Notes
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[1]
Cf. « La question de l’analyste homosexuel·le émerge dans l’espace public savant français surtout dans les années 1990. Les neuf articles recensés mettent en évidence que l’analyste est toujours présupposé de sexe masculin alors qu'en termes métapsychologiques, une distinction est opérée entre homosexualité masculine et féminine. Donc, contrairement au discours de la doxa analytique, la question du psychanalyste homosexuel n’est pas posée en termes de choix d'objet (opposé au psychanalyste hétérosexuel) mais en termes de genre. Si l'accès au titre de psychanalyste a pu être nié aux homosexuels, il a été dénié aux homosexuelles. Cette “négation de la négation” est un impensé qui montre que l’histoire de la formation et de la pratique psychanalytiques reste à faire en considérant la portée heuristique du genre pour penser les notions fondamentales du champ freudien, souvent reconduites de manière acritique » (Le Corre 2009, p. 351).
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[2]
Il est intéressant de noter que dans « Pour introduire le narcissisme » (Freud 1914, p. 233-234), Freud ne réserve aucune place au désir par voie réactionnelle alors qu’il récapitule ses thèses concernant les voies menant au choix d’objet sexuel. Au lieu du détournement libidinal par réaction, il envisage deux autres possibilités : un choix d’objet investi « par voie narcissique » et un « choix d’objet par étayage ». Selon cette perspective, il conçoit l’homosexualité comme une voie désirante éminemment narcissique (on aime ce que l’on est, ce que l’on a été ou ce qu’on voudrait être soi-même), alors que l’hétérosexualité est appréhendée en termes d’autoconservation (on aime la femme qui nourrit et l’homme qui protège, ainsi que les séries de personnes substitutives qui en découlent).
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[3]
C’est davantage cette unilatéralité qui pose un problème que le motif du détournement libidinal réactionnaire qui se justifie cliniquement dans certains cas. Lors de la séance du 30 octobre 1907 des « Soirées psychologiques du mercredi », dédiée à la présentation de « l’homme aux rats », l’on peut déceler une bisexualité qui fonctionne de manière bilatérale en s’exprimant d’une part en tant qu’homosexualité réactionnaire et d’autre part en tant qu’hétérosexualité (sur)compensatoire, liée à des puissants attachements proto-homosexuels. Nous ne sommes pas pour autant certain que cette idée, qui déroge à la position psychanalytique dominante, appartienne à Freud, lequel répond aux remarques de ses collègues sur son exposé clinique, plutôt qu’à Paul Federn qui discute l’homosexualité de « l’homme aux rats » ou à Otto Rank qui prend en notes les minutes de la société psychanalytique de Vienne. Nous citons l’extrait en soumettant celui-ci au jugement du lecteur ou de la lectrice : « La remarque de Federn était pertinente, à savoir que le patient manifestait déjà de nettes tendances hétérosexuelles à un très jeune âge et que son homosexualité ultérieure contraste fortement avec elles. Les analyses de trois homosexuels manifestes, qui auraient été passibles de poursuites judiciaires, ont révélé sans exception une relation précoce avec une femme, relation qui a été refoulée plus tard. Inversement, tous les hommes à femmes et bourreaux des cœurs tendaient dans leur petite enfance, davantage à l’homosexualité » (Les Premiers Psychanalystes [tome 1, 1906-1908 (1976), p. 252-253, notre soulignement).
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[4]
On lira à cet égard l’ouvrage éclairant de Laurie Laufer (2022) qui souligne la nécessité de renouer avec le pouvoir subversif inhérent à la psychanalyse, néanmoins absent dans la clinique contemporaine.
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[5]
L’approche biologisante de l’homosexualité par Freud dans ce texte (censé traiter de la psychogenèse du désir lesbien) fait l’objet d’une analyse détaillée dans notre ouvrage Devenirs trans de l’analyste (Evzonas 2023).
1 Quel peut être le lien entre, d’une part, le mythe antique de Déméter et de Perséphone et, d’autre part, le texte de Freud, De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine écrit dans le premier quart du xxe siècle ? Selon la légende grecque, après une errance mélancolique pour retrouver sa fille enlevée par le Dieu des Enfers et une intervention de Zeus, la déesse maternelle de la Terre finit par accepter de la partager avec son ravisseur selon les saisons de l’année. Dans son récit clinique, Freud (1920) se charge de faire disparaître par l’analyse les velléités homoérotiques d’une jeune demoiselle vis-à-vis d’une dame « de mauvaise réputation » afin que l’analysante se conforme à l’ordre bourgeois et hétérosexuel de son milieu. Le trait d’union invisible qui relie ces deux narrations en apparence radicalement hétérogènes réside dans l’attachement primordial mère-fille que l’on pourrait appeler « inceste homosexuel primaire ». Cette homosexualité primitive (ou préœdipienne), qui précède toute immixtion de l’homme et toute émergence de tiercéité, constitue l’un des points aveugles de Freud, trop accaparé par la configuration triangulaire de l’Œdipe et la loi paternelle.
2 On soulignera d’emblée que tant le lien préœdipien mère-fille que l’Œdipe freudien paternaliste et phallocentrique ne constituent pas des invariants anthropologiques, mais des contingences socio-psychiques. Margaret Mead (1972) met en relief les normes véhiculées dans les premiers soins de la phase préœdipienne. En puisant des exemples dans des cultures variées, elle dépeint la diversification des soins primaires ainsi que leur dépendance du milieu culturel et illustre leur caractère construit. Selon Mead, la mère, qui prodigue préférentiellement les soins, est censée être la vectrice des « messages kinesthésiques » conformes aux attentes sociales qui préforment l’identité et la sexualité de l’enfant. Plus encore, elle soutient que la participation croissante des deux genres au « nourrissage » du bébé est à même de transformer certains traits masculins et féminins prétendument naturels. Elle écrit :
Si cela devient la norme culturelle, on peut s’attendre à un effet assez profond sur les identifications primaires de genre ; cela pourrait même rendre possible des personnalités bisexuelles des deux genres. La bisexualité en tant que mode de comportement pourrait remplacer les extrêmes actuels de l’exclusivité hétérosexuelle et homosexuelle.
