Notes
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[1]
Heinrich Rickert, Science de la culture et science de la nature, trad. par Anne-Hélène Nicolas, préface d’Ernst W. Orth, suivi de Théorie de la définition, trad. par Carole Prompsy et Marc de Launay, Paris, Gallimard, 1997.
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[2]
Cet article est surtout fondé sur mes propres expériences en tant qu’acteur dans ce changement en Chine, et sur une connaissance des mouvements sociaux, acquise à travers mes contacts personnels avec les acteurs de ces mouvements.
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[3]
Il est étrange de voir qu’au moment où une partie du monde prépare ou connaît l’un des plus grands changements sociaux modernes, la transition post-communiste, certains sociologues occidentaux considèrent pourtant le « changement social » comme « objet d’étude désuet » depuis un certain temps (Alexis Trémoulinas, Sociologie des changements sociaux, Paris, La Découverte, 2006, p. 3-4). Depuis sa naissance, la sociologie est toujours, au moins partiellement, une sociologie du changement. L’ignorance ou le refus d’étudier le changement ne dévoilent-ils pas certains changements sociaux et intellectuels en Occident et ne sont-ils pas l’une des causes de la crise sociologique ?
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[4]
Ying-Shih Yü, The radicalization of China in the twentieth century, Daedalus, vol. 122, no 2, Spring 1993, p. 125-150.
-
[5]
Zhang Lun, La vie intellectuelle en Chine après la mort de Mao, Paris, Fayard, 2003.
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[6]
Sur la notion de biantong, voir Zuowei zhidu yunzuo he zhidu bianqian fangshi de biantong [Biantong, s’accommoder aux circonstances : un mode de fonctionnement et de changement des institutions], écrit par le Groupe d’études sur les changements des institutions et des structures, Zhongguo shehui kexue [Chinese Social Sciences Quarterly], no 27, Hong-Kong, novembre, 1997. Liu Xiaojing analyse en détail les changements produits suite à une série de biantong au niveau des institutions officielles et non officielles en matière de répartition des terres. Il montre comment ces changements engendrent un résultat final révolutionnaire dans ce domaine : la décollectivatisation de la terre. Jingqiaoqiao de geming : zhongguo nongcun tudi zhidu biantong wenti yanjiu [La révolution silencieuse : étude sur la question du changement du système des terres dans les campagnes chinoises], in Da biange zhong de xiangtu zhongguo : nongcun zuzhi yu zhidu bianqian wenti yanjiu [La Chine rurale dans la grande transition : étude sur la question du changement des organisations et des institutions], éd. par le département d’Études sur les institutions et organisations de l’Institut d’études sur les développements ruraux, Pékin, Shehui kexue wenxian chubanshe, 1999, p. 3-34.
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[7]
L’expression, employée d’abord par certains économistes pour résumer le parcours de la réforme, est reprise ensuite par de nombreux chercheurs pour décrire la particularité de la transition chinoise. Lin Yifu, Cai Fang et Li Zhou, Zhongguo de qiji : fazhan zhanlüe yu jingji gaige [Le miracle de la Chine : stratégie de développement et réforme économique], Shanghai, Sanlian, 1994.
-
[8]
Chen Yizi, Zhongguo : shinian gaige yu bajiu minyun – Beijing liusi tusha de beijinhuo [La Chine : dix ans de réforme et le mouvement démocratique de 1989], Taibei, Liangjing, 1990, p. 5-8.
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[9]
Voir l’article de Liu Xiaojing, op. cit., p. 23.
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[10]
Voir Wu Xiang, Zhongguo nongcun gaige shilu [Les rapports authentiques sur la réforme agraire en Chine], Hangzhou, Zhejiang renmin chubanshe, 2001.
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[11]
Alain Touraine, Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 71 et 185.
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[12]
Nous n’évoquerons ici que les grandes lignes, faute d’espace suffisant. Une analyse de l’influence extérieure sur le changement en Chine mériterait un autre article.
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[13]
Lu Liling, Zhongguo gaige de lishi juezhe [Le choix historique de la réforme chinoise], Ershiyi shiji [Twenty-First Century Review], no 96, Hong-Kong, août 2006, p. 7.
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[14]
Le besoin d’établir une loi pour protéger les biens personnels se fait sentir avec le développement des secteurs privés en Chine, mais il reste objet de controverse idéologique entre les défenseurs orthodoxes de la propriété collective et les partisans d’une libéralisation économique complète. Les autorités évitent soigneusement la polémique en utilisant des termes convenus. Cela n’a guère empêché la contre-attaque des gauchistes. La loi a été suspendue jusqu’à maintenant.
-
[15]
Chen Liangyu, membre du Comité permanent du Comité central et secrétaire général du PCC à Shanghai jusqu’au 24 septembre 2006, jour où il fut suspendu de toutes ses fonctions publiques et traduit pour corruption devant le Comité de discipline du PCC. Quelques jours auparavant, il donnait encore un discours sur la nécessité de contrer la corruption devant les cadres du Parti à Shanghai. Selon des informations récentes, les sommes détournées pourraient atteindre plus de 300 millions de yuan, soit plus de 38,36 millions de dollars. Voir Yazhou zhoukan [Asian Weekly], vol. 21, no 1, Hong-Kong, 7 janvier 2007.
-
[16]
Joyce Durand-Sebag, Stratification et classes sociales, in Sociologie contemporaine, dir. par Jean-Pierre Durand et Robert Weil, Paris, Vigot, 1997.
-
[17]
Henri Mendras, La fin des paysans, Babel, 1991 [1967].
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[18]
Pour les études des sociologues chinois, nous ne citerons qu’un ouvrage de Li Qiang, l’une des figures représentatives de ces études, Shehui fenceng yu pinfu chaju [Stratification sociale et écart entre les riches et les pauvres], Xiamen, Ludao chubanshe, 2000. En ce qui concerne les études des sociologues étrangers, notamment américains, sur la stratification sociale en Chine, le recueil traduit en chinois, sous la direction de Bian Yanjie, est un bon exemple : Shichang zhuangxing yu shehui fenceng – meiguo shehuixuezhe fenxi zhongguo [Transition vers le marché et stratification sociale – les analyses des chercheurs américains sur la Chine], Pékin, Sanlian shudian, 2002.
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[19]
Par exemple, les dirigeants du PCC déclarent officiellement qu’ « une nouvelle couche sociale apparaît maintenant en Chine, formée par les entrepreneurs privés, les techniciens travaillant dans les entreprises privées, les travailleurs indépendants, les cadres et les techniciens travaillant pour les entreprises étrangères, les professions libérales, etc. ». Voir la dépêche de l’Agence Chine nouvelle, 31 août 2006. Ce nouveau classement est en quelque sorte une reprise des études faites par l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences sociales de Chine depuis plusieurs années, résumée en partie dans le rapport publié en 2002 : Dangdai zhongguo shehui jieceng baogao, [Rapport sur les couches sociales de la Chine contemporaine], Pékin, Shehui kexue chubanshe.
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[20]
À ce sujet, l’apparition d’écoles réservées aux élites, de quartiers d’habitation luxueux et sécurisés, de services privés haut de gamme dans les domaines de la santé, de la consommation et autres, est un signe clair.
-
[21]
Zhou Xiaohong, zhongguo Zhongchan jieji diaocha [Enquête sur la classe moyenne en Chine], Pékin, Shehui kexue wenxian chubanshe, 2005, p. 21-23.
-
[22]
Sur la formation de la classe ouvrière, voir Shen Yuan, Shehui zhuanxing yu gongren jieji de zai xingcheng [La transition sociale et la renaissance de la classe ouvrière], in Shehuixue yanjiu [Études sociologiques], no 2, 2006 ; Xu Yeping et Si Xiuying, Gongren jieji xingcheng : tizhi nei yu tizhi wai de zhuanhuan [La formation de la classe ouvrière : transformations à l’intérieur et à l’extérieur du système], hhttp:// www. sociology. cass. cn.
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[23]
Le droit de grève existait dans la Constitution chinoise et fut pourtant supprimé en 1982 sous le prétexte que « la Chine est un pays socialiste, l’intérêt national et celui des ouvriers sont les mêmes ».
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[24]
Le meilleur exemple est celui de Liu Shaoqi : président de la République et gardien de la Constitution, il fut battu à mort sans aucune forme de procès.
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[25]
Le 15e congrès du PCC en 1997 fixe la ligne politique, « yifa zhiguo, jianshe shehui zhuyi fazhi guojia » [gouverner le pays selon la loi et construire un État de droit socialiste], comme politique fondamentale de la nation. En mars 1999, le deuxième plénum du 9e congrès de l’Assemblée nationale la fait entrer dans la Constitution.
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[26]
Le 14 mars 2004, le deuxième plénum du 12e congrès de l’Assemblée nationale fait entrer cette promesse : « L’État respecte et protège les droits de l’homme » dans la Constitution. Ce qui clôt une longue polémique idéologique et donne désormais une légitimité à la notion des droits de l’homme en Chine.
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[27]
Parmi les procès les plus retentissants dans la défense des droits des consommateurs durant ces dix dernières années en Chine, plusieurs prennent en compte les préjudices moraux. Voir hhttp:// www. peoplelaw. com. cn/ anlifenxi/ fye. asp? type= 113.
