Notes
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[1]
Selon les estimations du Programme commun des Nations unies sur le VIH/Sida (Onusida 2013).
-
[2]
En Suisse, pour les ressortissants de pays tiers — non membres de l’Union européenne (UE) et de L’association européenne de libre-échange (AELE) — il existe huit types de permis de séjour (B, C, Ci, G, L, F, N et S) (qui sont octroyés par le Secrétariat d’État aux migrations – SEM – selon la raison et la nature du séjour (https://www.sem.admin.ch/sem/fr/home.html).
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[3]
Les personnes frappées d’une décision de renvoi exécutoire dans un délai donné n’ont plus droit à l’aide sociale. Selon l’art. 12 de la Constitution fédérale, elles ont droit à l’aide d’urgence qui comprend la nourriture, l’hygiène, les vêtements et les soins médicaux. Elle est généralement remise sous forme de bons ou en nature, rarement en espèces.
(https://www.osar.ch/droit-dasile/procedure-dasile/aide-durgence.html). -
[4]
Depuis l’entrée en vigueur de l’article 50 de la loi fédérale sur les étrangers (LEtr) en 2008, une personne étrangère mariée à un ressortissant suisse ou à une personne détentrice d’un permis C qui subit des violences conjugales devrait pouvoir rester en Suisse, malgré la dissolution de l’union. Or, l’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers (ODAE) note qu’il s’avère « très difficile d’obtenir le maintien ou le renouvellement d’un permis en cas de séparation avant trois ans de mariage, même lorsque les violences sont prouvées » (ODAE, Rapport annuel d’observation 2012, p. 5).
1Si les populations en provenance de l’Afrique subsaharienne et vivant en Europe constituent un ensemble très hétérogène caractérisé par des parcours migratoires, des situations sociales et des conditions de vie très variées (Couillet 2010 ; Efionayi-Mäder et al. 2011), en termes de santé, elles présentent un trait récurrent : la forte prévalence du VIH [1]. L’expérience de la maladie est fortement marquée par la crainte de la part des personnes touchées d’être rejetées, en raison du stigmate associé au VIH/sida (Anderson, Doyal 2004 ; Pourette 2008). De ce fait, ces populations accordent beaucoup d’importance au contrôle de l’information relative à leur infection (Flowers et al. 2006 ; Stutterheim et al. 2011) et utilisent la pratique du secret (Poglia et al. 2014a ; Mellini et al. 2016) pour se prémunir des processus de discrimination et d’exclusion tant redoutés, notamment face aux membres de leurs communautés d’origine.
2Dans cet article, nous proposons une analyse intersectionnelle (Crenshaw 1989) des rapports sociaux de pouvoir, afin de montrer comment le genre s’imbrique aux autres formes de domination (Poiret 2005 ; Borgeaud-Garciandía 2015). Il s’agira de relever non seulement les inégalités sociales, le pouvoir et les situations vécues par les femmes concernées, mais également le contexte social dans lequel le pouvoir, les inégalités sociales et les identités genrées prennent forme (Collins, Bilge 2016). Il s’agira de mettre au jour la pluralité des formes d’interdépendance des rapports de pouvoir (Hancock 2007) ainsi que « la prépondérance d’une domination spécifique dans un contexte donné » (Bilge 2010, p. 62). Des femmes séropositives quittent leur pays d’origine afin d’accéder aux soins — des soins qui ne sont accessibles que de manière très inégalitaire dans leur pays — et se retrouvent en Suisse où elles souffrent d’autres formes de précarisation. La restriction des droits et d’accès au pouvoir économique constitue une condition intrinsèque à l’expérience migratoire. En quoi la séropositivité en contexte de migration met-elle les femmes en situation de vulnérabilité extrême ? Une analyse qui recourt à l’outil du genre peut mettre en lumière certaines formes de domination spécifiques.