4 Cette déclaration assimile l’hétérosexualité, l’homosexualité et la bisexualité à des constructions psychiques qui découlent des environnements primaires socio-culturellement déterminés. En d’autres termes, les catégories sexuelles qui nous servent à « organiser nos identités individuelles et nos désirs sont […] imparfaites, historiques, temporaires et arbitraires » (Rubin 1992, p. 477, notre traduction). C’est avec cette mise en garde qu’il faudra lire l’article qui suit. Plus précisément, notre argument relatif à l’homosexualité primitive et à l’inceste mère-fille se réfère à des contextes sociaux-culturels spécifiques qui impliquent que la pourvoyeuse des soins primaires soit la mère (ou une figure féminine substitutive) et que l’objet-tiers séparateur soit le père (ou son tenant lieu).
5 Le thème de la motion d’amour homosexuel est sans doute à l’origine du désintérêt frappant que la bibliographie internationale manifeste pour le récit freudien de De la Psychogenèse : le désir homoérotique chez les femmes se heurterait aux paradigmes androcentriques de nos sociétés patriarcales, d’où son invisibilité historique, voire son invisibilisation stratégique. Si, dans les premières lignes de De la Psychogenèse, Freud repère un défaut d’attention à l’égard de l’homosexualité féminine dans les champs de la métapsychologie et de la loi pénale, force est d’admettre le caractère bien plus généralisé de cette indifférence : elle imprègne aussi bien la littérature que la recherche académique et les médias, en suggérant un « hors champ du sexuel » (Boehringer 2009) consubstantiel au caractère impensable de l’absence de désir pour le corps masculin « naturellement » supérieur et de ce fait source d’envie, ainsi que la théorie psychanalytique de l’envie du pénis chez la femme le suggère.
6 En dépit de la tendance dominante à reléguer la Psychogenèse aux marges du corpus freudien, notre approche vise à redonner ses titres de noblesse à ce texte qui ne constitue pas une simple étude sur la gynécophilie mais, à notre sens, une œuvre majeure au regard des thèses freudiennes sur la sexualité féminine. Plus spécifiquement, nous avons pour objectif de mettre en exergue le refoulement du composant homosexuel féminin du complexe d’Œdipe chez Freud, refoulement qui se perpétue au sein des institutions psychanalytiques éminemment préoccupées par l’homosexualité masculine, puisque « les psychanalystes lesbiennes n’existent pas » (Le Corre 2009, p. 351) [1]. Pour le dire autrement, nous tenterons de démontrer l’impensé conceptuel que constitue, pour une psychanalyse désenclavée du féminisme, l’inceste primordial mère-fille représenté par le mythe de Déméter et de Perséphone.
La bisexualité unilatérale et l’orthoposition de l’Œdipe positif
7 Une caractéristique récurrente de De la psychogenèse est l’alternance constante entre matériel clinique, interprétations et digressions métapsychologiques, ce qui contraste avec la structure beaucoup plus « propre » des cas freudiens dédiés aux analysants hommes. Freud se montre lui-même mécontent du caractère désordonné de son écriture et qualifie par ailleurs son introduction de « prolixe » (Freud 1920, p. 243). À notre sens, l’inégalité de son exposé réside dans le fait que le matériel clinique est parsemé de lacunes qu’il s’efforce de combler par de gros replâtrages métapsychologiques. Les théories sur la bisexualité psychique et le complexe d’Œdipe constituent des revêtements bien précaires, ainsi que nous allons essayer de le démontrer.
8 Résumant sa mission, Freud explique « que la tâche assignée […] consistait […] à faire passer l’une des variantes de l’organisation sexuelle génitale dans l’autre » (ibid., p. 239). Il semble donc concevoir l’homosexualité et l’hétérosexualité comme des variations sexuelles de valeur égale sur un axe binaire. Une nuance d’hiérarchisation s’entraperçoit néanmoins lorsqu’il poursuit : « Cette opération, l’élimination de l’inversion génitale ou homosexualité, n’est jamais apparue à mon expérience comme facile ». Indépendamment de l’usage des termes d’« homosexualité » et d’« inversion » dans le langage scientifique de l’époque ou ailleurs dans le corpus freudien, l’on peut lire en filigrane que l’homosexualité constitue une inversion par rapport à l’utilisation « normale » des organes génitaux à des fins reproductrices, un renversement à l’aune d’une rectitude initiale, un déplacement au regard d’un ordre originairement instauré. Cette lecture, qui nous est suggérée par le syntagme « inversion génitale », concorde avec la précieuse remarque de Diana Fuss (1999, p. 62), selon laquelle le vocable inaugural de De la Psychogenèse est « l’homosexualité » alors que le signifiant final est celui de « maternité ». La suite du texte nous montrera que la logique freudienne conçoit ces termes comme deux pôles antithétiques, en esquissant le choix d’objet lesbien comme une formation réactionnelle au désir d’enfant [2]. Ne doit-on pas voir là un indice de l’assimilation de l’hétérosexualité reproductive à une donnée première, à partir de laquelle toute autre expression pulsionnelle se mesure et se compare ?
9 Pourtant, Freud récuse explicitement l’essentialisation de l’hétérosexualité et reconnaît la normativité qui édicte la reconversion sexuelle d’une personne dont les modalités érotiques dérogent aux prescriptions culturelles. En conséquence, « faire passer l’une des variantes de l’organisation sexuelle génitale dans l’autre » est quasi impossible à l’exception de « circonstances particulièrement favorables » :
même alors le succès consistait essentiellement à pouvoir libérer pour la personne confinée dans l’homosexualité la voie jusqu’alors barrée vers l’autre sexe, donc à réinstaurer sa pleine fonction bisexuelle. Il lui était alors loisible de laisser désaffectée l’autre voie méprisée par la société, et dans certains cas, c’était d’ailleurs bien ce qu’elle avait fait. Il faut se dire que la sexualité normale, elle aussi, repose sur une restriction du choix d’objet, et en général transformer un homosexuel pleinement développé en hétérosexuel est une entreprise qui n’offre guère plus de perspectives d’aboutir que l’entreprise inverse, sauf que, pour de bonnes raisons pratiques, on ne tente jamais cette dernière.