-
[28]
Selon le chiffre avancé par la Fédération des organisations de protection de l’environnement, il existe 2 768 organisations non gouvernementales en Chine. Voir wwwww. news. cn,22 avril 2006.
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[29]
Guobin Yang, Global Environnementalism Hits China, in Yale Global, 14 février 2004.
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[30]
BBC.Chinese.com, 12 octobre 2006.
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[31]
Le 17 mars 2003, Sun, un jeune ingénieur venant d’arriver à Canton pour y travailler, est interpellé en pleine rue. N’ayant pas sur lui ses papiers d’identité (oubliés dans sa chambre), il est envoyé dans un centre de détention officiel dont l’objectif est d’interner provisoirement les personnes sans attestation légale d’habitation et de les renvoyer de force vers leur région natale, d’après la règle institutionnelle shourong (Système fondé en 1982 en vue de « recueillir » les gens sans domicile fixe et les mendiants et de les renvoyer dans leur région natale. En 1991, les catégories d’accueil s’étendent aux personnes qui n’ont pas de certificats officiels d’habitation, de travail, d’identité). Sun est maltraité et battu à mort trois jours après par ses codétenus avec la complicité des gardiens du centre. L’affaire provoque l’indignation publique, l’Internet devient le champ principal de formation et de mobilisation de l’opinion publique. Sous la pression, les autorités sont obligées de supprimer ce système. Cet événement est un tournant majeur dans le développement du mouvement de défense des droits civiques.
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[32]
Présentation de Wang Yi sur le rapport entre le mouvement de « défense des droits » et l’écriture sur l’Internet, le 25 novembre 2006, dans le cadre d’un salon de discussion organisé par des intellectuels chinois résidant à Paris.
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[33]
Teng Biao, Zhengxiang shi ruhe keneng de ? [Comment la vérité peut-elle émerger ?], hhttp:// www. boxun. com/ hero/ tengb/ 8_1. shtml.
-
[34]
Sur ce débat, voir la présentation dans ma thèse, Les Lumières et les acteurs : la modernité et les intellectuels en Chine, vol. 2, Paris, EHESS, 2000, p. 429-434.
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[35]
Entretien personnel avec Li, le 22 juin 2006, à Genève.
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[36]
Alain Touraine, La voix et le regard, Paris, Le Seuil, 1978, p. 126.
1La Chine est en transition, c’est la conviction de tous. Mais la nature, les mécanismes, les dynamiques et l’orientation de cette transition font encore largement débat. Nous ne disposons pas d’études suffisantes pour analyser cette transition et ses acteurs. Étant donné la portée du phénomène, discerner en détail les traits de cet immense changement demeure difficile. Comme le pense H. Rickert, le véritable initiateur de M. Weber, les sciences sociales et culturelles exigent toujours un choix d’intérêt qui renvoie aux références des valeurs [1]. Notre intérêt ici est de retracer, même grossièrement, la ligne générale de ce processus et de dévoiler les enjeux des luttes qui émaillent ces trois décennies de transition. Mais notre étude évoque surtout les nouveaux acteurs et mouvements sociaux qui sont susceptibles de porter l’avenir de la modernité en Chine [2].
UN CHANGEMENT SOCIAL BIEN PARTICULIER
Double transition et mondialisation
2La transition se déroulant en Chine se caractérise par sa double nature. D’un côté, il s’agit d’une transition postcommuniste dont l’essence n’est guère différente de celles qu’ont connues les pays ex-communistes. De l’autre, elle s’inscrit dans la longue transition de l’une des plus vieilles civilisations du monde vers sa modernité, processus amorcé en Chine depuis plus d’un siècle et demi. Ces deux processus se mêlent et se superposent, construisant un gigantesque changement d’une ampleur et d’une rapidité rarement observées dans l’histoire humaine. Ce changement n’entre dans aucun cadre théorique existant [3], ses enjeux sont multiples et complexes.
3De toute évidence, la civilisation chinoise n’est jamais demeurée « immuable », comme le pensaient certains autrefois. Mais sur le plan institutionnel, l’Empire a pourtant gardé ses traits millénaires fondamentaux jusqu’à une période très récente. Les institutions correspondaient à une structure mentale dans laquelle l’harmonie entre l’homme et le cosmos était la valeur suprême. Des éléments culturels exogènes n’ont cessé de s’intégrer à la civilisation chinoise au cours des siècles, comme le bouddhisme venu d’Inde, sans la remettre fondamentalement en cause. Cela est peut-être lié à sa supériorité culturelle, militaire, politique et économique de l’époque.
4Le choc provoqué par l’arrivée de la modernité occidentale au milieu du XIXe siècle a changé la donne. L’échec des premiers efforts de la Chine pour répondre aux défis lancés par cette modernité a gravement atteint la légitimité de la civilisation chinoise ; l’ordre cosmo-éthico-politique traditionnel s’est effondré au tournant du XXe siècle. Dès lors, les enjeux qui ont émergé, au cours de cette rencontre entre la Chine et l’Occident, pour la recomposition de cet ordre, ou plus exactement pour la construction d’un nouvel ordre dans un contexte totalement nouveau, sont devenus plus que jamais aigus et pressants : comment construire un État moderne efficace, capable à la fois de défendre l’intérêt national vis-à-vis des agresseurs avides et d’encourager le pays à se moderniser ? Sur quoi repose la nouvelle relation entre la société et l’État ? De quelle manière traiter l’héritage culturel ? Quelle serait la nouvelle relation entre l’individu et la société ? Comment passer d’un empire à une nation moderne ? Quelle place pour la Chine dans ce monde complètement nouveau, au niveau géographique autant qu’intellectuel ?... Guerres, révolutions, morts, ravages matériels et culturels, campagnes politiques et idéologiques, cris de souffrance et de victoire... rarement une civilisation n’aura subi un tel bouleversement dans son histoire. Plus d’un siècle et demi après, la construction de la modernité demeure inachevée.
5Faisant partie du programme de la modernité, le communisme chinois est partie prenante de cette construction, avec ses réussites mais aussi ses échecs. Amorcée vers la fin du XIXe siècle en pleine agonie de la civilisation, la tendance à une radicalisation politique et intellectuelle grandissante a dominé le XXe siècle [4]. S’inscrivant dans cette tendance, le communisme prend sa forme chinoise durant les guerres civiles et face au Japon. L’utopisme et l’égalitarisme expliquent en grande partie la fascination qu’il exerce sur les intellectuels occidentaux. Le populisme, le nationalisme et le modernisme anti-moderne suscitent l’admiration des révolutionnaires du tiers-monde pour la Chine rouge. Mais trente ans plus tard, l’application du programme maoïste se termine finalement dans l’échec après la Révolution culturelle, son apogée finale. « Où va la Chine ? », cette question, posée par les élites à chaque tournant historique, réapparaît à la fin des années 1970. « La Réforme » se substituant à « la Révolution », la Chine entre dans une phase d’après révolution, un processus postcommuniste dont les enjeux se superposent à ceux énumérés auparavant : comment réformer l’économie planifiée, qui semble rationnelle mais qui est au fond largement irrationnelle ? Comment redéfinir l’identité nationale ? Comment reconstruire une société civile, fonder un État de droit et une démocratie sur les ruines du totalitarisme ?... enjeux communs à tous les pays en transition postcommuniste mais avec bien des particularités dans le contexte chinois [5].
6Hier comme aujourd’hui, la transition de la Chine vers sa modernité n’est jamais éloignée de la situation extérieure. Ces dernières années, de nouveaux enjeux liés à la mondialisation accélérée se sont ajoutés à cette double transition, en renforçant la complexité. Citons la question de l’État comme exemple : d’un côté, la réforme étatique, à travers la décentralisation administrative ou une démocratisation au sens large, est l’une des conditions préalables pour activer l’économie et la société. Mais de l’autre, en raison de la nature totalitaire du régime, cette réforme ne conduit-elle pas plutôt à un effondrement étatique, à une absence de l’État et à une fragmentation totale ? Les expériences de certains pays en transition post-totalitaire en montrent bien les risques. Sans un État « normal », garant de l’ordre économique et acteur protégeant l’intérêt national, la transition économique vers le système de marché et le développement sont-ils encore possibles ? Sans remparts étatiques, la mondialisation ne devient-elle pas un nouvel instrument des puissants imposant leur volonté aux nations faibles ? La démocratie est l’objectif ou le souhait de beaucoup après l’étau totalitaire. Mais il est évident qu’elle est peu envisageable sans un démantèlement de l’ancien État. Or, si l’ordre étatique lui-même n’existe plus, comment une démocratie pourrait-elle encore exister !
7Nous assistons ainsi à un immense changement fait de contradictions, qui englobe à la fois l’industrialisation, l’urbanisation, l’informatisation, la démocratisation, la transition vers le système de marché, l’adaptation à la mondialisation... Ce changement spectaculaire depuis plus de deux décennies produit des effets qui modifient profondément la physionomie de la Chine mais aussi celle du monde. Comment ce changement s’est-il produit, et quel sera son avenir ? Les réponses à ces questions doivent être cherchées dans les dynamiques des réformes et dans les forces sociales naissantes.