3À partir d’une enquête qualitative menée auprès d’une population de femmes migrantes d’origine subsaharienne, vivant en Suisse avec la séropositivité, cet article propose une étude de cas. Le cas de Pauline — le nom est fictif — est exemplaire des trajectoires d’autres femmes interviewées, contraintes à quitter leurs pays. La migration produit des effets fragilisants. La difficulté, voire l’impossibilité de régulariser juridiquement leur statut et obtenir un permis, situe les femmes migrantes dans des positions de dépendance, de minorité, voire de soumission aux autres, où le genre joue un rôle déterminant.
Encadré : Enquête FEMIS
4Les trajectoires migratoires, sociales et sanitaires des femmes subsahariennes avec le VIH en Suisse sont complexes, discontinues et non linéaires. Leurs expériences s’inscrivent tantôt en continuité, tantôt en rupture avec le projet migratoire de départ, et ce en fonction des contextes sociaux dans lesquels elles vivent. Mais — nous le verrons — les rapports de pouvoir et la marge de manœuvre dont les femmes disposent, orientent et limitent leurs choix, leurs actions et en fin de compte leur qualité de vie. Afin d’appréhender la complexité des trajectoires des femmes et tenir compte des divers éléments qui viennent modifier leurs situations économiques, légales, sociales et sanitaires, nous proposons une analyse intersectionnelle. La trajectoire de Pauline met en évidence l’enchaînement des situations, la signification qu’elle donne à son parcours et à ses diverses étapes. Les rapports de pouvoir se matérialisent dans ces situations particulières (femme migrante séropositive) où les enjeux se précisent par la polyvalence et la simultanéité des formes de définition et de régulation des situations sociales plus générales (loi en matière de migration, accès aux soins et aux aides sociales, etc.).
Naturalisation des inégalités de genre dans la sexualité et le stigmate du VIH
5Pauline naît en 1983 au Cameroun dans une famille Bamiléké et grandit entourée de ses parents et ses trois sœurs. Elle est issue d’une famille de commerçants dont les conditions sont ‘assez bonnes’, ce qui lui permet de poursuivre les études jusqu’au baccalauréat. Après l’obtention de son diplôme, elle commence l’université qu’elle quitte au bout d’un an pour rejoindre son père dans la gestion du commerce. En couple avec un homme de la même ethnie, à l’âge de 25 ans, Pauline accuse les premiers problèmes de santé et sollicite un avis médical. Au cours des analyses menées à l’hôpital, on lui diagnostique un fibrome et on atteste « un taux de globules blancs très bas », ce qui se révèle être le symptôme de sa séropositivité. Interrogée sur ses sentiments à l’annonce de la séropositivité, Pauline dit :
Je n’avais pas à me plaindre, c’est moi qui l’a cherché [sic]. Je suis témoin de Jéhovah et la bible enseigne de se marier avant les rapports sexuels. Si j’avais suivi cela, je ne l’aurais pas.
7Elle indique par là sa manière de donner sens au VIH qui est, pour elle, le signe d’une punition divine venant sanctionner sa conduite sexuelle.
8Elle annonce sa séropositivité à son ‘fiancé’, certaine d’avoir été contaminée par ce dernier car, dit-elle, « je n’avais que lui et lui, je savais qu’il en avait beaucoup d’autres ». Pauline justifie la conduite sexuelle de son partenaire en disant : « les hommes ont besoin des roues de secours » et précise aussitôt que la polygamie est permise dans son contexte socioculturel. Suite à l’annonce, son partenaire se soumet au test sans faire de résistance : cette analyse médicale éclairera à la fois son statut sérologique et sa responsabilité dans la trajectoire de santé de Pauline. La manière dont elle justifie et appréhende son couple met en évidence une conception naturalisant des ‘besoins sexuels’ qui expliquent l’infidélité masculine comme non fautive. En ce sens, l’inégalité structurelle des rapports de genre au sein de son couple et dans la sexualité traduit non seulement la non-réciprocité de l’exclusivité sexuelle mais aussi le partage de la maladie.