11 L’extrait met en exergue la pensée novatrice de Freud en postulant l’existence primitive d’une bisexualité dotée d’une amplitude psychique. L’homosexualité aussi bien que l’hétérosexualité apparaissent comme des formations secondaires marquées par une « restriction » sur le plan du choix d’objet, autrement dit un appauvrissement érotique d’une richesse originaire.
12 Si Freud se montre progressiste sur le plan conceptuel, il est néanmoins rattrapé par la réalité clinique. On remarquera qu’il situe l’étape inaugurale du développement libidinal de l’analysante dans le désir érotique pour son géniteur, remplacé dans un temps ultérieur par l’attachement à son frère plus âgé. Au commencement furent donc l’Œdipe hétérosexuel, dit positif, et son corollaire : l’envie d’avoir un enfant du père. Observons comment l’attirance hétérosexuelle est adoptée de manière acritique comme le point originaire du sexuel alors que la bisexualité qui nous fait « balance[r] normalement tout au long de la vie entre l’objet masculin et l’objet féminin » (ibid., p. 247) demeure purement théorique.
13 Selon Freud, à treize ou quatorze ans, l’analysante aurait manifesté « une prédilection tendre et, de l’avis général, exagérément forte pour un petit garçon » (ibid., p. 244), témoignant de son désir de devenir mère. Elle aurait persévéré dans « une position orientée vers la maternalité » (ibid, p. 245) jusqu’au moment critique de revirement induit par un facteur accidentel – la naissance d’un petit frère tandis qu’elle se trouvait en pleine effervescence pubertaire – ravivant un Œdipe infantile indissociable du désir d’être coïtée et fécondée par le père. Freud soutient que l’enfant que son analysante aurait désiré mettre au monde devait être de sexe masculin, vraisemblablement pour compenser l’envie du pénis née de son corps « incomplet », conformément à ses présupposés théoriques. Hélas, au lieu de l’analysante, c’est sa mère, la rivale inconsciemment haïe, qui offre ce cadeau précieux à son époux, d’où ce retournement irréversible : « Pleine de révolte et de rancœur [la jeune fille] se détourna du père, et même de l’homme en général ». « Elle se transforma en homme et prit la mère, à la place du père, comme objet d’amour » (ibid, p. 246). Quant à la « cocotte », objet de sa prédilection amoureuse, elle constitue un avatar fantasmatique de sa mère et porte en outre les traits masculins de son frère, incarnant ainsi un idéal bisexuel propre à exacerber son désir.
14 Plusieurs choses frappent dans cette construction. Tout d’abord, la problématique du détournement de l’objet masculin, empreint de colère et de dépit. Le lesbianisme est précisément perçu comme un revirement traumatique et une régression vers le narcissisme préobjectal : faute d’avoir le père, on devient comme lui. Voici la ruse de l’inconscient qui ne renonce jamais à rien et qui sait substituer une forme d’attachement à une autre : le désir frustré pour l’objet œdipien bascule furieusement vers l’identification qui constitue « la forme la plus précoce et la plus originelle de la liaison de sentiment », ainsi que Freud l’affirmera dans Psychologie de masses et Analyse du Moi (Freud 1921, p. 44).
15 Un certain nombre d’apories émergent concernant la question du retour en arrière à même de précipiter dans le narcissisme présexuel. Pourquoi l’homosexualité de l’analysante est-elle perçue comme un cheminement tortueux et torturant qui doit passer par le père avant de retourner vers la mère, au lieu d’être considérée comme un avatar du désir préœdipien pour la mère ? On pourrait affirmer en guise de réponse que c’est seulement en 1931 que Freud découvrira la période préœdipienne, cette « culture minoé-mycénienne » ensevelie sous « la culture grecque » de l’Œdipe (Freud 1931, p. 10). Soit. Mais alors pour quelle raison l’identification d’une fille à son père résulterait-elle uniquement de l’envie et de l’agressivité ? Freud (1921, p. 43) soutiendra à peine un an plus tard que « l’identification est ambivalente dès le début, elle peut tout aussi bien se tourner vers l’expression de la tendresse que vers le souhait de l’élimination ».
16 Dans De la Psychogenèse, Freud se positionne de manière unilatérale sur le versant sadique du processus identificatoire en décomplexifiant le désir lesbien. L’homosexualité y est en outre perçue comme une frustration, une terreur, une haine ou un dépit refoulés de l’autre sexe plutôt qu’une conséquence directe de la bisexualité psychique généralisée et du complexe d’Œdipe négatif, c’est-à-dire de l’investissement homosexuel du parent du même sexe. Le fait que De la Psychogenèse ait été rédigée en 1920 alors que l’Œdipe complet (qui comporte des identifications croisées et des désirs à la fois homosexuels et hétérosexuels envers les deux parents) ne devait être conceptualisé que dans Le Moi et le Ça (Freud 1923) constitue-t-il un argument suffisant ? Comment expliquer par ailleurs que l’Œdipe positif doive à tout prix préexister avant d’être nécessairement combattu pour permettre de « rechuter » vers un état préobjectal, présexuel, voire préculturel − à supposer, comme Freud, que ce soit à l’issue de l’Œdipe que le social s’inscrive dans le psychisme ? Comme si l’homosexualité ne constituait au fond qu’une forme abâtardie de désir, à distinguer d’une attirance hétérosexuelle authentique et solidement objectale. Enfin, demandons-nous avec un brin de provocation postmoderne, pourquoi la « cocotte », qui alterne sans état d’âme partenaires masculins et partenaires féminins, et qui incarne donc « la pleine fonction bisexuelle », est disqualifiée par Freud ? Où s’est envolé l’insight précurseur prônant la plasticité libidinale originaire qui précéderait l’instauration de la restriction du choix d’objet ? Voici notre réponse à ces questions : il existerait un hiatus entre les prérequis doctrinaux et la praxis analytique, un décalage entre la sécurité du transfert théorique et l’angoisse du transfert clinique.