Dynamique et chemins de la transition
8Le changement social résulte d’une série de conflits politiques et sociaux produits d’en haut et d’en bas de la société. Les conflits n’ont en fait jamais été absents de la vie chinoise, même sous le règne de Mao. Ils n’ont pourtant pas provoqué de tournant dans le contexte du régime totalitaire, mais ont contribué à l’épuisement du paradigme révolutionnaire maoïste.
9La recherche d’une nouvelle orientation après la Révolution culturelle s’accompagne inévitablement de conflits de pouvoir au sein de l’élite dirigeante, qui mettent en relief le mécontentement social exacerbé par la misère, la fatigue de l’agitation idéologique et l’injustice. Une psychologie sociale en faveur du changement a déjà mûri durant les dernières années de la Révolution culturelle. Dans la bataille contre les maoïstes, la victoire des élites réformatrices, visant à regagner le pouvoir perdu durant la Révolution culturelle, crée la condition politique du changement. Une nouvelle politique distincte de l’ancienne devient nécessaire. Le désenchantement de l’idéologie utopique et du culte de Mao, au sein du peuple autant que parmi les élites, favorise la renaissance d’une philosophie pragmatique et réaliste dans le pays, qui devient ensuite la philosophie de la réforme. Les intellectuels, premières victimes du maoïsme radical, montent au créneau avec vigueur pour chasser l’influence du maoïsme. Les conditions sont réunies : la réforme amorçant une grande transition jusqu’à nos jours est ainsi logiquement lancée par le haut, soutenue largement par le bas et justifiée par les intellectuels. Le rejet du modèle maoïste par cette grande alliance réformatrice confère à la transition une dynamique forte dès son démarrage.
10Certaines de ces conditions de départ préfigurent le chemin et les traits de cette transition, sa path dependency, pour employer un terme en vogue. D’abord, à la différence de nombreux pays de l’Est, la réforme est initiée et prônée par les élites au pouvoir. Dépasser le cadre légitime existant est inimaginable au départ, et reste difficile par la suite. Les résultats produits par la réforme renforcent le pouvoir dans une certaine mesure, mais l’affaiblissent aussi sur certains points. Ils suscitent des questions nouvelles auxquelles la réforme doit faire face. Des dépassements partiels et variables du cadre existant sont observés selon les périodes. À long terme, ils ont des conséquences non négligeables pour la transition. En revanche, certains problèmes non résolus sont autant de risques potentiels pour la réussite finale de la transition. Deuxièmement, les acteurs les plus dynamiques, à la différence de ce que certains pensent, sont de véritables moteurs du changement à la périphérie de l’ancien système. Ce sont en l’occurrence les paysans et les citadins marginaux. Quand l’État totalitaire relâche un peu son emprise, poussés par l’instinct de survie, avec un courage extraordinaire et une intelligence non sans rapport avec la tradition culturelle, ce sont eux qui se lancent dans les aventures de production et de commerce individuelles, au risque de subir des peines de prison et la perte de leur statut social. À chaque étape, à chaque action, les politiques officielles ne leur accordent souvent qu’une marge étroite ainsi qu’une légitimité faible et floue. Leurs luttes constantes pour tracer un chemin devant les obstacles institutionnels et idéologiques émaillent la réforme dans sa première période. C’est par ces luttes qu’ils deviennent de véritables acteurs de la transition. Enfin, les pratiques créatives de ces acteurs font l’objet de conflits au sein du pouvoir et dans le champ idéologique entre les divers courants d’élites. Ces luttes et pratiques créatives des acteurs d’en bas, les conflits d’en haut et l’interaction dialectique entre ces deux niveaux expliquent la vitalité frappante de la transition. La plupart du temps, les élites au pouvoir, souvent suite à une bataille politique et idéologique, acceptent les pratiques dans les faits et les institutionnalisent en les propageant ensuite officiellement dans un cadre plus large. Malgré la divergence sur les orientations de cette réforme, l’existence d’un consensus entre différents acteurs sur la nécessité de réformer la Chine est un facteur important et favorable à la conduite des réformes.
11Pour mieux comprendre la transition, deux phénomènes méritent encore d’être soulignés. L’un est une stratégie souvent employée par les acteurs d’en haut autant que par ceux d’en bas : le biantong. L’autre, c’est ce processus ou cette méthode de transition que certains nomment zengliang gaige. Le biantong signifie que les acteurs s’adaptent et accommodent les règlements et les politiques existants aux circonstances afin de contourner les obstacles institutionnels, politiques, idéologiques et sociaux. De cette manière, ils réussissent à éviter l’affrontement et à réduire le prix à payer [6]. Le célèbre slogan de Deng Xiaoping, bu zhenglun (pas de controverse sur la nature de la réforme, socialiste ? ou capitaliste ?) est une application de cette stratégie, au moment où les querelles idéologiques entrent dans une impasse et risquent de nuire à la réforme. Les acteurs d’en bas, y compris certains cadres locaux, ont fréquemment recours à cette méthode, et essaient de contourner les barrières fixées par les politiques et institutions actuelles. Franchir la ligne rouge sans affrontement est la règle d’or, même si la lutte reste un moyen incontournable si nécessaire. L’art de la rhétorique est exploité in extremis pour ménager les politiques et les pratiques. Un exemple est la redéfinition ou plus exactement la non-définition de « socialiste ». L’utilisation du terme comme qualificatif se vide petit à petit de son sens substantif, surtout après les années 1990, après que l’on eût fait subir à ce terme de multiples modifications de sens. Il n’est à présent qu’un terme variable en fonction du besoin des acteurs.
12Quant au terme zengliang gaige, il signifie que l’avance de la réforme se fait d’abord par l’élargissement du « gâteau » à partager pour tous, puis, en s’appuyant sur ce gâteau élargi, par la résolution des points difficiles, à savoir les mécanismes de distribution et de production du gâteau qui sont à réformer [7]. Cet élargissement ne vient pas, dans un premier temps, des mesures de réforme effectuées sur le système existant, mais plutôt de l’extérieur du système par la création de nouvelles richesses et de nouveaux secteurs, réalisée par l’intervention de nouveaux acteurs. La structure présente et les intérêts qui y sont liés ne subissent alors pas de changements brutaux, la résistance au changement est réduite. Dans un deuxième temps, en utilisant ces ressources accumulées comme moyen, vient le moment de réformer l’ancien système. Il ne faut pas voir ce processus comme la conséquence d’un choix totalement conscient, il résulte en grande partie des contraintes exercées par les conditions historiques dans lesquelles la réforme se réalise. La réforme agraire pendant la première période de la transition est un bon exemple pour illustrer ce que nous venons de présenter ici.
Réforme agraire : début et base du changement
13À l’époque où les transitions commencent, à la fin des années 1970, l’une des grandes différences entre la Chine et les pays ex-communistes de l’Est réside dans le caractère largement sous-développé de celle-ci. En effet, si la Chine possède déjà la bombe nucléaire, plus de 80 % de sa population est encore rurale. Les paysans sont dans un état de pauvreté totale et l’agriculture est exsangue, après la folie maoïste et la surexploitation visant à accumuler les capitaux nécessaires à l’industrialisation. Néanmoins, la campagne demeure un maillon faible dans le contrôle du système, même si la collectivisation fonctionne depuis plus de vingt ans. Pour certains, c’est le meilleur terrain pour lancer une réforme [8]. Mais ce sont les paysans eux-mêmes qui la mettent sur pied de façon autonome. Certains paysans des régions pauvres répartissent clandestinement les terres collectives en créant un système de production, le baochan daohu (quota de production fixé par foyer).
14Ce système de production individuel et familial restitue la liberté de choix aux paysans et établit un lien entre intérêt personnel et travail. Le glas a sonné pour les Communes populaires. Ce système ne sera accepté et officialisé que quelques années plus tard. Dans un premier temps, les conflits politiques et idéologiques au sommet de l’État autour de ces pratiques sont très importants. Malgré le soutien des dirigeants réformateurs à ces paysans, les autorités n’accordent qu’une légitimation officielle modeste à ce système qu’ils qualifient de « forme nouvelle de production agricole socialiste inventée par les paysans » [9], afin d’éviter les querelles idéologiques. La légitimation finale vient plus tard et se base sur les résultats positifs et irréfutables de ces essais [10]. Ces résultats ne donnent pas seulement un élan à l’agriculture, mais aussi à l’ensemble de l’économie : un nouveau marché pour les produits industriels est créé, la machine économique nationale stagnante redémarre. D’ailleurs, les produits agricoles bon marché permettent aux citadins d’améliorer leur niveau de vie malgré l’introduction de nouvelles mesures de réforme. C’est sur cette base économique et sociale que la réforme s’étend aux autres secteurs administratifs et économiques. Depuis un quart de siècle en Chine, c’est toujours l’économie privée ressuscitée qui érode l’économie planifiée et l’entraîne progressivement vers l’économie de marché. Sans les ressources venues du secteur privé, les réformes dans les secteurs contrôlés par l’État sont inconcevables.