9Ces premiers éléments permettent l’analyse suivante : les rapports de pouvoir entre hommes et femmes sont inégalitaires et se rejouent ici dans la sexualité. Les hommes sont présentés comme des sujets aux exigences sexuelles supérieures et le multipartenariat est non seulement toléré mais justifié. La morale sexuelle, notamment la retenue, est une injonction sociale qui s’adresse aux femmes et en cela n’est pas spécifique au contexte africain ; ce qu’il faut remarquer est que cette inégalité en entraîne d’autres : la faute de la contamination, l’exposition au risque tout comme la mise en danger retombent sur la femme qui aurait dû restreindre son activité sexuelle dans le cadre du mariage. Ce dernier passage est central et Pauline l’explique en mobilisant les croyances religieuses (témoins de Jéhovah) et non pas la responsabilité individuelle ou des normes de santé sexuelle.
10Si Pauline met en avant le discours religieux, d’autres femmes avancent aussi la croyance selon laquelle le VIH représenterait une « punition divine » dû à un mauvais comportement ou à une transgression sexuelle. La morale religieuse est certes forte dans la définition des mœurs sexuelles, mais n’est pas exclusive d’une religion en particulier. Les femmes migrantes en Suisse avec le VIH se voient obligées de préserver une image chaste ou respectable d’elles-mêmes, à travers un travail de mise en scène des relations considérées comme ‘licites’, soit se montrer en couple ou mariées.
Devenir migrante : les contraintes d’être séropositive et la prise en charge institutionnelle
11Malgré le traitement médical, la santé de cette jeune Camerounaise se dégrade rapidement. L’impossibilité de subvenir aux coûts des consultations et des analyses la pousse à prendre la décision de quitter son pays pour partir en Europe. L’inégalité économique dans l’accès aux soins et aux trithérapies (Chabrol 2002) est ici centrale pour la compréhension du projet migratoire. Pauline choisit la Suisse comme destination, pensant qu’elle aurait des chances d’obtenir un permis de séjour. Munie d’une petite somme d’argent et aidée par un ami de son partenaire, elle obtient des faux papiers et prend l’avion pour Genève. Son état de santé la rend fragile car, dit-elle, « je ne pouvais pas prendre la route… Pour prendre la route, il faut avoir la santé, une santé qui peut tenir jusque-là où tu veux arriver ».
12À son arrivée, Pauline se rend en train dans un centre d’accueil pour requérants d’asile. Elle y reste dix-sept jours, le temps de déposer une demande d’asile, de déclarer sa maladie et d’obtenir un permis temporaire (de type N) [2]. La vie dans ce centre s’avère éprouvante, Pauline réalise rapidement le déclassement social auquel elle va devoir faire face dans le pays d’accueil. De la nourriture aux rythmes de vie (repas, sommeil), tout est ‘dur’ pour elle : « Je n’arrivais pas à m’adapter à tout ce qu’on faisait ici », déclare-t-elle. Si la prise en charge institutionnelle dont elle bénéficie lui donne droit au minimum vital — ce envers quoi elle se montre très reconnaissante — elle entre dans un dispositif de contrôle institutionnel qui lui attribue un statut d’assistée auquel elle ne s’attendait pas, étant elle-même issue d’une classe sociale relativement bien portante dans son pays. Légalement considérée comme une requérante d’asile, elle doit se soumettre aux attentes de l’institution qui lui impose de manière unilatérale des règles qu’elle peine à accepter : limitation des libertés individuelles (circulation, horaires de sortie, etc.), restriction du droit de travail. La précarité de son statut légal, la soumission aux temporalités d’attente et le sentiment d’insécurité vont générer des effets en cascade.
13Le permis N de requérante d’asile octroie des droits limités à Pauline. Ce type de permis est temporaire et attribué aux personnes faisant l’objet d’une procédure d’asile. Durant cette période, les requérant∙e∙s d’asile disposent en principe d’un droit de résidence en Suisse et, dans certaines circonstances, sont autorisé∙e∙s à exercer une activité lucrative. Pauline peut néanmoins accéder aux traitements qui sont pris en charge par la caisse maladie. Selon la loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal), toute personne domiciliée en Suisse a l’obligation de s’assurer auprès d’une caisse-maladie. À titre de correctif social, la LAMal prévoit que les cantons accordent des réductions de primes aux personnes assurées de condition économique modeste, avec le soutien de la Confédération. De ce point de vue, la migration a un effet favorable sur la santé de Pauline. Une fois le personnel d’encadrement du centre d’accueil mis au courant de sa séropositivité, Pauline est prise en charge sur le plan médical et les conditions de vie s’améliorent progressivement. Après quelques mois d’hébergement dans un nouveau foyer collectif pour requérants d’asile, l’institution cantonale de prise en charge des migrant∙e∙s lui attribue un studio. Pauline y voit la possibilité de se stabiliser.
