation. Pour ce faire, ils utilisent des dispositifs de gestion. Ils ont eux-mêmes été formés au logos gestionnaire, parfois même dans les mêmes lieux que les consultants payés pour les aider. Ces clients sont, au sein de leur propre organisation, eux-mêmes experts ou futurs experts en gestion, dans le domaine qui les concerne.

Un espace professionnel ?

16Contrairement à d’autres activités expertes (comme la médecine ou le droit), le client est lui-même un acteur du savoir qu’il vient chercher auprès de ses conseillers. Ce client est un « professionnel » de la gestion, au même titre que le prescripteur. L’espace gestionnaire n’en est pas pour autant un espace professionnel, au sens fonctionnaliste du terme (Merton, 1957 ; Wilenski, 1964). En effet, le marché du travail dans cet espace n’est pas fermé par un monopole d’exercice légal de l’activité. Même s’il y a, à partir des années 1920, une institutionnalisation des savoirs et une forme gestionnaire académique, même s’il existe des associations professionnelles pour représenter les managers ou les cadres, à aucun moment ces derniers ne peuvent créer un monopole d’exercice de l’activité.

17Pourtant cette absence de fermeture légale du marché du travail gestionnaire ne laisse pas place à un espace ouvert et non régulé. L’espace gestionnaire a ceci de particulier : il n’est pas fermé par des autorisations d’exercer (licenses) garantissant un monopole d’emploi mais il est structuré par des certifications « institutionnelles » (Freidson, 1986). C’est à une institution qu’est reconnu le droit de délivrer un service, et pour que ce droit soit reconnu, il faut que l’institution soit accréditée. Ainsi ce qui crée des fermetures de l’espace gestionnaire, c’est la réputation du diplôme par l’institution qui le délivre (un diplôme de telle université), réputation construite par différentes méthodes (enquête, évaluation des programmes, analyse des salaires des diplômés) qui établissent un classement des titres entre eux (Djelic, 2004). À cette fermeture imputable à la réputation du diplôme se rajoute celle liée à la réputation du parcours professionnel. Le diplôme permet de rentrer dans une organisation prestigieuse, qui permet à son tour de « qualifier » le manager, le consultant ou l’enseignant. Avoir fait une partie de son parcours professionnel dans une société réputée pour sa gestion devient un élément de certification. Les cabinets-conseil sont une pièce maîtresse de ce jeu de certifications croisées : les « meilleurs » d’entre eux recrutent parmi les diplômes les plus prestigieux et sont considérés comme un complément de formation qui permet d’ouvrir la voie à des postes de direction dans les entreprises.

18En définitive, ces mécanismes certificateurs militent pour l’existence d’un processus de fermeture du marché professionnel, mais dans une perspective néo-webérienne de la professionnalisation, telle que proposée par M. Larson (1977), E. Freidson (1970, 1986) ou A. Abbott (1988). L’espace gestionnaire est alors à analyser comme un monde investi par des processus complexes de fermeture de segments du marché du travail par différents « groupes professionnels » [2].

La fermeture par les savoirs

19Ces processus de fermeture visent l’occupation de territoires professionnels (Abbott, 1988) : les groupes sont en concurrence les uns avec les autres pour l’attribution de la légitimité d’exercer dans un champ d’activité spécifique. Dans le modèle d’Abbott, cela donne lieu à une compétition interprofessionnelle. Historiquement l’espace gestionnaire a été fondé par les compétitions entre ingénieurs et comptables (Boussard, 2008). Plus récemment cette querelle ancienne sur la prétention à accroître la performance des organisations se retrouve dans les conflits entre fonction finance et fonction production. Mais on peut analyser ces compétitions sur un registre intraprofessionnel, dès lors que l’observation des groupes professionnels amène à rendre compte de processus de différenciation interne (Bucher et Strauss, 1992 ; Hughes, 1996). Chaque groupe se scinde en différents segments défendant chacun une conception de l’acte professionnel le plus caractéristique, comme des méthodes à utiliser et des attentes et attitudes légitimes des clients [3]. On peut illustrer ce point par les « disputes » (Abbott, 1988) qui traversent la fonction « Finance » : les frontières entre comptables, contrôleurs de gestion et financiers ne se sont jamais stabilisées et elles font l’objet de controverses récurrentes sur la question de « ce qu’il convient de faire » (Hughes, 1996) et de qui doit le faire. Ces disputes se jouent au niveau des formations universitaires, des associations professionnelles, des offres de conseil et des organisations elles-mêmes.