15Un autre résultat inattendu de cette réforme agraire est le démarrage d’une nouvelle phase d’industrialisation. Se basant sur les surplus créés par la production agricole et encouragés par la réforme agraire, les paysans créent des millions d’entreprises collectives ou privées dans les zones rurales, pour conquérir le marché laissé par un système économique planifié trop rigide. Ces entreprises amorcent une nouvelle vague d’industrialisation sans précédent, en Chine mais aussi dans le monde. De citoyens de seconde classe ou esclaves du régime totalitaire, des millions de paysans se transforment en entrepreneurs et ouvriers modernes. La réforme agraire déclenche cette transition vers le marché et plus largement, la transition post-communiste ainsi qu’une nouvelle étape de la modernisation. Elle établit la base fondamentale de cette transition grâce aux efforts de ces paysans héroïques.
État et société : différenciation
16L’État est une question centrale du développement, de la modernisation mais aussi de la transition. « Expression d’une société comme acteur de sa propre histoire », l’État en Chine communiste s’identifie pourtant et se substitue même à cette société. Mais comme nous l’avons vu, concernant les États totalitaires, « l’œuvre de destruction de la société n’est jamais complète, ni définitive » [11]. La société tente de renaître chaque fois que l’État s’affaiblit. La vitalité sociale pourrait être l’une des raisons de la différence entre la transition en Chine et dans l’ex-URSS. Les conflits au sein de l’État-Parti, la renaissance de la société et le développement économique font naître une différenciation au sein de l’État. En retour, cette tendance à la différenciation favorise davantage la renaissance et la différenciation de la société.
17Particularité de la Chine, la différenciation étatique est aussi l’effet d’un choix de l’État-Parti lui-même. État totalitaire par excellence, l’État maoïste contrôle toutes les activités de ses membres, de la naissance à la mort. Après avoir compris que l’ambition étatique totalisante avait été à l’origine de certaines catastrophes, l’État-Parti choisit de rationaliser son rôle dans une certaine mesure et cède progressivement une partie de ses prérogatives à la société. Il concentre désormais son énergie pour contrôler l’essentiel, surtout le pouvoir politique. La politique de réforme yangquan fenli (redistribuer le pouvoir et faire partager les intérêts aux différentes régions et organismes) traduit bien cette pensée. Du coup, l’État contribue à créer divers sujets d’intérêt. De cette manière, il évite sa décomposition brutale ; la survie de l’État « communiste chinois » est due en grande partie à cette différenciation forcée et choisie. Cela permet à l’État, sous sa forme actuelle, de continuer à jouer un rôle dynamique dans le développement national et dans la protection de l’intérêt national sur la scène internationale. En revanche, la pression extérieure pesant sur l’État fait aussi partie de la dynamique de la transition, de la modernisation étatique depuis plus de deux décennies en Chine [12]. La transition est inséparable de la modernisation de l’État lui-même et de son rôle en tant que modernisateur. Après avoir désidéologisé ses rôles, l’État actuel ressemble, sur de nombreux points, à un État modernisateur autoritaire que l’on a connu en Asie et en Amérique du Sud : rationalisation, développement, autoritarisme politique et nationalisme en sont les traits communs.
18Mais cette différenciation est imparfaite et comporte des limites nuisant à la réussite de la transition. D’un côté, suivant une logique totalitaire, le Parti n’accepte pas la moindre menace envers son monopole du pouvoir, la différenciation de l’État demeure pour l’instant à un niveau instrumental. De l’autre, l’impartialité et la responsabilité de l’État ne sont plus assumées vis-à-vis d’une société de plus en plus différenciée et d’une économie de plus en plus libre et mondialisée. Absence de système social pour la majorité de la population, coût insupportable de l’éducation, chômage massif, dégradation alarmante de l’environnement, criminalité galopante, autant de phénomènes graves qui témoignent de l’absence de l’État ; la corruption, le contrôle des médias, la privation du droit de fonder des associations... attestent cependant de la présence excessive de l’État. L’inégalité sociale atteint un niveau dangereux où le pouvoir non contrôlé joue un rôle de catalyseur et d’accélérateur. Des centaines de protestations se font entendre chaque jour aux quatre coins du pays. Une structure sociale se forge petit à petit dans laquelle les puissants et les riches monopolisent les accès aux ressources importantes et détournent les politiques étatiques en leur faveur. La capacité de zengliang gaige, c’est-à-dire la marge permettant aux acteurs d’entreprendre des activités et de créer de la richesse en dehors du système existant, s’épuise [13]. L’État ne peut pas redistribuer les ressources sans provoquer la résistance de certains. Le procédé de biantong se heurte également à ses limites, certaines questions restées en suspens jusqu’à présent, comme le respect de la propreté privée, ne peuvent plus éviter d’être abordées directement [14]. D’ailleurs, la face perverse de cette stratégie et de la philosophie pragmatique de la réforme émerge : puisque tout est susceptible d’être modifié et négocié, la crédibilité des lois et la moralité sont gravement mises en doute. On assiste à une xinren weiji (crise de confiance). Tout devient suspect, de l’alimentation aux informations, des relations interpersonnelles au prestige des autorités intellectuelles et politiques... Quand un haut dirigeant parle avec force de sa volonté de combattre la corruption, et que ce même dirigeant est accusé de corruption massive, comme le secrétaire général du Parti de Shanghai [15], il est tout à fait naturel qu’une crise se produise.
19Face à une telle situation, les autorités proposent trois réponses. L’une est de réemployer l’ancienne méthode de gouvernance comme les campagnes politiques et éducatives. La campagne éducative, lancée il y a trois ans, et visant à aider les membres du Parti à garder « un pur esprit d’avant-garde », se situe dans cette ligne. L’autre consiste à moderniser l’État, comme cela se manifeste dans le lancement de la politique de gouverner le pays selon les lois (yifa zhiguo), sur laquelle nous reviendrons. La troisième, et la plus importante, porte sur la modification de la politique productiviste, pratiquée depuis plus de deux décennies. Elle place à présent l’équilibre social comme objectif premier. L’application récente de la politique dite de la construction d’une société harmonieuse traduit bien cet effort. Le partage des fruits de la croissance de manière équitable et institutionnelle apparaît désormais comme la tâche urgente et cruelle à accomplir. Mais la volonté affirmée des autorités ne suffit pas à nous rendre optimistes, tout comme le slogan « contre la corruption » répété par les dirigeants successifs depuis plus de vingt ans, n’a jamais arrêté l’escalade de la corruption chez les cadres. Car la situation actuelle a ses raisons institutionnelles. Sans une réforme de fond sur ce plan, les maux ne disparaîtront guère facilement. Cette structure dominée par les puissants et les riches, évoquée auparavant, que nous nommons quangui jiegou, se construit en s’appuyant sur la structure étatique. Elle filtre les in et out des politiques étatiques et manie ces politiques au niveau pratique selon leur intérêt. L’alliance entre ceux au pouvoir et les nouveaux riches ne cesse d’être consolidée par des échanges d’intérêts entre eux. L’avenir de la Chine risque d’être compromis. Plus que jamais la Chine a besoin de forces sociales, d’acteurs et d’un mouvement social capables de débloquer cette situation.
LES MOUVEMENTS SOCIAUX, LES DROITS ET LES LUTTES HISTORIQUES
Classes et structure
20Au moment où l’on parle de la disparition des classes sociales en Occident [16], on assiste plutôt à une renaissance des classes en Chine. Par définition, dans un pays totalitaire, il n’existe pas de classes, mais uniquement des agents occupant des fonctions différentes. La hiérarchie étatique et les critères politique et idéologique sont les éléments les plus importants pour classer les membres de la société. La transition postcommuniste engendre des différenciations étatiques et sociales qui sont accentuées par une modernisation accélérée. Les anciens agents de l’État se différencient en divers groupes sociaux. L’urbanisation et l’industrialisation, combinées à l’afflux massif de capitaux étrangers, créent une grande « armée d’ouvriers » qui fait fonctionner cet « atelier du monde ». Cela s’accompagne d’un exode rural important qui laisse présager « la fin des paysans », pour reprendre l’expression de H. Mendras [17]. La structure sociale ancienne est bouleversée, la nouvelle est en train de se former, avec des traits que les sociologues chinois et étrangers tentent de décrire dans d’abondantes études sur la stratification sociale [18]. Le vieux classement officiel concernant la structure sociale, « deux classes : les ouvriers et les paysans, et une couche, les intellectuels », ne reflétait pas la réalité autrefois, et encore moins aujourd’hui. Cela force les autorités, en s’appuyant sur les recherches des sociologues, à adopter un classement sociologique selon la profession [19].
21Mais en dehors de l’aspect positif que représente la désidéologisation de l’appréhension sociale, ce nouveau classement ne cache-t.il pas justement un objectif idéologique, celui de masquer la réalité sociale, en particulier dans cette phase de formation des classes sociales ? Reposant sur la richesse accumulée et les pouvoirs acquis, une classe de dominants se structure et tente de pérenniser sa domination par tous les moyens, y compris par la violence et le crime. Les mécanismes de reproduction de cette classe, au sens bourdieusien du terme, commencent à s’installer dans tous les champs [20]. Une classe moyenne naissante donne beaucoup d’espoir pour l’avenir de la Chine, mais ses caractéristiques sont encore floues et son élargissement risque d’être déformé et étouffé par cette classe dominante [21]. Le corps de la classe des ouvriers grandit en même temps que décline leur prestige politique et social. Malgré les différences dans l’origine et la profession de ces ouvriers, une identité de classe est en gestation, dans la défense de leurs intérêts communs contre l’État et les patrons chinois ou étrangers [22]. Chez les paysans, cette identité de classe est considérablement renforcée par le sentiment d’une victimisation, liée au développement. Les conflits sociaux en tout genre explosent partout, de la grève à la revendication du droit de grève [23], du sabotage de la production aux protestations violentes contre les licenciements ou la confiscation gratuite des terres. Paradoxalement, par rapport au passé et à la période où le Parti l’évoquait quotidiennement, la lutte des classes n’a jamais été aussi réelle qu’aujourd’hui. Alors que le Parti justifiait sa conquête du pouvoir et une période de sa domination par la théorie de la « lutte des classes », le fait d’éviter d’en parler est aujourd’hui son intérêt.