17 Misandrie, misogynie, esquive, défi, dépit, désistement, détournement, dévoiement : dans De la Psychogenèse, l’homosexualité s’inscrit sous le signe de la négativité et de la déviation d’une source hétérosexuelle naturellement première, ce qui contraste avec l’élégance théorique d’une bisexualité originaire et de ses dérivées supposément égales (homosexualité/hétérosexualité). La prédisposition bisexuelle sert concrètement à justifier le basculement fatidique vers l’autre côté, mais cet autre côté, cet autre bord vers lequel dérive dorénavant le désir, est invariablement l’homoérotisme. Il s’agit d’une bisexualité qui fonctionne finalement de façon unidirectionnelle [3] : son point de départ est l’Œdipe positif et son point de « chute », le pré-Œdipe.
La logique des normes socioculturelles
18 Si Freud apparaît préoccupé par la socialisation, il ne se montre pas pour autant réceptif à certains gestes hautement symboliques de l’analysante indissolublement liés à son environnement social. Ceux-là sont invariablement interprétés sous le prisme des pulsions intrapsychiques dialectisées avec un principe de réalité qui se limite au huis clos familial en faisant fi de son inscription dans un contexte plus large. Accaparé par la structure organisatrice du complexe d’Œdipe, Freud croit ainsi voir dans la visibilité homosexuelle revendiquée par sa patiente un défi à l’égard de son père :
J’avais l’impression qu’elle agissait selon le principe du talion. Si tu m’as trompée, tu dois supporter que je te trompe moi aussi […] Il fallait bien que le père, à l’occasion, eût vent de ses relations avec la dame, sinon la satisfaction de la vengeance, qui était pour elle la plus pressante de toutes, lui aurait échappé. Elle s’y appliquait donc en se montrant publiquement avec l’adorée.
20 Freud ne pense pas un instant que la volonté de s’afficher en tendre compagnie dans l’espace public pourrait constituer une contestation des normes coercitives de la Vienne du début du xxe siècle et une aspiration à l’émancipation féminine. Pourtant, l’analysante lui offrait le matériel adéquat : « Elle était proprement une féministe, trouvant injuste que les jeunes filles ne puissent jouir des mêmes libertés que les garçons et se rebellait d’une manière générale contre le sort de la femme » (ibid., p. 259). Freud interprète le féminisme de son analysante comme la séquelle de la découverte traumatique de la différence anatomique des sexes et de son corollaire, l’envie du pénis, sans imaginer que, si une telle envie devait exister, elle pourrait, plutôt que renvoyer à une perception essentialisante de l’infériorité de l’organe génital féminin, traduire une représentation désirante des prérogatives masculines dans un milieu radicalement androcentrique.
21 Si l’on veut se cantonner à la microstructure du drame intrafamilial, on peut concevoir cette protestation féministe comme une blessure psychique induite par le favoritisme de la mère de l’analysante vis-à-vis de ses enfants mâles allusivement évoqué dans De la Psychogenèse (ibid., p. 237-238). La biographie de l’analysante de Freud dépeinte par Inès Reider et Diana Voight (2003) rapporte en outre que la seule fois où Sidonie Csillag a pleuré en séance, c’est lorsqu’elle a évoqué le désamour de sa génitrice et la prédilection de celle-ci pour ses frères. Les aspirations féministes constitueraient ainsi une transposition dans la sphère du social d’un grief intrapsychique issu du complexe fraternel, lui-même dérivé du complexe parental.
22 Nos deux interprétations concernant l’envie du pénis supposée chez Sidonie, l’une axée sur les influences socioculturelles et l’autre sur les pulsions, s’ancrent dans un terreau commun. Ainsi, si une envie du pénis devait exister chez Sidonie, elle pourrait exprimer la jalousie de la jeune fille à l’égard de ses frères et son désir consécutif de posséder leur organe « magique » d’une part pour accaparer l’amour maternel et d’autre part pour bénéficier des privilèges masculins. En conséquence, l’envie du pénis ne serait pas assimilable à une pulsion primaire endogène mais plutôt à une formation secondaire socio-psychisée qui, en l’occurrence, n’aurait pas grand-chose à avoir avec la conception freudienne de la substituabilité du pénis et du désir d’enfanter.
23 Pour complexifier davantage l’émergence des idées freudiennes sur la sexualité féminine, resituons-les dans le contexte de l’identité juive et du trauma racial que Freud a dû endurer. Qui peut oublier l’expérience poignante décrite dans L’Interprétation du rêve, lorsque le père de Freud se penche sans protester pour ramasser son bonnet de fourrure jeté dans la boue par un Chrétien hostile criant : « Juif, descends du trottoir ! » (Freud 1900, p. 234) ? Freud met en exergue la déshéroïsation de son géniteur et le désir de venger cet affront qui peuplerait dorénavant ses fantasmes diurnes. Son œuvre scientifique pourrait être conçue à cet égard comme une réparation symbolique de l’humiliation narcissique et de la souffrance induites par l’antisémitisme.