20Selon E. Freidson (1986) et A. Abbott (1988), ces multiples compétitions prennent pour appui les savoirs professionnels. Ces derniers, s’ils sont reconnus, permettent à un groupe de fonder sa légitimité à occuper un territoire professionnel. En effet, les savoirs proposent des définitions des problèmes rencontrés par les clients et autorisent le groupe à s’en occuper au détriment de ceux qui prétendaient en être les spécialistes. La reconnaissance de ces savoirs, fondamentale dans ce processus, passe par la construction d’un diagnostic, de méthodes d’inférence et de traitements adaptés. En définissant les problèmes, ces savoirs donnent aussi les solutions adaptées et rendent le groupe indispensable à leur réalisation, de par les connaissances pratiques possédées.

21Dans cette perspective, les dispositifs de gestion qui incorporent et mettent en scène les savoirs gestionnaires participent à l’occupation des territoires professionnels. C’est autour d’un socle commun de connaissances, fondé sur les principes de maîtrise, performance et rationalité, que consultants, universitaires et « managers » ont pu créer, développer et défendre un territoire professionnel, celui de la gestion, dont ils se sont faits les experts. Mais plus particulièrement, c’est à partir des dispositifs de gestion spécifiques que les compétitions à l’intérieur de cet espace sont régulées. Les compétitions entre différentes spécialités de conseil, entre différentes universités et entre différentes fonctions se jouent sur fond de fabrication et d’utilisation de dispositifs spécifiques, qui sont présentés comme toujours plus innovants. De même, la fabrication de modèles d’analyse financiers, de normes comptables ou de méthode de calcul d’indicateurs de performance fonctionne comme armes pour régler les compétitions professionnelles à l’intérieur même de la fonction Finance (distinctions entre comptables, financiers et contrôleurs de gestion).

LES FORMES D’INTERDÉPENDANCES ENTRE ACTEURS DE L’ESPACE GESTIONNAIRE

22L’homogénéité, construite autour du logos gestionnaire rappelle le processus d’ « imitation » mis en évidence par G. Simmel (2004) dans les groupes sociaux. Ce processus est toujours complété par celui de « différenciation », par lequel les membres d’un groupe, constitué par imitation réciproque, cherchent à se distinguer les uns des autres. La fragmentation de l’espace gestionnaire en groupes constitués autour de dispositifs spécifiques ne prend son sens que dans le cadre d’une homogénéité plus globale du logos gestionnaire. Concurrence et cohérence ne sont pas ici antinomiques mais articulées.

23L’espace gestionnaire est en conséquence un espace professionnel différencié et hiérarchisé sur fond de légitimité des dispositifs proposés. C’est aussi ce qui en assure la fermeture à l’extérieur, et les différentes fermetures internes. Cette dynamique favorise la production de dispositifs, leur institutionnalisation (reconnaissance comme savoirs académiques) et leur utilisation (savoirs pratiques). Dans cette dynamique, les experts, consultants comme universitaires, jouent un rôle central. Comme nous l’avons montré précédemment, ce sont eux qui fabriquent les dispositifs en imbriquant savoirs académiques et pratiques. Mais ils se positionnent finalement comme les experts des experts : leur offre de dispositifs ne vaut que parce qu’elle s’adresse à des clients qui, eux-mêmes dans l’espace gestionnaire, en partagent la dynamique. Ils ont aussi à se positionner comme expert d’un savoir gestionnaire pour s’assurer l’occupation d’un territoire d’activité, légitimité d’un statut et position symbolique et identitaire.

être un vrai « manager »

24La demande des clients pour les prestations de conseil en gestion ne peut se comprendre que rapportée à la figure professionnelle du manager institutionnalisée par le logos gestionnaire : ils sont ceux par qui le « contrôle » est rendu effectif, ceux par qui la « performance » peut être atteinte, ceux par qui la « rationalité » devient règle. Par exemple, lors d’une formation en contrôle de gestion, un enseignant appelait les étudiants, futurs managers, à être « un relais permettant que se diffuse jusqu’à la tête des responsables, la mesure de la performance ». Cette figure, héritée en partie de celle des ingénieurs, est sans cesse reproduite par les formations suivies par les managers et les discours académiques et professionnels. La globalisation de l’enseignement en gestion, sur le modèle des MBA américains, contribue à offrir une figure de manager à la fois homogène et prégnante.