22À la différence de la formation des classes sociales dans l’histoire occidentale, la formation actuelle des classes en Chine, et peut-être dans une large mesure dans les autres pays ex-communistes, dépend étroitement de la distance que chaque catégorie sociale garde avec le pouvoir étatique. Les conflits sociaux que nous venons d’évoquer sont donc souvent des conflits entre les protestataires et l’État ou ses représentants. Ces phénomènes sont incontestablement liés à la transition postcommuniste dans laquelle la redistribution des ressources dépend amplement de l’État. Depuis un certain temps, un terme en vogue, ruoshi qunti (les groupes sociaux faibles) est repris dans le vocabulaire courant et dévoile certains faits cruels. Il désigne ces paysans, ouvriers ou citadins qui se trouvent dans un dénuement matériel total, sans pouvoir politique pour se défendre, ni compétences nécessaires pour attraper le train de la modernisation. Les mesures que prennent les autorités n’ont pas d’effet sur leur situation à cause de cette structure sociale dominée par les privilégiés. Mais c’est parmi ces faibles et démunis qu’un immense mouvement social puise sa plus grande énergie et est susceptible de corriger la situation.
Mouvements sociaux : vieux et nouveaux
23Un mouvement social ne peut exister sans un minimum d’ouverture de l’espace public. Durant plusieurs décennies, les autorités n’ont cessé de lancer des campagnes politiques et idéologiques au titre de yundong (mouvement), mais en réalité, un véritable mouvement social était totalement absent. Les conflits sociaux furent étouffés, confisqués et instrumentalisés par le pouvoir politique. L’une des principales conséquences de la transition est la renaissance des mouvements sociaux, c’est-à-dire des luttes collectives des acteurs opposés appartenant aux différentes catégories sociales autour d’un enjeu décidé par un champ historique.
24Dans un premier temps, les luttes sont plutôt d’ordre politique et idéologique autour de l’orientation de la réforme sans avoir de nature sociale. Les acteurs d’en bas, par exemple les paysans, ne combattent l’ancien système et ses représentants que par un refus du modèle maoïste et une revendication de liberté économique. Les protestations des étudiants, qui ont émaillé toute la décennie 1980, contiennent davantage les caractéristiques du mouvement social défini ici. Par rapport aux revendications politiques, le contenu social de ces protestations est beaucoup moins présent. Quelle que soit la raison initiale, le sens de ces protestations va toujours vers la revendication d’une autre orientation de la réforme, différente de celle prônée par les autorités : plus de liberté, plus de démocratie, sans limiter la réforme au niveau instrumental. Ces protestations atteindront leur sommet dans le mouvement de la place Tiananmen en 1989.
25Le mouvement de 1989 pourrait être considéré comme le dernier mouvement de l’ancienne période et le premier d’une nouvelle ère : ses revendications demeurent encore largement politiques et intellectuelles. La participation massive de différents groupes sociaux est plus motivée par la compassion pour les étudiants en grève de la faim, par le slogan « contre la corruption » que par des revendications relativement abstraites – liberté d’expression, liberté de la presse et liberté de créer des associations, etc. Les nuances dans les revendications des participants prédisent l’éclatement du consensus sur la réforme existant jusqu’alors. Les années 1990 voient des changements considérables du point de vue du mouvement social. D’un côté, c’est la continuité du mouvement démocratique dans lequel les militants démocrates, souvent acteurs du mouvement de 1989, continuent leur combat. Mais ils sont progressivement marginalisés pour plusieurs raisons : le take-off économique et la tendance à la dépolitisation qui l’accompagne, la politique du Parti à leur égard – oppression et exil forcé –, le soutien affaibli du monde extérieur... Ils sont devenus des symboles moraux de la résistance à un monde dominé par le pouvoir et l’argent et incarnent la possibilité d’un projet futur. De l’autre côté, au moment où s’affaiblit le mouvement démocratique, apparaît progressivement un grand mouvement de défense des droits (weiquan yundong), qui est l’objet de notre analyse ici. Si en tant que terme, comme souvent dans l’histoire linguistique, celui-ci n’apparaît que ces dernières années avec le développement du mouvement, les activités qu’il désigne existent bien avant son apparition et son enjeu s’est construit progressivement.
26Pendant la Révolution culturelle, le peuple chinois souffre autant de la privation de l’État de droit que les dirigeants [24]. Les années de réforme voient le retour des lois dans la vie publique et un appel au respect de la Constitution, même si en réalité, peu de lois existent sur le papier et, quand elles existent, elles ne sont pas toujours respectées dans la pratique. Pour des raisons diverses – la différenciation sociale, la modernisation économique et administrative, la perte de légitimité héritée de la Révolution, les échanges avec le monde extérieur... – la nécessité de construire un État de droit se fait sentir par les autorités. Elles avancent la politique de yifa zhiguo évoquée plus haut, tentant de construire un État de droit qualifié de « socialiste » [25]. Résultat de la pression internationale et des luttes des démocrates, elles acceptent aussi finalement la légitimité de la notion de « droits de l’homme », considérée jusqu’alors comme bourgeoise. L’État s’engage désormais à protéger les droits de l’homme et du citoyen [26]. Mais cet objectif est en réalité largement compromis par le souci du Parti de monopoliser son contrôle et par la résistance des privilégiés. Si la politique de yifa zhiguo crée un environnement politique favorable à la promotion des lois et à la prise de conscience populaire de l’importance des lois, elle aide surtout à construire l’enjeu de ce mouvement de défense des droits. On voit ainsi apparaître un phénomène tout à fait nouveau dans l’histoire de la Chine : les hommes de la rue s’élèvent contre la corruption et l’arbitraire des cadres, contre les privilégiés et même contre l’État, au nom des droits civiques inscrits dans la Constitution et dans les lois. Des cas isolés aux actions collectives massives, les simples citoyens hissent le drapeau des droits de l’homme pour défendre leurs intérêts et leur dignité. Un grand mouvement de défense des droits civiques se fait jour et prend de l’ampleur au tournant du XXIe siècle.
27D’abord, après la privatisation et la restructuration des entreprises étatiques, se produit un licenciement massif des ouvriers. La mauvaise gestion, nettement liée à la corruption des cadres, aggrave ce problème. C’est dans les actions collectives revendiquant le droit de grève et de meilleures conditions de travail, de salaire et de retraite, qu’émerge un mouvement ouvrier, comme l’Occident en a connu. Ce mouvement demande un partage des fruits de la croissance et une rationalité économique plus humaine, que les frais de la transition ne restent pas à la seule charge des ouvriers. Par ailleurs, la croissance engendre d’importants besoins immobiliers dont le profit attire les cadres corrompus et les exploitants avides qui s’associent pour acquérir des terrains constructibles en occupant les terrains cultivés des paysans et en détruisant les biens immobiliers des citadins. Les victimes expropriées perçoivent généralement peu d’indemnités, loin du niveau fixé par l’État, et subissent souvent des violences. S’ajoute à cela la charge insupportable des taxes et des frais imposés aux paysans par les cadres et les gouvernements locaux. D’où le mouvement protestataire des paysans à travers tout le pays pour réclamer la mise en pratique des règlements administratifs existants et le respect des lois pour défendre leurs droits contre les exploiteurs et les corrompus. La création de syndicats de paysans est également une demande forte. La loi n’est plus une chose éloignée de leur vie quotidienne, elle est le moyen par lequel ils voudraient regagner justice et dignité. Les actions collectives d’une population migratoire entre la campagne et la ville, les ouvriers-paysans (les nonmingong), pour la défense de ses droits, contribuent aussi à l’expansion du mouvement. Nous en venons à ce nonmingong weiquan yundong, mouvement de défense des droits des ouvriers-paysans. Citoyens de seconde classe bien qu’ils soient des millions, ces paysans viennent de la campagne pour travailler en ville comme ouvriers, artisans ou petits commerçants. Malgré leur contribution au développement des villes, ils n’ont pourtant pas le statut de citadin selon le système administratif et ne bénéficient pas des biens publics offerts par l’État à ces derniers. Le droit à l’éducation pour leurs enfants, le droit au logement et l’accès aux soins sont ignorés ; ils subissent constamment des discriminations sur ces plans. Surtout, les patrons retardent ou refusent assez souvent de payer leur salaire déplorable. Ils sont ainsi obligés d’entreprendre des actions collectives pour se défendre. Enfin, l’injustice que les exploitants font subir aux citadins par la démolition de leurs biens immobiliers et le non-respect des contrats de construction les incitent à s’organiser pour défendre leurs intérêts, soit en recourant à une procédure juridique, soit en mobilisant les médias. Ainsi naissent les mouvements qu’on nomme wuzhu weiquan yundong (mouvements de défense des droits des propriétaires).