14La phase d’attente commence : sa demande d’asile est évaluée et, si acceptée, elle pourra accéder à un titre de séjour plus stable, le permis B, qui est une autorisation de séjour, octroyée de manière très restrictive et avec une validité de cinq ans renouvelable. Pauline souligne les difficultés liées à l’insécurité juridique de cette période de sa trajectoire qu’elle décrit comme « un cauchemar ». Pour « s’occuper », elle commence à prêter service en tant que gardienne d’enfants, bien que ce type d’emploi ne corresponde pas à son niveau d’étude (BAC), diplôme qui n’est de toute façon pas reconnu en Suisse. Bien que peu payée et instable dans son statut juridique, le fait d’exercer un travail déclaré permet à Pauline de se protéger d’autres formes d’exploitation subies de surcroît par les femmes dépourvues d’un titre de séjour (tel que travail au noir non rémunéré, prostitution, etc.).
15Après plusieurs mois, Pauline est informée que sa demande d’asile est refusée. Sa motivation, fondée sur la nécessité de recevoir les soins pour le VIH, n’est pas reconnue comme une ‘raison suffisante’, les traitements médicaux étant ‘disponibles’ dans son pays. En effet, le VIH/sida ne constitue plus en soi une raison d’octroi d’un ‘titre de séjour humanitaire’, ce qui fut le cas dans le passé en Suisse et ailleurs en Europe, comme en France où il existe encore le ‘titre de séjour pour soins’. Depuis 2010 en Suisse, l’obtention de ce titre de séjour est désormais conditionnée à « l’absence de traitement médical requis par l’état de santé de l’étranger dans le pays d’origine de celui-ci » (Carde 2012). Or, les lois en matière d’octroi des permis de séjour se fondent sur cette distinction formelle entre ‘disponibilité’ et ‘accessibilité’ des thérapies antirétrovirales : la première fait référence à la présence dans la liste des médicaments répertoriés par le ministère de la Santé du pays d’origine, la deuxième par la possibilité effective de pouvoir bénéficier du médicament (éloignement ou rareté des centres hospitaliers, coûts trop élevés des médicaments et des soins, manque d’information, etc.). L’accessibilité n’est donc pas prise en compte dans l’évaluation de la demande d’un titre de séjour en Suisse.
16Effondrée et contrariée, Pauline décide de faire recours à la décision négative d’asile, ce qui est dans son droit. En effet, lorsqu’une personne requérant l’asile n’est pas d’accord avec la décision du Service d’État aux migrations, il existe la possibilité de déposer un recours devant le Tribunal administratif fédéral. C’est à ce moment que Pauline commence à recevoir des lettres régulières des autorités fédérales, qu’elle qualifie de « menaces » et de « harcèlement » puisqu’elles lui ordonnent de quitter la Suisse.
17On remarque que le fait de se sentir « rejetées » ou « rejetables » constitue une des raisons principales de fragilisation et de précarité pour les femmes originaires d’Afrique subsaharienne en Suisse en attente d’un permis de séjour. La phase de régularisation est longue, beaucoup d’efforts sont effectués dans l’intervalle (s’adapter, apprendre la langue parfois, construire un réseau, etc.) sans la certitude de se stabiliser. Cette condition d’attente et d’incertitude est épuisante ; plusieurs femmes ont souligné vivre cette attente ou la négation du permis comme une forme d’agression étatique ou d’inhumanité.