24 Dans cette optique, il serait peu pertinent de déceler dans l’attitude de Freud envers Sidonie celle d’un homme patriarcal typique. Lesser (1999) soutient que Freud était un patriarche tout à fait dépourvu des avantages du patriarcat car il aurait souffert du statut discriminatoire de « l’autre » et son œuvre aurait reflété le trauma juif. Elle poursuit en rappelant que, à l’époque de Freud, le clitoris était appelé dans l’argot viennois « le Juif » et la masturbation féminine « jouer avec le Juif ». Ce langage reflétait deux considérations qui prévalaient aussi bien en médecine que dans le reste de la société au début du xixe siècle : la première était l’homologie sexuelle, la croyance que les organes génitaux masculins et féminins sont similaires et que le clitoris est un « pénis tronqué » analogue à la verge circoncise (« tronquée ») de l’homme juif ; la seconde, connexe, était que les hommes juifs sont féminins et donc homosexuels. Ce qui opposait le « vrai » mâle à la femme et à l’homme juif (ibid.). Selon l’historien Sander Gilman (1993), Freud aurait refoulé ce stéréotype masculin dégradant pour mieux le projeter sur les femmes, d’où sa conception de ces dernières comme castrées. Dans la même veine, la psychanalyste féministe Erica Schoenberg (1999) soutient que la minorisation et l’altérisation de Freud consécutives à son identité juive se reflètent dans son œuvre scientifique inégale et, en l’occurrence, dans la maltraitance clinique et théorique de la jeune homosexuelle. On peut aisément imaginer que, dans le contexte viennois du début du xxe siècle, Sidonie était triplement altérisée puisque simultanément femme, homosexuelle et juive, or le récit de De la Psychogenèse passe complètement sous silence ce troisième trait, ce qui constitue une répétition symptomatique de l’effacement de la judéité de Dora, une adolescente que Freud (1905) avait analysée plusieurs années auparavant.
25 Toutes ces considérations éclairent « le type masculin d’amour » que Freud attribue à Sidonie :
Son humilité, sa tendre absence de prétentions, « che poco spera e nulla chiede » [qui espère peu et ne demande rien], sa félicité lorsqu’il était permis d’accompagner la dame au bout de chemin et de lui baiser la bain au moment de prendre congé, sa joie lorsqu’elle entendait qu’on la vantait, disant comme était belle, tandis que la reconnaissance de sa propre beauté par des tiers ne signifiait absolument rien pour elle, ses pèlerinages en des lieux où la bien-aimée avait autrefois séjourné, le mutisme de tous les souhaits sensuels qui pourraient aller plus loin : tous ces petits traits correspondaient assez à la première passion exaltée d’un jeune homme pour une artiste fêtée qu’il croit bien au-dessus de lui et vers laquelle il n’ose que timidement lever les yeux.
27 Freud utilise les clichés socioculturels disponibles en son temps pour étayer son argument sur l’identification de Sidonie à l’homme. Pourtant, à la fin de son récit, il affirme : « Quant à l’essence de ce qu’on nomme au sens conventionnel ou au sens biologique “masculin” et “féminin”, la psychanalyse ne peut l’élucider » (Freud 1920, p. 262). On peut se demander si Freud ne procède pas ici à une annulation rétroactive de toutes ses constructions précédentes, fondées sur les conventions sociales du genre les plus communes.
28 Attardons-nous sur un autre élément : Freud perçoit comme un signe de virilité et, plus implicitement, comme un trait identificatoire paternel la jubilation de sa patiente lorsqu’elle peut baiser la main de son adorée. Les biographes de Sidonie, Rieder et Voigt (2003), relatent une scène importante qui jette une nouvelle lumière sur la signification du baisemain : la mère de Sidonie aimait s’allonger un moment sur le canapé après le déjeuner et sa fille la regardait et la trouvait alors si belle qu’elle se glissait furtivement jusqu’à elle pour lui faire un baiser sur la main, ce à quoi la mère répondait avec étonnement et sans tendresse. Si Freud conçoit la « cocotte » comme un avatar fantasmatique de la mère, les stéréotypes genrés dans lesquels il paraît empêtré et son obsession de l’Œdipe positif l’empêchent de voir dans le baisemain autre chose que le comportement d’un homme envers une femme, alors qu’il s’agit en l’occurrence d’une manifestation d’amour de la part d’une petite fille envers un substitut de sa mère, donc d’une expression du versant négatif du complexe d’Œdipe. Rieder et Voigt nous apprennent en outre que « la première fois que Sidonie consulta le professeur, elle était tellement excitée qu’elle a fait une révérence en entrant et voulait même honorer Freud d’un baisemain, ce qu’il a refusé d’un geste » (Rieder et Voigt 2003, p. 47). Il est assez clair que l’entrée de la jeune fille dans la cure s’est faite sous le signe d’un transfert maternel et d’un contretransfert qui a répété de manière traumatique le rejet de la mère.
29 Prisonnier de sa logique phallique, Freud cherche à appliquer à Sidonie une modalité d’investissement libidinal qu’il a conceptualisée sous la dénomination « d’amour des putains » à partir de son expérience avec des patients hommes (Freud 1910). Son fondement : l’attirance de la jeune adolescente pour une dame « sexuellement mal famée » et son envie − subodorée par l’analyste − de la « sauver de ses conditions de vie indigne » (Freud 1920, p. 250). Freud se réfère notamment à la fameuse « cocotte » bisexuelle, mais pas uniquement : « [s]es premiers engouements déjà s’étaient portés sur des femmes dont on ne louait pas le penchant pour une moralité particulièrement stricte ». L’allusion porte sur une actrice de cinéma et une institutrice dite « inaccessible ». Tous ces substituts maternels − la prostituée, l’artiste et la maîtresse d’école − appartiennent à une classe sociale inférieure à celle de Sidonie, mais elles représentent aussi collectivement la catégorie des femmes qui gagnent leur vie de manière indépendante, en dehors du mariage et du contrat hétérosexuel. On peut donc se demander avec Diana Fuss : « Se pourrait-il que la force d’attraction exercée par ces figures de désir reflète, au moins en partie, un attrait pour l’indépendance économique et de la mobilité sociale qu’elles représentent ? » (Fuss 1999, p. 169, notre traduction).