28Par l’accent mis sur les droits sociaux dans leur revendication, les mouvements présentés jusqu’ici ressemblent beaucoup à ce que l’on a appelé les mouvements sociaux classiques dans l’histoire occidentale, dont le prototype est le mouvement ouvrier. Mais les revendications actuelles en Chine ne se limitent pas à la simple défense des droits du citoyen, du respect des lois, et concernent aussi les droits non inscrits dans les lois actuelles, cela au nom des droits de l’homme et selon des représentations sociales et culturelles nouvelles. Weiquan : défendre les droits, signifie autant la défense des droits civiques que celle des droits de l’homme. Cette dimension offensive de revendication existe bien dans ces « vieux » mouvements nouvellement nés en Chine, mais aussi dans les mouvements apparus récemment en Chine que l’on nomme en Occident les nouveaux mouvements sociaux nés pendant les années 1960 et 1970. Ces mouvements sociaux occidentaux, mouvement des femmes, mouvement des homosexuels, mouvement écologiste, mouvement des consommateurs et autres, se caractérisent essentiellement par la dimension culturelle comme enjeu central des luttes. Mais dans ces nouveaux mouvements chinois, la dimension culturelle se mêle directement aux autres dimensions politique et sociale. La défense et la revendication des droits étant aussi des enjeux fondamentaux de ces mouvements, nous pourrions également les inclure, au sens large, dans le mouvement de « défense des droits ». Par exemple, les participants du mouvement des femmes et ceux du mouvement homosexuel défendent non seulement leurs droits civiques comme citoyens, mais revendiquent aussi le respect de leurs droits en tant que femmes ou homosexuels. Les écologistes mettent en cause le productivisme absolu encouragé par les autorités, au nom des droits des futures générations et également de leur propre droit à un environnement sain. L’apparition de ces mouvements indique que la construction de la modernité et l’ouverture de la Chine entrent dans une nouvelle étape. L’état alarmant de l’environnement, la situation dégradante et humiliante pour de nombreuses femmes, la condition indigne, parfois déplorable, des homosexuels sont des facteurs internes qui engendrent ces mouvements. Mais avec l’intégration accélérée de la Chine au monde, les facteurs extérieurs jouent aussi un rôle de catalyseurs, comme en témoigne le Sommet de la Terre à Rio en 1992 pour la naissance du mouvement écologique, ou le Congrès des femmes à Pékin en 1994 pour le nouvel élan qu’il accorde au mouvement des femmes. Dès le début, les acteurs de ces nouveaux mouvements sociaux en Chine s’inspirent de leurs homologues occidentaux et reçoivent parfois des aides directes de leur part. Cette interaction et interpénétration entre les nouveaux mouvements internationaux et nationaux constituent une part importante des mouvements sociaux, dans le monde comme en Chine, depuis les années 1990.
29Mais à la différence de ceux apparus en Occident, ces nouveaux mouvements en Chine doivent lutter sur deux fronts dès leur naissance : faire triompher la modernité d’une part, et mener une critique de la modernité d’autre part. Prenons l’exemple du mouvement des consommateurs. La défense des droits des consommateurs ne se limite pas au choix et à la connaissance nécessaire de ces derniers, elle exige un respect d’eux en tant qu’êtres humains dont la dignité doit être protégée et respectée intégralement. L’entrée du terme « préjudice moral » dans les procès contre les responsables des accidents de la consommation témoigne bien de cette avancée [27]. Jouissant de l’avantage qu’apporte la consommation moderne et prenant conscience de sa nécessité pour le développement chinois, certains prônent déjà une nouvelle consommation durable qui s’associe aux idées écologiques. Le mouvement écologique est un autre exemple. Étant donné la dégradation dangereuse de l’environnement, l’État est obligé, en matière de protection de l’environnement, d’accepter le partage de la tâche avec la société civile. La coopération entre l’État et la société dans ce domaine explique la progression rapide du mouvement en Chine. En plus de dix ans, la conscience de la protection de l’environnement commence à s’enraciner. Les ONG écologiques, inexistantes avant, connaissent un essor considérable et sont plus de 2 000 actuellement [28]. Malgré cela, le contrôle étatique sur ces ONG demeure et est même renforcé selon les périodes, par exemple après les Révolutions oranges dans les pays d’Asie centrale. L’ouverture du champ politique devient ainsi une condition primordiale pour l’avenir de ce mouvement autant que pour les autres mouvements. Conscients des tâches à réaliser aux niveaux social, politique et culturel, les militants du mouvement écologique tentent de les accomplir ensemble. Ils doivent d’une part combattre pour la légitimité politique de leur mouvement et, d’autre part, lutter contre la destruction de l’environnement, contre la logique absolue du profit souvent en rapport avec la corruption, et contre la consommation irresponsable de beaucoup liée à l’ignorance et à l’égoïsme. Les militants essaient de faire du mouvement un lieu d’apprentissage démocratique. Idée bien résumée par la phrase de Tang Xiyang, militant important du mouvement écologique, « sans une véritable vie démocratique, il n’y aura pas de montagnes vertes ni d’eau claire » [29].
Internet, intellectuels et société civile
30De toute évidence, comme en Occident, la base des nouveaux mouvements sociaux est la classe moyenne naissante, celle des mouvements classiques est la classe des ouvriers et celle des paysans. Pourtant quelle que soit leur nature, ni les actions collectives, ni leurs élites ne peuvent exister sans moyens de communication. À ce propos, les mouvements sociaux que nous présentons ici sont inimaginables sans le développement de l’Internet en Chine.
31Les nouvelles technologies peuvent modifier profondément le paysage d’un pays à court terme. La Chine de l’Internet en est certainement le meilleur exemple. En plus de dix ans, l’Internet est devenu l’un des moyens les plus utilisés par les Chinois pour s’informer et communiquer, avec plus de cent millions d’internautes [30]. Dans un pays où la liberté d’expression et d’association n’existe pas et où les médias sont encore très contrôlés, l’Internet représente un moyen efficace de mobiliser l’opinion publique et un espace relativement libre pour s’exprimer. Dans une certaine mesure, le weiquan yundong, mouvement de défense des droits, est un mouvement de l’Internet. Car sans le rôle joué par l’Internet dans la communication et la mobilisation, ce mouvement perdrait son efficacité et son influence, beaucoup d’événements en matière de droits de l’homme resteraient au niveau local et seraient étouffés, comme l’illustre l’affaire Sun Zhigang [31]. Le jeune intellectuel critique Wang Yi affirme ainsi : « Avant 1995, pour lancer une pétition, on devait dépenser beaucoup de temps et d’énergie pour collecter la signature de chacun en allant chez lui ; maintenant, une pétition lancée sur le Net peut récolter rapidement des signataires, et cela malgré le contrôle des autorités. » D’après lui, les commentaires critiques sur les actualités, les plaidoyers des avocats devant le tribunal pour défendre les droits des citoyens et les reportages sur la situation misérable des démunis... tous ces écrits et propos affichés sur l’Internet composent une écriture particulière de la défense des droits [32]. Elle est nécessaire parce que, comme dit Teng Biao, un juriste – avocat engagé dans ce mouvement, « le mouvement de la défense des droits est aussi celui de la recherche de la vérité » [33]. C’est dans cette recherche de vérité et dans la mobilisation de l’opinion via l’Internet qu’apparaissent les militants et que se structurent des réseaux. C’est aussi via l’Internet qu’ils communiquent avec le monde extérieur. La faiblesse du mouvement au niveau organisationnel, à cause du contrôle du régime, est en partie compensée par l’Internet. Tout cela explique les mesures sévères et draconiennes que les autorités prennent pour récupérer leur contrôle dans ce domaine. Mais puisqu’elles ne peuvent empêcher l’utilisation de l’Internet qui se rapporte directement aux activités économiques, l’objectif de ces mesures n’est que partiellement atteint et ne semble jamais pouvoir être complètement atteint à l’avenir.