Perdre les repères : appauvrissement économique et réduction des affects
18Pour faire suite à l’ordre de départ qui enjoint à Pauline de quitter la Suisse, son employeur est averti par les autorités qu’elle n’a plus le droit de travailler. Elle est dès lors licenciée. L’absence de permis de séjour aggrave sa situation économique, puisqu’elle se voit privée du droit de travailler (du moins légalement) ce qui la laisse dépourvue de capacité de gain. Ainsi, comme d’autres enquêtes l’ont montré, les politiques migratoires et de l’emploi renforcent la précarisation et l’exploitation des femmes migrantes travailleuses (Morokvasic 2010 ; Catarino 2011), alors qu’exercer une activité professionnelle et bénéficier d’une indépendance financière sont les clés pour échapper à d’autres formes de domination (Kergoat 2009). Pauline fait recours à l’aide d’urgence [3] qui lui est remise en mains propres par un établissement d’accueil pour les personnes migrantes. Sans autorisation d’habiter sur le territoire helvétique, il lui est retiré le droit au logement qui lui avait été attribué par le centre pour requérant∙e∙s d’asile. Les difficultés financières et le manque d’un logement stable exposent Pauline à une fragilité ultérieure. Bénéficiant d’une somme très modeste octroyée par l’aide d’urgence, elle devient de plus en plus dépendante de la situation qu’impose son statut de migrante irrégulière. Dénouée de quasi tous les droits, elle ne semble avoir plus que son corps, un corps de femme malade, seule et sans enfants. Dès lors le projet de maternité, central pour presque toutes les femmes de notre enquête, est mis à l’épreuve, voire en danger. Ce qui en découle est une véritable remise en question de la féminité que ces femmes soulèvent comme un des problèmes principaux (Pourette 2008 ; Carde 2012).
19Dépourvue d’un titre de séjour, Pauline vit désormais en retrait. Par crainte de se faire repérer par la police, elle évite de se déplacer dans l’espace public. Consciente des images négatives du VIH/sida qui circulent dans les réseaux communautaires africains, Pauline évite aussi de rencontrer ses compatriotes. Le sida est perçu comme une « maladie de prostituées » qui pèse encore plus sur les femmes et les expose au rejet, la condamnation morale d’une sexualité dissipée y est reprochée (Poglia et al. 2014b). Stigmatisée du fait de sa séropositivité, Pauline se met à l’écart au maximum des interactions sociales, ce qui la pousse à s’isoler socialement. Le secret de la séropositivité est donc soigneusement gardé face aux membres des communautés africaines, comme l’explique Pauline :
Un Africain, s’il trouve que tu es malade, il va dire à sa copine, sa copine va dire à un autre, après on va appeler en Afrique. Je préfère être dans mon coin.
21Craignant le blâme collectif et l’humiliation, elle se prive des éventuelles formes de solidarité informelle dont elle pourrait bénéficier de la part de ses compatriotes (Poglia et al. 2014a). Elle ne fréquente plus que « quelques amies », des femmes allant à la même Église, à qui elle ne dit pas sa séropositivité, faute de quoi elle subirait une mise à l’écart, la stigmatisation du VIH étant forte dans ce milieu. Les rapports de domination passent ici par des catégories stigmatisant les personnes atteintes par la maladie et deviennent la cause majeure de l’isolement social, de surcroît pour les femmes qui sont condamnées moralement par la faute qu’on leur ferait porter d’avoir été contaminées par le VIH (Dieleman 2008).
22Les conditions économiques précaires et l’isolement social vécu en Suisse sont compensés par la facilité d’accès aux thérapies et par la prise en charge médicale. En effet, toute personne qui réside en Suisse, indépendamment de son statut légal, a le droit de souscrire une assurance-maladie auprès d’une ‘caisse-maladie’, même si des disparités cantonales dans l’application de la loi fédérale ont été mises en évidence, notamment en lien avec les migrants dépourvus de titre de séjour (Wyssmüller, Efionayi-Mäder 2011). Craignant sérieusement pour sa vie et consciente qu’un retour au pays signifierait pour elle un accès irrégulier aux soins et une dégradation de son état de santé, elle dit :
Ils te harcèlent comme ça, pour que tu te sentes faible et tu signes… Je ne peux pas signer, parce que si je rentre au Cameroun, c’est pour mourir.