30 À l’évidence, les amours inversées de Sidonie perturbent Freud à un point tel, qu’il se montre incapable de tirer les conséquences de sa propre théorie. Dans D’un type particulier de choix d’objet chez l’homme, « l’amour des putains » est conditionné sans ambages par une fixation sur l’objet maternel (Freud 1910). Dans De la Psychogenèse, il évoque également « ce type masculin d’objet dérivé de la mère » (Freud 1920, p. 250) pour oublier aussitôt cette dernière et enchaîner avec son interprétation invraisemblable selon laquelle la tentative de l’adolescente de mettre fin à ses jours aurait fantasmatiquement représenté un accouchement de l’enfant de son père. La fiction de l’Œdipe positif reprend manifestement ses droits, jetant aux orties l’attachement libidinal à la mère précédemment insinué. À vrai dire, tout comme la figure maternelle était nécessaire pour justifier l’attirance sexuelle pour les femmes, le père est indispensable pour réaffirmer que l’Œdipe « normal » intervient avant la précipitation dans le narcissisme préobjectal. Confronté à une analysante qui met à mal ses présupposés théoriques, Freud peine à livrer une construction cohérente et Sidonie souffre de devoir s’allonger sur le lit de Procruste que représente le « complexe d’Œdipe féminin » supposé justifier ses choix érotiques « négatifs » ou « inversés » au regard d’une logique normative.
31 Le désir d’avoir un enfant du père mérite qu’on s’y attarde. Pourquoi Freud introduit-il le thème de la procréation dans la cure d’une adolescente attirée par femmes et qui n’a jamais exprimé d’envie dans ce domaine ? Souscrit-il à une logique victorienne répandue selon laquelle la maternité constituerait le remède à l’homosexualité ? Le texte comporte une allusion à ce raisonnement, mais elle concerne davantage le père de Sidonie qui, en cas d’échec de l’analyse, « tenait toujours en réserve l’antidote le plus puissante ; un mariage rapide devait réveiller les instincts naturels de la jeune fille et en étouffer les penchants non naturels » (Freud 1920, p. 237). Il serait bien plus pertinent d’invoquer la logique inconsciente qui possède sa propre grammaire mais qui n’est pas pour autant arbitraire. Freud dépeint le glissement de l’objectalisation vers l’identification induit par la frustration causée par le père : pourquoi n’envisage-t-il pas plutôt l’hypothèse plus probante de l’abandon de l’investissement de la mère rejetante et de l’identification narcissique avec elle ? Pourquoi faire intervenir le père et l’enfant mâle que Sidonie aspirerait supposément à mettre au monde, en radiant la figure de la mère comme le désir pour les femmes ? Cela relève-t-il d’une perspective masculiniste déterminée par la structure sociale du patriarcat ? Sans doute, mais cela n’épuise pas la question. Ce qui fait obstacle ici semble surdéterminé par un pré-transfert théorique régi par la trilogie castration féminine/envie du pénis/désir (compensatoire) de procréer. Le sens plus profond de ces préconceptions rigides, qui entravent l’écoute flottante, réside sans doute dans la difficulté pour Freud de se laisser féminiser dans le transfert. On dirait que, en s’agrippant à la construction de l’Œdipe positif et en fétichisant le versant culturellement dominant de sa théorie de triangulation au détriment du versant récessif, Freud se protège de sa propre angoisse de castration.
32 On réitèrera la divergence entre la théorie et la clinique qui continue à hanter la psychanalyse aujourd’hui [4] : si sur le plan des concepts, Freud s’avère résolument progressiste, il achoppe cruellement sur le traitement concret du cas. On s’étonne de l’entendre poser la question suivante : « Cette jeune fille homosexuelle montrait-elle de nets caractères somatiques de l’autre sexe, et se révélait-elle être un cas d’homosexualité innée ? » (Freud 1920, p. 242).
33 La collusion entre constitution et choix d’objet « déviant » resurgit. Il est tout aussi intéressant que cette émergence, vraisemblablement provoquée par une inadvertance contre-transférentielle, soit projetée sur les « lecteurs non analystes [qui] auront attendu depuis longtemps avec impatience la réponse à [ces] questions » (ibid., p. 242). Cette ruse défensive s’écroule lorsque l’on observe que la narration freudienne brosse un portrait de l’analysante qui plaide en faveur d’une subjectivité désirante biologiquement déterminée, tandis que le texte se pose explicitement comme l’exploration psychogénétique d’un cas d’homosexualité féminine. Freud précise « qu’il n’y avait pas de divergence frappante par rapport au type corporel de la femme, ni aucun trouble menstruel », cependant il ajoute : « Si la jeune fille, belle et bien faite, présentait la haute stature du père et un visage aux traits accusés plutôt que doux comme chez une jeune fille, on peut voir là les indices d’une masculinité somatique » (ibid., p. 243). Il calque ainsi subrepticement le « caractère sexué psychique » (identification masculine) et « le mode de choix d’objet » (homosexualité) sur le « caractère sexué somatique » (corps de mâle).
34 Il poursuit : « C’est aussi à l’essence masculine que l’on pouvait rapporter quelques-unes de ses propriétés intellectuelles, telle que l’acuité de sa compréhension et la froide clarté de sa pensée » (ibid., p. 243). Freud admet que « ces différenciations sont plutôt conventionnelles que scientifiquement justifiées » (ibid., p. 243), pourtant il se les approprie, continue à les employer et les monte en épingle en affirmant que sa patiente « dans son comportement envers son objet d’amour […] avait adopté le type masculin, c’est-à-dire […] la préférence d’“aimer” à “être aimé” » (ibid., p. 243). Observons le décalage : alors que, en théorie, il conteste la réduction de la masculinité à l’activité et de la féminité à la passivité, son approche concrète est dominée par la représentation populaire des hommes détenteurs d’une puissance d’action et des femmes réceptacles passifs. Sidonie, qui n’est ni hystérique ni souffrante mais qui, tout simplement, aime les femmes, se trouve ainsi biologiquement, intellectuellement et psychologiquement « inversée » par Freud qui plaque sur elle les poncifs les plus éculés de leur époque. L’analyste semble avoir disparu sous l’homme viennois jaloux des prérogatives sociales de son identité de genre.