25Les managers ainsi formés inscrivent leur action dans un contexte normatif où les vertus gestionnaires sont légitimes (Meyer et Rowan, 1977). Pour être un vrai manager, il faut correspondre à la figure idéalisée par le discours. Dans ce cadre les dispositifs deviennent des accessoires indispensables pour « jouer » le rôle de manager. Parce qu’ils incarnent et disent le logos gestionnaire, ils permettent d’être un manager. Les savoirs pratiques sont indispensables au professionnel pour tenir sa place. De la même façon que le médecin est légitime grâce aux thérapies qu’il propose, le manager ne tient pas son rôle sans techniques. Les travaux historiques de B. G. Carruthers et W. N. Espeland (1991) sur la diffusion de la comptabilité en partie double montrent ainsi que l’adoption de cette dernière par un homme d’affaire lui permettait de s’assurer une réputation de sérieux et d’honnêteté. Dans un environnement institutionnel sacralisant la rationalité, les managers recherchent un effet symbolique en adoptant les dispositifs qui incarnent cette dernière.

26Par ailleurs, le manager agit en permanence en situation d’incertitude. Il n’est jamais assuré de réussir. La mesure de la performance est délicate car la corrélation entre les différentes variables d’action et de résultat n’est jamais évidente. Or, en situation d’incertitude radicale, la seule conduite rationnelle consiste à imiter les autres afin d’éviter les risques et limiter les sanctions négatives (Keynes, 1936). Adopter, comme les autres, un dispositif de gestion, et si possible le plus réputé pour son efficacité, permet d’éviter les accusations de négligence en cas d’échec (Meyer et Rowan, 1977). Cette situation aboutit à ce que DiMaggio et Powell (1983) ont appelé « isomorphisme mimétique ». Les managers choisissent, par « usage opportuniste » (Segrestin, 2004) les solutions de gestion adoptées par des organisations similaires. L’adoption des normes ISO, des systèmes ERP ou du travail en « mode projet » en sont de bons exemples.

27En outre, à l’intérieur du rôle général de manager existent des compétitions entre les fonctions. être ingénieur de production, ce n’est pas être cadre financier, ni responsable de ressources humaines, ni encore responsable marketing. La question pour un manager dépasse celle de l’adaptation au rôle général que l’on attend de lui. Il doit en plus garder le contrôle sur un territoire professionnel dont d’autres managers voudraient s’emparer. Il ne s’agit pas seulement de mettre en scène le logos gestionnaire général, mais de défendre sa légitimité à intervenir sur les problèmes de l’organisation. Les dispositifs de gestion, en tant que modèles de diagnostic, d’inférence et de traitement offrent des ressources à chaque segment de manager pour revendiquer sa place dans l’organisation. Dans la formation précitée, l’enseignant exhortait les étudiants à démontrer à la direction de l’entreprise que grâce au dispositif de Value Based Management, « le contrôle de gestion a les outils pour faire comprendre à la direction ce que c’est que de créer de la valeur ».

28Mais pour défendre un territoire, il faut aussi que chaque segment continue à faire ses preuves en proposant des conceptions des problèmes et de leur résolution paraissant comme plus adaptées que celles des autres segments. C’est à ce stade qu’ils rencontrent l’offre de dispositifs offerte par les experts. D’un côté, l’offre de formation qui propose de « les aider à développer leurs compétences techniques et managériales en s’appuyant sur une palette d’outils et de pédagogies adaptées à des professionnels du métier » [4]. De l’autre l’offre de prestation de conseil proposant l’assistance à la mise en œuvre de dispositifs de gestion.