24Des idées suicidaires s’installent :
Je me disais que je vais me suicider […] à cause des menaces de la Suisse, pas à cause de ma maladie.
26Pauline s’adresse alors à une association de défense des migrants afin d’obtenir du soutien. Bien que prise dans un ensemble de situations précaires (statutaire, sanitaire, sociale, économique, etc.), elle montre que « les rapports sociaux de domination, de classe, de race et de sexe ne font pas disparaître la puissance d’agir des individus en vue de leur émancipation » (Le Quentrec 2009, p. 219). Les soins reçus sont vécus par Pauline comme des ‘cadeaux’. À l’instar d’autres femmes interviewées, Pauline surinvestit affectivement la relation médicale (Poglia et al. 2014a). Elle dit se sentir « en confiance » et « en sécurité » avec les médecins et le personnel soignant pour qui elle éprouve un sentiment de redevabilité. Ce sentiment de proximité affective s’inscrit toutefois dans des relations inégalitaires entre patients et personnel médical où la signification affective et l’investissement émotionnel n’a pas la même valeur pour les deux parties.
27Si Pauline cherche à activer son capital social en mobilisant des liens producteurs de ressources utiles pour gérer sa vie au quotidien et sa maladie, sa capacité réduite de marge de manœuvre en limite ses projets. Comme d’autres femmes migrantes en situation irrégulière en Suisse et qui doivent gérer la séropositivité au sens large (soins, hygiène de vie, soutien affectif et psychologique, vie professionnelle…), elle se voit limitée à la fois par l’appauvrissement des moyens financiers et des ressources matérielles, et par l’affaiblissement du soutien affectif et des liens forts (Poglia et al. 2014a). Le statut de migrante, et notamment en provenance de pays en dehors du circuit UE/AELE comme on l’a vu dans la partie précédente, restreint certains droits (accès au marché du travail réduit), tout en donnant la possibilité d’accéder à d’autres (prise en charge médicale). Aussi, lorsque les femmes subsahariennes se voient refuser le permis de séjourner en Suisse, elles rentrent dans un cycle progressif de dégradation des projets de vie, ce qui pour elles implique une remise en question en termes de genre.
Ni mère ni épouse : l’échec du projet initial
28Malgré l’instabilité de son statut et les temps d’attente, Pauline est toujours en Suisse trois ans plus tard, quand son ‘fiancé’ la rejoint avec l’objectif de se marier et d’avoir des enfants. Son partenaire pourrait ainsi accéder également aux traitements médicaux. Il dépose alors une demande d’asile en Suisse, qui est toutefois assignée à un canton différent, éloigné de 150 km et appartenant à une autre région linguistique. Pauline se trouve face à l’impossibilité économique de rendre régulièrement visite à son compagnon ; la restriction de se déplacer librement ne fait qu’alourdir son isolement social.
29La relation du couple se détériore, les rencontres sont sporadiques et les rapports sexuels absents. Pauline souhaite respecter les principes religieux auxquels elle adhère et pratiquer une sexualité dans le cadre du mariage. Elle souhaite se marier et « respecter le principe biblique qui dit de se marier avant de coucher ensemble ». Les changements de loi entrés en vigueur en 2011 et interdisant le mariage entre les personnes résidant en Suisse sans titre de séjour viennent briser son projet conjugal :
Ils disent parce que j’ai le papier blanc, je ne peux pas me marier. La loi dit que pour se marier il faut avoir un permis de séjour.
31Freinée par les règlements de la loi, et sans titre de séjour, elle n’est pas autorisée à se marier en Suisse, ce qui la prive du soutien de son compagnon et de son rapprochement. Pauline est ainsi prise dans une impasse, ne pouvant réaliser ni son projet matrimonial, ni vivre sa sexualité dans une relation conjugale hors mariage ; cette dernière se dégrade progressivement, la privant définitivement des dernières attaches affectives et sociales.