35 Il importe de relever ici le contretransfert négatif de Freud envers la mère de Dora. À rebours de ses sentiments positifs à l’égard de M. K. et du père de Dora que Freud connaissait personnellement, la mère, qu’il n’a jamais rencontrée, est représentée de manière assez dévalorisante, voire pathologisante : « peu cultivée », « inintelligente », sujette à une « psychose de ménagère », souffrant d’une « névrose de contrainte » (ibid., p. 200). Cette représentation découle-t-elle du matériel qui a émergé dans la cure ou s’agit-il d’une construction propre à Freud imprégnée des stéréotypes misogynes de la société viennoise de son temps ? Nous ne disposons pas d’éléments textuels propres à étayer la première hypothèse, ce qui nous incite à pencher vers la seconde. De même, eu égard à l’absence du matériel, on ne saurait déterminer si les désirs homoérotiques de l’adolescente sont plutôt associés à son pré-Œdipe maternel, à une manœuvre défensive consécutive à la séduction traumatique par M. K ou à un autre processus original d’expression psychosexuelle. On précisera à cet égard que l’inceste mère-fille, qui constitue le fil conducteur de notre argument, n’est pas une composante intrinsèque à l’amour lesbien, mais seulement une dimension non saisie par Freud qui rabat tout sur l’Œdipe hétérosexuel.
36 Commentons enfin le moment décisif où Freud met un terme de manière abrupte à l’analyse de Sidonie :
En réalité, elle [transféra] sur moi la récusation fondamentale de l’homme, par laquelle elle était dominée depuis sa désillusion causé par le père […] Je rompis donc là dès que j’eus reconnu l’attitude de la jeune fille envers le père et donnai le conseil de faire poursuivre la tentative thérapeutique, si on lui accordait de la valeur, auprès d’un médecin femme.
38 Nous décelons ici un point aveugle qui consiste à faire chuter la complexité psychique sur le sol de la littéralité : en adressant Sidonie à un médecin pourvu des marqueurs externes de la femme, Freud ne renvoie-t-il pas à la concrétude du corps biologique ? Ne souscrit-il pas à une radiation magistrale de sa propre théorie d’une bisexualité psychique ? Il paraît en tout cas impossible pour lui de s’imaginer autrement que comme un père honni dans le transfert à cause d’une supposée misandrie homosexuelle, tout comme de supporter que Sidonie le voie comme une mère qui rejette son baiser ou comme une dame de « mauvaise réputation » exagérément sexualisée.
39 Quoique réputé pour sa tolérance envers l’homosexualité et pour son admiration maintes fois proclamée à l’égard de certaines personnalités du monde de l’Art et de l’Histoire connues pour leurs penchants androphiles, Freud se montre incapable de prêter une écoute à une patiente qui aime ouvertement les femmes. Est-ce l’homoérotisme féminin qui suscite un malaise chez lui ? Ou son trouble puise-t-il son origine dans la sexualité féminine plutôt que dans son expression spécifiquement homosexuelle ? Il serait sans doute plus pertinent de dire que, lorsque l’édifice du phallus est mis à mal, Freud perd ses moyens.
40 On retiendra plus particulièrement les interférences provoquées par l’introjection de certains schémas théoriques rigides qui rendent l’écoute analytique très inégalement flottante. La fixation sur l’Œdipe hétérosexuel, au carrefour des motions pulsionnelles et des idéaux régulateurs externes, s’avère un point aveugle majeur. Son corrélat : le refoulement de l’inceste mère-fille traverse comme un fantôme aussi bien De la Psychogenèse que le texte fondateur Totem et Tabou (Freud 1912-1913), à l’instar de la légende de l’Œdipe dans la tragédie de Sophocle puisque, vraisemblablement, toute personne, homme ou femme, doit être sexuellement orientée « vers » et « par » le phallus. Ainsi Sidonie, qui fait vaciller cette « règle » libidinale, doit-elle être sanctionnée par l’agressivité de son analyste et sa voix rebelle doit-elle être étouffée dans le récit qu’il en fait. À vrai dire, lorsque l’imprévisibilité de la clinique fait émerger une pulsionnalité qui bouscule les normes, on convoque soit la pathologie, pour expulser hors de soi sa perversité polymorphe interne, soit la biologie, qui équivaut à une butée de la pensée [5].
41 Dans ce contexte résolument phallocentrique qui domine la psychanalyse contemporaine en dépit des quelques percées brillantes (Tort 2005 ; Ayouch 2018 ; Laufer 2022), le mythe de Déméter et Perséphone constitue une levée salvatrice du refoulement de l’inceste mère-fille. On rappellera que l’inceste mère-fille représente le versant homosexuel (dit négatif) du complexe d’Œdipe, qui coexiste avec le versant hétérosexuel (dit positif), à savoir l’inceste père-fille. Le fait que Perséphone alterne son séjour, à la suite d’un compromis difficile, entre le monde terrestre auprès de Déméter et le monde souterrain auprès d’Hadès, ne constitue-t-il pas une métaphorisation de cette négociation complexe entre désirs homosexuels et désirs hétérosexuels ? Bien plus, ce mythe, qui décrit la relation duelle de Déméter et Perséphone avant le rapt fatidique de la jeune fille par Hadès, fait écho à la séduction maternelle exercée pendant les premiers soins corporels de l’enfant, laquelle précède à toute attirance par le père et à toute interférence masculine. Il s’agirait de cette homosexualité préœdipienne que Freud (1931) perce à jour dans un élan créatif en la comparant à la civilisation mino-mycénienne ensevelie sous les vestiges de la civilisation grecque, à savoir sous les vestiges de la triangulation œdipienne.