La circulation entre les sous-espaces gestionnaires

29Comme nous l’avons déjà signalé, il n’y a pas de coupure réelle entre espace académique et espace du conseil : les consultants récupèrent des savoirs universitaires pour les mettre au service des entreprises, mais en même temps ils fournissent à l’université des pratiques et techniques qu’elle transmet. Les universitaires offrent des prestations de conseil et les consultants offrent des prestations de formation (souvent première étape d’une intervention de diagnostic, puis de mise en œuvre). Mais la circulation entre les sous-espaces est encore plus complexe. En effet, les consultants ne font qu’exceptionnellement l’intégralité de leur carrière dans le conseil. La perméabilité est grande entre les univers des managers, des universitaires et des consultants : les consultants sont souvent d’anciens managers, les managers d’anciens consultants. Ils sortent de l’université et peuvent alimenter celle-ci de leurs modèles en devenant eux-mêmes formateurs ou auteurs de manuels ou de méthodes.

30Rappelons en outre qu’experts et clients ont été formés au même logos gestionnaire. Les différences se jouent le plus souvent sur la réputation des diplômes. Les cabinets les plus prestigieux, comme les entreprises ou unités les plus cotées, recrutent dans les formations les plus reconnues. En d’autres termes, experts et clients appartiennent à des réseaux qui les lient les uns aux autres. Ainsi, il est vain d’opposer les sous-espaces, comme nous l’avons fait jusqu’à présent, entre experts d’un côté et clients de l’autre. Ce clivage masque l’existence de ces réseaux dont la particularité est d’être plus qu’un ensemble de relations. En effet, ces réseaux sont des espaces cognitifs dans lesquels les membres sont reliés par un ensemble de connaissances et de conventions communes. Ces dernières sont le résultat des savoirs théoriques et pratiques diffusés par les dispositifs de gestion. Ceux-ci s’intègrent eux-mêmes au réseau en tant qu’objets techniques dans le cadre de réseaux sociotechniques (Callon, 1988) : ils permettent la mobilisation des acteurs autour d’une traduction commune et partagée d’un problème et d’une solution. Ils se présentent à un moment donné comme la modalité professionnelle par excellence. C’est à l’intérieur de ces réseaux que circulent, portées par les dispositifs, des définitions de l’activité professionnelle et la hiérarchisation des segments. Les dispositifs, appris à l’université, en formation continue ou par la voie du conseil, sont les clefs d’accès à ces réseaux. Et en même temps, ils sont appelés par le réseau lui-même : dès qu’un membre de ces réseaux change de poste, de fonction ou de rôle, il transporte avec lui ces définitions et s’entoure des dispositifs qui les soutiennent.

31Les normes gestionnaires répandues par les consultants sont donc à envisager comme le résultat d’une interdépendance entre les différents groupes professionnels, structurés en réseaux. La force du raisonnement gestionnaire n’est pas alors la conséquence du « pouvoir » des consultants, ni même celle d’une inéluctable rationalisation du monde moderne dont ils seraient les acteurs inconscients. Elle se situe à un niveau intermédiaire et diffus, celui d’une dynamique qui pousse les acteurs de cet espace, quels qu’ils soient, à se dire « professionnels » en utilisant des savoirs théoriques et pratiques appropriés au logos gestionnaire. Comme le dit ce cadre en formation continue : « Il faut apprendre et mettre en place des outils nouveaux pour gagner en professionnalisme et continuer à faire croître notre entreprise. » Le consultant est juste derrière la porte de l’université : il prépare les dispositifs nécessaires à cette demande de « professionnalisme ».

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Mots-clés éditeurs : Savoirs, Profession, Management, Organisation

Date de mise en ligne : 22/05/2009

https://doi.org/10.3917/cis.126.0099

Notes

  • [1]
    Le logos est entendu ici à la fois comme principe organisateur et discours justifiant ce principe.
  • [2]
    Ce terme utilisé dans la sociologie des professions de langue française permet d’échapper à l’opposition anglo-saxonne entre professions et occupations, opposition qui renvoie à une perspective d’analyse fonctionnaliste.
  • [3]
    Cette perspective permet d’échapper à une lecture trop strictement centrée sur les gains économiques ou statutaires générés par l’occupation d’un territoire professionnel. De celle-ci découle en effet une définition de la situation professionnelle qui renvoie plus généralement à l’identité sociale.
  • [4]
    Extrait d’une plaquette de formation continue spécialisée dans une fonction de gestion.

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