32Comme dans tous les mouvements sociaux et historiques, se pose également la question du rôle des intellectuels dans le mouvement. Après l’échec du mouvement de la place Tiananmen en 1989, les intellectuels, inspirés par l’idée en vogue à l’époque dans les pays de l’Est et en Occident, lancent le sujet de la construction de la société civile qui devient à la fois projet et stratégie pour l’avenir du mouvement démocratique. Il s’agit certainement d’un tournant important : le regard des intellectuels ne se focalise plus sur le sommet de l’État, il descend vers le social, c’est désormais dans la société qu’ils veulent trouver l’espoir du changement [34]. Mais comment mettre en pratique cette construction ? La réponse à cette question demeure encore largement théorique malgré certaines tentatives concrètes. C’est vrai que les initiateurs des nouveaux mouvements sociaux sont souvent des intellectuels. Par exemple, la première ONG écologiste ziran zhiyou, les Amis de la Nature, a été fondée par certains intellectuels très engagés dans le mouvement de la place Tiananmen. Leurs actions reflètent d’une certaine manière une volonté de mise en pratique du projet de construction de la société civile. Mais de quelle manière mobiliser les paysans et les ouvriers pour suivre cette voie et comprendre l’intérêt de cette construction ? La naissance du mouvement de défense des droits civiques donne une réponse claire à cette question. Propulsée par les acteurs populaires dans leurs luttes pour les droits, la naissance du mouvement ne peut certes avoir lieu sans les efforts des intellectuels libéraux pour promouvoir l’importance de la loi et la conscience des droits en Chine. Elle ne peut se faire non plus sans le choc que représente le mouvement de la place Tiananmen pour l’État : ce dernier doit trouver de nouvelles ressources de légitimité et de nouveaux moyens de gouverner ; le totalitarisme au sens strict est définitivement enterré avec la répression du mouvement. De même, sans un réexamen critique du mouvement de la place Tiananmen par ses acteurs eux-mêmes, le mouvement actuel aurait peut-être pris une autre direction. Comme le dit Li Jian, militant connu dans le mouvement de défense des droits civiques et ancien participant du mouvement de la place Tiananmen : « Après la répression, j’ai longuement réfléchi sur le problème de la manière de changer le pays... même si l’on réussit sur le coup, nous serons quand même confrontés à la grande question : comment moderniser les mentalités ? J’en arrive à conclure que tant que l’idée de la citoyenneté n’aura pas pris racine, la Chine ne pourra avoir de véritable démocratie. » [35]
33Le mouvement de défense des droits offre à présent une nouvelle dynamique au mouvement démocratique. C’est dans ces luttes que la construction de la société civile trouve la force d’avancer et prend ses contenus concrets. Les intellectuels y trouvent aussi une nouvelle place comme conseillers, organisateurs et théoriciens. S’établit un lien entre leurs revendications et celles du peuple. D’ailleurs, l’apparition d’une nouvelle figure parmi les intellectuels engagés, l’avocat et le juriste, suite à l’affaire Sun Zhigang, donne un nouvel élan pour le mouvement de défense des droits. Une série de procès en matière de défense des droits civiques transforme ces avocats et juristes en véritables représentants du mouvement, au point que les gens identifient parfois leurs actions autour de ces procès au mouvement lui-même. La montée sur scène de ces nouvelles figures et l’apparition du mouvement de défense des droits civiques montrent que le romantisme démocratique est passé et qu’une nouvelle étape de lutte pour la démocratie arrive, dans laquelle « être pacifique et progressif », « agir de façon responsable et concrète », « respecter les lois et opérer dans le cadre juridique existant pour le réformer » sont les nouvelles devises. Ces mots montrent que la Chine s’est enfin éloignée de l’esprit révolutionnaire. L’alliance entre les intellectuels communistes et la masse paysanne établie durant les années 1930 et 1940 avait fait entrer la Chine dans une période communiste, alors, qu’apportera cette nouvelle alliance ?
Démocratie, sujet et modernité : conclusion
34Malgré l’éloignement de l’esprit révolutionnaire, le fantôme de la révolution est toujours présent. Si la structure des puissants et des riches, quangui jiegou, continue à se consolider et à prendre en otage l’État, si l’État continue jusqu’au bout sa campagne récente de répression vis-à-vis du mouvement de défense des droits, nous ne pouvons pas écarter complètement la possibilité d’une autre révolution en Chine. Dans ce cas, le mouvement risque de changer de nature ; une rupture va s’imposer entre l’État et le peuple, entre les différentes classes. Plus que jamais, la démocratie devient nécessaire à la transition chinoise. Autrement dit, la Chine a besoin, à travers une démocratisation, de mener jusqu’à son terme la différenciation de l’État et de faire bénéficier des fruits de la croissance la plupart de ses membres. L’établissement d’un nouveau rapport entre l’État et la société de plus en plus différenciée devient urgent. Où trouver la force sociale susceptible de pousser l’État à s’engager dans ce travail ? Dans l’effort vers cet objectif, comment éviter la décomposition étatique que certains pays ex-communistes connaissent ? La réponse réside probablement dans le weiquan yundong, ce mouvement de défense des droits civiques.
35Quelle que soit la définition de ce mouvement, de la plus étroite comme les actions des avocats en faveur de la défense des droits civiques, à celle plus large qui désigne les conduites collectives des classes défavorisées pour défendre leurs intérêts, ou encore celle qui englobe tous les mouvements sociaux en Chine, il s’agit au fond d’un même mouvement à la fois social et historique. Social, car il s’oppose à une classe dominante naissante qui s’identifie au développement et à la rationalité. Historique, car il est contre cet État autoritaire et tente de renouveler le champ historique dans lequel il se situe. C’est grâce à ce mouvement que l’on pourrait de façon pacifique déconstruire et dissiper cette structure des puissants et des riches. Les luttes sociales peuvent être classées selon des critères analytiques aux niveaux organisationnel, institutionnel et historique, les enjeux concrets étant variables. Mais un enjeu commun est omniprésent et commande l’orientation de toutes ces luttes : défendre les droits d’une collectivité et surtout ceux d’un individu en tant que sujet. Ce sujet est à la fois vide et plein, social et économique, politique et culturel, à construire et déjà là. Il est né dans cette grande transition de la Chine vers la modernité et a ressuscité sur la ruine totalitaire dans la transition postcommuniste. La construction de la modernité en Chine s’accompagne de ses expansions et étouffements, de ses détresses et épanouissements. La culture qui est en train de naître avec ce mouvement est une culture démocratique dans laquelle les droits de chacun doivent être respectés. Comme remède, elle aidera à réinstaller une confiance entre les individus, entre les autorités publiques et le peuple. Ce mouvement construit un immense atelier d’apprentissage démocratique dans lequel on va apprendre à vivre ensemble, à exercer et défendre les droits. Les reproches adressés à ce mouvement, comme l’absence de leaders charismatiques ou d’organisation rigoureuse, ne montrent-ils pas justement sa force et sa nature démocratique, qui n’ont rien à voir avec le mouvement révolutionnaire ? Ce mouvement de défense des droits est démocratique, car il ne cherche pas à détruire l’État mais à le réapproprier et le réformer. Il est modeste par ses actions concrètes qui concernent la vie quotidienne, privée ou collective, sans avoir l’ambition de construire une société parfaite ou d’incarner une cause grandiose de l’Histoire ; mais il est aussi très ambitieux par son objectif d’achever une étape définitive de cette double transition chinoise. Son avenir dépend des actions et de l’interaction des différents acteurs, de la réaction de l’État, et de celle de la classe dominante.
36Un mouvement social « naît et meurt avec la société dont il fait partie » [36]. Le mouvement de défense des droits, weiquan yundong, naît dans cette double transition et pourrait disparaître avec la démocratisation et la construction d’un État de droit. La différenciation sociale et le développement vont créer de nouveaux enjeux et de nouvelles formes de luttes. Mais, ce mouvement ne disparaîtra jamais tant que la construction de la modernité chinoise poursuivra son chemin et que les Chinois continueront à défendre et à revendiquer leurs droits en tant que sujets, acteurs de leur propre vie.
Notes
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[1]
Heinrich Rickert, Science de la culture et science de la nature, trad. par Anne-Hélène Nicolas, préface d’Ernst W. Orth, suivi de Théorie de la définition, trad. par Carole Prompsy et Marc de Launay, Paris, Gallimard, 1997.
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[2]
Cet article est surtout fondé sur mes propres expériences en tant qu’acteur dans ce changement en Chine, et sur une connaissance des mouvements sociaux, acquise à travers mes contacts personnels avec les acteurs de ces mouvements.
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[3]
Il est étrange de voir qu’au moment où une partie du monde prépare ou connaît l’un des plus grands changements sociaux modernes, la transition post-communiste, certains sociologues occidentaux considèrent pourtant le « changement social » comme « objet d’étude désuet » depuis un certain temps (Alexis Trémoulinas, Sociologie des changements sociaux, Paris, La Découverte, 2006, p. 3-4). Depuis sa naissance, la sociologie est toujours, au moins partiellement, une sociologie du changement. L’ignorance ou le refus d’étudier le changement ne dévoilent-ils pas certains changements sociaux et intellectuels en Occident et ne sont-ils pas l’une des causes de la crise sociologique ?
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[4]
Ying-Shih Yü, The radicalization of China in the twentieth century, Daedalus, vol. 122, no 2, Spring 1993, p. 125-150.
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[5]
Zhang Lun, La vie intellectuelle en Chine après la mort de Mao, Paris, Fayard, 2003.
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[6]
Sur la notion de biantong, voir Zuowei zhidu yunzuo he zhidu bianqian fangshi de biantong [Biantong, s’accommoder aux circonstances : un mode de fonctionnement et de changement des institutions], écrit par le Groupe d’études sur les changements des institutions et des structures, Zhongguo shehui kexue [Chinese Social Sciences Quarterly], no 27, Hong-Kong, novembre, 1997. Liu Xiaojing analyse en détail les changements produits suite à une série de biantong au niveau des institutions officielles et non officielles en matière de répartition des terres. Il montre comment ces changements engendrent un résultat final révolutionnaire dans ce domaine : la décollectivatisation de la terre. Jingqiaoqiao de geming : zhongguo nongcun tudi zhidu biantong wenti yanjiu [La révolution silencieuse : étude sur la question du changement du système des terres dans les campagnes chinoises], in Da biange zhong de xiangtu zhongguo : nongcun zuzhi yu zhidu bianqian wenti yanjiu [La Chine rurale dans la grande transition : étude sur la question du changement des organisations et des institutions], éd. par le département d’Études sur les institutions et organisations de l’Institut d’études sur les développements ruraux, Pékin, Shehui kexue wenxian chubanshe, 1999, p. 3-34.