32Contrairement à plusieurs femmes de notre enquête qui choisissent de réorienter leur projet conjugal avec un homme suisse dont elles ne seraient pas amoureuses (Mellini et al. 2016), Pauline garde intact son idéal romantique d’épouser l’homme qu’elle aime. Elle voit dans le mariage la possibilité de réaliser son projet de féminité en orientant la sexualité vers le projet d’enfant. Devenir épouse et mère constitue pour elle une réussite sociale, l’acquisition d’un statut respecté dans son milieu d’origine et en cohérence avec ses valeurs religieuses. Ne pouvant pas réaliser son projet de fonder une famille tel qu’il se configure dans sa socialisation aux rôles genrés (soit au sein d’un couple marié), elle constate avec déception avoir manqué en tant que femme et sur ce plan avoir échoué.
33En cela Pauline s’écarte d’autres trajectoires, où les femmes adoptent une posture plus pragmatique en adaptant leurs rêves et leurs projets aux moyens qu’elles ont à disposition. En ce sens elle résiste aux stratégies matrimoniales courantes chez les femmes migrantes irrégulières en Suisse. Dans des situations de précarité statutaire et économique, le mariage devient l’issue principale pour bon nombre de femmes migrantes, notamment de provenance des pays soumis à une restriction sévère vis-à-vis de la régularisation du permis de séjour. Le mariage devient dès lors une issue vers la stabilité sociale et économique. Lorsque ces projets aboutissent, les soutiens qui en découlent peuvent être importants, bien que dans d’autres cas ces mariages de convenance débouchent sur des situations de violence conjugale. La dépendance matérielle des femmes prises dans ces configurations se monnaie par la sexualité, dans une relation inégale et pluri-dépendante, qui ne fait qu’empirer les rapports asymétriques de pouvoir dans le couple (Poglia et al. 2014a). Ainsi, plusieurs femmes de notre enquête se disent prises dans des relations abusives qui sont difficiles à dénoncer ; le prix est de perdre leur permis de séjour acquis par le mariage [4].
34Qu’il s’agisse des femmes avec un permis de séjour précaire ou celles qui séjournent de manière illégale en Suisse, le statut juridique influence lourdement les possibilités de se construire un réseau dans le pays d’accueil et de s’engager dans des relations de couple plus égalitaires. À la question de savoir ce qui a le plus d’influence sur ses projets, Pauline, à la fin de son entretien, exclut le VIH et répond sans la moindre hésitation : « les papiers, les Suisses, la migration ». Ce point de bascule est essentiel puisqu’il révèle avec toute sa force le glissement des raisons qui constituaient le projet même de migration. Pauline quitte son pays non pas pour chercher un mari en Suisse ou s’enrichir (elle était fiancée, avait un diplôme reconnu dans son pays, une indépendance financière à travers la gestion de l’activité commerçante de son père ainsi qu’un réseau amical et familial important) : elle quitte son pays pour soigner une maladie hautement stigmatisée et mal prise en charge au Cameroun. Toutefois, la migration fait basculer son statut et remet en question sur tous les plans ses capitaux initiaux (culturel, social, économique), le déclassement subi l’entraîne à devoir résoudre d’autres problèmes : obtenir un permis et accéder à des ressources financières.
35En cela le cas de Pauline est représentatif de la majorité des femmes rencontrées dans le cadre de l’enquête qui remettent en question des valeurs intrinsèques aux idées reçues sur la place de la femme dans la société. Bien que souvent cette place soit considérée comme de ‘dominée’ en Occident, puisque le renvoi à la tradition s’oppose à la modernité occidentale, au final les femmes subsahariennes migrantes en Suisse se voient contraintes à investir des places subalternes également dans les pays dits développés : limitation de moyens, dépendance économique, sexualité vénale et projets conjugaux opportunistes. La condition de migrante et les incidences des politiques migratoires dans l’attribution d’un statut légal ont un poids déterminant dans la manière dont le genre des femmes d’Afrique subsaharienne se construit en fonction des conditions économiques, sociales et relationnelles accordées.