42 En définitive, on soutiendra que le mythe de Déméter et de Perséphone constitue une heureuse complexification du drame hétérosexuel de l’Œdipe mis en scène dans l’Œdipe roi par Sophocle et reproduit en aveugle par Freud dans De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine.
Références
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- Freud Sigmund (1905). « Fragment d’une analyse d’hystérie ». Œuvres complètes, VI : 183-302.
- Freud Sigmund (1910). « D’un type particulier de choix d’objet chez l’homme ». Œuvres complètes, X : 187-200.
- Freud Sigmund (1912-1913). « Totem et tabou : Quelques concordances dans la vie d’âme des sauvages et des névrosés » (1912-1913). Œuvres complètes, XI : 189-386.
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- Freud Sigmund (1920). « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine ». Œuvres complètes, XV : 234-262.
- Freud Sigmund (1921). « Psychologie des masses et analyse du moi ». Œuvres complètes, XVI : 1-85.
- Freud Sigmund (1923). « Le moi et le ça ». Œuvres complètes, XVI : 255-302.
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- Fuss Diana (1999). « Fallen Women ». In Lesser Ronnie, Schoenberg Erica (eds.). That Obscure Object of Desire: Freud’s Female Homosexual Revisited. New York, Routledge : 54-75.
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- Les Premiers Psychanalystes (1976). Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, tome 1, 1906-1908. Paris, Gallimard.
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- Rubin Gayle (1992). « Of Catamites and Kings : Reflections on Butch, Gender, and Boundaries » . In Nestle Joan (ed.). The Persistent Desire : A Femme-Butch Reader. Boston, Alyson Publications : 466-482.
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- Tort Michel (2005). La Fin du dogme paternel. Paris, Aubier.
Mots-clés éditeurs : Homosexualité féminine, Complexe d’Œdipe, Contretransfert, Normes, Inceste, Freud
Date de mise en ligne : 04/07/2023
https://doi.org/10.3917/cdge.074.0201Notes
-
[1]
Cf. « La question de l’analyste homosexuel·le émerge dans l’espace public savant français surtout dans les années 1990. Les neuf articles recensés mettent en évidence que l’analyste est toujours présupposé de sexe masculin alors qu'en termes métapsychologiques, une distinction est opérée entre homosexualité masculine et féminine. Donc, contrairement au discours de la doxa analytique, la question du psychanalyste homosexuel n’est pas posée en termes de choix d'objet (opposé au psychanalyste hétérosexuel) mais en termes de genre. Si l'accès au titre de psychanalyste a pu être nié aux homosexuels, il a été dénié aux homosexuelles. Cette “négation de la négation” est un impensé qui montre que l’histoire de la formation et de la pratique psychanalytiques reste à faire en considérant la portée heuristique du genre pour penser les notions fondamentales du champ freudien, souvent reconduites de manière acritique » (Le Corre 2009, p. 351).
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[2]
Il est intéressant de noter que dans « Pour introduire le narcissisme » (Freud 1914, p. 233-234), Freud ne réserve aucune place au désir par voie réactionnelle alors qu’il récapitule ses thèses concernant les voies menant au choix d’objet sexuel. Au lieu du détournement libidinal par réaction, il envisage deux autres possibilités : un choix d’objet investi « par voie narcissique » et un « choix d’objet par étayage ». Selon cette perspective, il conçoit l’homosexualité comme une voie désirante éminemment narcissique (on aime ce que l’on est, ce que l’on a été ou ce qu’on voudrait être soi-même), alors que l’hétérosexualité est appréhendée en termes d’autoconservation (on aime la femme qui nourrit et l’homme qui protège, ainsi que les séries de personnes substitutives qui en découlent).
-
[3]
C’est davantage cette unilatéralité qui pose un problème que le motif du détournement libidinal réactionnaire qui se justifie cliniquement dans certains cas. Lors de la séance du 30 octobre 1907 des « Soirées psychologiques du mercredi », dédiée à la présentation de « l’homme aux rats », l’on peut déceler une bisexualité qui fonctionne de manière bilatérale en s’exprimant d’une part en tant qu’homosexualité réactionnaire et d’autre part en tant qu’hétérosexualité (sur)compensatoire, liée à des puissants attachements proto-homosexuels. Nous ne sommes pas pour autant certain que cette idée, qui déroge à la position psychanalytique dominante, appartienne à Freud, lequel répond aux remarques de ses collègues sur son exposé clinique, plutôt qu’à Paul Federn qui discute l’homosexualité de « l’homme aux rats » ou à Otto Rank qui prend en notes les minutes de la société psychanalytique de Vienne. Nous citons l’extrait en soumettant celui-ci au jugement du lecteur ou de la lectrice : « La remarque de Federn était pertinente, à savoir que le patient manifestait déjà de nettes tendances hétérosexuelles à un très jeune âge et que son homosexualité ultérieure contraste fortement avec elles. Les analyses de trois homosexuels manifestes, qui auraient été passibles de poursuites judiciaires, ont révélé sans exception une relation précoce avec une femme, relation qui a été refoulée plus tard. Inversement, tous les hommes à femmes et bourreaux des cœurs tendaient dans leur petite enfance, davantage à l’homosexualité » (Les Premiers Psychanalystes [tome 1, 1906-1908 (1976), p. 252-253, notre soulignement).
-
[4]
On lira à cet égard l’ouvrage éclairant de Laurie Laufer (2022) qui souligne la nécessité de renouer avec le pouvoir subversif inhérent à la psychanalyse, néanmoins absent dans la clinique contemporaine.
-
[5]
L’approche biologisante de l’homosexualité par Freud dans ce texte (censé traiter de la psychogenèse du désir lesbien) fait l’objet d’une analyse détaillée dans notre ouvrage Devenirs trans de l’analyste (Evzonas 2023).