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[7]
L’expression, employée d’abord par certains économistes pour résumer le parcours de la réforme, est reprise ensuite par de nombreux chercheurs pour décrire la particularité de la transition chinoise. Lin Yifu, Cai Fang et Li Zhou, Zhongguo de qiji : fazhan zhanlüe yu jingji gaige [Le miracle de la Chine : stratégie de développement et réforme économique], Shanghai, Sanlian, 1994.
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[8]
Chen Yizi, Zhongguo : shinian gaige yu bajiu minyun – Beijing liusi tusha de beijinhuo [La Chine : dix ans de réforme et le mouvement démocratique de 1989], Taibei, Liangjing, 1990, p. 5-8.
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[9]
Voir l’article de Liu Xiaojing, op. cit., p. 23.
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[10]
Voir Wu Xiang, Zhongguo nongcun gaige shilu [Les rapports authentiques sur la réforme agraire en Chine], Hangzhou, Zhejiang renmin chubanshe, 2001.
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[11]
Alain Touraine, Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 71 et 185.
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[12]
Nous n’évoquerons ici que les grandes lignes, faute d’espace suffisant. Une analyse de l’influence extérieure sur le changement en Chine mériterait un autre article.
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[13]
Lu Liling, Zhongguo gaige de lishi juezhe [Le choix historique de la réforme chinoise], Ershiyi shiji [Twenty-First Century Review], no 96, Hong-Kong, août 2006, p. 7.
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[14]
Le besoin d’établir une loi pour protéger les biens personnels se fait sentir avec le développement des secteurs privés en Chine, mais il reste objet de controverse idéologique entre les défenseurs orthodoxes de la propriété collective et les partisans d’une libéralisation économique complète. Les autorités évitent soigneusement la polémique en utilisant des termes convenus. Cela n’a guère empêché la contre-attaque des gauchistes. La loi a été suspendue jusqu’à maintenant.
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[15]
Chen Liangyu, membre du Comité permanent du Comité central et secrétaire général du PCC à Shanghai jusqu’au 24 septembre 2006, jour où il fut suspendu de toutes ses fonctions publiques et traduit pour corruption devant le Comité de discipline du PCC. Quelques jours auparavant, il donnait encore un discours sur la nécessité de contrer la corruption devant les cadres du Parti à Shanghai. Selon des informations récentes, les sommes détournées pourraient atteindre plus de 300 millions de yuan, soit plus de 38,36 millions de dollars. Voir Yazhou zhoukan [Asian Weekly], vol. 21, no 1, Hong-Kong, 7 janvier 2007.
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[16]
Joyce Durand-Sebag, Stratification et classes sociales, in Sociologie contemporaine, dir. par Jean-Pierre Durand et Robert Weil, Paris, Vigot, 1997.
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[17]
Henri Mendras, La fin des paysans, Babel, 1991 [1967].
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[18]
Pour les études des sociologues chinois, nous ne citerons qu’un ouvrage de Li Qiang, l’une des figures représentatives de ces études, Shehui fenceng yu pinfu chaju [Stratification sociale et écart entre les riches et les pauvres], Xiamen, Ludao chubanshe, 2000. En ce qui concerne les études des sociologues étrangers, notamment américains, sur la stratification sociale en Chine, le recueil traduit en chinois, sous la direction de Bian Yanjie, est un bon exemple : Shichang zhuangxing yu shehui fenceng – meiguo shehuixuezhe fenxi zhongguo [Transition vers le marché et stratification sociale – les analyses des chercheurs américains sur la Chine], Pékin, Sanlian shudian, 2002.
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[19]
Par exemple, les dirigeants du PCC déclarent officiellement qu’ « une nouvelle couche sociale apparaît maintenant en Chine, formée par les entrepreneurs privés, les techniciens travaillant dans les entreprises privées, les travailleurs indépendants, les cadres et les techniciens travaillant pour les entreprises étrangères, les professions libérales, etc. ». Voir la dépêche de l’Agence Chine nouvelle, 31 août 2006. Ce nouveau classement est en quelque sorte une reprise des études faites par l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences sociales de Chine depuis plusieurs années, résumée en partie dans le rapport publié en 2002 : Dangdai zhongguo shehui jieceng baogao, [Rapport sur les couches sociales de la Chine contemporaine], Pékin, Shehui kexue chubanshe.
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[20]
À ce sujet, l’apparition d’écoles réservées aux élites, de quartiers d’habitation luxueux et sécurisés, de services privés haut de gamme dans les domaines de la santé, de la consommation et autres, est un signe clair.
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[21]
Zhou Xiaohong, zhongguo Zhongchan jieji diaocha [Enquête sur la classe moyenne en Chine], Pékin, Shehui kexue wenxian chubanshe, 2005, p. 21-23.
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[22]
Sur la formation de la classe ouvrière, voir Shen Yuan, Shehui zhuanxing yu gongren jieji de zai xingcheng [La transition sociale et la renaissance de la classe ouvrière], in Shehuixue yanjiu [Études sociologiques], no 2, 2006 ; Xu Yeping et Si Xiuying, Gongren jieji xingcheng : tizhi nei yu tizhi wai de zhuanhuan [La formation de la classe ouvrière : transformations à l’intérieur et à l’extérieur du système], hhttp:// www. sociology. cass. cn.
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[23]
Le droit de grève existait dans la Constitution chinoise et fut pourtant supprimé en 1982 sous le prétexte que « la Chine est un pays socialiste, l’intérêt national et celui des ouvriers sont les mêmes ».
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[24]
Le meilleur exemple est celui de Liu Shaoqi : président de la République et gardien de la Constitution, il fut battu à mort sans aucune forme de procès.
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[25]
Le 15e congrès du PCC en 1997 fixe la ligne politique, « yifa zhiguo, jianshe shehui zhuyi fazhi guojia » [gouverner le pays selon la loi et construire un État de droit socialiste], comme politique fondamentale de la nation. En mars 1999, le deuxième plénum du 9e congrès de l’Assemblée nationale la fait entrer dans la Constitution.
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[26]
Le 14 mars 2004, le deuxième plénum du 12e congrès de l’Assemblée nationale fait entrer cette promesse : « L’État respecte et protège les droits de l’homme » dans la Constitution. Ce qui clôt une longue polémique idéologique et donne désormais une légitimité à la notion des droits de l’homme en Chine.
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[27]
Parmi les procès les plus retentissants dans la défense des droits des consommateurs durant ces dix dernières années en Chine, plusieurs prennent en compte les préjudices moraux. Voir hhttp:// www. peoplelaw. com. cn/ anlifenxi/ fye. asp? type= 113.
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[28]
Selon le chiffre avancé par la Fédération des organisations de protection de l’environnement, il existe 2 768 organisations non gouvernementales en Chine. Voir wwwww. news. cn,22 avril 2006.
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[29]
Guobin Yang, Global Environnementalism Hits China, in Yale Global, 14 février 2004.
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[30]
BBC.Chinese.com, 12 octobre 2006.
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[31]
Le 17 mars 2003, Sun, un jeune ingénieur venant d’arriver à Canton pour y travailler, est interpellé en pleine rue. N’ayant pas sur lui ses papiers d’identité (oubliés dans sa chambre), il est envoyé dans un centre de détention officiel dont l’objectif est d’interner provisoirement les personnes sans attestation légale d’habitation et de les renvoyer de force vers leur région natale, d’après la règle institutionnelle shourong (Système fondé en 1982 en vue de « recueillir » les gens sans domicile fixe et les mendiants et de les renvoyer dans leur région natale. En 1991, les catégories d’accueil s’étendent aux personnes qui n’ont pas de certificats officiels d’habitation, de travail, d’identité). Sun est maltraité et battu à mort trois jours après par ses codétenus avec la complicité des gardiens du centre. L’affaire provoque l’indignation publique, l’Internet devient le champ principal de formation et de mobilisation de l’opinion publique. Sous la pression, les autorités sont obligées de supprimer ce système. Cet événement est un tournant majeur dans le développement du mouvement de défense des droits civiques.
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[32]
Présentation de Wang Yi sur le rapport entre le mouvement de « défense des droits » et l’écriture sur l’Internet, le 25 novembre 2006, dans le cadre d’un salon de discussion organisé par des intellectuels chinois résidant à Paris.
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[33]
Teng Biao, Zhengxiang shi ruhe keneng de ? [Comment la vérité peut-elle émerger ?], hhttp:// www. boxun. com/ hero/ tengb/ 8_1. shtml.
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[34]
Sur ce débat, voir la présentation dans ma thèse, Les Lumières et les acteurs : la modernité et les intellectuels en Chine, vol. 2, Paris, EHESS, 2000, p. 429-434.
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[35]
Entretien personnel avec Li, le 22 juin 2006, à Genève.
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[36]
Alain Touraine, La voix et le regard, Paris, Le Seuil, 1978, p. 126.