37Être femme, d’origine subsaharienne et vivre en Suisse avec le VIH revient à se situer à l’intersection d’au moins trois rapports de domination, en lien avec le genre, la migration et la maladie. L’interdépendance de ces trois rapports de domination et la manière dont l’un s’imbrique à l’autre a été mise en lumière à travers l’illustration du parcours de Pauline, femme migrante d’origine subsaharienne et séropositive en Suisse. Les cadres sociaux, politiques, sanitaires et juridiques se présentent comme particulièrement restrictifs et sévères en Suisse, ce qui produit des formes d’exclusion (permis de séjour, droits), et par conséquent alimente des formes de dépendance (aux services d’aide, au conjoint). Le cas de Pauline a permis de montrer que les risques sociaux procèdent de l’entrelacement de la condition de femme, de migrante et de malade. La migration, le fait d’être femme ou d’être séropositive ne produisent pas des situations de vulnérabilité, ce sont leur simultanéité et leur intersection qui génèrent l’interdépendance inégale et donc une condition de vulnérabilité. Autrement dit, les relations sociales inégalitaires et les rapports de domination qui découlent des positions occupées par les femmes dans l’espace social, rendent vulnérable la vie de ces femmes.
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- Poglia Mileti Francesca, Villani Michela, Sulstarova Brikela et al. (2014b). « Sexualité, secrets et séropositivité : la difficulté de dire et de parler ». Hermès, n° 69.
- Poiret Christian (2005). « Articuler les rapports de sexe, de classe et interethniques. Quelques enseignements du débat nord-américain ». Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 1.
- Pourette Dolorès (2008). « Couple et sexualité des femmes d’Afrique sub-saharienne vivant avec le VIH/sida en France ». Médecine/Sciences, n° 24 (hors série n° 2) « Les femmes et le sida en France. Enjeux sociaux et de santé publique ».
- Stutterheim Sarah E., Shiripinda Iris, Bos Arjan E.R. et al. (2011). “HIV Status Disclosure among HIV-Positive African and Afro-Caribbean People in the Netherlands”. AIDS Care, vol. 23, n° 2.
- Villani Michela, Poglia Mileti Francesca, Mellini Laura et al. (2014). « Les émotions au travail (scientifique) : enjeux éthiques et stratégies méthodologiques d’une enquête en terrain intime ». Genre, sexualité & société [en ligne], n° 12 : http://journals.openedition.org/gss/3333
- Wyssmüller Chantal, Efionayi-Mäder Denise (2011). “Undocumented Migrants: Their Needs and Strategies for Accessing Health Care in Switzerland Country Report on People and Practices. Neuchâtel, Swiss Forum for Migration and Population Studies.
Notes
-
[1]
Selon les estimations du Programme commun des Nations unies sur le VIH/Sida (Onusida 2013).
-
[2]
En Suisse, pour les ressortissants de pays tiers — non membres de l’Union européenne (UE) et de L’association européenne de libre-échange (AELE) — il existe huit types de permis de séjour (B, C, Ci, G, L, F, N et S) (qui sont octroyés par le Secrétariat d’État aux migrations – SEM – selon la raison et la nature du séjour (https://www.sem.admin.ch/sem/fr/home.html).
-
[3]
Les personnes frappées d’une décision de renvoi exécutoire dans un délai donné n’ont plus droit à l’aide sociale. Selon l’art. 12 de la Constitution fédérale, elles ont droit à l’aide d’urgence qui comprend la nourriture, l’hygiène, les vêtements et les soins médicaux. Elle est généralement remise sous forme de bons ou en nature, rarement en espèces.
(https://www.osar.ch/droit-dasile/procedure-dasile/aide-durgence.html). -
[4]
Depuis l’entrée en vigueur de l’article 50 de la loi fédérale sur les étrangers (LEtr) en 2008, une personne étrangère mariée à un ressortissant suisse ou à une personne détentrice d’un permis C qui subit des violences conjugales devrait pouvoir rester en Suisse, malgré la dissolution de l’union. Or, l’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers (ODAE) note qu’il s’avère « très difficile d’obtenir le maintien ou le renouvellement d’un permis en cas de séparation avant trois ans de mariage, même lorsque les violences sont prouvées » (ODAE, Rapport annuel d’observation 2012, p. 5).